Trente ans de vie française/III(1). – Le Bergsonisme /Livre II – La Connaissance

Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (Tome Ip. 81-121).

LIVRE  II

LA CONNAISSANCE

I
LE CORPS

Le bergsonisme, comme nous avons eu et aurons encore l’occasion de l’indiquer à propos de points particuliers, marque un retour à l’esprit du cartésianisme par delà la Critique de la Raison Pure. Il part d’une expérience interne, dont le caractère intuitif rappelle le Cogito, et, si la réalité qu’il en obtient est toute différente de la « pensée » cartésienne, elle est élevée, comme celle-ci, à l’absolu : la démarche qui fait qu’en prenant conscience de nous-mêmes nous prenons conscience de l’absolu, que nous penser c’est penser l’être, tout ce que symbolise le passage du Cogito, ergo sum au Cogito Deum, ergo Deus est, tout cela reparaît transposé sur une autre clef, utilisé pour d’autres valeurs, dans la philosophie de M. Bergson. En second lieu, comme Descartes tire de cette idée claire et distincte non seulement une vérité particulière, mais une preuve que toute idée claire et distincte est vraie, M. Bergson conclut, moins dogmatiquement d’ailleurs, d’une intuition qui a réussi à la valeur générale de l’intuition et à une théorie de sa nature psychologique. Enfin le bergsonisme restitue au problème de l’étendue et de la pensée, et plus particulièrement au rapport de l’âme et du corps, la place privilégiée que cette question occupait dans le cartésianisme. On sait que, malgré la façon raide dont Descartes l’a posée, aucune n’a eu plus de conséquences dans la philosophie, et que, du parallélisme spinoziste à l’harmonie préétablie de Leibnitz, en passant par les causes occasionnelles de Malebranche, elle a labouré et retourné un champ capital de la pensée. Peut-être la théorie bergsonienne connaîtra-t-elle une fortune analogue.

La conclusion métaphysique tirée par Spinoza du dualisme cartésien, à savoir le parallélisme des modes de l’étendue et des modes de la pensée, a fourni une hypothèse commode à toute la psychologie scientifique du XIXe siècle, en Angleterre, en Allemagne et en France. Elle a rendu d’immenses services, elle a donné aux psychologues une sécurité qui leur a permis de défricher leur champ en négligeant les problèmes métaphysiques où s’obstinait à piétiner sur place la psychologie traditionnelle.

La réfutation du parallélisme psycho-physiologique par M. Bergson est une des discussions les plus serrées, les plus solides, les plus probantes qu’on ait vues depuis longtemps en philosophie. Tout l’essentiel de cette analyse critique se trouve dans Matière et Mémoire qui est de 1894. M. Bergson est revenu sur le même sujet dans une communication à la Société de Philosophie, insérée dans le Bulletin de 1901. Mais nous trouvons ici un exemple curieux de la durée qui est nécessaire à une théorie philosophique nouvelle pour faire son chemin et pour éclater aux esprits, tout aussi bien qu’à un morceau de sucre pour fondre. L’exposition de Matière et Mémoire passa presque inaperçue. Il fallut que M. Bergson fût devenu l’auteur de l’Évolution Créatrice pour qu’un jet de lumière fût jeté rétrospectivement sur sa psychologie. Lorsqu’au Congrès de Genève en 1904 il donna communication de son mémoire sur le Parallélisme psychophysiologique, paru la même année dans la Revue de Métaphysique, ce fut, parmi les philosophes réunis à cette occasion, une émotion et un étonnement dont nous trouvons l’expression dans le compte rendu du Congrès qu’a publié, sous la signature de M. Chartier, la même revue. Des professeurs notoires vinrent déclarer qu’ils avaient jusqu’ici enseigné le parallélisme en toute confiance, que cette nouveauté les bouleversait, et qu’ils allaient ruminer sérieusement les arguments de M. Bergson. C’est donc plus de dix ans après avoir été formulé pour la première fois que le problème s’est imposé à l’attention des philosophes. Il semble bien que sur ce point M. Bergson ait eu définitivement gain de cause, et la doctrine du parallélisme a cessé d’être exposée, même à titre d’hypothèse commode.

Il faut dire que la question était posée dans Matière et Mémoire en des termes si nouveaux et si complexes qu’il était presque impossible qu’aucun esprit s’y adaptât immédiatement. L’Évolution Créatrice seule a permis d’envisager la doctrine bergsonienne comme un tout, de la saisir en esprit et de replacer dans un courant général chacune de ses théories particulières. On ne pouvait auparavant les comprendre que dans une certaine matérialité, dans une réalité idéologique morcelée qui ne laissait pas de les altérer.

Le physique et le psychique sont, pour Spinoza, deux traductions d’une même réalité, comme une équation algébrique et une figure géométrique. Les attributs inconnus de la substance constituent une infinité d’autres traductions. Le parallélisme figure donc un monisme, et non un dualisme, et c’est bien comme un monisme qu’il a généralement été entendu, tantôt comme un monisme idéaliste et tantôt comme un monisme matérialiste. Mais ni l’un ni l’autre monisme ne peuvent faire coïncider le cerveau avec la représentation : ni l’idéalisme, puisque par lui le cerveau n’est qu’une image comme les autres et qu’il fait partie de la représentation, ni le réalisme matérialiste, puisque le cerveau ne saurait s’isoler de la réalité matérielle à l’ordre de laquelle il appartient.

La solution du problème n’est pas différente, pour M. Bergson, de celle des autres problèmes philosophiques : il s’agit de résoudre la question en termes de mouvement et de durée, de substituer au point de vue de la pure représentation celui de l’action, au point de vue de la simultanéité celui du temps. Le psychique représente la conscience. Un esprit pur, une conscience pure, sont possibles : il suffit de les concevoir comme des représentations pures. Dès que la conscience passe à l’action, un système nerveux est donné, et, dans notre monde, une portion de matière organisée, une réserve d’énergie solaire, sont également données pour nourrir, soutenir, défendre le système nerveux. En effet l’action, c’est l’action sur la matière, et on n’agit sur la matière que par de la matière. Le système nerveux figure le schéma de l’action, les lignes matérielles sur lesquelles elle court ; et les centres nerveux figurent l’insertion du choix, c’est-à-dire de la conscience, dans la matière. « Un état cérébral exprime simplement ce qu’il y a d’action naissante dans l’état psychologique correspondant » et c’est pourquoi « l’état psychologique en dit plus long que l’état cérébral[1] ». Il en dit plus long, car il dit, en outre de l’état cérébral, tout ce qu’avant cette action naissante la conscience impliquait d’indétermination et de représentation. Il en est du psychique chez M. Bergson comme de l’entendement divin chez Leibnitz, lieu des possibles, d’où ici le monde réel et là le corps constituent un passage à l’acte, mais chez M. Bergson un passage vraiment libre, tel qu’il pourrait s’accomplir chez le Dieu de Descartes plutôt que chez celui de Leibnitz, et avec cette différence cependant qu’il s’agit d’une liberté bornée, au moins momentanément, par certains obstacles : la vie représente un moyen plus ou moins réussi pour tourner ces obstacles. Les possibilités sont ici des virtualités, elles sont choses réelles et non simplement logiques. Toute virtualité, c’est-à-dire toute réalité psychique, esquisse un commencement d’action, c’est-à-dire de prise sur la matière, et un commencement d’action ne va pas sans un commencement de mouvement. « Je pense, moi aussi, écrit M. Bergson à M. Hoffding, que chaque état de conscience a un accompagnement moteur. » Voilà tout autre chose qu’un parallélisme représentatif qui nous ferait voir dans l’un le reflet ou la traduction de l’autre. « Comme les actions possibles, dont un état de conscience contient le dessin, reçoivent à tout instant, dans les centres nerveux, un commencement d’exécution, le cerveau souligne à tout instant les articulations motrices de l’état de conscience ; mais là se borne l’interdépendance de la conscience et du cerveau ; le sort de la conscience n’est pas lié au sort de la matière cérébrale[2]. »

Si le psychique était pure représentation, si le monde ne consistait qu’en images, il n’existerait pas de corps, toute réalité serait psychique, et il faudrait conclure à une monadologie leibnizienne. Si d’autre part il n’y avait que des mouvements, régis par la loi de la conservation de l’énergie et rigoureusement déterminés, l’existence de consciences serait un miracle inexplicable. Le psychique implique un physique, l’âme implique un corps, parce que la conscience est action sur la matière, et que cette action ne peut s’exercer que par la matière. D’autre part, si l’action prend sa source dans une conscience, c’est-à-dire dans un réservoir d’indétermination, c’est qu’elle est, en principe, libre, et qu’action sur la matière se traduit par liberté insérée dans la matière. Le système nerveux, dont le reste du corps n’est que l’enveloppe nourricière et protectrice, réalise cette insertion. Et dès lors « tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images privilégiées, dont le type m’est fourni par mon corps[3] ».

Mon corps est surtout affection, puisque c’est seulement en tant qu’affection qu’il est connu d’une manière qui tranche sur le reste de mes perceptions. Or dans l’affection il y a « une invitation à agir, avec, en même temps, l’autorisation d’attendre, et même de ne rien faire », et non seulement une invitation à agir, mais une esquisse d’action qui peut ne pas devenir action. Le corps est par conséquent un instrument d’action et une disponibilité d’indétermination, c’est-à-dire qu’il n’est qu’action réelle et action possible. Ni lui dans son ensemble ni le cerveau en particulier ne peuvent être considérés comme un magasin d’images et un créateur de représentations. Non seulement mon corps est action, mais le point de vue de mon corps sur les autres images est celui de son action possible. « Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux. » J’appellerai donc monde non comme Stuart Mill des possibilités de sensation, mais des possibilités d’action. La perception extérieure consiste à rapporter l’ensemble des images à l’action possible, et le degré de perception consciente est lié au degré d’indétermination possible. Dès que mon corps est mis, par le sectionnement des nerfs afférents du système cérébro-spinal, dans l’impossibilité de puiser et de renvoyer du mouvement, c’est-à-dire dès qu’il cesse d’être un réservoir d’action, il cesse aussi de percevoir.

Il n’y a aucune différence de nature entre la matière du cerveau, la matière organisée, et la matière des autres images. L’univers matériel étant fait de mouvements moléculaires, il n’y a pas lieu de voir dans les mécanismes cérébraux autre chose que du mouvement. « Il ne peut y avoir de différence de nature entre la faculté dite perceptive du cerveau et les fonctions réflexes de la moëlle épinière. La moëlle transforme les excitations subies en mouvements exécutés ; le cerveau les prolonge en sensations simplement naissantes ; mais, dans un cas comme dans l’autre, le rôle de la matière nerveuse est de conduire, de composer entre eux ou d’inhiber des mouvements[4]. » La matière nerveuse ne saurait être considérée comme une matière particulière qui s’illuminerait de la conscience comme d’une phosphorescence mystérieuse. « La fiction d’un objet matériel isolé n’implique-t-elle pas une espèce d’absurdité, puisque cet objet emprunte ses propriétés physiques aux relations qu’il entretient avec tous les autres, et doit chacune de ses déterminations, son existence même par conséquent, à la place qu’il occupe dans l’ensemble de l’univers ?[5] »

L’activité cérébrale est donc une activité toute matérielle composée de mouvements moléculaires. Il n’y a pas conscience en tant que ces mouvements matériels s’accomplissent, mais en tant qu’ils ne s’accomplissent pas (ou presque pas) et peuvent être différés. La sensation degré élémentaire de la vie psychique, était pour les Cartésiens une intellection confuse : M. Bergson en fait une action suspendue. Son rôle est de « nous inviter à un choix entre cette réaction automatique (qui aurait sans la conscience suivi l’excitation) et d’autres mouvements possibles… L’intensité des sensations affectives ne serait donc que la conscience que nous prenons des mouvements involontaires qui commencent, qui se dessinent en quelque sorte dans ces états, et qui auraient suivi leur libre cours si la nature eût fait de nous des automates, et non des êtres conscients[6] ».

Quels que soient le rôle et la part respectives de la sensibilité, de la douleur et du plaisir dans l’action (M. Bergson n’a touché qu’en passant à cette partie du monde psychologique), le corps se définit donc comme la partie agissante de notre être, c’est-à-dire de notre durée. Notre corps c’est notre présent, et, rigoureusement, le présent n’est pas, puisqu’il n’a pas de durée, puisqu’il n’occupe du temps que dans la mesure où il s’incorpore le moment passé qui le précède. Il n’est pas, mais il agit ; il fait la pointe d’action de notre durée, le point par lequel elle est tendue vers la vie. « C’est le cerveau qui nous rend le service de maintenir notre attention fixée sur la vie ; et la vie, elle, regarde en avant ; elle ne se retourne en arrière que dans la mesure où le passé peut l’aider à éclairer et à préparer l’avenir. Vivre, pour l’esprit, c’est essentiellement se concentrer sur l’acte à accomplir. C’est donc s’insérer dans les choses par l’intermédiaire d’un mécanisme qui extraira de la conscience tout ce qui est utilisable pour l’action, tout ce qui est mimable, et obscurcira la plus grande partie du reste[7]. » L’attention à la vie, c’est donc le corps à l’état de tension, c’est l’équilibre sensori-moteur entre l’excitation et l’action, entre la sensation et le mouvement. Si le système sensori-moteur est intoxiqué ou usé « tout se passera comme si l’attention se détachait de la vie ». Le rêve et l’aliénation ne paraissent guère être autre chose. L’esprit se trouve alors au-dessus du corps comme un étranger, la tension est relâchée en une durée vagabonde et défaite, île flottante qui abandonne l’action. Le cerveau « n’est donc pas, à proprement parler, organe de pensée, ni de sentiment, ni de conscience ; mais il fait que conscience, sentiment et pensée restent tendus sur la vie réelle et par conséquent capables d’action efficace[8] ». Sans cerveau ils peuvent exister, mais ils ne peuvent agir. Le cerveau est donc un organe d’action, l’organe de leur action. S’il est nécessaire à leur fonctionnement, il n’est pas nécessaire à leur existence inactive, et à plus forte raison ne peut-on l’appeler leur équivalent physique. « Parce qu’un certain écrou est nécessaire à une certaine machine, parce que la machine fonctionne quand on laisse l’écrou et s’arrête quand on l’enlève, on ne dira pas que l’écrou soit l’équivalent de la machine. Il faudrait, pour que la correspondance fût équivalence, qu’à une partie quelconque de la machine correspondît une partie déterminée de l’écrou[9]. »

Mais notre être psychique est durée pure, tandis que notre corps est étendue et nous apparaît dans un espace homogène. Ici encore, en allant de la durée à l’espace nous allons de la réalité intérieure à l’action. L’espace homogène n’est que la possibilité de cette action, le « schéma de la divisibilité arbitraire et indéfinie », la partie passive du couple de relation qui est donné dans le concept même d’action. De même que l’espace est le schéma de la divisibilité, le temps homogène est « le schéma abstrait de la succession en général, un milieu homogène et indifférent qui soit à l’écoulement de la matière, dans le sens de la longueur, ce que l’espace est dans le sens de la largeur[10] ». Il sépare commodément des moments de la durée vraie, comme, dans l’écoulement et l’interpénétration qu’est la matière réelle, l’espace homogène distingue commodément les choses qu’il constitue de leurs limites. Ces deux schémas s’emboîtent l’un dans l’autre pour devenir une machine qui agit. Ils se sont formés l’un et l’autre quand dans l’étendue et dans le temps l’être réel a fait place aux conditions de l’action. Durée et Simultanéité nous montrer comment le Temps et l’Espace « ne commencent à s’entrelacer qu’au moment où ils deviennent l’un et l’autre fictifs[11] », fictifs pour être actifs.

Il ne faut donc pas voir dans l’espace et le temps, tels que les conçoivent la science et le sens commun, des conditions de notre faculté de connaître, les formes a priori, purement spéculatives, de l’Esthétique Transcendentale. Il s’agirait plutôt d’une technique transcendentale. L’espace et le temps « expriment, sous une forme abstraite, le double travail de solidification et de division que nous faisons subir à la continuité mouvante du réel pour nous y assurer des points d’appui, pour nous y fixer des centres d’opération, pour y introduire enfin des changements véritables ; ce sont les schèmes de notre action sur la matière[12] ».

Mais ce travail de solidification et de division, ces centres d’opération d’où partent des changements véritables, ce n’est pas nous seulement, ce n’est pas nous d’abord qui en sommes les auteurs : ils appartiennent à une technique plus générale encore, celle de la vie, et les corps vivants eux-mêmes sont formés déjà selon les schèmes de cette action sur la matière. Le psychique en lui-même ne saurait être action, car il consiste en une multiplicité infinie de tendances, en une pluralité de personnes qui se pénètrent et coexistent. Tel est l’élan vital à son origine, telle est l’âme d’un poète et d’un grand artiste, tel est l’être d’une société, qui, n’ayant pas de corps, peut bien être ramenée à du psychique pur (cela me paraît du moins découler des idées de M. Bergson, qui ne s’est pas expliqué là-dessus). « Le rôle du corps est de forcer les personnalités à se dissocier et à se distinguer. La personnalité psychique se taille dans le monde matériel une personnalité physique, parce qu’il y a pour elle, dans cette opération, le moyen de triompher de la nécessité immanente aux éléments psychiques qui les fait se compénétrer, et, par cette victoire, de parvenir à l’existence indépendante[13]. » Ainsi s’achève pour nous la fonction du corps. D’abord il favorise une tendance de la vie qui ne peut se développer pleinement qu’en se distinguant, en s’individuant. Ensuite il spécifie entre d’innombrables tendances une tension, une attention à la vie, une action déterminée, exclusive d’autres actions, une action qui s’exerce soit sur des corps bruts (c’est la technique de l’homo faber), soit sur d’autres personnes (c’est la vie sociale du ζῶον πολιτιϰόν (zôon politikon), mais c’est d’abord l’amour), soit sur nous-mêmes (c’est la vie morale de l’homo sapiens, mais c’est d’abord la satisfaction de nos besoins physiques). Évidemment on peut par bien des côtés rattacher la philosophie bergsonienne à la philosophie alexandrine, mais l’analogie ne va pas jusqu’à faire de l’union de l’âme et du corps une déchéance de l’âme : l’existence des corps apparaît au contraire, nous le verrons plus tard, au regard de l’élan vital, comme une condition essentielle de sa réussite.

II
LA CONSCIENCE

La conscience, c’est-à-dire la personnalité psychique, s’explique, comme le corps, personnalité physique, en termes non de connaissance, mais d’action. « Dans le domaine psychologique, conscience ne serait pas synonyme d’existence, mais seulement d’action réelle ou d’efficacité immédiate, et l’extension de ce terme se trouvant ainsi limitée, on aurait moins de peine à se représenter un état psychologique inconscient, c’est-à-dire, en somme, impuissant[14]. » Le rôle de la conscience est « de présider à l’action et d’éclairer un choix ». Dès lors la conscience est présente à l’action et au choix, elle n’est pas présente quand il n’y a ni action ni choix, et c’est dans ce sens qu’il y a chez nous une vie psychologique inconsciente. C’est tout comme les objets matériels, que nos états psychologiques inactifs existent hors de notre conscience présente. Une illusion, due elle-même aux nécessités de l’action, veut que l’espace nous paraisse « conserver indéfiniment des choses qui s’y juxtaposent, tandis que le temps détruirait, au fur et à mesure, des états qui se succèdent en lui[15] ». C’est que « la partie non perçue de l’univers matériel, grosse de promesses et de menaces, a pour nous une réalité que ne peuvent ni ne doivent avoir les périodes actuellement inaperçues de notre existence passée[16] ». En d’autres termes l’univers matériel représente des possibilités d’action, tandis que le passé est ce qui n’agit plus, ce qui, dès lors, tombe dans l’inconscience, jusqu’au moment où, à quelque occasion, le mécanisme de la mémoire l’utilisant pour l’action l’incorpore au présent. L’espace s’ouvre donc à notre action exactement dans la mesure où le passé lui est fermé.

Explication sans doute exacte, mais peut-être incomplète, Le social relayerait ici le psychologique. L’espace n’est pas seulement un ordre de coexistence entre les objets de notre connaissance (ou de notre action). Il implique aussi un ordre de coexistence entre des sujets connaissants (ou agissants). Si nous croyons à l’existence des objets, c’est que nous savons qu’ils peuvent être perçus par d’autres (ou servir à l’action d’autrui) tandis que l’existence de nos états de conscience passés ne peut avoir de sens que pour nous ; dès qu’ils n’ont pas de sens, c’est-à-dire d’utilité pour nous, ils n’en ont pour personne, c’est-à-dire n’en ont nullement. Hâtons-nous d’ailleurs de limiter la portée de cette remarque : il y a un problème, et très complexe, de la durée sociale.

Ainsi la conscience, amenant à la lumière du présent ce qui est utile à notre action, ne retient du passé que ce qui peut s’organiser avec le présent en vue de cette action. Le reste se conserve hors de la conscience. Mais qu’est-ce qu’une telle existence ? Rien autre chose que notre propre existence, celle de notre caractère, de notre moi. Elle consiste en ceci, que je suis une chose qui dure et non une chose momentanée, que je n’ai pas besoin d’être recréé, comme le monde matériel de Descartes, à chaque moment de la durée. « Notre vie psychologique passée, tout entière, conditionne notre état présent, sans le déterminer d’une manière nécessaire ; tout entière aussi elle se révèle dans notre caractère, quoique aucun des états passés ne se manifeste dans le caractère explicitement. Réunies, ces deux conditions assurent à chacun de nos états psychologiques passés une existence réelle, quoique inconsciente[17]. » Mais une illusion invincible nous fait attacher l’être au présent. « Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir[18]. » Si esse est percipi « nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable figure du passé rongeant l’avenir ». Ainsi ces trois termes : corps, présent, conscience, coïncident, dans une certaine mesure, pour signifier notre action. Et c’est un même effort qui détache de tous trois respectivement la spéculation pour la porter sur l’esprit, sur le passé, sur l’inconscient (ou le supra-conscient).

Inconscient signifie donc, en psychologie, non pas néant, mais impuissance, inaction ; et dès que de cette inaction on passe à l’action la conscience apparaît ou reparaît. Cette impuissance est alors, au fond, ce que l’aristotélisme appelle puissance. De sorte qu’un scolastique pourrait peut-être traduire la profonde analyse de Matière et Mémoire en une thèse sur la puissance et l’acte, thèse à la fois aristotélicienne et leibnitzienne, où l’on démontrerait l’existence de la puissance, et où l’acte se convertirait de lui-même en activité, ἐνέργεια (energeia) en énergie. Ce ne serait là qu’un des chemins de traverse par lesquels le bergsonisme rejoindrait la grande voie traditionnelle. N’exagérons pas cependant et ne méconnaissons pas les différences. L’idée de puissance implique celle d’avenir, tandis que pour M. Bergson l’impuissance c’est le passé. L’impuissance coïncide comme l’acte avec ce qui est, tandis que la puissance aristotélicienne coïnciderait plutôt, comme le présent bergsonien, avec ce qui se fait. C’est qu’entre la spéculation et l’action il y a chez Aristote et Leibnitz harmonie, et, à la limite, identité, alors qu’au contraire chez M. Bergson il y a, de l’une à l’autre, inversion.

De la théorie aristotélicienne de la puissance procède, par l’École, la profonde analyse leibnitzienne des possibles, qui est à l’origine de toute spéculation sur la liberté. Il n’y a pas d’action, au sens psychologique du mot, pas d’action libre à plus forte raison, sans une représentation d’actions possibles, et c’est exactement à cette représentation d’actions possibles qu’est liée pour M. Bergson la conscience. La conscience est la lumière immanente à la zône d’actions possibles ou d’activité virtuelle qui entoure l’action effectivement accomplie par l’être vivant. Elle signifie hésitation ou choix. Là où beaucoup d’actions également possibles se dessinent sans aucune action réelle (comme dans une délibération qui n’aboutit pas) la conscience est intense. Là où l’action réelle est la seule possible (comme dans l’activité du genre somnambulique ou plus généralement automatique) la conscience devient nulle[19]. » De sorte que la conscience « mesure l’écart entre la représentation et l’action », entre la représentation, magasin des possibles, et l’action, réalisation de l’un de ces possibles. Quand « la représentation de l’acte est tenue en échec par l’exécution de l’acte lui-même » la représentation est bouchée par l’action. C’est ce qui se passe dans les formes parfaites de l’instinct, et aussi dans le somnambulisme. Et il se produit quelque chose d’à la fois analogue et inverse dans l’attention, monoïdéisme momentané où la représentation est renvoyée sur la perception.

La conscience peut donc, de ce point de vue, se définir comme le dessin ou le tableau des possibles entre lesquels l’acte essentiel de la vie est de choisir. La volupté suprême de la conscience consiste en une certaine possession de possibles, soit dans la jeunesse où la vie s’ouvre devant nous, soit dans la vieillesse, lorsqu’une lumière d’arrière-saison, éclairant tout ce que nous aurions pu être, le confond, dans le même chœur harmonieux et illusoire, avec ce que nous avons été. Si un plaisir rêvé nous apparaît généralement comme plus intense qu’un plaisir réalisé, c’est que nous nous le représentons en y joignant des possibles qui s’accordent seulement dans notre conscience et qui s’excluent dans la réalité ; c’est aussi que nous l’imaginons avec deux caractères contradictoires : une intensité de conscience qui n’existe qu’au moment où nous imaginons, et qui se ramène à une multiplicité de possibles, une intensité réelle, où ces possibles seraient d’autant plus éteints et annulés que cette intensité réelle serait plus forte, l’intensité réelle se ramenant à la suppression de tout ce qui n’est pas le plaisir goûté par l’organisme. Montaigne, qui était un épicurien de première classe, nous dit avoir essayé de réunir les deux plaisirs et de transporter le premier, celui de la conscience, dans le second. Il se déclare assez satisfait de ces tentatives… Elles ne peuvent pourtant aller bien loin.

Les possibles entre lesquels l’action en élira un, le désir et l’effort en lesquels se manifestent ces possibles et cette action, constituent un ordre de déficience. La conscience apparaît dans l’instinct quand il est contrarié. « C’est le déficit de l’instinct, la distance de l’acte à l’idée, qui deviendra conscience. » Quand l’instinct s’exerce et se satisfait normalement, il demeure donc à peu près inconscient. Mais l’intelligence est toujours consciente parce qu’elle n’est jamais satisfaite. « Le déficit est l’état normal de l’intelligence. Subir des contrariétés est son essence même. Ayant pour fonction primitive de fabriquer des instruments inorganisés, elle doit, à travers mille difficultés, choisir pour ce travail le lieu et le moment, la forme et la matière. Et elle ne peut se satisfaire entièrement, puisque toute satisfaction entraîne des besoins nouveaux[20]. » L’intelligence vit donc à l’état de manque, et par conséquent à l’état de conscience. Ce qui est vrai individuellement l’est socialement : il a fallu la contrainte chrétienne pour donner au sentiment de l’amour une conscience si aiguë.

D’une part la conscience apparaît donc en face d’une contrariété, d’un déficit. Mais d’autre part M. Bergson tend à faire de la conscience la réalité unique, à l’identifier avec cet absolu qu’il appelle l’élan vital. La matière se définit comme une conscience annulée « où tout se compense et se neutralise », l’automatisme est une conscience endormie, et la conscience positive apparaît ou reparaît quand il y a possibilité d’un choix. « Conscience ou supra-conscience est la fusée dont les débris éteints retombent en matière ; conscience encore est ce qui subsiste de la fusée même, traversant les débris et les illuminant en organismes[21] ». Il faut donc admettre à l’origine une supra-conscience. Comme il y a d’autant plus de conscience chez un être « qu’une plus grande latitude de choix lui est laissée et qu’une somme plus considérable d’action lui est départie », choix et action doivent donc appartenir éminemment à la supra-conscience. M. Bergson se contente d’indiquer cette supra-conscience, analogue comme principe cosmique à la Volonté de Schopenhauer ou à l’Inconscient de Hartmann. Peut-être certains moments d’extase, comme celle de Plotin, certains élans religieux et mystiques, certains états de grâce de la création artistique pourraient-ils nous en donner une idée ou un sentiment. Mais ces états sont des états de plénitude, alors que la conscience implique des possibles irréalisés, un désir d’être, un déficit. C’est donc bien à la Volonté de Schopenhauer qu’il nous faut en dernière analyse nous arrêter. « L’élan de vie dont nous parlons consiste en somme dans une exigence de création. Il ne peut créer absolument, parce qu’il rencontre devant lui la matière, c’est-à-dire le mouvement inverse du sien[22]. » Le déficit et l’obstacle contre lesquels jaillissent la conscience ou la supra-conscience serait donc la matière. Mais s’il test vrai que la vie prenne son essor au moment même où, par l’effet d’un mouvement inverse, la matière nébulaire apparaît[23] », était-ce supra-conscience ou inconscience qui existaient avant qu’apparussent la vie et son inversion matérielle ? Nous retrouverons plus tard ces difficultés, auxquelles M, Bergson ne semble encore proposer que des solutions hypothétiques et vaporeuses.

III
LA MÉMOIRE

Si Je suis une chose qui dure sert de principe, de Cogito à la philosophie, Je suis mémoire deviendra le principe, le Cogito de la psychologie. Au centre du bergsonisme il y a une étude, une théorie de la mémoire. Je suis une chose qui dure signifie que ma vie passée est conservée, et le problème de cette conservation, s’il est posé dans toute son ampleur, coïncidera avec le problème de l’être. Le fond même de notre existence est mémoire, c’est-à-dire prolongation du passé dans le présent, c’est-à-dire enfin durée agissante et irréversible[24]. » Mais si le fond de l’être universel, lui aussi, est durée agissante et irréversible, il sera mémoire. Aussi toute la métaphysique de l’Évolution Créatrice est-elle esquissée ou virtuelle dans les recherches psychologiques, si positivement délimitées, de Matière et Mémoire.

Le problème de la mémoire ne va pas sans le problème de la perception, pas plus que l’existence d’un passé ne va sans l’existence d’un présent. La mémoire est faite de perceptions conservées, de ce qui est conservé des perceptions. Mais d’autre part le mot de conservation ne peut s’entendre que comme une métaphore physique qui dispense d’explication, et la psychologie associationniste, habituée à construire les états complexes avec des états simples, voit dans le fait de mémoire un fait plus simple que le fait de perception, et à l’aide duquel il ne serait peut-être pas impossible de composer le fait de perception. La mémoire, qui est la représentation d’un objet absent, fournit à cette psychologie le type de l’objet dont l’idée suffit, de l’objet composé par des états du sujet. Elle s’efforce dès lors d’employer ces mêmes états du sujet à expliquer et à composer la perception, phénomène plus complexe puisqu’il présente, en outre de l’apparence du sujet, la réalité de l’objet. De là la théorie de la perception extérieure hallucination vraie.

Une telle doctrine rentre dans cette explication du complexe par le simple, du multiple par l’un, qui est pour M. Bergson la grande illusion de la philosophie. Ce qui est donné à la psychologie ce ne sont pas des états simples à associer, ce sont des états complexes à dissocier. La théorie qui ne voit qu’une différence de degré entre les états faibles du passé — mémoire — et les états forts du présent — perception — est infirmée par ce fait qu’elle élimine de la mémoire ce qui en constitue à la fois la complexité et la réalité, à savoir la durée. « Nous ne saurions trop le répéter : nos théories de la mémoire sont tout entières viciées par cette idée que si un certain dispositif produit, à un moment donné, l’illusion d’une certaine perception, il a toujours pu suffire à produire cette perception même : — comme si le rôle de la mémoire n’était pas justement de faire survivre la complexité de l’effet à la simplification de la cause[25] ! » Il est naturel qu’une philosophie de la durée voie les différences profondes des phénomènes psychologiques dans des différences de durée, et il ne saurait y en avoir de plus importants que celle du passé et du présent.

Mémoire et perception constituent des totalités de droit, qu’il n’y a pas à expliquer. L’explication doit porter sur la limitation en fait de ces totalités de droit. En droit (et par droit il faut entendre une réalité métaphysique aussi vraie que le fait psychologique, ou même plus vraie), tout le passé d’un être vivant existe. En droit le monde entier est présent ou représenté dans l’une de ses parties. Mais ce plan de droit n’est pas le plan de l’action. En fait la conscience et le corps organisé constituent des systèmes d’occlusion qui ne laissent passer de cette totalité de droit que ce qui est utile à l’action. Mémoire et perception auront donc des causes déficientes. Il ne saurait y avoir action que s’il y a choix (le choix constituant d’ailleurs, au même degré que l’action et lié indissolublement à elle, la démarche élémentaire de la vie). Mémoire et perception sont des choix dans une totalité, sont, comme l’individualité même, un refus de voir tout le réel, l’acte de n’en retenir que l’utile. Il existe, comprenant toute notre réalité intérieure, une mémoire pure, absolue, qui est notre passé automatiquement et intégralement enregistré. Mais si ce passé était à chaque instant ramené dans notre présent nous rêverions notre vie, nous ne la jouerions pas. Nous la rêverions, si la nécessité de choisir et d’agir ne nous forçait à éliminer, « si notre conscience actuelle, conscience qui reflète justement l’exacte adaptation de notre système nerveux à la situation présente, n’écartait toutes celles des images passées qui ne peuvent se coordonner à la perception actuelle et former avec elle un ensemble utile[26]. » Et la perception actuelle est, dans l’espace, formée par une opération analogue à celle qui limite la mémoire dans le temps. La matière se définit comme une interaction universelle donnée entière à chaque point ; la perception consiste à ne retenir de cette interaction que des éléments d’action ; percevoir c’est pour l’être vivant frapper d’inexistence la presque totalité du monde, n’en retenir que le point de vue qui peut devenir un point de force, aider à emmagasiner et à dépenser de l’énergie.

La perception est donc à la matière ce que la mémoire est à l’esprit. Mais comment se définit la matière ? Comme un perpétuel présent, mens momentanea. Nous dirons donc que la perception est à la réalité présente ce que la mémoire est à la réalité passée ; nous définirons l’une et l’autre en termes de durée, en même temps qu’en termes d’action. Le passé c’est ce qui n’agit plus, le présent c’est ce qui agit. Mais il n’y a jamais de présent pur dans la vie psychologique, puisque le présent pur équivaut à la vie physique, mens momentanea, sen carens recordatione. Dès qu’il y a conscience, dès qu’il y a vie il y a recordatio, c’est-à-dire représentation du passé dans le présent. Le présent pur n’est en nous qu’une limite qui n’a pas de réalité. Chacune de nos perceptions, si faible qu’elle soit, constitue une durée, une condensation de mémoire. Il y aurait donc, correspondant à la perception pure, un objet pur qui serait la matière dans ses ébranlements élémentaires et instantanés. Et il y aurait, correspondant à la mémoire pure, un sujet pur, qui serait, dans sa totalité, le passé, ce qui n’agit plus, ce qui apparaît comme connaissance, représentation. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une théorie de la perception qui la fait connaissance pure la réduise à des états de conscience subjectifs, Au contraire une psychologie qui se place au point de vue de l’action fait coïncider la perception pure avec la matière, la mémoire pure avec l’esprit.

Pareillement une théorie intellectualiste verra entre la mémoire et la perception une identité de nature et une différence de degré. Et cette illusion s’explique : la mémoire et la perception, distinctes en droit, distinctes par les sources opposées d’où elles viennent, se mélangent indiscernablement en fait, puisque l’action c’est ce mélange même. Toute action présente, consciente, implique un passé enregistré qui l’éclaire, et ce passé d’où nous viennent impulsion et lumière recouvre notre présent. « Justement parce que le souvenir d’intuitions antérieures analogues est plus utile que l’intuition même, étant lié dans notre mémoire à toute la série des événements subséquents et pouvant par là mieux éclairer notre décision, il déplace l’intuition réelle, dont le rôle n’est plus alors que d’appeler le souvenir, de lui donner un corps, de le rendre actif et par là actuel[27]. » De sorte que « percevoir arrive à n’être plus qu’une occasion de se souvenir », que la perception pure découpée dans l’instant présent, dans l’interaction matérielle, finit par être submergée sous les éléments qu’y apporte notre expérience passée. La mémoire isole ainsi dans le passé des plans d’action possible, comme la perception en découpe dans le perpétuel présent de la matière. Si la perception et la mémoire se confondent si bien aux yeux du psychologue malgré leur origine radicalement différente, c’est précisément que de ces deux sources nous retenons la même chose, qu’à toutes deux nous demandons le même service : à savoir des plans d’action, des coupes pratiques qui finissent par se superposer et se confondre. « Ces deux actes, perception et souvenir, se pénètrent donc toujours, échangent toujours quelque chose de leurs substances par un phénomène d’endosmose. » De là la tendance des psychologues associationnistes à voir entre eux une simple différence de degré.

Une psychologie plus déliée, un scalpel à côté duquel la psychologie de Spencer et de Taine fait l’effet d’un couteau, expliquera à la fois, et par un même principe, ce mélange indiscernable de fait et cette distinction radicale de droit. Elle décrira l’insertion des souvenirs dans la perception présente en vue de l’action. Le psychologue associationniste voit dans la vie psychique, et même dans toute réalité sentie et connue, des combinaisons d’images. De là le succès et la facilité de cette psychologie kaléidoscopique, comparable au succès et à la facilité de l’atomisne physique. M. Bergson, reprenant, pour aiguiller la psychologie sur une autre voie, le même vocabulaire, distingue deux natures d’images tout à fait différentes : images-perceptions et images-souvenirs, qui dans la réalité se recouvrent, et que le mécanisme de l’attention nous montre en l’acte même de ce recouvrement. L’image-perception, dans toute perception attentive, et, peut-être, virtuellement, dans toute perception, est accompagnée d’une image-souvenir à l’état naissant, identique à l’image-perception. L’attention consiste à ramener de plus en plus du fond de la mémoire, derrière les images identiques à l’objet, des images qui lui ressemblent, de sorte que, comme le démontrent des expériences sur le mécanisme de la lecture, « toute image-souvenir capable d’interpréter notre perception actuelle s’y glisse si bien que nous ne savons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenir[28] ». Le mécanisme de l’attention consiste à projeter des cercles de souvenirs de plus en plus étendus et profonds, et « le progrès de l’attention a pour effet de créer à nouveau, non seulement l’objet aperçu, mais les systèmes de plus en plus vastes auxquels il peut se rattacher ». Si ce système englobait toute la série de notre expérience passée, si notre mémoire était totale, l’attention se dissoudrait en rêverie ; elle deviendrait cette attention à la vie intérieure, se prenant elle-même pour objet, que nous appelons la distraction, et, à la limite, en cessant d’agir nous cesserions d’être. Dans l’attention véritable sont impliqués un cran d’arrêt, un choix, une exclusion. « Ce que nous appelons agir, c’est précisément obtenir que cette mémoire se contracte ou plutôt s’affile de plus en plus, jusqu’à ne présenter que le tranchant de sa lame à l’expérience où elle pénétrera. » La mémoire comporte donc deux limites : une mémoire dilatée qui se fond avec la rêverie, une mémoire affilée qui s’insère dans une attitude du corps, dans une prise de la main sur la matière. La première limite est celle de la mémoire spontanée, la seconde est celle de la mémoire-habitude. Par la première mémoire nous durons, par la seconde nous agissons. Nous sommes d’autant plus adaptés à l’action que nous puisons plus facilement dans la première en vue d’éclairer la seconde, et que nous disposons ainsi d’un jeu plus riche d’associations ; nous répugnons d’autant plus à l’action que nous prenons davantage la première pour une fin en soi ; nous accomplissons d’autant plus mal l’action que nous sommes plus impuissants à évoquer la première pour éclairer l’action ; nous pouvons d’autant moins gouverner et modifier notre action que nous laissons davantage s’engorger les canaux par lesquels la première entretenait la seconde en état de fraîcheur, de renouvellement, d’adaptation. De ces quatre cas le premier est celui des grands hommes d’action, religieuse, politique, militaire, intellectuelle, d’un Loyola, d’un Bismarck, d’un Napoléon, d’un Leibnitz ; le second est celui de l’homme qui rêve sa vie comme Amiel ; le troisième est celui de l’impulsif ; le quatrième celui de l’homme tombé dans la répétition et la routine. Les anciens étaient surtout sensibles à l’opposition de l’impulsif (Achille) et de l’homme d’action bien adapté (Ulysse). L’Inde a mis en valeur le type de l’homme qui rêve sa vie. La culture moderne a amené à la conscience des types complexes. Les souvenirs peuvent affluer dans la situation présente à contre-sens : c’est le cas de don Quichotte et de madame Bovary. Ils peuvent être évoqués pour différer l’action : c’est le cas de Hamlet, sorte de contre-Ulysse, appliqué à reculer lui-même la vengeance qui le débarrassera des prétendants.

L’étude de la mémoire met donc en lumière de façon frappante cette polarité de la vie psychique, ce dualisme que l’Évolution Créatrice porte au sein de la métaphysique. La mémoire, image de la vie psychologique tout entière, comme la vie psychologique est l’image de la vie cosmique, comporte deux démarches, deux actions, deux flèches indicatrices de courants opposés. L’une de ces tendances se formule en une pointe qui coïnciderait avec notre système nerveux, avec la matière où elle s’insère pour agir sur elle, l’autre se dilate en un plan qui contient tout autre passé et qui figure en nous l’esprit pur. Dès lors la vie psychologique se définit comme un passage incessant, par des plans intermédiaires, par des états de tension successifs, entre l’un et l’autre. Notre nature, notre caractère, consistent dans la nature et le caractère, l’ordre et le courant des souvenirs que notre mémoire projette incessamment, pour l’éclairer et l’aider, dans notre action présente. C’est dire qu’ils consistent dans un mouvement. « Essentiellement virtuel, le passé ne peut être saisi par nous comme passé que si nous suivons et adoptons le mouvement par lequel il s’épanouit en image précise, émergeant des ténèbres au grand jour. C’est en vain qu’on en chercherait la trace dans quelque chose d’actuel et de déjà réalisé : autant vaudrait chercher l’obscurité sous la lumière[29].» Le présent aspire sans cesse les éléments du passé qui concordent avec les schèmes d’action qu’il dessine. — Toute cette théorie de la mémoire, en accord avec l’ensemble de la philosophie bergsonienne, est un effort pour retrouver des mouvements là où la psychologie associationniste voyait des états et réalisait en doctrine cette « invincible tendance qui nous porte à penser, en toute occasion, des choses plutôt que des progrès ».

L’ordre de mouvement qui constitue proprement la mémoire se développe non dans l’espace, mais dans la durée, c’est-à-dire que nous l’appelons mouvement par métaphore, et qu’il est en réalité changement. Ce changement fait place au mouvement physique proprement dit quand la mémoire devient habitude, quand le corps enregistre le passé et en emmagasine l’action sous forme de mécanismes moteurs. Cette mémoire-habitude qui ne conserve pas les images anciennes, mais qui simplement « en prolonge l’effet utile jusqu’au moment présent » doit être chez l’animal ce qui correspond à notre mémoire. Sa vie se compose d’un jeu de mécanismes, d’une sélection d’attitudes. Si nous avons un passé c’est que nous pouvons nous abstraire du présent, et « pour pouvoir s’abstraire de l’action présente, il faut pouvoir rêver. L’homme seul est peut-être capable d’un effort de ce genre. Encore le passé où nous remontons ainsi est-il glissant, toujours sur le point de nous échapper, comme si cette mémoire régressive était contrariée par l’autre mémoire, plus naturelle, dont le mouvement en avant nous porte à agir et à vivre[30] ». Cette existence du passé, cette possession de la mémoire, c’est une des formes supérieures de ces réservoirs d’indétermination, raison d’être de la vie, qui prennent leur sens clair dans la liberté humaine. L’homme est capable de liberté parce qu’il a le sentiment du possible et le sentiment du passé. La perception, et son prolongement la science positive, correspondent au premier, nous tracent les lignes de notre action possible, et la mémoire, conscience plus ou moins pleine de la durée vécue, correspond au second.

Ainsi la mémoire, en tant que réalité du passé, nous apparaît comme un changement, un changement où ce qui change devient à chaque instant ce qui a changé, où ce qui a changé continue à changer par le progrès de la vie et la création de la durée. Ce changement, qui est progrès et création, se prolonge naturellement par l’action, par le mouvement dans l’espace, ou plutôt c’est l’espace lui-même qui nous paraît articulé par notre action et pour notre action (à commencer par l’espace de notre corps), et dessine les lignes virtuelles de notre action, se définit comme une habitude d’action. Ce passage de l’action à l’étendue, de la durée à l’espace, qui constitue pour M. Bergson la pente capitale de la nature humaine, le problème de la mémoire nous en présente un aspect caractéristique et nous permet de l’étudier de façon positive, en partant de faits d’expérience et en interprétant ces faits. En effet ces deux plans de la mémoire-image et de la mémoire-habitude une fois distingués, la théorie demeurait encore en l’air, à la manière de beaucoup d’idées philosophiques, comme une chose ingénieuse, possible, probable. Elle ne paraît vérifiée et fixée que si elle est seule capable d’expliquer les cas mixtes, ceux où l’une et l’autre mémoire collaborent, ceux où le changement et le mouvement, le passé et le présent paraissent indiscernablement mêlés. Une psychologie plus superficielle et plus facile prendrait pour principe ce caractère mixte, poserait au commencement cette complexité réelle, vivante et sui generis : c’est ce que fait Fouillée lorsqu’il fonde la sienne sur des idées-forces, sur des états mixtes d’où l’on peut tirer tout ce qu’on veut, hypothèse la plus commode pour faciliter l’imprécision et la verbosité. Au contraire M. Bergson (qui ne voit d’ailleurs le réel que dans le complexe) fait appel, comme principe d’explication, à des états simples, à des états limites dont la réalité nous montre les effets confondus. Ces deux limites sont, ici, le souvenir et l’action, le cerveau et l’esprit. Il s’agit d’envisager entre elles « les états intermédiaires, de faire dans chacun d’eux la part de l’action naissante, c’est-à-dire du cerveau, et la part de la mémoire indépendante, c’est-à-dire du souvenir[31] », la part de ce qui prolonge en mouvement une perception naturelle et la part de ce qui reproduit des perceptions passées. Le type de ces états mixtes est la reconnaissance par laquelle « nous ressuscitons le passé dans le présent ».

On ne saurait expliquer la reconnaissance par une coïncidence entre perception et souvenir, puisque dans certains cas de cécité psychique il y a perception, il y a mémoire, et il n’y a pas reconnaissance : ce sont les cas où il y a bien mémoire, mais où cette mémoire est indépendante des mouvements. Certains malades perdent le sens de l’orientation, ne peuvent plus dessiner d’un trait, ne savent plus former des contours. Dans la cécité verbale, le malade est incapable de copier le mouvement des lettres. Ce qui est aboli, c’est « l’habitude de démêler les articulations de l’objet aperçu, c’est-à-dire d’en compléter la perception visuelle par une tendance motrice à en dessiner le schème[32] ». Les maladies de la reconnaissance sont donc des maladies du mouvement, ce qui établit qu’à la base de la reconnaissance il y a un phénomène moteur. « Reconnaître un phénomène usuel consiste surtout à savoir s’en servir. Cela est si vrai que les premiers observateurs avaient donné le nom d’apraxie à cette maladie de la reconnaissance[33]. » Reconnaître un objet, c’est « esquisser les mouvements qui s’y adaptent… L’habitude d’utiliser l’objet a donc fini par organiser ensemble mouvements et perceptions, et la conscience de ces mouvements naissants, qui suivraient la perception à la mémoire d’un réflexe, serait, ici encore, au fond de la reconnaissance. »

Ainsi, en décomposant dans ses vibrations élémentaires ce timbre particulier qu’est la reconnaissance des objets familiers, on arrive à des mouvements esquissés du corps. Cette explication, dont le développement chez M. Bergson est si méthodique, élégant et clair, peut-être l’esthétique en fournirait-elle une vérification externe. Devant un tableau hollandais, devant une toile de Chardin, il semble que nous éprouvions, dès que nous les voyons pour la première fois, une sensation de reconnaissance. Ces intérieurs, polis et humanisés par l’usage, nous font, par sympathie, participer à cet usage. Mais s’il y a reconnaissance c’est qu’il y a dans la beauté du tableau un élément-moteur : les personnages ne sont pas arrêtés dans un mouvement, ils sont pris dans un mouvement, nous sentons qu’ils pourraient bouger, aller, venir dans leurs occupations sans déranger le tableau, et ce mouvement qu’ils pourraient accomplir, mais qu’ils n’accomplissent pas, quelque chose en nous l’accomplit pour eux. Nous « tournons » autour d’eux parce qu’eux-mêmes peuvent se retourner. De leur vie journalière saisie par le peintre on peut dire ce qu’écrit M. Bergson : « Notre vie journalière se déroule parmi des objets dont la seule présence nous invite à jouer un rôle : en cela consiste leur aspect de familiarité. » Tel est le caractère des objets, des meubles, des cuivres ou des fleurs où ces personnages se meuvent, où nous nous mouvons à leur suite, où le mouvement suit comme une eau le lit naturel qu’une durée a creusé. Comparez à un intérieur de Chardin le Retour du Fils ingrat de Greuze. C’est un intérieur aussi. Mais ce qui manque ici à notre regard c’est la sensation de la reconnaissance. Aucun mouvement n’est adapté. Tout a l’air voulu, nouveau. Il semble que les personnages viennent d’être placés là par le peintre, dans le décor, avec défense de bouger sous peine de tout bousculer, de ne plus rien signifier, de perdre toute la raison qu’ils avaient d’être peints par M. Greuze et de faire pleurer M. Diderot. Allons plus loin, regardons un portrait tiré par un photographe dans l’attitude du : Ne bougeons plus. C’est précisément parce qu’il ne bouge plus que nous ne « reconnaissons » plus en lui les caractères de la vie, qu’il a perdu tout aspect de familiarité.

Cette reconnaissance, faite de mouvements esquissés, c’est la reconnaissance automatique, où les souvenirs-images ne font que se glisser. Mais dans la reconnaissance réfléchie, attentive, ils jouent au contraire un rôle prépondérant. La reconnaissance attentive est celle qui puise dans le passé des souvenirs pour éclairer une perception présente, qui prend l’objet perçu dans un tourbillon d’images incessamment lancées sur lui. « La reconnaissance attentive est un véritable circuit, où l’objet extérieur nous livre des parties de plus en plus profondes de lui-même, à mesure que notre mémoire, symétriquement placée, adopte une plus haute tension pour projeter sur lui ses souvenirs[34]. » C’est ce qui se passe dans le langage. Quand nous écoutons parler dans une langue que nous comprenons, quand notre attention reconnaît en ce complexus sonore, indivisé pour celui qui n’entend pas la langue, des mots, des phrases, c’est que nous arrosons de manière continue ces perceptions sèches sous un dégorgement de souvenirs. L’auditeur se place dans le centre d’idées où se trouve son interlocuteur, épouse le schème-moteur d’après lequel des images auditives remémorées recouvriront les sons réels. Quand nous savons imparfaitement une langue, nous nous mettons à comprendre dès que nous avons saisi l’idée ; nous tenons alors la clef qui nous permet de reconstituer les phrases, d’en épouser le schème, et, littéralement, de les articuler. Le mécanisme de la lecture est analogue à celui de la parole. D’une page écrite dans une langue dont nous avons la très grande habitude, nous ne percevons que quelques lettres, quelques signes et nous les complétons avec des souvenirs : si nous lisons deux ou trois fois moins vite une page écrite dans une langue dont le vocabulaire et la grammaire nous sont pourtant aussi bien connus, mais dont nous avons moins l’habitude, c’est que la perception du présent croît dans la mesure où diminue notre souvenir du passé. «  Essentiellement discontinue, puisqu’elle procède par mots juxtaposés, la parole ne fait que jalonner de loin en loin les principales étapes du mouvement de la pensée[35]. » La lecture aussi, et les images verbales ou visuelles présentes sont simplement destinées, comme « autant d’écriteaux, à me montrer de temps en temps le chemin ».

Toute reconnaissance, automatique ou réfléchie, est donc une opération active. Ce ne sont pas des souvenirs assoupis dans le cerveau qui se réveillent mécaniquement. C’est « une tension plus ou moins haute de la conscience, qui va chercher dans la mémoire pure les souvenirs purs, pour les matérialiser progressivement au contact de la sensation présente[36] ». Cette matérialisation du souvenir pur ne saurait évidemment s’expliquer qu’en soulevant tout le problème des rapports du physique et du mental, et c’est pourquoi Matière et Mémoire est intitulé : Essai sur la relation du corps à l’esprit. Retenons seulement qu’il n’y a pas, pour M. Bergson, de souvenir utile, c’est-à-dire de reconnaissance, sans un ébranlement moléculaire, source plus ou moins virtuelle, plus ou moins effective, de mouvements corporels. Matérialiser veut dire ici non convertir en choses, mais convertir en action. C’est ainsi que les maladies du langage sont des maladies de la reconnaissance, et ces maladies de la reconnaissance des maladies motrices. La marche régressive de l’aphasie, des noms aux verbes, se comprend si on admet « que les souvenirs, pour s’actualiser, ont besoin d’un adjuvant moteur ; et qu’ils exigent, pour être rappelés, une espèce d’attitude mentale insérée elle-même dans une attitude corporelle. Alors les verbes, dont l’essence est d’exprimer des actions imitables, sont précisément les mots qu’un effet corporel nous permettra de ressaisir quand la faculté du langage sera près de nous échapper[37] ». Si notre pensée (bien qu’elle soit un progrès et non une chose) porte sur des choses et non sur des progrès, notre mémoire utile est une mémoire d’actions plutôt qu’une mémoire de choses. Automatique ou réfléchie, la reconnaissance est une réalisation du souvenir, qu’elle insère dans le plan de notre action présente. Et elle l’insère d’autant plus facilement que ce souvenir est davantage un souvenir d’action, concorde de plus près avec un schème moteur. « À mesure que nous allons du verbe au nom propre, nous nous éloignons davantage de l’action directement imitable, jouable par le corps ; un artifice de plus en plus compliqué devient nécessaire pour symboliser en mouvement l’idée exprimée par le mot qu’on cherche[38]. » Les lésions cérébrales peuvent couper les mécanismes physiques par lesquels l’action remémorée est jouée par le corps, elles ne sauraient détruire les souvenirs.

La reconnaissance, où le passé est ramené dans le présent, nous a donc fourni le type des états mixtes particulièrement instructifs pour la solution du problème de la mémoire, et les maladies de la reconnaissance nous ont servi, par l’emploi des méthodes de différence et de variation concomitante, à déterminer la cause de la reconnaissance et par là le mécanisme de la mémoire. Mais parmi ces maladies de la reconnaissance il en est une qui doit être particulièrement instructive : c’est, après les maladies par relâchement ou par défaut la maladie par excès, la reconnaissance sans mémoire, la fausse reconnaissance.

La fausse reconnaissance, que tant de personnes éprouvent, et qu’on a expliquée de tant de façons différentes, c’est l’état psychologique où le phénomène présent nous apparaît sous la figure de passé remémoré. M. Bergson en donne, en conformité avec sa théorie de la mémoire, une explication originale. La fausse reconnaissance est bien un souvenir du présent ; ces deux termes selon lui ne sont pas contradictoires. Le souvenir naît au fur et à mesure de la perception elle-même. « Ou le présent ne laisse aucune trace dans la mémoire, ou c’est qu’il se dédouble à tout instant, dans son jaillissement même, en deux jets exactement symétriques, dont l’un retombe vers le passé tandis que l’autre s’élance vers l’avenir. Ce dernier, que nous appelons perception, est le seul qui nous intéresse. Nous n’avons que faire du souvenir des choses pendant que nous tenons les choses mêmes. La conscience pratique, écartant ce souvenir comme inutile, la réflexion théorique le tient pour inexistant. Ainsi naît sans doute l’illusion que le souvenir succède à la perception[39]. » Tout moment de notre vie se dédouble en perception et souvenir, qui sont contemporains comme le corps et l’ombre. Mais si notre œil était doué d’un pouvoir éclairant nous ne verrions jamais notre ombre, et pourtant l’optique pourrait en établir la réalité. Pareillement le souvenir du présent étant inutile à l’action reste pour nous comme s’il n’existait pas. Il fait partie de ces représentations bouchées par l’action dont parle ailleurs M. Bergson. Il y aurait constamment souvenir du présent « si la volonté, sans cesse tendue vers l’action, n’empêchait le présent de se retourner sur lui-même, en le poussant indéfiniment vers l’avenir ». Que cette volonté se relâche légèrement, il n’y a que de la distraction ; mais lorsque ce relâchement et cette distraction atteignent un certain degré, alors apparaît le fait déjà pathologique de la fausse reconnaissance, qui, en nous arrêtant dans l’élan de notre vie psychologique, nous semble une coupure de la vie réelle.

La fausse reconnaissance ou souvenir du présent rentre donc, à titre d’illustration ou de preuve, dans ce fait général que la mémoire est un tout de droit, que l’explication doit porter sur les occlusions et les limites imposées à ce tout par les nécessités de l’action. La mémoire s’exalte dès que notre passé cesse d’être « inhibé par les nécessités de l’action présente ». C’est ce qui se passe dans le sommeil, dans l’état somnambulique, et aussi chez les mourants qui revoient d’un coup tout leur passé. Ainsi s’explique aussi en partie la souplesse de la mémoire chez les enfants, qui ne l’ont pas encore coordonnée à leur action, et chez qui elle demeure une faculté plus libre.

De sorte qu’à la limite « il y aurait deux états extrêmes jamais réalisés, l’un d’une mémoire toute contemplative qui n’appréhende que le singulier dans sa vision, l’autre d’une mémoire toute motrice qui imprime la marque de la généralité à son action[40] » : la mémoire contemplative qui retient des réalités individuelles, caractéristiques, portant chacune leur différence propre ; la mémoire motrice qui retient du passé la ressemblance avec l’état présent, se meut par conséquent dans la généralité, « l’habitude étant à l’action ce que la généralité est à la pensée ».

La question de la mémoire est donc liée à celle des idées générales, ou du moins aux « idées générales fondées sur ce qu’on appelle la perception des ressemblances ». La généralisation active, qui est le propre de la pensée réfléchie, a son origine dans une abstraction passive placée à la source et dans le courant mêmes de la vie, l’« opération par laquelle les choses et les êtres saisissent dans leur entourage ce qui les attire, ce qui les intéresse pratiquement, sans qu’ils aient besoin d’abstraire, simplement parce que le reste de l’entourage reste sans prise sur eux : cette identité de réaction à des actions superficiellement différentes est le germe que la conscience humaine développe en idées générales[41] ». C’est l’acte de la vie, c’est l’effet des mécanismes qu’elle monte, que de s’attacher à des objets analogues, de saisir pour la nourriture de l’individu les mêmes éléments, de sentir le semblable, de réagir d’une manière identique à des moments et sous des excitations différentes. Ces ressemblances spontanées de réaction et d’effet projettent derrière elles des ressemblances réfléchies d’action et de cause, la ressemblance automatiquement jouée par la vie devient pour l’intelligence une ressemblance pensée.

Il y a donc un rapport d’analogie entre l’acte par lequel l’esprit unifie ses expériences en idées générales et le processus d’assimilation qui est essentiel à la vie. On reconnaît ici la méthode psychologique qui reste le meilleur titre philosophique de Spencer. Si M. Bergson ne nomme pas Spencer dans Matière et Mémoire, c’est d’ailleurs que les analyses des Principes de Psychologie, ont été profondément modifiées et repensées par lui. Pour Spencer ce rapport d’analogie correspond à une identité de nature où la seule différence est une différence du simple au complexe. Et il fallait bien que la biopsychologie commençât par ces vues schématiques et sommaires, qui se relient à l’esprit de l’associationnisme. Si la bio-psychologie de M. Bergson a reçu de celle de Spencer et de l’associationnisme son élan vital, cet élan vital leur a tourné le dos. Pour mesurer l’écart entre la psychologie de Spencer et celle-ci, il n’y a qu’à se référer aux pages sur Spencer qui terminent l’Évolution Créatrice. Ce que M. Bergson dit de la vérité et des illusions contenues dans la loi d’évolution, dans le principe de l’évolutionnisme, s’applique trait pour trait à la psychologie de Spencer.

L’attitude spontanée de la vie consiste en une réaction générique, c’est-à-dire en une sorte, non d’image générique, mais de généralité empirique et diffuse. À la racine de notre vie psychologique il y a des répétitions d’attitudes, de mouvements, « des genres esquissés mécaniquement par l’habitude ». C’est sur ce fonds originel que la mémoire spontanée et l’entendement ont agi dans deux directions différentes, la mémoire retenant les distinctions qui donnent à ces ressemblances spontanément abstraites leurs nuances, et « l’entendement dégageant de l’habitude des ressemblances l’idée claire de la généralité ».

Le fait vital élémentaire, l’abstraction par l’être vivant de ce qui, dans son milieu, l’aidera à persévérer dans son être, à durer, se dissocie donc, se polarise en deux directions. D’abord le discernement des individus, des différences, qui est l’acte de la mémoire spontanée, et qui multiplie, à mesure qu’il s’accomplit mieux et que la mémoire est plus consciente, les traits particuliers, les indiscernables. Ensuite la construction des genres, continuation du mécanisme vital par lequel l’individu abstrait ce qui l’intéresse, en fait un instrument d’action. Si la première tendance existait seule, l’individu ne pourrait agir, si la seconde existait seule il n’agirait qu’automatiquement, ne saurait se modifier ni s’adapter.

Les genres continuent le mécanisme vital au moyen de mécanismes, ceux du langage. Le passage de l’habitude des ressemblances à l’idée générale et au genre s’effectue au moyen du langage qui prolonge ici dans la voie de l’intelligence le travail de la nature. L’intelligence c’est la vie qui agit sur la matière en fabriquant des outils. Le langage n’est que l’un de ces outils. « L’entendement, imitant le travail de la nature, a monté, lui aussi, des appareils moteurs, cette fois artificiels, pour les faire répondre, en nombre limité, à une multitude illimitée d’objets individuels : l’ensemble de ce mécanisme est la parole articulée[42]. » Le mot, comme dit le poète, est bien un être vivant, est fait au moins par l’être vivant à son image. Nous l’avons appelé un outil ; mais cet outil diffère des autres par une possibilité d’humanisation, de vitalité, de spontanéité auxquelles est comme déléguée toute la partie poétique du langage. De même que l’être vivant est constitué par un mécanisme qui réagit de façon identique à des excitations différentes, c’est-à-dire qui choisit dans ces excitations leur partie utile, et puis y répond par une action, de même le mécanisme moteur qu’est le mot consiste dans la réaction verbale identique non seulement d’un homme, mais d’un groupe d’hommes, à des multitudes d’excitations, d’objets individuels.

Mais si le mot était mécanisme pur, il n’y aurait pas de vie du langage, et la vie n’est la vie qu’en tant qu’elle échappe par l’invention au mécanisme qu’elle a créé, par la spontanéité à l’automatisme qui la guette. Si nous ne pouvons penser la vie, néanmoins il y a une vie de la pensée ; si nous ne pouvons penser le mouvement, le procès de la pensée n’en est pas moins un mouvement. L’idée générale correspond subjectivement à une forme fixe, mais réellement elle est emportée dans une circulation. Cette circulation se fait entre deux plans, c’est-à-dire que l’idée générale comporte deux limites. D’un côté il y a la perception actuelle où elle prendrait la forme d’une attitude corporelle ou d’un mot, c’est-à-dire d’un minimum fait de ce qui est essentiel pour l’action. De l’autre côté il y a un plan idéal de mémoire pure où elle revêtirait l’aspect de toutes ses images individuelles. D’un côté la limite d’habitude, de mémoire jouée, la réaction motrice et verbale toujours identique. De l’autre côté la mémoire représentative, cette multiplicité d’êtres individuels, originaux, dont la somme si jamais elle pouvait être réalisée et si l’idée même de cette somme n’était pas contradictoire, coïnciderait avec l’idée générale. On ne comprendra pas l’idée générale, on en laissera échapper tout un aspect, si on la maintient à l’une ou à l’autre de ces extrémités. Elle consiste éminemment dans un mouvement entre elles, « dans le double courant qui va de l’une à l’autre, toujours prête, soit à se cristalliser en mots prononcés, soit à s’évaporer en souvenirs[43] ».

Toute philosophie est plus ou moins une philosophie des idées générales, des Idées. Nous philosophons avec des idées comme nous marchons avec des jambes. La civilisation étant devenue en partie invention de moyens de transport, les jambes de l’homme ne figurent que pour une part de plus en plus réduite dans l’ensemble des mouvements intelligents. Elles n’en représentent pas moins la racine de ce mouvement, dont tous les outils de mobilité ne sont que des projections. Ainsi des idées. L’Idée platonicienne a beau être pour une philosophie du mouvement un lointain dépassé, nous retrouvons toujours, au principe et dans l’exercice de la philosophie, des idées, des mots. Mais la philosophie qui s’en sert ici se retourne contre elles, les dépasse, les fait rentrer dans un mouvement où elles sont prises, dont elles deviennent le détail et les moments. La philosophie, fondée chez les Grecs par une ontologie des idées générales, évolue et vit par une psychologie et une critique des idées générales. L’idée était une tendance de l’esprit à la matérialisation des pensées, une démarche de ce que les Allemands appellent le génie configurateur : la philosophie, telle que M. Bergson la conçoit, résiste à cette tendance, contrarie cette démarche, cherche la réalité de l’idée non dans l’instrument de pensée et de langage, mais dans le mouvement et le courant qui ont déposé cet instrument, et auquel cet instrument creuse un lit.

IV
LA PERCEPTION

Nous nous souvenons parce que nous durons, et notre être, pour une philosophie de la durée, se confondrait avec notre mémoire si cette philosophie de la durée n’allait à une philosophie de la liberté. Mais Matière et Mémoire nous indique par son titre à figure dualiste que la mémoire ne saurait figurer pour la vie psychologique un principe exclusif d’explication. Le bergsonisme est au contraire une réaction contre les doctrines des psychologues modernes qui ont presque tous composé le monde extérieur avec des éléments inétendus empruntés au monde intérieur. En apparence M. Bergson pousserait ici le matérialisme aussi loin qu’Épicure. Il y a pour lui une perception pure qui fait corps avec l’existence du monde et qui est un phénomène physique bien avant d’être un phénomène psychologique. Pas un point de l’univers matériel qui en un certain sens ne perçoive le reste de l’univers, c’est-à-dire dans lequel ne soit présent l’univers tout entier, puisque la matière ne s’explique que comme interaction. Cette perception pure, qui se confond avec la présence de la matière, serait, si l’on veut, une intuition par sa forme, la connaissance de l’objet se trouvant ici identique à l’objet, mais non une intuition par son contenu, puisque l’intuition est connaissance dans la durée, et que la perception pure, identique à la matière, est instantanée, mens momentanea.

La perception s’explique donc, en principe, par un procédé habituel à M. Bergson — et qui a son analogue dans Spinoza — Ce procédé consiste à se placer au point de vue d’un tout de droit, pareil à la substance spinoziste, et dont l’objet à expliquer constituerait un mode relatif à notre action. Ici le tout de droit serait cette présence universelle ou ce présent universel de la matière. Images « indifférentes les unes aux autres en raison du mécanisme radical qui les lie, elles se présentent réciproquement les unes aux autres toutes leurs faces à la fois, ce qui revient à dire qu’elles agissent et réagissent entre elles par toutes leurs parties élémentaires, et qu’aucune d’elles, par conséquent, n’est perçue ni ne perçoit consciemment[44] ». L’explication philosophique n’a donc pas à faire apparaître la représentation comme de la réalité surajoutée, comme un plus. Elle montrera au contraire dans notre représentation une réalité diminuée, un moins. Toute la matière étant posée dans la perception pure, l’être vivant, centre d’action, se définit en principe comme un refus de voir dans la matière autre chose que ce qui intéresse son action. La seule présence des êtres vivants supprime automatiquement « toutes les parties des objets auxquelles leurs fonctions ne sont pas intéressées. Ils se laisseront traverser, en quelque sorte, par celles d’entre les actions extérieures qui leur sont indifférentes ; les autres, isolées, deviendront perceptions par leur isolement même ». Dans la mesure où l’être vivant constitue une puissance, un centre d’action, une force de réaction, il arrête, équilibre, contrarie sur un point l’action du reste de l’univers. Au sens où Leibnitz dit que la monade est un point de vue, il est un point d’action, ou plutôt un plan d’action. Notre représentation sera donc faite de ce que nous soustrairons à l’universel présent, à la présentation générale qu’est la matière. La diminution de l’action des autres images sur l’image et par l’image privilégiée qu’est notre corps « est justement la représentation que nous avons d’elles. Notre représentation des choses naîtrait donc, en somme, de ce qu’elles viennent se réfléchir contre notre liberté. »

Du point de vue de la quantité qui est celui de l’univers matériel, la perception consciente n’ajoute rien à la somme des perceptions, car il n’est pas un point de l’univers matériel qui en un certain sens ne perçoive le reste de l’univers, c’est-à-dire dans lequel ne soit présent l’univers entier. Mais percevoir, pour un être vivant, ce n’est pas voir davantage, c’est refuser de voir ce qui n’intéresse pas la vie. « Percevoir toutes les influences de tous les points de tous les corps serait descendre à l’état d’objet matériel. Percevoir consciemment signifie choisir, et la conscience consiste avant tout dans ce discernement pratique[45]. »

L’explication bergsonienne de la perception renversera donc le point de vue habituel des psychologues. Ceux-ci veulent que la représentation de l’univers matériel soit « sortie de nous, au lieu que nous nous soyons d’abord dégagés d’elle[46] ». Le processus de la perception est un processus de réduction. On fera la théorie de la représentation en allant de la totalité des images, donnée dans la perception pure, à la sélection des images, nécessitée par l’action.

La théorie de la représentation ne va donc pas sans une théorie de la vie. Bien que la matière elle-même s’explique métaphysiquement comme un arrêt, une déficience, de l’élan vital, partons provisoirement du monde matériel donné comme une totalité. Dans cette totalité fondamentale, se forment, avec la vie, des centres d’indétermination qui retiennent de l’énergie, l’utilisent ensuite. La retenir c’est le rôle des organes de nutrition. L’utiliser c’est le rôle des organes d’action. Ces derniers « ont pour type simple une chaîne d’éléments nerveux, tendue entre deux extrémités dont l’une recueille des impressions extérieures et dont l’autre accomplit des mouvements[47] ». Mais cela ne donnerait que des réflexes et n’explique nullement la perception. La perception « exprime et mesure la puissance d’agir de l’être vivant, l’indétermination du mouvement ou de l’action qui suivra le mouvement recueilli. »

Ce monde matériel qui nous est donné comme une continuité et une interaction, la perception le morcelle selon les lignes d’une action virtuelle, propagée autour d’un centre d’action réelle qui est notre corps. Action virtuelle devant nous, action réelle en nous, sont solidaires et participent d’un même mouvement. Telle une pierre lancée dans une vitre, et qui en enlève sur son passage un morceau en ébranlant le reste. Autour de ce centre d’ébranlement, figuré par un vide réel, rayonnent des fêlures, lignes d’ébranlement virtuel selon lesquelles se continuera au premier choc le vide de la partie éclatée. Un même et indivisible coup a déterminé ce centre et ces lignes. « Les mêmes besoins, la même puissance d’agir qui ont découpé notre corps dans la matière vont délimiter des corps distincts dans le milieu qui nous environne[48]. » Ce centre d’action réelle laisse passer sans l’apercevoir l’action réelle du reste de l’univers pour n’en retenir que de l’action virtuelle, et c’est cette action virtuelle que nous appelons notre perception. Si l’état cérébral, qui n’est pas cette perception, lui correspond cependant, c’est que l’état cérébral est constitué par l’ensemble des réactions naissantes qui suivent les ébranlements extérieurs, par l’ensemble des mécanismes montés pour agir réellement, à qui leur état inchoatif permet de coexister. L’action cérébrale continue donc la perception, « la perception étant notre action virtuelle et l’état cérébral notre action réelle ».

Une théorie de la perception pure peut poser, par abstraction et pour une plus grande commodité, le corps vivant comme un simple centre d’action, c’est-à-dire « comme un point mathématique dans l’espace, et la perception comme un instant mathématique dans le temps[49] ». Mais en réalité le corps est un corps étendu et la perception une perception qui dure. Le corps constitue non seulement un centre, mais une diffusion d’action, et d’autre part « quand le corps à percevoir est notre propre corps, c’est une action réelle, et non plus virtuelle, que la perception dessine ». Percevoir son corps c’est sentir, et quand nous attribuons à la sensation affective la subjectivité, cela signifie qu’elle comporte une action réelle. Elle se distingue par là nettement de la perception extérieure, qui dessine notre action virtuelle, et que pour cela nous disons objective. Au tableau de la vie psychologique que nous présente Matière et Mémoire, il manque une théorie de l’affection. Les deux ou trois pages qui en traitent n’apportent que des indications sommaires. Ce que M. Bergson en dit se rapporte tout entier à la douleur qui est bien « à la place où elle se produit, comme l’objet est à la place où il est perçu » et qui correspond à une action locale et par conséquent impuissante. Mais le plaisir, s’il s’ajoute à l’acte comme à la jeunesse sa fleur, que sera-t-il, sinon la fleur de l’action générale et par conséquent efficace de tout l’organisme ? La douleur se localise, mais le plaisir ne se localise pas. Ce sont les douleurs de la dyspepsie et nullement le plaisir d’un bon dîner qui nous rendent sensible la place de notre estomac. On dit où on a mal, on ne dit pas où on a plaisir, ou bien le plaisir local n’est que le degré inférieur du plaisir. Mais Matière et Mémoire est consacré à une théorie de la perception, et M. Bergson n’admet pas que la perception se construise avec les sensations, comme le veut la psychologie anglaise. « Les sensations, bien loin d’être les matériaux avec lesquels l’image se fabrique, apparaîtront au contraire alors comme l’impureté qui s’y mêle, étant ce que nous projetons de notre corps dans tous les autres[50]. »

Impureté liée à la réalité. « L’affection est ce que nous mêlons de l’intérieur de notre corps à l’image des corps extérieurs ; elle est ce qu’il faut extraire d’abord de la perception pour retrouver la pureté de l’image[51]. » Le point de vue de la théorie ne saurait être celui de la pratique, et la connaissance philosophique exige qu’on se débarrasse des nécessités de l’action. Il ne faut pas composer, comme la psychologie courante le fait, les représentations avec les sensations, mais éliminer de la perception la sensation, de l’image l’affection, pour obtenir la représentation à l’état pur. Pour la philosophie comme pour le sens commun, l’élément représentatif c’est le donné, c’est la totalité des images perçues. Si on ne pose pas d’abord cette totalité, aucun atomisme psychologique, aucun associationnisme ne pourra l’obtenir par composition. Si on la pose on obtiendra par occlusion du reste la zone de la perception consciente.

Les corps vivants, possibilités d’action, comportent une expression positive et une expression négative. Le positif c’est le système sensorimoteur, le négatif c’est la suppression, le refus de ce qui ne sert pas au système sensori-moteur. Le positif donne la sensation et le mouvement. Le négatif donne la perception consciente. Comme les nécessités de l’action nous font découper et isoler notre mémoire consciente sur la totalité de notre passé, elles nous obligent à détacher notre perception consciente sur la totalité du présent instantané qu’est la matière.

Mais il n’y a pas de différence de nature entre la perception et l’intelligence. Détacher notre perception consciente, suivant les lignes de notre action, sur l’interaction de la matière, c’est la figurer selon ces lignes, c’est la délimiter artificiellement dans une forme. « Plus grande est la force d’agir départie à une espèce animale, plus nombreux sans doute sont les changements élémentaires que sa faculté de percevoir concentre en l’un de ses instants[52]. » En d’autres termes plus le champ de son action est vaste, plus sa perception est capable de refus, d’abstention devant la multiplicité des changements élémentaires, capable d’en négliger une plus grande part pour mieux se concentrer sur ce qui importe à l’action, capable par conséquent de substituer la forme stable à la mobilité continuelle. Dans la plus courte de leurs perceptions simples les êtres supérieurs immobilisent des trillions d’oscillations éthérées, et par rapport à chacune de ces oscillations les qualités de la matière, perçues en le minimum de durée sensible, se définissent comme des arrêts. « Les qualités de la matière sont autant de vues stables que nous prenons sur son instabilité. » ou de points d’appui que nous assurons à notre action. Notre intelligence se comporte devant la vie comme notre perception devant la matière. Comme la matière est un mouvement instantané et sans changement réel, la vie est un mouvement qui dure, c’est-à-dire qui change. Et l’intelligence cristallise en formes ce mouvement qui dure, comme la perception arrête en objets le mouvement qui ne dure pas. « La vie est une évolution. Nous concentrons une période de cette évolution en une vue stable que nous appelons une forme, et, quand le changement est devenu assez considérable pour vaincre l’heureuse inertie de notre perception, nous disons que le corps a changé de forme[53]. »

Ainsi se conçoit le passage « de l’ordre qui se manifeste dans la perception à l’ordre qui réussit dans la science ». L’ordre qui se manifeste dans la perception est un ordre abstrait par nos besoins ; tout ce qui n’intéresse pas mon action possible sur les choses m’échappe, et je comprends que « tout le reste, cependant, soit de même nature que ce que je perçois[54] ». L’ordre qui réussit dans la science n’est pas abstrait par des besoins et pour des besoins particuliers, momentanés, individuels. Il est abstrait par des besoins quelconques, et dont l’objet peut n’être pas encore déterminé, peut n’être jamais déterminé. Passer de la perception à la science, c’est passer d’une action particulière possible à la généralité de l’action possible, au schème général de l’activité humaine, et même de l’activité vivante.

Par le problème de la perception, comme par celui de la mémoire, nous touchons encore au problème des idées. L’idée générale, disions-nous en terminant le chapitre précédent, consiste en un mouvement qui va de la perception actuelle au plan idéal de mémoire pure où subsistent les images de nos perceptions passées. D’autre part l’intelligence, forme supérieure de la perception, consiste à réaliser des arrêts, à penser des formes, à immobiliser des extraits ou des abstraits de plus en plus raréfiés, schématisés, susceptibles de prendre place dans des plans d’action plus nombreux. Pour lever la contradiction apparente entre ce mouvement et cet arrêt, considérons la vie de la pensée.

V
LA PENSÉE

M. Bergson a consacré, au Collège de France, son cours d’une année au problème des Idées générales. Il est bien fâcheux que ce cours, ainsi que d’autres, n’ai pas été publié. Seul un cours sur la Personnalité a été recueilli pour les Études. Une mise au jour plus abondante du travail professoral de M. Bergson eût prévenu peut-être certains malentendus, certaines erreurs sur sa doctrine. Il est vrai qu’elle eût pu en engendrer d’autres : la parole ou la correspondance doivent se contenter parfois de probabilités momentanées, alors que l’écrit est rédigé dans certaines conditions de durée et de loisir qui peuvent mieux apporter de la certitude. Le cours de M. Bergson sur les idées ne faisait d’ailleurs, sans doute, que développer certaines pages de Matière et Mémoire.

Nous pensons par images, ont dit les psychologues. De même nous croyons parler avec des mots. Ce n’est pas exact, et nous subissons une illusion analogue à celle de l’associationnisme, analogue aussi à celle que William James a dénoncée au sujet de l’émotion : l’illusion qui compose avec des idées discontinues le continu de la réalité vivante, alors qu’au contraire ces idées discontinues sont des dépôts ou des coupes de cette continuité. La réalité vivante de notre esprit c’est une réalité de mouvement, non une réalité de chose, et ce que le psychologue en aperçoit quand il essaie de se mettre en face d’elle sincèrement et sans intermédiaire, c’est ce que M. Bergson appelle des schèmes dynamiques. Ribot avait déjà rendu à la psychologie le grand service d’y apercevoir, à tous les coins, des éléments moteurs, mais d’un point de vue physique et précis, d’une manière à laquelle l’introspection bergsonienne a ajouté son élasticité et sa délicatesse.

La pensée n’est pas un état, c’est une action. En tant qu’elle se confond encore avec la vie, elle suit des directions, elle réalise des mouvements, elle laisse derrière elle des dessins de schèmes. Si nous la considérons sous ses formes les plus hautes, celle qu’elle prend dans le cerveau des grands philosophes, nous voyons pour principe de leur philosophie un schème originel, indivisible comme le mouvement d’une statue ou le souffle d’un poème, ce schème que M. Bergson a mis en lumière dans le brillant morceau sur l’Intuition philosophique. À nos moments de réflexion intense, si nous faisons l’effort paradoxal de saisir brusquement, en nous retournant contre elle, cette réflexion à sa source, nous apercevons comme la phosphorescence d’un schème analogue. La parole, enfin, double de la pensée mobile, et développée comme elle dans la durée, est un complexus de schèmes. Une langue s’apprend non mécaniquement, mais organiquement, par une éducation de mouvements, comme la danse ou la bicyclette. Nous parlons et nous lisons par phrases, c’est-à-dire par mouvements, et non par mots, c’est-à-dire par choses. Le mot lui-même n’est qu’une coupe sur le mouvement de la phrase, et la philologie nous le montre, en tant que son, déposé par un mouvement plus délicat encore, puisqu’il a pour origine, pour racine, un schème de mouvement, qui s’exprime par des consonnes et ne peut même pas se prononcer.

La pensée est une action, non un état ou une chose, mais elle n’agit qu’en prenant un état et en devenant une chose. Quand la mémoire va extraire de notre pensée le seul souvenir utile, elle se comporte avec lui à la façon de la perception qui découpe dans le complexus de la matière les contours d’un objet. « L’effort de rappel consiste à convertir une représentation schématique, dont les éléments s’entrepénètrent, en une représentation imagée dont les parties se juxtaposent[55]. » L’effort de pensée, l’action de la pensée, s’effectuent comme l’effort et l’action de mémoire. Nous avons le sentiment de l’effort, au moment où ce qui était action devient état. « L’effort intellectuel pour interpréter, comprendre, faire attention, est un mouvement du schéma dynamique dans la direction de l’image qui le développe. C’est une transformation continue de relations abstraites, suggérées par les objets perçus, en images concrètes, capables de recouvrir ces objets… Le sentiment de l’effort d’intellection se produit sur le trajet du schéma à l’image[56]. » Et c’est ce trajet qui constitue la réalité psychologique. Le schéma, qui est action, n’existerait pas si cette action n’avait un objet et une fin. « Il consiste en une attente d’images… Il est, à l’état ouvert, ce que l’image est à l’état fermé. Il présente en termes de devenir, dynamiquement, ce que les images nous donnent comme du tout fait, à l’état statique. » Et inversement l’image utile ne peut être déposée que par un schéma vivant. « L’image aux contours arrêtés dessine ce qui a été. Une intelligence qui n’opérerait que sur des images de ce genre ne pourrait que recommencer son passé tel quel, ou en prendre les éléments figés pour les recomposer dans un autre ordre, par un travail de mosaïque. Mais à une intelligence flexible, capable d’utiliser son expérience passée en la recourbant selon les lignes du présent, il faut, à côté de l’image, une représentation d’ordre différent toujours capable de se réaliser en images, mais toujours distincte d’elles. Le schéma n’est pas autre chose[57]. »

Réaliser une image c’est donc entrer dans la catégorie de l’action. On ne pense pas par images, mais on arrête sa pensée à des images, l’image marquant plutôt l’interruption de la pensée que la pensée elle-même. On pourrait emprunter à M. Paulhan son idée, fort juste, de l’évanescence, telle qu’il l’a exposée dans le Mensonge du Monde, pour dire que, selon la théorie bergsonienne, l’image est l’évanescence de la pensée.

Il n’est pas impossible qu’une âme qui s’est rendue absolument étrangère à l’action puisse saisir le courant de la pensée pure et sans images. Il y a peut-être de cela dans l’état des yoguis de l’Inde. Mais la pensée ne peut s’organiser, progresser, qu’au moyen d’images, de signes, et surtout des plus utiles, les mots. « Un pays, disait à peu près M. Bergson dans une leçon dont j’ai conservé quelques notes, peut être envahi par une armée ennemie, mais il n’est conquis que par les forteresses qu’on y établit. Le mot nous permet de rendre effective la conquête, d’en faire une base d’opérations pour d’autres conquêtes. Dans la construction d’un tunnel à travers un banc de sable, il faut que chaque pouce soit assuré par l’établissement d’une arche de maçonnerie. La puissance d’excaver ne dépend pas de la maçonnerie, mais sans elle l’opération ne pourrait aller au delà de sa phase rudimentaire. La pensée seule ne serait qu’une étincelle qui périrait aussitôt. Il nous faut arranger les mots en concepts pour tirer de cette scintillation une lumière durable. » La pensée est un progrès, mais nous n’enregistrons utilement ce progrès que par un travail de consolidation.

Aristote a pu définir Dieu comme une pensée qui se pense, et peut-être un jour, si une théologie naît du bergsonisme, cette définition lui paraîtra-t-elle en effet valable pour Dieu. Mais, du point de vue humain, elle est contradictoire. La pensée, étant un changement vivant, ne peut se penser en tant que changement, elle ne peut que penser ses objets, des objets, les objets qu’elle fabrique. L’intelligence ne peut pas plus se penser qu’elle ne peut penser l’évolution, dont elle est un produit. « L’intelligence n’est point faite pour penser l’évolution, au sens propre du mot, c’est-à-dire la continuité d’un changement qui serait mobilité pure[58]. » L’intelligence pense dans les cadres de l’action possible. « Il faut, pour que nous puissions modifier un objet, que nous l’apercevions divisible et discontinu. » Il le faut aussi pour penser cet objet. Nous sommes changement, et nous ne pensons pas le changement : donc nous ne nous pensons pas. Mais nous pensons l’immobile, la chose sur laquelle nous pouvons agir. C’est que notre pensée n’est pas faite pour connaître la réalité, mais pour préparer notre action.

Et cependant la philosophie est la science de la réalité. Serons-nous dès lors congénitalement incapables de philosopher, d’atteindre la réalité ? Non. Quelle que soit cette réalité, nous en sommes, nous sommes plongés en elle, nous nous sentons, depuis qu’il y a des philosophes (et même depuis qu’il y a des hommes si l’homme est, comme on l’a dit, un animal religieux), le pouvoir et le devoir de la saisir. D’autre part il n’y a pas de philosophie qui n’ait mis en lumière la difficulté que nous avons à y parvenir, la nécessité de nous faire pour cela une contre-nature, d’aller au rebours de nous-mêmes. Toute philosophie débute, logiquement, par une critique des illusions naturelles, — soit qu’elle dépasse cette critique avec le dogmatisme, soit qu’elle y demeure avec le scepticisme, soit qu’elle l’organise avec le criticisme — et qu’elle mette ces illusions au compte soit des sens, ou de l’entendement, ou de la raison. Qu’on soit ou non platonicien, une allégorie de la caverne, une théorie des idola, forme le seuil, le narthex de toute spéculation philosophique. Chez M. Bergson comme chez Bacon on peut distinguer quatre illusions fondamentales que la philosophie aura à surmonter. Elles seraient pour lui l’illusion du morcelage, l’illusion du néant, l’illusion du désordre, l’illusion des principes.

  1. L’Évolution Créatrice, p. 285.
  2. L’Évolution Créatrice, p. 292.
  3. Matière et Mémoire, p. 2.
  4. Matière et Mémoire, p. 9.
  5. Id., p. 10.
  6. Essai, p. 26.
  7. L’Énergie spirituelle. p. 60.
  8. L’Énergie spirituelle, p. 50.
  9. L’Évolution Créatrice, p. 283.
  10. Matière et Mémoire, p. 236.
  11. Durée et Simultanéité, p. 226.
  12. Durée et Simultanéité, p. 235.
  13. Grivet, Études, l. c., p. 479.
  14. Matière et Mémoire, p. 153.
  15. Id., p. 155.
  16. Id., p. 150.
  17. Matière et Mémoire, p. 161.
  18. Id., p. 162.
  19. L’Évolution Créatrice, p. 156.
  20. L’Évolution Créatrice, p. 158.
  21. L’Évolution Créatrice, p. 283.
  22. Id., p. 273.
  23. Id., p. 279.
  24. L’Évolution Créatrice, p. 19
  25. Matière et Mémoire, p. 239.
  26. Matière et Mémoire, p. 82
  27. Matière et Mémoire, p. 59.
  28. Matière et Mémoire, p. 106.
  29. Matière et Mémoire, p. 145.
  30. Matière et Mémoire, p. 80.
  31. Matière et Mémoire, p. 88.
  32. Matière et Mémoire, p. 99.
  33. Id., p. 94.
  34. Matière et Mémoire, p. 122.
  35. Matière et Mémoire, p. 133.
  36. Id., p. 266.
  37. Id., p. 127.
  38. L’Énergie Spirituelle, p. 58.
  39. Id., p. 139.
  40. Matière et Mémoire, p. 169.
  41. Matière et Mémoire, p. 174.
  42. Matière et Mémoire, p. 175.
  43. Matière et Mémoire, p. 177.
  44. Matière et Mémoire, p. 24.
  45. Id., p. 28.
  46. Matière et Mémoire, p. 45.
  47. Id., p. 57.
  48. Id., p. 260.
  49. Matière et Mémoire, p. 262.
  50. Matière et Mémoire, p. 262.
  51. Matière et Mémoire, p. 50.
  52. Évolution Créatrice, p. 326.
  53. Évolution Créatrice, p. 257.
  54. Id., p. 327.
  55. L’Énergie Spirituelle, p. 178.
  56. Id., p. 185.
  57. L’Énergie Spirituelle, p. 189.
  58. Évolution Créatrice, p. 177