Trente ans de vie française/III(1). – Le Bergsonisme /Livre I – Les Directions

Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (Tome Ip. 17-80).

LIVRE  I

LES DIRECTIONS

I
UNE PHILOSOPHIE DE LA DURÉE

Il est naturel qu’une philosophie comme celle de Spinoza débute par des définitions qui contiennent déjà, dans leur condensation géométrique, toute la réalité que la réflexion de l’intelligence en tirera. Il est aussi naturel que Spinoza ait pu appliquer la même méthode à la philosophie de Descartes, laquelle y tendait par certains de ses plus importants côtés. Car ces philosophies exorcisent le malin génie du temps. Mais il n’est pas moins naturel qu’une philosophie de la durée ne comporte pas ces définitions préliminaires de son objet. Une réalité qui dure ne saurait être contenue dans une définition, puisque la définition, même la définition mathématique par génération, consiste à éliminer la durée, et qu’« une définition parfaite ne peut s’appliquer qu’à une réalité faite[1]». Une réalité qui dure n’est point réalisée avant d’avoir duré ni même après avoir duré, elle se réalise en durant. Une philosophie de la durée ne saurait donc fournir une idée, une image, un sentiment de la durée que par des approximations, des retouches, un enveloppement progressifs, et surtout par un appel à la conscience, par une invitation à prendre contact avec notre durée intérieure, à faire silence et à tendre l’oreille pour l’entendre couler, à en reconnaître des aspects dans des esquisses successives et jamais complètes, dans les coupes qui nous seront successivement présentées.

Néanmoins une définition provisoire peut servir de maquette à l’œuvre qui se réalisera peu à peu : « La durée pure, dit l’Essai, est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. Il n’a pas besoin, pour cela, de s’absorber tout entier dans la sensation ou l’idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer. Il n’a pas besoin non plus d’oublier les états antérieurs : il suffit qu’en se rappelant ces états, il ne les juxtapose pas à l’état actuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d’une mélodie. Ne pourrait-on pas dire que si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ?[2] »

Durer, ici, c’est tout simplement vivre, ce qui nous conduira à penser que vivre c’est durer. Telle que nous l’éprouvons en nous, la durée évoque l’analogie de la musique, qui évoque l’analogie de la vie. Analogies encore vagues, indications, simples touches, comme celles d’un prélude. Il y a à la limite du bergsonisme une idée de la musique essence des choses, semblable à celle que nous trouvons dans Schopenhauer. Pour la troisième fois depuis Pythagore la musique prend place à l’autel central de la philosophie. Il existe une musique pure. Les vrais musiciens, qui ne sont jamais des visuels, en ont à peu près conscience. Mais les amateurs de musique, qui aiment sans l’ouvrir la beauté du fruit et qui appartiennent souvent au type des visuels, prennent dans la musique le plaisir de la transposer et de la traduire immédiatement en images d’espace.

Quand par l’ombre, la nuit, la colline est atteinte,
De toutes parts on voit danser et resplendir,
Dans le ciel étoilé du zénith au nadir,
Dans la voix des oiseaux, dans le cri des cigales,
Le groupe éblouissant des notes inégales.
Toujours avec notre âme en doux bruit s’accoupla,
La nature nous dit : Chante ! Et c’est pour cela
Qu’un statuaire ancien sculpta sur cette pierre
Un pâtre sur sa flûte abaissant sa paupière[3].

Les vrais musiciens de la durée intérieure sont rares (il y a Amiel). Peut-être la méditation du bergsonisme en créera-t-elle. Peut-être l’oreille intérieure s’habituera-t-elle ici, comme l’oreille extérieure s’est habituée aux dissonances de Hugo et de Wagner. Toujours, plus ou moins, cette musique pure reste une limite théorique ; elle subit dans la réalité la concrétion visuelle, devient le pâtre de pierre et de lignes. Il faut que la pensée prenne, par une véritable gymnastique qui ne va pas sans effort, l’habitude de la retrouver par delà cette matérialisation. La durée pure est succession, elle est fusion. Mais cette durée notre nature exige que nous l’exprimions en étendue, cette succession que nous la figurions comme une ligne continue, et tout entière donnée d’un coup, cette fusion que nous en juxtaposions par l’intelligence et le langage les éléments que nous aurons dissociés. Il y a donc dans notre nature même, dans notre façon de voir et de comprendre les choses, un obstacle à ce qu’elles soient vues et comprises en leur être. Une philosophie de la durée sera, comme toutes les philosophies profondes depuis Kant, une philosophie critique, une psychologie des « idoles » baconiennes ou autres.

Philosophie critique qui n’est une philosophie positive que parce qu’elle soustrait, comme celle de Descartes et de Kant, à la critique un fait d’expérience interne. Ce fait d’expérience interne c’est que je m’éprouve comme une chose qui dure. Toute la figure de l’enchaînement cartésien se dessinera dans la philosophie bergsonienne. La substance du Cogito se retrouve dans ce principe : Quelle que soit la réalité de l’absolu, nous en sommes, — en tant que substance pensante, dit Descartes ; — en tant qu’agents moraux, dit Kant ; — en tant que chose qui dure, dit M. Bergson. Je suis donc une chose qui dure comme j’étais pour Descartes une chose qui pense. Mais la pente du cartésianisme parti du Cogito mène à une équivalence et à une identité croissantes de la pensée et de l’être. Je pense Dieu, donc Dieu est, tel est le sens de la preuve ontologique. Et l’acte de la pensée nous ayant fourni le type de notre réalité intérieure et le type de la réalité divine, il reste évidemment peu à faire pour qu’il nous fournisse le type de la réalité extérieure, ramenée à l’étendue, c’est-à-dire à l’idée géométrique. La durée procure, sur le même modèle, au bergsonisme, la même communication, par l’intérieur, avec l’absolu, que la pensée au cartésianisme. Je suis une chose qui dure, et je ne puis comprendre l’univers que comme une chose qui dure, je ne puis rien tenir pour chose qui ne soit durée. Toute métaphysique depuis Platon consiste d’ailleurs à tirer l’absolu d’un fait d’expérience interne, à prendre en nous-mêmes et à braquer sur le dehors le point lumineux qui éclaire l’infini.

Descartes peut dire : « Je suis une chose qui pense » parce qu’il n’y a rien de plus dans le mot chose que dans le verbe être, dont il s’extrait analytiquement. Il n’en est peut-être pas de même de : « Je suis une chose qui dure. » Si nous rencontrions cette expression dans le langage courant, indépendamment du contexte bergsonien, nous la prendrions sans doute à contre-sens. Une chose qui dure signifie d’ordinaire une chose qui ne change pas, et, dans ce sens, toute chose dure en tant qu’elle est chose, c’est-à-dire en tant qu’elle subsiste identique à elle-même en ses moments successifs. Au sens bergsonien, durer c’est changer, changer comme on change en vivant, c’est-à-dire en accumulant un passé que l’apport du présent modifie constamment. Dès lors dans : « Je suis une chose qui dure », le verbe être n’est pas à sa place, il figure une vanne qui empêche la durée de couler. C’est que le langage est l’œuvre d’une métaphysique substantialiste inconsciente, et que la philosophie devrait, si en elle était capable, se créer un autre langage, substituer comme verbe essentiel devenir à être, imaginer, sur le modèle de l’expression vivre une vie, quelque : Je deviens un devenir qui dure. Mais il est conforme à une loi plus profonde encore que la philosophie, s’insérant dans un langage qui est fait contre elle, en épouse la direction pour le dépasser.

C’est donc d’un point de vue tout exotérique que le philosophe peut dire : « Je suis une chose qui dure. » Une partie de l’effort de la philosophie qui a suivi Descartes a consisté précisément à mettre l’accent sur la durée et à le détourner de la chose. Les philosophies de l’évolution, allemande et anglaise, qui visent à la première fin, ne datent que du XIXe siècle, mais, dès que la réaction contre le cartésianisme commence, l’immatérialisme de Berkeley, le phénoménisme de Hume, le criticisme de Kant s’étaient efforcés vers la seconde.

Les deux derniers au moins avaient fait remarquer que le cartésianisme et les philosophies qui en étaient nées passaient illégitimement de l’être phénoménal impliqué dans le Je suis du Cogito à l’être substantiel de la chose qui pense. (Je suis. Que suis-je ? Une chose qui pense) et non moins illégitimement du sujet de la pensée à l’objet de la pensée (Une chose qui pense quoi ? — Dieu.) De ces prémisses cartésiens et spinozistes la philosophie du XVIIe siècle avait pu procéder largement et superbement, suivre la pente dialectique, faire avancer les bataillons d’idées, rejoindre les voies royales de l’hellénisme et de la scolastique (dont elle n’était jamais entièrement sortie), équilibrer, par un massif intellectualiste moderne, le massif intellectualiste ancien. La philosophie du XVIIIe siècle tend, dans son œuvre constructrice et créatrice, à remplacer « Je suis une chose qui pense » par « Je suis une chose qui sent » ou par « Je suis une chose qui agit ». Mais dans les deux cas il est certain que le mot chose ne saurait plus être pris au sens plein de l’intellectualisme, où il faisait corps avec la pensée, qu’il ne constitue qu’un support verbal de la vraie réalité, qui est, en moi, ici mon sentiment et, là mon action, et que je ne puis sans la dénaturer substantifier en choses.

Depuis Hume « Je suis une chose » apparaissait donc vidé de tout sens ontologique et réduit à un signe verbal. En laissant de côté les tentatives de restauration métaphysique chez les successeurs allemands de Kant, c’est ainsi que l’entendent la psychologie anglaise et la psychologie de Taine. Mais cette idée que je suis une chose qui dure avait-elle précédé le bergsonisme ? Oui. Seulement elle était investie d’un exposant négatif, elle faisait corps avec le scepticisme. Comme le vice à la vertu, elle rendait hommage à l’ontologie et à la dialectique platoniciennes et cartésiennes en appelant durée la conscience de mon non-être (ou l’inconscience de mon être, ou l’ignorance et de mon être et de mon non-être, puisque le scepticisme de Pyrrhon et de Montaigne consiste dans ce genre de mouvement, dans cette fuite et cet écoulement) comme la pensée était pour Descartes la conscience de mon être. Plus qu’un philosophe quelconque, Montaigne paraît proche de M. Bergson. C’est l’homme attentif à son intérieur, qui le sent couler, qui, moraliste, socratique, sait que par cette durée il existe, et, philosophe pyrrhonien, que par elle il n’existe pas. Mais le pyrrhonisme négatif de Montaigne, attitude à laquelle il s’amuse pour se déguiser, sans trop prétendre nous tromper, disparaît dans un jaillissement direct de vie fraîche qui est bien la durée humaine prise à la source, sur le griffon même. Son doute vivant est au doute méthodique de Descartes ce que le clair-obscur de Rembrandt est à la lumière d’atelier de Lebrun. Ce doute vivant qui se confond avec le mouvement intérieur de l’esprit, et dont Athènes avait connu une figure en Socrate, il est l’oxygène de la pensée d’Occident. S’il était seul elle ne pourrait vivre et se consumerait dans son feu labile. Mais sans lui elle se dessécherait dans une pesante scolastique.

Le bergsonisme donne au mobilisme de Montaigne une bonne conscience philosophique, le fait passer au positif et à l’être. La durée, chassée des palais d’idées comme une intruse et une ennemie, hébergée chez ces irréguliers et ces vagabonds qu’étaient les sceptiques, il la fait entrer dans la salle royale et l’installe sur le trône. C’est en se plaçant dans la durée et le mouvement qu’on se moquait autrefois de la philosophie. M. Bergson montre à sa manière que c’était là vraiment philosopher, et entièrement, et profondément. Nous trouverons à la fin de ce livre la suite historique, la famille philosophique dont il nous semblera faire partie. Il était nécessaire de situer d’abord, au moins par quelques traits, dans le paysage des systèmes, ce fleuve de la durée — le vieux fleuve d’Héraclite — en lequel M. Bergson nous invite lui-même à voir l’artère essentielle de sa doctrine, le cours d’eau qui lui donne sa pente, son modelé et ses routes.

« À mon avis tout résumé de mes vues les déformera dans leur ensemble et les exposera, par là même, à une foule d’objections, s’il ne se place pas de prime-abord et s’il ne revient pas sans cesse à ce que je considère comme le centre même de la doctrine : l’intuition de la durée. La représentation d’une multiplicité de pénétration réciproque, toute différente de la multiplicité numérique, — la représentation d’une durée hétérogène, qualitative, créatrice — est le point d’où je suis parti et où je suis constamment revenu. Elle demande à l’esprit un très grand effort, la rupture de beaucoup de cadres, quelque chose comme une nouvelle méthode de penser (car l’immédiat est loin d’être ce qu’il y a de plus facile à apercevoir) ; mais, une fois qu’on est arrivé à cette représentation et qu’on la possède sous sa forme simple (qu’il ne faut pas confondre avec une recomposition par concepts), on se sent obligé de déplacer son point de vue sur la réalité ; on voit que les plus grosses difficultés sont nées de ce que les philosophes ont toujours mis temps et espace sur la même ligne : la plupart de ces difficultés s’atténuent ou s’évanouissent. La théorie de l’intuition, sur laquelle vous insistez beaucoup plus que sur celle de la durée, ne s’est dégagée à mes yeux qu’assez longtemps après celle-ci : elle en dérive et ne peut se comprendre que par elle[4] »

L’ordre qui a fait suivre dans la pensée de M. Bergson la théorie de la durée par la théorie de l’intuition, qui ne lui a pas permis de formuler celle-ci avant celle-là, est parfaitement naturel, donné dans la logique du système, et même dans la logique de tout système vivant. Il n’est autre que l’ordre cartésien lui-même. Cet ordre débute par le Cogito, c’est-à-dire par une intuition qui n’est occupée qu’à saisir son objet. Puis l’analyse de cette intuition, la réflexion sur la manière dont elle a saisi cet objet, conquis une première vérité, lui fournissent le critère de la certitude, les idées claires et distinctes. Bien que cet ordre ne corresponde sans doute pas à une chronologie réelle et ne soit pour Descartes que le tableau d’une succession idéale des vérités philosophiques, il n’en symbolise pas moins la suite selon laquelle s’engendrent chez le philosophe les moments de la méditation : il va de la découverte à la méthode, non de la méthode à la découverte. Mais l’historien de la philosophie a une tendance bien naturelle à intervertir cet ordre et à voir dans la découverte la mise en œuvre d’une méthode préalable : la même erreur que celle à laquelle la critique est exposée devant un romancier ou un peintre.

Ce qui n’empêche pas que toute intuition vive et vraie ne tende à cristalliser en méthode, à déborder par ses puissances de lumière ses propriétés caloriques. Dans l’Essai M. Bergson a pris l’intuition de la durée comme méthode pour expliquer la question de la liberté, dans Matière et Mémoire pour résoudre le problème des rapports de l’âme et du corps. Et dans l’introduction de l’Évolution Créatrice il écrit : « Aussi le présent essai ne vise-t-il pas à résoudre tout d’un coup les plus grands problèmes. Il voudrait simplement définir une méthode et faire entrevoir, sur quelques points essentiels, la possibilité de l’appliquer[5] ». Il est tout naturel, et il est conforme aux directions mêmes de M. Bergson, aux directions qu’il reconnaît à la vie, qu’une intuition se tourne presque immédiatement en schéma d’action, c’est-à-dire, ici, en méthode, en les cadres généraux qui en permettent une application indéfinie. Il est naturel aussi que les philosophes voient d’abord sa philosophie de ce biais, de même que les théologiens se préoccupent d’abord de ce qu’il pense sur Dieu. Précisément parce que c’est là la tentation et la pente propre du philosophe, et peut-être un peu de M. Bergson lui-même en tant qu’il expose et propose sa doctrine aux philosophes, il convient qu’avertis par lui nous y résistions et ne descendions la pente qu’en gardant en main la direction, c’est-à-dire l’intuition musicale et désintéressée de la durée pure.

Notre vie est donc durée, et l’univers est comme nous un vivant qui dure. « Comme l’univers dans son ensemble, comme chaque être vivant pris à part, l’organisme qui vit est chose qui dure[6]. » L’homme et l’univers réels, ce sont l’homme et l’univers qui durent, inversion exacte du spinozisme où l’intuition de nous-mêmes (sentimus, experimur), comme l’intuition de Dieu, nous font toucher l’éternité : Sentimus, experimur nos temporaneos esse, dit M. Bergson. Nous voyons partout de l’ordre dans l’univers, c’est-à-dire un système et des systèmes. Mais il n’y a de systèmes réels que les systèmes qui durent. Quant aux systèmes qui ne durent pas, c’est-à-dire ceux que notre science abstrait, découpe pour les nécessités de notre action ou par l’effet d’un pli que les nécessités ont créé, ils n’ont pas d’existence réelle, ils ne sont que des vues de l’esprit sur la matière, déterminés par les lignes que suivraient sur elle notre moindre effort et notre plus commode pratique.

« Le métaphysicien que nous portons inconsciemment en nous, et dont la présence s’explique, comme on le verra plus loin, par la place même que l’homme occupe dans l’ensemble des êtres vivants, a ses exigences arrêtées, ses explications faites, ses thèses irréductibles : toutes se ramènent à la négation de la durée concrète[7]. » Tout se passe comme si M. Bergson avait posé son problème à la façon de Copernic et de Kant, s’était demandé si, aux difficultés qui la pressent et aux impasses où elle aboutit, la métaphysique ne pouvait pas échapper en renversant le point de vue des métaphysiciens, en partant de l’existence de la durée concrète et en faisant de cette durée le type même de l’existence.

C’est une loi de la vie que toute réalité vivante ne prenne conscience d’elle-même qu’en se reconnaissant, en se fortifiant, en luttant contre son contraire. Je m’exprime mal : un être vivant, un caractère vivant n’ont pas de contraire, et il y a longtemps par exemple que la psychologie a reconnu le caractère candide du principe darwinien de l’antithèse dans la théorie de l’expression des émotions. Mais si nous n’avons pas de contraire, nous nous en créons artificiellement un sous la figure de notre ennemi, ennemi privé ou ennemi national. Et le génie d’un individu ou d’un peuple ne s’éveille et ne s’affine que par ce contact. Ce qui n’empêche pas le sage de reconnaître des deux côtés d’une barricade ou d’une frontière les mêmes formes d’une commune humanité, et de murmurer le Tat tvam asi. Une philosophie est souvent une chose humaine autant et plus qu’elle n’est une œuvre de sagesse, et le principe qui la nourrit, l’intuition centrale d’où elle naît ont besoin d’un antagoniste contre lequel ils s’établissent et s’affirment. Cet antagoniste a été longtemps, pour les philosophes, la durée. Il serait, au contraire, pour une philosophie de la durée, constitué par les mathématiques, type parfait de la réalité pour les cartésiens, type parfait de l’irréalité et schéma de la commodité pratique pour M. Bergson. « Le monde sur lequel le mathématicien opère est un monde qui meurt et renaît à chaque instant, celui-là même auquel pensait Descartes quand il parlait de création continuée[8]. » Il est figuré par des instantanés successifs qui expriment des extrémités du temps, alors que la durée réelle est constituée par une continuité de temps. Les mathématiques, grand moyen de notre action sur la nature, deviennent le grand principe de notre erreur sur la nature, la grande illusion des métaphysiciens. Elles communiquent à la métaphysique, en la débarrassant de la durée, leur facilité contagieuse. Elles constituent pour elle un type idéal sur lequel elle cherche à se modeler, à la suite duquel elle tourne le dos à la réalité. Dès qu’une fraîche intuition surgit avec un grand philosophe, ce baptême du génie n’empêche pas cette intuition d’être modelée et tentée par le péché originel de sa nature et par la pente spontanée de son terrain. Nous ne retrouverons et n’éclairerons la vérité de la durée qu’en la maintenant par une vigilance constamment tendue à l’état de défense contre un péril impliqué dans notre manière même de penser.

La philosophie des métaphyciciens et celle à laquelle aboutit la science conspirent également contre la conscience de la durée. On peut dire à peu près de toute philosophie, et même de la philosophie de l’évolution, qui est une philosophie de la loi, ce qui est dit ici du mécanisme : « Le mécanisme radical implique : une métaphysique où la totalité du réel est posée en bloc, dans l’éternité, et où la durée apparente des choses exprime simplement l’infirmité d’un esprit qui ne peut pas connaître tout à la fois[9]. » La théologie marche ici devant le mécanisme, comme marche devant la locomotive, dit Wells, l’ombre du cheval dépossédé. L’idée d’un être en lequel sont réalisées toutes les perfections, et par rapport auquel tout, y compris la pensée que nous avons de lui, comme dans la preuve ontologique, prend valeur d’existence et implique une exigence d’être, cette idée exclut la durée comme une imperfection et une infirmité. Il n’appartient pas à l’être parfait d’être soumis au temps, de ne vivre qu’au fur et à mesure de la durée. Nous savons bien que si nous pouvions nous donner toutes les perfections nous n’aurions garde d’omettre dans l’inventaire la puissance de tout saisir à l’état de réalisation actuelle, d’éprouver à la fois le plaisir du rêve et celui de la possession, la fraîcheur de l’enfance, la force de l’âge mûr et l’expérience de la vieillesse. La puissance de perfection qui nous soustrairait à la durée est analogue à celle qui, pour Garo, soustrairait la nature aux limites des espèces, aux nécessités de la fragmentation individuelle, et ferait pousser le plus gros fruit sur le plus grand arbre. Ne pouvant échapper à la durée nous rêvons du moins au monde futur où nous lui échapperons, nous figurons dans nos épures de philosophie et de science l’image de ce monde. Subissant la durée en fait, nous la nions en droit en n’y voyant qu’une impuissance de notre esprit, une faiblesse de notre ton vital, en lui attribuant une cause déficiente, en l’excluant rigoureusement de tout ce que nous investissons du signe de l’efficient et du positif.

Le morceau de cire de Descartes fait ici, comme le Gland et la Citrouille, mais sur le registre opposé, figure d’apologue. Descartes énumère les qualités que cette cire possède dans la durée, et qu’elle peut par conséquent perdre au fur et à mesure des opérations que je lui ferai subir : forme, couleur, saveur, odeur, sonorité, etc… Précisément parce qu’elles durent, elles ne sont pas. L’esprit n’arrive à l’être réel de la cire que lorsqu’il est parvenu à une qualité soustraite à la durée, l’étendue, lieu de la géométrie et de l’intelligence. Le regard de Descartes dénude cette cire jusqu’à ce que son intelligence en ait saisi l’être, en ait fait tomber la durée, l’ait ramené à une permanence, à une identité géométrique que Spinoza n’aura qu’à achever pour faire de l’étendue un attribut de la substance divine, une des figures sous lesquelles nous la concevons toute.

Au morceau de cire de Descartes, cette bonne cire de Hollande oubliée par sa servante sur un coin de sa table, les philosophes qui ne sont pas ennemis des images vivantes aimeront à opposer le morceau de sucre auquel M. Bergson se plaît à attribuer une importance symbolique. Ils l’ont reconnu sur une table du Collège de France, près du verre d’eau oratoire, et l’ont vu désigné du doigt à une génération de philosophes. Ce morceau de sucre dans l’eau change de forme comme le morceau de cire cartésien approché du feu. Et M. Bergson fait observer ceci : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d’enseignements[10]. » Descartes devait pareillement attendre que son morceau de cire fondît, mais cette attente et cette durée il les négligeait superbement, et pensait, comme Zénon d’Élée, dans un monde où elles n’eussent pas existé. La réalité de la cire c’est son étendue, c’est-à-dire ce qui reste identique à tous les moments de la durée, ce qui ne dure pas. Les qualités qui se succèdent au fur et à mesure de ses transformations sous l’influence du feu n’existent pas, précisément en tant qu’elles durent, qu’elles constituent une histoire, solidaire de l’histoire de Descartes, lequel à cette heure en respire l’odeur, en pèse la masse, en modifie la forme. Du même fonds et du même point de vue, les cartésiens nièrent la valeur de l’histoire, la réalité du temps, l’univers étant créé à nouveau à chaque moment de la durée. Mais pour M. Bergson « le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde matériel, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. Ce n’est plus une relation, c’est de l’absolu. Qu’est-ce à dire, sinon que le verre d’eau, le sucre et le processus de dissolution du sucre dans l’eau sont sans doute des abstractions, et que le tout dans lequel ils ont été découpés par mon sens et mon entendement progresse peut être à la manière d’une conscience ? » Le morceau de cire cartésien servait à expliquer l’univers matériel par l’étendue, à l’opposer à la conscience. Le morceau de sucre bergsonien sert à l’expliquer par la durée, à l’assimiler à une conscience. Le morceau de cire signifiait que pour la réalité extérieure exister consiste à ne pas changer. Et même, dans l’ordre de l’intérieur et de la pensée, Descartes considère le changement comme un principe d’incohérence et d’inexistence, puisque le fait qu’elles sont pensées par un être qui change suffirait à rendre inopérantes même nos idées claires et distinctes, si nous n’avions pour garantir leur vérité permanente la vérité d’un être qui ne change pas, la véracité divine. Descartes met à chasser la durée de tous les coins de sa philosophie la même ténacité ingénieuse que sa servante hollandaise employait à découvrir et à ôter de la maison qu’elle entretenait le dernier fil d’araignée. La maison sera nette et à souhait pour le Dieu spinoziste.

M. Bergson dirait volontiers : Je pense, donc je change. Le changement est donné dans l’acte élémentaire de la pensée, comme y est donnée, pour une philosophie dialectique, la représentation. « Si un état d’âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler[11]. » et cessant de durer il cesserait d’être. « Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même. En dirait-on autant de l’existence en général ?[12] » L’Essai sur les Données immédiates de la conscience est le développement de la première phrase. L’Évolution Créatrice est une réponse affirmative à la seconde.

D’un être qui est durée, d’une durée qui est changement, se tisse donc l’étoffe de nous-mêmes, l’étoffe de l’univers. Il n’en existe pas, nous assure M. Bergson, de plus résistante ni de plus substantielle. Approchons-nous et touchons-la.

Touchons-la dans sa nature originelle, c’est-à-dire dans l’acte de son tissage et dans le développement de ses pièces neuves. Le point de vue du tailleur qui y découpe des vêtements sur mesure, à plus forte raison celui du confectionneur qui en tire des séries de vêtements tout faits et celui du client qui s’en revêt, ne doivent pas être confondus avec celui de sa production, et c’est de cette confusion que naissent la plus grande partie des malentendus, des impasses où s’égare la philosophie. Toute philosophie antérieure se ramène pour M. Bergson à celle de Herr Tcufelsdrœck, est plus ou moins une philosophie des habits.

Le premier échelon de la réflexion philosophique portera donc la démarche d’introspection qui nous fera saisir nous-mêmes par nous-mêmes en tant que durée. Sous quelle figure nous apparaîtra cette durée ? Je dis bien sous quelle figure, car nous sommes obligés par le rayon de courbure de notre intelligence de la penser comme figure, dans l’espace. C’est, nous semble-t-il, comme l’espace, une réalité à trois dimensions, passé, présent, avenir. Mais il est bien certain qu’entre deux de ces trois termes et le mot être ou réalité il y a discordance, puisque le passé désigne ce qui n’est plus, l’avenir ce qui n’est pas encore, tous deux ce qui n’est pas. On sera dès lors conduit à faire de la durée une manière de sentir les phénomènes, comme Kant, ou une manière de les penser, comme Renouvier, bien que ce soit par une autre voie que l’un et l’autre tentent leur démonstration. Il reste ceci, que la seule réalité de durée nous paraît être le présent. Mais il nous suffit de faire tourner légèrement notre réflexion, ou, mieux, de l’approfondir, pour reconnaître qu’il n’y a là qu’une apparence, que présent aussi bien que passé et avenir sont des coupes verbales sur une réalité continue, que le présent par lui-même ne dure pas, et, psychologiquement, n’est pas, qu’il ne dure que par sa solidarité avec le moment qui le précède, c’est-à-dire avec un passé, avec notre passé, avec tout notre passé, avec ce qui nous confère notre existence psychologique, notre réalité. C’est le passé qui constitue l’étoffe résistante dont nous sommes faits, dont peut-être tout est fait. Le passé n’est pas une chose qui passe, mais une chose qui est passée, une chose qui reste. « Notre passé nous reste présent. Que sommes-nous, en effet, qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions pré-natales ?[13] » Notre caractère, notre être véritable, notre durée sont donc constitués par notre passé. Notons ici la position inverse et symétrique de celle qui est prise par Kant et Schopenhauer lorsqu’ils font, au contraire, de notre être dans la durée la dilution ou la réfraction de notre être intemporel, de notre caractère empirique l’expression ou la monnaie de notre caractère intelligible. Mais les deux doctrines, bien que contraires, se ramènent à un même point de vue : que l’absolu soit dans la durée ou qu’il soit par delà la durée, dans les deux cas, en touchant notre caractère, en nous saisissant dans la profondeur authentique de notre être, nous atteignons de l’absolu.

Insistons sur cette identité de notre passé et de notre caractère, participant à la même réalité et au même absolu : elle constitue pour l’intelligence de la doctrine bergsonienne un point de départ commode. Notre caractère, ou notre être, est constitué par notre passé, mais n’est pas arrêté dans notre passé. Il se forme, se transforme avec notre durée tout entière, il a besoin, pour se créer, de la même durée que le morceau de sucre pour fondre. S’il coïncide jusqu’à un certain point avec le caractère absolu de Kant, il se place à l’antipode de son caractère intemporel. Nous sentons par la réflexion que notre caractère ne serait plus le même si une partie de sa durée en avait été retranchée. D’où il suit qu’un caractère ne peut jamais être arrêté à un moment donné. Comme il est la somme de cette durée, sa solidarité même, et comme cette durée avance et change continuellement, notre caractère aussi avance et change continuellement ; mais comme il exprime la liaison du présent avec un passé sans cesse grossissant, à mesure que la masse de ce passé augmente elle presse davantage sur ce présent, de sorte que notre changement se ralentit, en principe (la liberté étant là pour bousculer ce principe), à l’inverse de l’accélération d’un corps qui tombe : plus nous avons changé moins nous changeons. C’est la vie individuelle, c’est le renouvellement de l’espèce par les individus, la succession continuelle de nouvelles sources et de nouveaux centres d’indétermination, qui entretiennent dans l’univers le changement, soustraient la durée au mécanisme et à l’automatisme qu’elle secrète spontanément et automatiquement, comme un organisme sa coquille, à la fois protection et prison.

Nous avons un caractère en tant que nous avons un passé ; nous existons comme individus en tant que nous possédons un capital de durée. Mais nous vivons en tant que ce passé agit sur notre présent ; nous agissons en tant que ce capital nous sert d’instrument de travail. Le passé n’existe pour notre action que dans la mesure où il fournit des directives, des habitudes, un automatisme tout prêt et des mécanismes tout montés à notre présent. Ainsi notre image pratique de la mer est faite de la couche supérieure qui la met en contact avec l’atmosphère, comporte nos routes et porte nos vaisseaux.

Ce présent qui existe seul pour notre action, du point de vue pur de la durée vivante il n’existe pas. Le présent idéal se confondrait avec une limite mathématique, c’est-à-dire avec l’intemporel : il serait la négation du temps. La matière peut se définir comme l’absence de durée, et c’est pourquoi la science sans durée, les mathématiques, s’adaptent exactement à elle. Comme l’a vu Leibnitz, la matière s’obtient quand on enlève à l’esprit sa durée, c’est-à-dire sa réalité. Omne corpus est mens mimentanea, ce qui contient en germe toute la théorie bergsonienne de l’interruption et de l’inversion. Le corps c’est du présent pur. Un corps inorganique répond à peu près à cette définition (je dis à peu près, la précision étant pour M. Bergson une vue de l’esprit abstrait beaucoup plus qu’un caractère de la réalité). Mais un corps organisé y répond beaucoup moins. Justement parce qu’il est vivant, il ne peut comporter qu’un présent accordé avec la vie ; et parce qu’il est réel il occupe une durée, c’est-à-dire implique un passé immédiat, est penché d’une certaine manière qui constitue son inclinaison vers l’avenir, et il ne peut se séparer de ce passé et de cette inclinaison. La sensation la plus élémentaire, la plus instantanée est déjà une condensation de milliards de vibrations, qui ne se sont condensées qu’en occupant une durée. Tout présent vivant comporte du passé immédiat, qui est de la sensation, et de l’avenir immédiat, qui est tendance au mouvement, d’où cette formule de synthèse : « Le présent est par essence sensori-moteur, c’est-à-dire que mon présent consiste dans la conscience que j’ai de mon corps[14]. » Le caractère sui generis du présent tient à ce qu’il ne peut y avoir, à un moment donné, qu’un seul système de sensations et de mouvements.

Le mot de présent et le sentiment du présent expriment en des termes et en un ordre de durée ce que réalise en signes d’espace l’existence distincte de mon corps. La matière se définissant comme un présent perpétuel, une réalité qui recommence à chaque instant de la durée (caractères que Descartes avait attribués avec profondeur à son monde pensé dans la mathématique pure), « notre présent est la matérialité même de notre existence, c’est-à-dire un ensemble de sensations et de mouvements, rien autre chose. » Précisément nous appelons monde matériel une « coupe quasi-instantanée que notre perception pratique dans le monde en voie d’écoulement », cet écoulement continu faisant la réalité du monde comme le changement fait notre réalité psychologique.

Le présent porte donc sur une réalité matérielle, il exprime en termes de temps l’attitude de mon corps. Il est l’esprit devenu momentané, c’est-à-dire matériel. Locke croyait à tort qu’on pouvait concevoir une matière qui eût reçu la faculté de penser, et les matérialistes encore plus à tort que cette conception était en effet la réalité. Mais M. Bergson pose ce qu’avaient déjà vu Ravaisson et Leibnitz, qu’on peut concevoir un esprit qui ait la faculté de devenir matière par simple diminution d’être, et dont la matière ne soit que l’interruption et la détente, — ou, puisqu’il est durée, que l’instantanéité. Nous voyons ici s’amorcer la théorie bergsonienne de la distinction de l’âme et du corps posée non en termes d’espace mais en termes de durée. Comment et pourquoi l’esprit passe-t-il à cet état de matérialité qu’est le présent, comment et pourquoi le présent nous apparaît-il comme le seul moment réel de la durée, de même que les corps apparaissent au sens commun, et à cette philosophie du sens commun qu’est le matérialisme, comme la seule réalité ? C’est que nous sommes faits pour l’action, conditionnés par les nécessités de l’action, et que la matière est le domaine de notre action. La vie, pour agir sur la matière, s’adapte à la matière, notre présent nous apparaît comme notre réalité, de même que la matière nous semble la réalité, parce que notre présent est l’instrument de notre action, la matière, l’objet et l’instrument à la fois de notre action, et que, faits pour agir, nous logeons la réalité dans les catégories de notre action. « Ce que j’appelle mon présent, c’est mon attitude vis-à-vis de l’objet immédiat, c’est mon action imminente. Mon présent est donc bien sensori-moteur. De mon passé, cela seul devient image et par conséquent sensation au moins naissante, qui peut collaborer à cette action, s’insérer dans cette attitude, en un mot se rendre utile[15]. »

En d’autres termes le présent n’est pas la durée de notre être, mais la durée de notre action. Vivre dans le moment présent c’est être pris tout entier par son action et l’attention qu’on lui prête. Les enfants se donnent beaucoup plus que nous à leur action, vivent davantage dans le mouvement : c’est pourquoi ils jouissent du présent avec une continuité et une fraîcheur que l’homme fait ne connaît plus. Mais vivre dans le présent ne signifie pas s’immobiliser au présent (ce qui serait contradictoire), il signifie même le contraire. Y vivre, en jouir, c’est le traverser par un mouvement qui ne s’arrête pas ; c’est l’utiliser pour l’action. Au contraire la personne incapable d’action, le déprimé ou le neurasthénique, s’absorbe dans son présent, l’éprouve comme une matière qui lui pèse et l’arrête. Au lieu de vivre d’un coup, d’une haleine, d’une enjambée le moment présent, il y piétine et le divise indéfiniment comme le philosophe zénonien de la dichotomie.

La durée nous offre déjà dans tous leurs traits essentiels les deux faces du problème philosophique tel que l’aperçoit M. Bergson. Si nous regardons la durée du point de vue de notre action, la vraie durée c’est le présent, mais de la même façon que dans la pièce de Molière le vrai Amphitryon est l’Amphitryon où l’on dîne. Pour le spectateur désintéressé, qui ne dîne pas derrière le théâtre, cet Amphitryon où l’on dîne est précisément le faux Amphitryon ; le vrai Amphitryon est le mortel sujet aux accidents de la condition humaine et de l’état marital. Aux yeux du philosophe qui fait l’effort de désintéressement nécessaire pour transcender les catégories de l’action, la durée véritable consiste dans la plénitude et la totalité d’un passé qui survit et qui pousse vers l’avenir sa pointe de présent.

La théorie de la mémoire, à laquelle nous arriverons tout à l’heure, et qui est une des pièces capitales de la doctrine, est fondée sur la conservation de notre passé tout entier, de la durée intégrale perpétuée dans la mémoire inconsciente. « Notre répugnance à admettre la survivance intégrale du passé tient donc à l’orientation même de notre vie psychologique, véritable déroulement d’états où nous avons intérêt à regarder ce qui se déroule et non pas ce qui est entièrement déroulé[16]. » Nous avons intérêt à ne garder de ce qui est déroulé que ce qui peut être utilisé par notre déroulement actuel.

D’un certain point de vue, notre passé c’est ce qui est fait. Mais d’autre part il n’est nôtre qu’en tant qu’il continue à se faire, que le registre n’est pas fermé, que ce qui est fait influe sur le progrès de ce qui se fait, et que se qui se fait modifie pour sa part la nature de ce qui est fait. Le passé ne constitue une masse de durée continue qu’en tant qu’il continue en effet à presser contre notre présent. S’il était complètement passé c’est que nous aurions cessé de le vivre. Et il existe dans la philosophie un biais par lequel nous nous vidons de notre réalité actuelle et présente pour nous penser seulement sous la catégorie du passé : c’est le déterminisme. Le déterminisme psychologique considère nos actions comme déterminées, dans la mesure où il les considère comme déjà faites, comme passées. Et nous pouvons nous donner à nous-mêmes le sentiment spontané d’où sort, en organisant ce sentiment, la théorie déterministe. Dès que nous considérons notre vie passée indépendamment du moment présent par lequel elle s’insère dans la durée, elle prend une figure achevée et plastique, elle nous apparaît comme une destinée, et c’est parfois un sentiment voluptueux que de se laisser porter par elle, d’éteindre en soi-même toute volonté de la modifier. Cet abandon nous achemine à cesser d’agir, et, à la limite, à cesser d’être. Au dernier moment de la vie, quand on ne peut absolument plus agir et que pourtant on vit encore, quand toute la place dans l’être est occupée par ce qui subsiste l’action étant ôtée, il semble que cela qui subsiste ce soit le passé pur, envahissant et recouvrant le présent. « Chez des personnes qui voient surgir devant elles, à l’improviste, la menace d’une mort soudaine, chez l’alpiniste qui glisse au fond d’un précipice, chez des noyés et chez des pendus, il semble qu’une conversion brusque de l’attention puisse se produire, — quelque chose comme un changement d’orientation de la conscience qui, jusqu’alors tournée vers l’avenir et absorbée par les nécessités de l’action, subitement s’en désintéresse. Cela suffit pour que mille et mille détails oubliés soient remémorés, pour que l’histoire entière de la personne se déroule devant elle en panorama[17]. »

Notre passé réel existe en nous, derrière nous : s’il peut s’étaler ainsi tout entier quand nous cessons d’agir, nous sommes hommes d’action dans la mesure où nous pouvons et savons en refuser toute la partie qui n’intéresse pas notre action et notre présent ; nous sommes rêveurs, parfois poètes, par exception philosophes, quand nous pouvons et savons, tournant le dos à l’action, nous trouver un sens du passé, détacher de notre présent la barque qui glissera librement et passionnément vers des horizons. « Je jouis, disait Jules Lemaître, de sentir à tout mon être des racines si profondes dans les temps écoulés et d’avoir tant vécu avant de voir la lumière. L’avenir n’est que ténèbres et épouvante : toutes les fois que j’essaye de me figurer ce que sera le monde dans cent ans, dans mille ans, je sors de ce rêve avec un malaise horrible… Au contraire le rêve du passé est plein de charmes secrets : il prolonge ma vie par delà le berceau, il éveille en moi l’imagination pittoresque et il me fait éprouver que j’ai un bon cœur. Joignez que l’étude du passé est souvent une excellente leçon de sagesse, et qu’elle nous enseigne doucement la vanité des choses tout en nous intéressant à cette vanité même[18]. » Il est bien curieux que l’auteur de cette jolie page et des Vieux Livres se soit cru un homme d’action, ait pris innocemment la tête d’une grande œuvre politique.

« Je suis une chose qui dure » signifie donc que mon passé existe tout entier en moi (la théorie de la mémoire nous fait voir où et comment), mais que je ne vis dans le présent qu’à condition d’oublier la plus grande partie de ce passé, de n’en retenir que ce qui peut aider, instruire, éclairer ce présent. Cela en gros, à l’état de tendance plutôt que de réalisation précise (la précision ne convient pas à la vie) et l’occlusion n’étant jamais telle (à moins d’une attention exceptionnelle et même somnambulique) que mille souvenirs de contrebande, tout désintéressés, ne se glissent encore capricieusement dans l’état présent : ainsi la vanne d’une écluse n’arrête l’eau qu’en masse, assez pour son effet utile, et laisse passer tout un menu ruissellement qui entretient le courant.

Envisager la réalité psychologique sub specie durationis, c’est la prendre comme une réalité pleine, non comme ces formes, ces cadres ou ces abstractions auxquelles Leibnitz, Kant, le criticisme français s’efforcent de ramener le temps. Aucune forme de la pensée pure, aucune dialectique ne nous permettront de la déduire. Il nous faut d’abord l’épouser en nous comme un fait, la reconnaître et la suivre dans une expérience immédiate, qui nous conduit à découvrir ce que la déduction ne nous eût jamais donné. Cette liaison active du passé et du présent est tout autre chose que l’ordre de succession leibnitzien ou la forme a priori kantienne. Et il en va de même des autres caractères de la durée, dont chacun nous permet d’éprouver par une nouvelle prise cette étoffe résistante : le changement et la multiplicité, la qualité et la tension, — les deux premiers répondant au « plusieurs » et les deux derniers à l’« un » de la personne.

II
UNE PHILOSOPHIE DU CHANGEMENT

Étant une chose qui dure, je suis une chose qui change. « Exister consiste à changer ». La philosophie a cherché jusqu’ici ce qui subsiste ; l’intellectualisme fait d’elle la connaissance du permanent. L’évolutionnisme intégral se place au point de vue opposé, et transporte l’accent réel non pas même sur ce qui change, mais sur le changement de ce qui change. Il nous semble au premier abord que nous connaissions cette doctrine : le πάντα ῥεῖ (panta rhei), l’héraclitéisme nous viennent à la mémoire. Et il est probable que le bergsonisme tiendra en face des philosophies ontologiques et dialectiques une place analogue à celle d’Héraclite vis-à-vis de Parménide et de Zenon, en attendant peut-être un nouveau Platon qui tentera de les rejoindre provisoirement. Mais Héraclite ne bergsonisait qu’avec mesure et se rapprocherait plutôt de Spencer : ce philosophe de l’écoulement était aussi le philosophe de la loi, dont il paraît avoir eu la première idée nette. En tout cas ses disciples allèrent plus loin que lui, et leur mobilisme radical dut lui faire à peu près les mêmes reproches que M. Bergson adresse à Spencer. Le Cratyle donne de ces héraclitéens de gauche un portrait que certains philosophes sont tentés aujourd’hui d’appliquer à M. Bergson, et qu’Alfred Fouillée a utilisé, dans sa polémique plus ingénue qu’ingénieuse contre l’auteur de l’Évolution Créatrice. À force de se tourner partout, dit Platon, ces philosophes ont vu en eux-mêmes cette mobilité, mais au lieu de la rapporter à leur état interne, ils l’ont mise dans les choses. Évidemment, philosopher, pour M. Bergson, ne consiste nullement à se tourner partout, mais à se concentrer en soi-même, à percer tenacement dans sa profondeur intérieure. C’est dans cette profondeur, où nous saisissons la nature authentique de l’être, que notre vie intérieure apparaît (voyez Montaigne) à l’oreille attentive comme un courant.

Il n’en est pas moins vrai qu’il y a toujours eu dans la philosophie, depuis Héraclite, ou plutôt depuis les premiers Ioniens, à côté de la tendance à réaliser les objets de la pensée en formes fixes et arrêtées, une tendance à ne les voir que déposés et entraînés par ce courant de la mobilité, et ne faisant figure sur lui que d’une écume labile et momentanée. Mais, comme la philosophie de la durée, la philosophie du changement et du mouvement était portée en compte au scepticisme. Cratyle chez Platon suit à peu près la même direction que Protagoras, et tous deux uniront leurs eaux confondues dans le pyrrhonisme et la Nouvelle Académie. La philosophie du changement ne saurait devenir une philosophie de l’être que par une conversion vers le dedans, plus intime encore que celle que la philosophie grecque tenait de Socrate. Ce n’est qu’en nous que nous pouvons trouver quelque chose qui soit à la fois du changement et de l’être. Alors il n’y a plus de scepticisme qui tienne, et c’est l’étape que la pensée occidentale franchit peut-être avec Montaigne. M. Bergson, dans la mesure où il se cherche des prédécesseurs, a semblé désigner comme les initiateurs de son mode de philosopher Rousseau et Pascal. Je suis beaucoup plus frappé de ses analogies avec le mobilisme psychologique de Montaigne, qui convertit comme lui toute sa vie intérieure en Images de mouvement, et en qui nous voyons le tournant sceptique conduire à la conscience de la réalité profonde. Le ῥεῦμα (rheuma) dérivé d’Héraclite, qui devient, dans les arguments de l’école sceptique, le doute emporté par le doute, le purgatif balayé lui-même avec ce qu’il balaye, ils nous rendent sensible cet effort continu de la pensée vers une torsion paradoxale sur elle, cette conversion de son regard vers la mobilité qui répugne à ses cadres. La philosophie de M. Bergson est née quand, à ce courant classique d’observation intérieure et d’esprit de finesse, s’est joint certain courant moderne de science et de philosophie, représenté par l’évolutionnisme spencerien et par une orientation — avec Ravaisson — du spiritualisme classique vers Schelling, Leibnitz et Aristote. Maintenant que la pensée bergsonienne est formulée, nous pouvons bien la recomposer en partie avec de la pensée antérieure, mais à condition de ne pas nous tromper sur l’importance de cette opération, de garder présente à l’esprit la métaphore de la figure dessinée d’un trait unique et vivant, et qu’on essaye de recomposer par des cubes juxtaposés de mosaïque, s’exposant ainsi à croire que la courbe a été tracée par la même opération qui nous la fait reconstituer.

Même lorsque la philosophie est, comme dans le bergsonisme, une réaction contre la pensée par images, non seulement elle se sert des images pour dépasser les images comme du langage pour dépasser le langage, mais elle est accompagnée d’une certaine image continuelle et sous-entendue, qui demeure toujours sous l’écoulement et la succession des autres parce qu’elle est impliquée par cette succession et cet écoulement. Ainsi le courant du fleuve suppose un lit permanent, qui n’est lui-même qu’un écoulement moins mobile, puisque le fleuve le détruit en le creusant. Ainsi le soleil immobile du point de vue de la terre est en mouvement du point de vue de l’astronomie stellaire. L’image qui est au fond non seulement du bergsonisme, mais de toute philosophie du mouvement, c’est celle-là même que nous trouvons à la naissance de la philosophie ionienne, celle de l’eau. L’analyse la reconnaît dans la vie même de la philosophie, comme elle distingue dans le corps vivant l’eau et la température des mers où la vie s’est formée. Cette image d’une réalité mobile et liquide, il semble que nous la retrouvions au fond de la philosophie de ces Ioniens modernes que sont les Anglais. Empirisme de Locke, phénoménisme de Hume, associationnisme de Mill, évolutionnisme de Spencer, en Amérique pragmatisme de James, portent de divers côtés l’accent sur la mobilité de l’être, le ramènent à un rythme océanique, prennent une figure d’eau marine et une odeur d’embrun. On les aperçoit même, malgré ses attaches cartésiennes, dans l’idéalisme de Berkeley ; l’image du jet d’eau, qui termine les Dialogues d’Hylas et de Philonoüs, figurerait élégamment comme les armoiries parlantes de cette philosophie, si sympathique par avance à celle de M. Bergson, et qui l’annonce par bien des traits. Il n’est pas étonnant que le claret de Montaigne ait plu aux Anglais, et figure en bonne place depuis Florio sur leur table intellectuelle. M. Bergson savait bien quelles fibres il toucherait dans son auditoire, lorsqu’allant « lecturer » à Oxford sur la Perception du Changement il disait : « Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d’entre nous seront pris peut-être de vertige. Ils sont habitués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points fixes auxquels attacher la pensée et l’existence[19]. » Ces inversions, en concentrant la lumière sur une face méconnue de la réalité, même si elles nous obligent à négliger l’autre, sont toujours fécondes. C’est ainsi que Victor Bérard a pu renouveler notre vision de l’Odyssée et toute une province de la géographie historique en substituant dans notre image du monde méditerranéen les vues de mer aux vues de terre. Et je ne crois pas que ces rapprochements soient si artificiels : il y a une certaine nature marine, un ionisme général où tout se tient.

L’intelligence, dit M. Bergson, « répugne au fluent et solidifie tout ce qu’elle touche[20]. » Un parti-pris du fluent, une mise en garde contre ce toucher solidificateur, même s’ils ne nous font pas atteindre la vérité, ne seront pas inutiles. Il faut que le goût des Grecs pour les réalités plastiques, sculpturales, ce goût qui a formé le nôtre à sa ressemblance, soit balancé par l’esprit d’Israël, par le sentiment du Dieu sans images, par la mobilité inquiète et ardente qui ne permet aux tentes de Sem que de se poser en passant : ce dualisme est lié au génie de la Méditerranée et de l’Occident. Et nous retrouvons chez les peuples modernes de la Bible, Anglais et Américains, ce que Bérard nous aiderait à appeler les doublets sémitiques, le périple phénicien nu qui transparaît sous nos complexes et ondoyantes Odyssées. M. Bergson considère avec attention et sympathie ce pragmatisme de James, pour qui « les relations sont flottantes et les choses sont fluides. Il y a loin de là à cet univers sec, que les philosophes composent avec des éléments bien découpés, bien arrangés, et où chaque partie n’est plus seulement reliée à une autre partie, comme nous dit l’expérience, mais encore, comme le voudrait notre raison, coordonnée à un tout[21]. »

Ce serait un jeu d’esprit peut-être un peu vain (qui sait pourtant ?) de rapporter ce sentiment du fluide que nous retrouvons en les Essais au sang des juifs espagnols que la mère de Montaigne avait transmis à son fils. Montaigne, lecteur et disciple des Grecs, le met au compte philosophique du pyrrhonisme, mais nous ne voyons dans ce pyrrhonisme qu’un mot, et la vérité est qu’un tel sentiment est lié chez lui, comme chez M. Bergson, au courant même de la vie intérieure. Chez tous deux la pensée procède toujours, dans son mouvement naturel, à l’image de l’eau et du fluide : « Nous ne sommes pas le courant vital lui-même ; nous sommes ce courant déjà chargé de matière, c’est-à-dire de parties congelées de sa substance qu’il charrie le long de son parcours. » Le bergsonisme, c’est la géologie et la géographie, la climatologie et l’hydrologie du fleuve héraclitéen, le détail et l’explication du πάντα ῥεῖ (panta rhei).

Entre Montaigne et Bergson il y a le Cogito, trois siècles de science positive et de réflexion philosophique. Montaigne, qui se connaît comme mouvement et changement, tire cette conclusion que, le mouvement et le changement étant, selon les philosophes eux-mêmes, du contradictoire et de l’irréel, en se connaissant il ne connaît rien, il se connaît comme un rien, qui lui est d’ailleurs cher et lui paraît intéressant. M. Bergson conclut, de ce qu’il est mouvement et qu’il est, que les philosophes doivent se tromper en pensant que le mouvement n’est pas. Tout provient de cette erreur des anciens, donnée d’ailleurs inévitablement dans la pente de la nature humaine, et qui consista à faire du mouvement une dégradation de l’immobile. « D’où résultait que l’Action était une contemplation affaiblie, la durée une image trompeuse et mobile de l’éternité immobile, l’Âme une chute de l’Idée… La science moderne date du jour où l’on érigea la mobilité en réalité indépendante. Elle date du jour où Galilée, faisant rouler une bille sur un plan incliné, prit la ferme résolution d’étudier ce mouvement de haut en bas pour lui-même, en lui-même, au lieu d’en chercher le principe dans les concepts du haut et du bas, deux immobilités par lesquelles Aristote croyait en expliquer suffisamment la réalité[22]. » Ainsi c’est la science elle-même qui nous a donné des exemples d’une approximation de plus en plus adéquate du mouvement. La différence entre la géométrie des anciens et celle des modernes consiste en ceci que la dernière considère les figures dans la continuité du mouvement qui les décrit, et non plus comme des données statiques. On peut supposer ou plutôt rêver une biologie de cette nature, une science qui serait « une mécanique de la transformation dont notre mécanique de la translation deviendrait un cas particulier, une simplification, une projection sur le plan de la qualité pure[23]. » Si une telle biologie est probablement impossible pour des intelligences constituées comme la nôtre, la psychologie, et surtout la métaphysique, cette psychologie de l’univers, nous permettent de suivre plus librement cette voie.

La science a eu beau s’appliquer à des considérations de mouvement qui étaient étrangères aux Grecs, elle est restée captive des conditions et de la nature mêmes de la géométrie, dont Descartes ne renouvelait que la fleur, et non la tige. Elle a vu le mouvement à travers la portion d’espace qu’il parcourt, qui sert à le mesurer et à l’utiliser, et sur cette confusion du mouvement et de l’espace qui le sous-tend sont bâtis les arguments de Zenon d’Élée. Les arguments de Zenon n’étant qu’un artifice dialectique peuvent être réfutés par d’autres artifices dialectiques, ceux par exemple qu’ont employés Aristote et Leibnitz. Ils n’ont d’intérêt que comme petits postes, qu’il est toujours facile d’enlever, d’une ontologie absolutiste, celle de Parménide, sorte d’hyper-spinozisme où tout est donné statiquement, en acte, dans le repos, l’identité, l’éternité de l’Être. Si on laisse de côté les philosophies négatives, celles des sophistes et des sceptiques, le bergsonisme, qui se transporte exactement et point par point aux antipodes de Parménide, figure un anti-éléatisme complet. Il est dès lors naturel que de son point de vue il voie traîner sur tout autre système des lambeaux plus ou moins apparents d’éléatisme, qu’il considère l’éléatisme (et le spinozisme qui en est la forme moderne) comme la somme idéale et parfaite des illusions naturelles à l’intelligence humaine. Les arguments de Zenon, faits pour défendre l’Être immobile, conserveront alors leur valeur retournée contre toute doctrine qui prétend faire procéder de l’Être immobile, éternel absolu, le mouvement et le changement. Ils fournissent à M. Bergson une occasion élégante de mettre l’esprit en demeure d’opter entre l’éléatisme et son contraire, et dans l’alternative de tenir avec l’éléatisme les arguments de Zenon pour valables ou de poser contre ces arguments toutes les thèses parfaitement contraires à celles de l’éléatisme. Les deux conférences d’Oxford sur la Perception du Changement résument ces thèses sous une forme volontairement paradoxale, Gorgias, quand il vint à Athènes, dut proclamer ainsi ses trois thèses sur l’être, la connaissance et le langage.

« Il y a des changements, mais il n’y a pas de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas nécessairement des objets invariables qui se meuvent : le mouvement n’implique pas un mobile[24]. »

Mais, au contraire de Zénon et de Gorgias, M. Bergson ne cherche pas à établir ses thèses par une dialectique extérieure qui se contenterait de ce résultat négatif d’avoir réduit l’adversaire au silence. Ses raisons, comme les raisons socratiques, sont des raisons humanisées, qui ne sauraient avancer qu’au fur et à mesure d’une disposition, d’une conversion intérieures. Pour comprendre ces thèses, il nous faut instituer en nous une habitude nouvelle, ou plutôt remonter par un effort la pente naturelle d’une habitude ancienne. Il nous faut saisir le mouvement comme un acte de la durée, le soustraire à l’espace où notre imagination le voit déposer sa trajectoire : « Nous n’avons point affaire ici à une chose, mais à un progrès : le mouvement, en tant que passage d’un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu. Il n’y a dans l’espace que des parties d’espace, et, en quelque point de l’espace que l’on considère le mobile, on n’obtiendra qu’une position[25]. » Le monde extérieur, étendu, nous est donné, ainsi que l’avait bien vu Descartes, comme instantané. Mais nous trouvons en nous le mouvement qui est l’acte de la durée, ou (si l’on ne veut pas employer plus que M. Bergson le vocabulaire aristotélicien) qui est un acte de durée, de notre durée. Là est le mouvement pur, réalité indivisible et sui generis, qu’Achille et la tortue éprouvent également de l’intérieur quand ils accomplissent l’acte indivisible de leur pas. Mais, de ce mouvement pur qui est un acte, nous créons, pour des besoins pratiques, par contamination avec l’espace instantané, un mouvement qui serait une chose comme l’espace sur lequel nous l’appliquons, un mouvement que nous construisons avec la double illusion d’un espace qui durerait et d’une durée spatialisée, et qui est constitué de la seule interférence de ces deux illusions. De là cette confusion « entre le mouvement et l’espace parcouru par le mobile » d’où sont nés les sophismes des Éléates. Confusion légitime et nécessaire tant qu’on se borne à l’utiliser pratiquement et en vue d’un résultat déterminé. Si je compare les distances parcourues en un temps donné par deux coureurs, je ne compare que des résultats obtenus et non des mouvements effectués. Je fais abstraction de tout ce qui est mouvement vivant, senti de l’intérieur, pour ne retenir que des portions d’espace à comparer, et ces portions d’espace ne sont même comparables que parce que je les compare, sous le nom de temps donné, avec d’autres portions d’espace marquées sur un chronomètre. La même comparaison, la même mesure seraient encore possible si, au lieu de deux hommes qui font des mouvements d’hommes, je faisais courir un homme et un cheval, un cheval et une locomotive, Achille et une tortue. Mais je ne puis sans absurdité décomposer selon la même loi du nombre une réalité d’homme et une autre réalité d’homme, une réalité d’homme et une réalité de cheval, un mouvement d’homme et un mouvement d’un autre homme, d’un cheval et d’une tortue. Ma course est mon acte, pas autre chose. « Procéder comme le fait Zenon, c’est admettre que la course peut être décomposée arbitrairement, comme l’espace parcouru[26] », qu’un pas peut être décomposé en autres pas comme un mètre peut être décomposé en centimètres, un troupeau de moutons en moutons. Je ne fais cette dernière décomposition qu’en négligeant artificiellement toutes les différences de sexe, de couleur, d’individus, etc… qui constituent la réalité de chaque mouton ; si, ensuite, je néglige des différences de plus en plus générales, je puis additionner des moutons avec des bœufs, des bœufs avec des montres, des montres avec des boîtes d’allumettes (lorsque je les considère par exemple comme lots d’une loterie). Mais si je pense qu’une de ces différences, négligeable dans un système de références, me permet d’en négliger une autre qui dans ce même système ne doit pas être négligée, je tombe dans l’erreur ridicule de celui qui prendrait au sérieux le raisonnement de Zénon. Si j’ai à embarquer une compagnie dans un train, et si un wagon contient déjà deux chevaux, je sais par ma théorie que je puis y loger encore soit six chevaux, soit vingt-quatre hommes, soit toute proportion d’hommes et de chevaux qui permettra de tenir pour identique le remplissage d’un même espace par un cheval ou par quatre hommes. Il existe alors pour moi un système de références où un cheval est identique à quatre hommes : c’est un système de commandant de compagnie, qui doit procéder le plus rapidement possible à un embarquement, et pour qui la commodité de cet embarquement est en raison directe des identités et des abstractions numériques que l’organisation militaire lui fournit. Pareillement, il existe pour le chronométreur de la course entre Achille et la tortue un système où une partie de l’espace parcouru par la tortue est identique à une partie de l’espace parcouru par Achille. Mais l’existence de ce système ne m’autorise pas à le faire chevaucher sur un autre, à comparer une partie de pas d’Achille à une partie de pas de tortue, puisque les pas de l’un et de l’autre sont des actes vivants, des faits de durée indivisibles. De même, si dans le wagon que j’ai rempli d’hommes et de chevaux selon les indications de ma théorie, il se trouve un subtil de l’espèce de Zenon, il ne sera pas embarrassé de discourir : « Alors, un cheval cela vaut quatre hommes. Un homme cela vaut le quart d’un cheval. On pourra faire prendre la garde à un créneau avec un quart de cheval. Le caporal à qui l’adjudant dira de désigner quatre hommes pour une corvée pourra aussi bien désigner un cheval. C’est la théorie, c’est militaire. » Le subtil appliquera comme Zénon un système numérique et conventionnel sur un système vivant, et prétendra conclure de l’un à l’autre, ou prétendra qu’il faudrait conclure de l’un à l’autre si l’on tenait pour juste, chez Zénon, d’admettre le mouvement, et, chez un subtil, de garder une foi d’un autre âge en la théorie militaire. Et, comme il est humain, la dialectique de Zenon profite non à l’éléatisme, mais au scepticisme des sophistes, de même que le raisonnement du subtil est porté par l’opinion du wagon non pas au compte des théories de Kant sur la dignité de la personne humaine, ce bien humain en soi incommensurable avec le bien d’un cheval, mais au compte, négatif et destructif, d’un je m’en fichisme intégral qu’un autre système abstrait, celui des punitions, suffit d’ailleurs à maintenir tout platonique et virtuel. Et la théorie de M. Bergson sur le comique viendrait ici relayer fort à propos ses arguments sur la confusion zénonienne de l’espace mathématique et de la durée vivante. Le comique apparaît quand du mécanisme se superpose à du vivant et prétend momentanément le remplacer. L’argument de Zénon est un argument d’humoriste. Et la vie militaire, domaine du mécanisme intégral endossé avec l’uniforme, constitue la mine inépuisable de comique où un Courteline n’a qu’à se baisser pour en prendre. Mais tout cela c’est une autre histoire.

Il faut donc bien distinguer le mouvement vrai, que nous éprouvons en nous comme la réalité de la vie, et qui touche, par un point, à l’absolu, et le mouvement apparent et conventionnel, constitué par une sorte d’endosmose de la trajectoire et du mouvement pur. La nécessité où nous sommes d’envisager le mouvement sous cette forme bâtarde afin de nous en servir dans nos calculs et nos opérations fait que « c’est par l’intermédiaire du mouvement surtout que la durée prend la forme d’un milieu homogène et que le temps se projette dans l’espace[27] ». « La science n’opère sur le temps et le mouvement qu’à la condition d’en éliminer d’abord l’élément essentiel et qualitatif, du temps la durée et du mouvement la mobilité[28]. » La tâche de la géométrie est précisément de faire subir à l’un et à l’autre, pour les passer aux autres sciences, cette préparation anatomique.

Tout se passe pour la géométrie comme si la réalité n’était constituée que par l’espace visuel de la géométrie plane et par l’espace tactile de la géométrie dans l’espace. Pour la géométrie euclidienne tout au moins, qui est la géométrie la plus commode, celle qui suit la pente de notre moindre effort et de notre action possible sur la matière. Dès que l’esprit mathématique veut faire abstraction de la commodité, il est conduit à l’une ou à l’autre des deux grandes géométries non-euclidiennes. Et l’effort philosophique de M. Bergson pour remonter la pente de la philosophie naturelle à l’esprit humain, des postulats qui rendent commode notre action, ressemble bien à ceux de Riemann et de Lobatchewsky pour remonter la pente de la géométrie naturelle et commode des Grecs. Cette philosophie nous demande à nous-mêmes un effort pour réagir contre l’habitude de tout poser en termes visuels, en choses découpées et discontinues auxquelles le mouvement se surajouterait de l’extérieur. « Le sens de la vue s’arrange pour prendre les choses de ce biais : éclaireur du toucher, il prépare notre action sur le monde extérieur. Mais déjà nous aurons moins de peine à apercevoir le mouvement et le changement comme des réalités indépendantes si nous nous adressons au sens de l’ouïe. Écoutons une mélodie en nous laissant bercer par elle : n’avons-nous pas la perception nette d’un mouvement qui n’est attaché à aucun mobile, d’un changement sans rien qui change ? le changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible : si la mélodie s’arrêtait plus tôt ce ne serait plus la même masse sonore ; c’en serait une autre, également indivisible[29]. » La science elle aussi «  résout la matière en actions qui cheminent à travers l’espace, en mouvements qui courent çà et là comme des frissons, de sorte que la mobilité devient la réalité même. » Et enfin notre personnalité, envisagée et interrogée en elle-même, dans son fond, nous montre à plein cette réalité du mouvement et du changement ; qu’est-elle sinon « une mélodie qui se poursuit, indivisible, du commencement à la fin de notre existence consciente ?  » De sorte que, au dedans comme au dehors, « la réalité est la mobilité même ». Et à mesure que nous nous éloignons de la mobilité nous nous éloignons de la réalité : le repos est moins que le mouvement, et la philosophie qui veut faire sortir le mouvement du repos, l’expliquer par le repos, ne peut pas plus échapper à l’argument zénonien de la flèche, qu’une philosophie qui confond le mouvement réel et le mouvement conventionnel ne peut éluder l’argument d’Achille.

Mais le procédé habituel et nécessaire de l’esprit humain consiste à abstraire et à isoler des états de repos, quitte à leur surajouter ensuite le mouvement comme Dédale à ses statues. Car l’intelligence humaine est une Dédalide. Destinée à créer des outils, au contraire de l’instinct, elle les façonne dans la matière comme des réalités découpées, immobiles, et qui restent inertes tant qu’un mouvement extérieur ne leur est pas surajouté. Et elle figure à cette image la création de l’homme, outil excellent sorti des mains d’un homme parfait et à qui celui-ci a surajouté le mouvement en y logeant un moteur admirable. Dès lors toutes les démarches de l’intelligence consistent à poser des arrêts, que la géométrie schématise, que la sculpture idéalise, que la philosophie élève à l’absolu : d’où l’intellectualisme grec, Euclide, Phidias, Platon.

Arrêts physiques. L’atome de Démocrite atteint dans la matière le même point d’arrêt que l’Idée platonicienne dans l’ordre spirituel, et il donne sa pente à toute la physique comme le platonisme à toute la philosophie. Expliquer ici le monde matériel et là le monde immatériel, c’est trouver les points fixes, les repos par lesquels on expliquera le mouvement et le changement. Le monde a beau être dans un état de perpétuel changement et les atomes toujours en mouvement, l’atome ne change pas, et s’il se meut extérieurement, dans son rapport avec les autres atomes, il ne comporte en lui-même, en son intérieur, aucun déplacement de parties, aucune succession d’états. « Là est la ligne de démarcation bien nette entre l’intuition et l’analyse. On reconnaît le réel, le vécu, le concret, à ce qu’il est la variabilité même. On reconnaît l’élément à ce qu’il est invariable. Et il est invariable par définition, étant un schéma, une reconstruction simplifiée, souvent un simple symbole, en tout cas une vue prise sur la réalité qui s’écoule[30]. »

Arrêts psychologiques. De même que les atomes sont des arrêts conventionnels, les positions des suppositions arbitraires, ainsi l’une et l’autre des deux réalités (images et idées) auxquelles la psychologie associationniste ramène la complexité de la vie intérieure ne figurent que des coupes, des suppositions commodes. Si on leur cherche une réalité, cette réalité devrait être vue comme réalité déficiente, comme une interruption. Selon une comparaison qui est familière à M. Bergson, les images marquent plutôt l’interruption de la pensée que l’être de la pensée. Nous ne reporterons notre pensée en images que lorsque nous en interromprons par la réflexion psychologique la circulation naturelle. Notons d’ailleurs que M. Bergson, avec sa richesse platonicienne et baconienne de métaphores, semble bien, en même temps qu’un moteur comme Montaigne, un visuel, mais ce philosophe visuel est plus encore un visuel philosophe, réfléchit sur les images de sa pensée, cherche leur origine et leurs sources dans le courant qui les dépose et les dépasse. Il s’efforce de déduire ces formes visuelles de sa pensée, comme la mathématique moderne engendre par un mouvement les figures géométriques, les saisit ainsi plus près de leur source, de leur être. Montaigne, l’homme dont les images et l’intelligence sont les plus proches de celles de M. Bergson, nous paraît, lui, un moteur né, un moteur spontané ; M. Bergson, visuel, se ferait plutôt moteur par réflexion, en recherchant subtilement le clinamen par lequel se sont infléchies, pour être, ses images. Cette analyse de l’image va d’ailleurs très loin, jusqu’aux racines métaphysiques. Parmi les images où s’arrête notre pensée, il y en a une privilégiée qui est notre corps, et qui est aussi nous-même en tant que nous nous concevons tout entier à l’imitation plastique de notre corps. Et la matière de notre corps, comme toute matière, c’est une congélation, un mouvement, un arrêt, — Et si toute image, subjective ou objective, se ramène à un arrêt. il en est de même de toute idée, aussi bien les idées psychologiques combinées par l’associationnisme que les Idées métaphysiques hypostasiées par Platon. « L’idée est un arrêt de la pensée ; elle naît quand la pensée, au lieu de continuer son chemin, fait une pause ou réfléchit sur elle-même : telle, la chaleur surgit dans la balle qui rencontre l’obstacle. Mais, pas plus que la chaleur ne préexistait dans la balle, l’idée ne faisait partie intégrante de la pensée. Essayez, par exemple, en mettant bout à bout les idées de chaleur, de production, de balle, et en intercalant les idées de production et de réflexion exprimées par les mots « dans » et « soi » de reconstituer la pensée que je viens d’exprimer par cette phrase : « la chaleur se produit dans la balle ». Vous verrez que c’est impossible, que la pensée-traduite par la phrase était un mouvement indivisible, et que les idées correspondant à chacun des mots sont simplement les représentations qui surgiraient dans l’esprit à chaque instant si la pensée s’arrêtait ; mais elle ne s’arrête pas[31]. » Ce qu’il y a de réel dans la pensée c’est le mouvement de la pensée, mais ce qui est pensé par la pensée ce n’est pas ce mouvement, c’est le contraire et la négation de ce mouvement ; notre pensée n’est point comme celle du Dieu d’Aristote une pensée qui se pense, mais une pensée qui pense, qui pense les objets sous la forme négative dont se constitue leur matérialité, sous la forme pratique dont elle se servira pour remonter, après l’avoir épousée, la direction de cette matérialité.

Arrêts métaphysiques. Dans la revue sommaire des systèmes qui termine l’Évolution Créatrice, la métaphysique, telle que M. Bergson l’aperçoit chez tous ses prédécesseurs, est viciée par cette contamination avec les nécessités pratiques qui nous obligent d’arrêter le mouvement pour l’utiliser, et qui nous font croire que c’est encore en l’arrêtant que nous réussirons à l’expliquer. Dès lors la métaphysique des Idées dessine le type éternel d’une métaphysique naturelle à l’esprit humain, naturel à ces nécessités pratiques qui, transportées sur le plan de la spéculation, érigent en absolu notre illusion intellectuelle ou plutôt, comme le pense avec Schopenhauer M. Bergson, notre illusion vitale. Avec une attention extrême, qui n’est donnée qu’à peu d’esprits et qui ne peut durer bien longtemps, nous épouserons ce mouvement au lieu de nous attacher à ces arrêts ; la philosophie sentira, comme Ulysse chez Circé, qu’elle est retenue à ces stations de sa route non par sa vocation intérieure et vraie, mais par une destinée contraire et une magicienne habile qui l’emploient à des fins étrangères ; c’est après dix ans, dix ou vingt ou trente siècles d’« erreurs » qu’elle parvient à Ithaque, où il lui faut tendre l’arc contre tant de prétendants superbes installés à sa place, contre « une certaine scolastique nouvelle qui a poussé pendant la seconde moitié du XIXe siècle autour de la physique de Galilée, comme l’ancienne autour d’Aristote. » Ce sont les derniers mots de l’Évolution Créatrice, les deux flèches finales qui conviennent au dernier chant du poème marin, de notre Odyssée métaphysique, de ce νόστος (nostos) qui, après tout, était déjà figuré (comme tant de thèmes bergsoniens) dans les mythes du platonisme. Et voici toute l’essence de l’épopée maritime que nous apercevons dans la fumée bleue de cette philosophie, pareille à celle que la nostalgie du héros voyait à l’horizon de sa pensée insatisfaite, « mélodie où tout est devenir, mais où le devenir, étant substantiel, n’a pas besoin de support. Plus d’états inertes, plus de choses mortes ; rien que la mobilité dont est faite la stabilité de la vie[32]. »

Ainsi la stabilité du cycliste est faite de la mobilité de son cycle. Quand le cycle s’arrête nous descendons ; quand notre mobilité cesse, nous mourons ; mais c’est avec des corps morts que nous nous nourrissons, et c’est avec des réalités au repos — conçues artificiellement au repos — que notre action fonctionne et que notre intelligence l’éclaire. Seulement, avec cette action et cette intelligence, ne faites pas une philosophie, ne fabriquez pas une réalité vivante, ne composez pas du mouvement : « Avec ces états successifs, aperçus du dehors comme des immobilités réelles et non plus virtuelles, vous ne reconstituerez jamais du mouvement. Appelez-les, selon le cas, qualités, formes, positions ou intentions : vous pourrez en multiplier le nombre autant qu’il vous plaira et rapprocher ainsi indéfiniment l’un de l’autre deux états consécutifs : vous éprouverez toujours devant le mouvement intermédiaire la déception de l’enfant qui voudrait, en rapprochant l’une de l’autre ses deux mains ouvertes, écraser de la fumée. Le mouvement glissera dans l’intervalle[33]. » On trouvera chez Montaigne presque la même image, née de la même source, l’image de l’enfant qui essaye de donner forme au mercure : même idée d’une nature fluide, d’une réalité de mouvement sur laquelle notre intelligence n’est pas accordée, et que nous symbolisons naturellement sous la figure de l’enfant non encore adapté à la matière, non encore technicien, non encore intelligent, mais qui, avec de telles expériences, le devient de jour en jour.

À ces figures de l’arrêt, un bergsonisme qui se serait prononcé et complété dans toutes les directions, comme l’ont fait les doctrines de Hegel et de Schopenhauer, joindrait sans doute les arrêts esthétiques, politiques, moraux. Et il lui serait plus facile qu’en métaphysique et en psychologie de s’appuyer ici sur le sens commun et sur le vocabulaire général. En ces trois domaines, nous sommes habitués à placer l’accent de la réalité sur le vivant, celui de l’irréalité et de la mort sur le géométrique. Nous associons l’être esthétique, politique et moral à une présence constante et mobile de la vie, à une continuité de changement, à tout cela même que nous acceptons si difficilement dans le domaine philosophique et qui répugne radicalement au domaine scientifique. Le sentiment de la beauté consiste en partie à ne pouvoir supporter les formes immobiles et figées nées d’un mécanisme, d’une imitation, d’une recette, — le sentiment de la vie politique consiste à épouser un courant vivant et à ne pas résoudre les questions en arrêtant le problème présent au type et à la figure d’un problème conventionnel ou passé, — le sentiment moral consiste à réagir contre le tout fait, le donné, l’arrêté de la vie sociale, à trouver une justice qui procède par l’insinuation et la sympathie exactement contraires aux « arrêts » de la « justice » sociale. L’originalité du bergsonisme n’est-elle pas précisément d’avoir fait remonter jusqu’à l’explication des principes les vérités propres aux réalités vivantes de l’art et de la morale ? Il était dès lors inutile que M. Bergson les traitât particulièrement. Et le vivant présente tant d’inattendu et de complexité que, par une élégante ironie des choses, il eût bien été possible que M. Bergson, qui a voulu laisser dans la métaphysique et la psychologie le minimum de « tout fait » et de conformisme, en eût au contraire transporté beaucoup dans ses pages sur l’art, la politique et la morale. Ainsi Descartes. Et n’est-ce point précisément dans sa hardiesse spéculative et dans son mobilisme que l’auteur de l’Apologie pour Raimond Sebond pensait trouver les meilleures raisons de conformisme moral, de conservatisme religieux et social ?

Mais enfin, tout vrai mobilisme, comme celui de Montaigne, tout mobilisme subtil et délicat, ainsi que son frère aîné le pyrrhonisme, s’emporte lui-même, transporte à sa forme le point de vue du mouvement qu’il a appliqué à sa matière. Le mobilisme exprimé par le langage, et qui a subi dans le système bergsonien un commencement de solidification, n’est que le phénomène d’un bergsonisme idéal qui ne serait que mobilité inexprimée, refus d’arrêter sa pensée, intuition pure. À la limite on trouverait une attitude analogue à celle des yoguis de l’Inde, une immobilité par excès et totalité de mobilisme (on a pu supposer que Pyrrhon avait peut-être rapporté de son voyage dans l’Inde avec Alexandre les excès de sa doctrine). Mais le bergsonisme est une doctrine d’Occident. Son mobilisme intégral ne trouverait son achèvement et sa plénitude, ou plutôt ses contraires radicaux de l’achèvement et de la plénitude, que dans ce mouvement vital essentiel et nu qu’est l’amour, sous tous ses aspects, — sous toutes les formes qui ne sont que la réfraction et la monnaie de l’Amour. Aucune philosophie n’échappe au platonisme : à la limite du bergsonisme il y a le Phèdre et le Banquet. L’amour maternel, dit M. Bergson, nous livrerait peut-être le secret de la vie en nous montrant « chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l’être vivant est surtout un lieu de passage et que l’essentiel de la vie tient dans le mouvement qui le transmet[34]. » Le motif, peut-être de la Sainte-Arme de Léonard. Mais avant l’amour maternel, l’amour, dont le premier n’est qu’un prolongement, nous révèle cet essentiel, tenant, mieux encore, dans un mouvement moins matériel. En 1911, M. Bergson terminait ainsi son cours sur la Personnalité. « La joie de créer, de toutes est la meilleure. La mère le dit en pressant dans ses bras son enfant, au sens physique comme dans l’ordre moral le fruit de sa création. L’industriel le dit et le sent, quand, après avoir peiné dans un laborieux enfantement, il voit enfin se dresser devant lui son œuvre capable de vivre, il jouit d’avoir mis sur pied, d’avoir créé quelque chose qui marche. Cette joie la meilleure est celle du savant, de l’artiste, du philosophe ; sans doute ces hommes ne sont point insensibles aux caresses de la gloire ; mais si le savant, l’artiste, le philosophe s’attachent à la poursuite de la renommée, c’est parce qu’il leur manque l’absolue sécurité d’avoir créé du viable. Donnez-leur cette assurance et vous les verrez aussitôt faire peu de cas du bruit qui entoure leur nom[35]. » Créer une chose qui marche, une chose qui dépasse et rende inutile le moteur où elle a pris son élan, c’est précisément la fin propre à ce qui n’a pas de fin, à toutes les valeurs et à toutes les réalités qui épousent le courant du mouvement et de la vie.

Mais précisément, par cette exigence de création, nous sommes forcés d’abandonner, partiellement ou momentanément, ce point de vue du mouvement. Créer, c’est créer dans la matière et par la matière, c’est épouser pour la tourner la direction de la matière, c’est agir. Et agir c’est faire des coupes, prendre des points de repère et d’appui, poser des jalons, substituer des immobilités conventionnelles au mouvement réel. Ces joies de la mère, de l’industriel, de l’artiste, du savant, du philosophe, elles sont sans doute la fleur de la vie, mais des fleurs qui n’ont de moyen d’être que parce qu’elles sont supportées et formées par tout un terreau et un système précis de devoirs et de travaux pratiques. Elles sont données par surcroît parce qu’on ne les a pas cherchées d’abord. Si l’accent d’une vie, au lieu d’être mis sur leurs moyens, est mis sur elles-mêmes, si le poids de la matière et les exigences d’immobilité manquent, la mère n’est plus que madame Bovary, l’industriel qu’Eugène Turpin, l’artiste que le Pellerin de l’Éducation Sentimentale, le savant que Claude de Saint-Simon, le philosophe que Saint-Martin ou Ballanche. On ne saurait évidemment dire que ces êtres, dignes d’estime, et qui sont après tout nécessaires à l’humanité, soient, du fait qu’ils demeurent plus près du mouvement pur et de l’intuition nue, supérieurs à une Marie Arnoux, à un Schneider, à un Ingres, à un Pasteur, à un Stuart Mill. Le passage du Flaubert des œuvres de jeunesse au Flaubert des grandes œuvres nous donne une image claire de ces deux ordres. Et tout cela M. Bergson le voit fort bien, tout cela est incorporé à sa philosophie, qui ne consiste nullement, comme le veut une critique mal informée, à déclasser les valeurs d’intelligence, mais bien à les classer, à les comprendre, à les investir de la fonction la plus haute dans l’ordre général du monde. Au commencement était l’Action. Mais qu’est-ce que l’action sans les conditions de l’action, sans les moyens de l’action ? Et l’intelligence fait jusqu’ici le plus efficace et le plus précieux de ces moyens. Il est vrai que l’intelligence, que Pallas Athéné, est femme, et que, comme la femme de Barbe-Bleue, elle se juge parfois sacrifiée et victime parce que M. Bergson lui interdit une petite chambre secrète. Mais si elle y entre, elle n’en saurait rien faire, elle ne pourrait qu’y mourir, — et peut-être bien des formes de l’élan vital ont-elles déjà été prises à un tel piège, sont-elles figurées par les femmes pendues. La différence entre les œuvres fabriquées et les êtres vivants, c’est que dans les premières le mouvement est postérieur au moteur, tandis que dans les seconds le mouvement est antérieur au moteur. Les seconds seuls faisant l’objet de la philosophie, et la philosophie portant sur la réalité première, il est naturel que la philosophie bergsonienne soit une philosophie du mouvement. Mais pratiquement l’élan vital nous est donné comme le passage d’un moteur à un moteur, d’un individu à un individu, d’un corps à un corps, d’une coupe à une coupe. Et ces réalités pratiques ne peuvent s’abstraire d’une philosophie au commencement de laquelle est l’Action.

III
UNE PHILOSOPHIE DE LA QUALITÉ

M. Évellin, auteur d’Infini et Quantité, avait suggéré à M. Bergson d’intituler son premier ouvrage Quantité et Qualité. Si le titre d’Essai sur les données immédiates de la conscience lui a paru tout de même plus significatif, l’élaboration de la notion de qualité en matière psychologique n’en est pas moins dans ce livre un des objets principaux de M. Bergson. Et de même que la production d’une philosophie de la durée et du mouvement a son origine dans une critique de Spencer et dans le besoin de le dépasser pour trouver l’évolutionnisme vrai, de même une philosophie de la qualité naît des difficultés qu’a paru présenter à M. Bergson l’emploi abusif et dangereux des notions quantitatives chez les psychologues associationnistes. Cette psychologie, si largement développée par Spencer, ne fait qu’un, par un certain côté, avec l’évolutionnisme. Mais, à l’époque où fut composé l’Essai, elle avait été poussée plus loin encore dans la systématisation brillante de Taine.

Bien que l’enseignement philosophique n’ait jamais été gagné entièrement par la psychologie associationniste et que la réaction contre elle ait participé en France à la continuité d’une tradition, c’est sans doute à M. Bergson qu’est due la critique la plus décisive de l’association considérée comme principe explicatif. Notons d’ailleurs que, si l’Intelligence de Taine nous apparaît maintenant comme un livre d’un intérêt tout historique, les conclusions de Ribot trouvent souvent leur confirmation dans la psychologie bergsonienne.

M. Bergson a donné une force nouvelle et irrésistible au vieux reproche qu’on adressait à la psychologie de l’association : composer l’esprit actif avec des éléments passifs, ériger « les idées et les images en entités indépendantes, flottant, à la manière des atomes d’Épicure, dans un espace intérieur, se rapprochant, s’accrochant entre elles quand le hasard les amène dans la sphère d’attraction les unes des autres[36]. » Mais ces images indépendantes ne sont que des abstractions psychologiques. « En fait nous percevons les ressemblances avant les individus qui se ressemblent, et, dans un agrégat de parties contiguës, le tout avant les parties. » Au lieu d’agréger nous morcelons, et la psychologie bergsonienne sera une étude du morcellement ; au lieu d’associer nous dissocions, et elle étudiera la vie de l’esprit et l’exercice de l’intelligence comme une dissociation d’états.

La forme de multiplicité psychologique, en laquelle l’associationnisme fait consister la réalité originelle, n’est qu’une figure dérivée, apparente, de la vie intérieure, elle ne saurait expliquer, et c’est elle-même qui doit être expliquée. L’aspect quantitatif de la vie psychologique doit trouver, comme l’avait vu Leibnitz, son origine dans un aspect qualitatif. Le premier livre de M. Bergson est au fond une analyse et une critique de l’idée de multiplicité et une application de cette clef à une serrure, qui, ouverte, nous donne accès sur les bords de la profonde vie intérieure.

La première partie montre que ce qu’il y a de réel dans l’intensité d’un état psychologique se ramène bien à une multiplicité : multiplicité des états de conscience intéressés, multiplicité des parties du corps qui agissent ou pâtissent. Et M. Bergson paraît ainsi épouser d’abord les directions que résumaient alors les exposés de Ribot. Mais il ne leur demande une impulsion que pour les dépasser. Cette multiplicité, si nous l’analysons, revêt deux formes selon la nature des états psychologiques considérés. Ou bien ces états sont représentatifs d’une cause extérieure, et leur intensité nous paraît en fonction de la multiplicité reconnue dans cette cause extérieure : c’est alors une multiplicité dans l’espace, évaluable en nombres et en mesures. Ou bien ils ne sont pas représentatifs d’une cause extérieure, et leur intensité, leur multiplicité prennent une couleur psychologique sui generis, sans commune mesure avec l’intensité faite de multiplicité qu’ils présentent lorsqu’ils intéressent la matière ou notre corps. Cette multiplicité proprement psychologique, que M. Bergson étudie dans le deuxième chapitre de l’Essai, s’efforçant de l’isoler et de la constituer à l’état pur, c’est la multiplicité psychologique réelle, tandis que la première est formée d’un système de symboles que nous créons pour la commodité de notre action et de notre pensée.

La multiplicité numérique, qui s’oppose à l’unité, qui passe à l’unité, qui implique l’unité à la fois comme son élément et comme son tout, ne doit pas être confondue avec la multiplicité psychologique réelle : cette multiplicité numérique constitue, de même que l’unité, un signe conventionnel pour désigner une réalité qui les dépasse l’une et l’autre. Quelle unité, quelle multiplicité, quelle réalité supérieure à l’un et au multiple sont données à la psychologie, la philosophie ne le saura que si elle ressaisit l’intuition simple du moi par le moi. « Alors, selon la pente qu’elle choisira pour redescendre, de ce sommet, elle aboutira à l’unité ou à la multiplicité, ou à l’un quelconque des concepts par lesquels on essaie de définir la vie mouvante de la personne[37]. » C’est donc une qualité réelle qu’il nous faut chercher par delà une quantité apparente, qualité que, comme la substance spinoziste en attributs, nous traduirons en unité ou en multiplicité, selon le point de vue extérieur duquel nous la considérerons.

Penser la multiplicité c’est penser objet ; penser l’unité c’est penser sujet, mais la personne transcende le sujet et l’objet. Le nombre réalisé est un objet, et c’est en tant qu’objet qu’il est indéfiniment divisible. Mais en tant que pensé il est posé par un acte simple de l’esprit. En général « nous appelons subjectif ce qui paraît entièrement et adéquatement connu, objectif ce qui est connu de telle manière qu’une multitude toujours croissante d’impressions nouvelles pourrait être substituée à l’idée que nous nous en faisons actuellement[38]. » L’objectivité c’est l’« aperception actuelle et non pas seulement virtuelle de subdivision dans l’indivisé ». Or nous ne pouvons nous penser que comme sujet ou comme objet, nullement comme une réalité transcendante à l’un et à l’autre et qui deviendrait l’un ou l’autre par simple détermination. Dès que nous ne nous pensons pas comme l’un des deux, nous nous pensons automatiquement comme l’autre. Dès que nous cessons de nous penser comme sujet, comme personne, nous nous pensons comme multiplicité.

Dès que le sujet cesse d’être sujet il est objet, il devient une chose, « une chose c’est-à-dire une multiplicité ». S’il n’y a pas d’unité sans multiplicité, c’est qu’il n’y a pas de pensée sans chose — une chose qui pense aussi bien qu’une chose qui est pensée — ni d’esprit sans matière. « Toute unité est celle d’un acte simple de l’esprit, et, cet acte consistant à unir, il faut bien que quelque multiplicité lui serve de matière[39] ». Dès que nous pensons la matière nous pensons la multiplicité, et c’est même en cela que consiste l’impénétrabilité que nous lui attribuons. L’impénétrabilité n’est pas une proposition de physique, mais une proposition de logique, née de ce que nous pensons selon le nombre ; nous pensons deux et nommons deux l’idée d’objets occupant dans l’espace des places différentes, alors que la matière, qui est interaction et réciprocité, ne comporte certainement à peu près rien de tel.

Unité et multiplicité numériques, unité quantitative et multiplicité quantitative sont donc des apparences, que la psychologie s’efforce d’expliquer, mais qu’elle ne saurait plus prendre comme principe d’explication. L’unité et la multiplicité qui caractérisent réellement notre personne doivent appartenir à l’ordre de la qualité.

Le problème de l’unité qualitative s’évanouit vite. Notre personne nous est donnée par un même acte comme unité et comme qualité. Et le psychologique est ici de même nature que le cosmologique ou le métaphysique. Comme Schopenhauer l’avait déjà montré (parfois avec les mêmes images que M. Bergson) la vie se pose toujours par un acte simple, purement qualitatif. La matière, inversion du courant vital, pose automatiquement sa multiplicité dès que ce courant vital s’interrompt, et toutes nos catégories quantitatives, jusqu’à la géométrie, ne font que continuer, expliquer, schématiser, utiliser cette multiplicité. Ce qui doit s’expliquer ce n’est donc ni la qualité ni l’unité qui sont données de droit, c’est la cessation de ce droit, c’est leur limitation, leur arrêt, leur matérialité sous forme de quantité et de multiplicité.

Si la matière n’est qu’interruption du courant vital, et, comme disait Leibnitz, que de l’esprit éteint, si la quantité n’est donnée que comme une dispersion et une détente de la qualité, la multiplicité que comme la cessation de l’acte qui unifie, il s’ensuit que de la qualité à la quantité il pourra y avoir une infinité de degrés, (selon le degré d’extinction, de dispersion ou de détente) et que qualité pure et quantité pure sont des limites qui, aussi bien du point de vue psychologique que du point de vue cosmologique, ne sont peut-être jamais atteintes. Mais l’élan vital, tant le nôtre que celui de l’univers, impliquent dès le principe une multiplicité infinie de tendances, et d’autre part la matière dans sa totalité peut se penser comme une « conscience où tout se compense et se neutralise », où le mouvement reste à l’état de répétition et la qualité à l’état de dispersion.

De sorte que de l’esprit à la matière on ne va pas de l’unité-qualité à la quantité-multiplicité, mais de la multiplicité qualitative, donnée avec l’unité de l’esprit, à l’unité quantitative, donnée avec la multiplicité de la matière.

La multiplicité qualitative est l’une de ces données immédiates de la conscience auxquelles M. Bergson a consacré son premier Essai. Un état de conscience consiste dans une multiplicité d’états de conscience, mais non pas dans un nombre d’états de conscience, et l’erreur de l’associationnisme consiste précisément à traiter cette multiplicité de fusion comme une multiplicité de juxtaposition. D’autre part la pensée, le langage, la science, l’action ne sont possibles que parce que nous substituons à cette multiplicité qualitative une multiplicité quantitative, que nous étalons dans l’espace ce qui se continue dans la durée, que nous juxtaposons ce qui est fondu, que nous extériorisons ce qui est intérieur, que nous divisons ce qui est solidaire. D’un côté donc nous ne pouvons penser qu’en formant l’idée de multiplicité distincte. Mais d’un autre côté « nous ne pouvons former l’idée même de multiplicité distincte sans considérer parallèlement ce que nous avons appelé multiplicité qualitative[40] ». Les unités même que nous comptons, en s’organisant les unes les autres, suivent un « processus tout dynamique, assez analogue à la représentation purement qualitative qu’une enclume sensible aurait du nombre des coups de marteau ». De sorte qu’en somme « c’est grâce à la qualité de la quantité que nous formons l’idée d’une quantité sans qualité[41] ».

Comme il y a une qualité de la quantité, il y a une quantité de la qualité ; et comme sans la première il n’y aurait pas de représentation, sans la seconde il n’y aurait pas de sensation : « Si la sensation plus intense nous paraît contenir la sensation de moindre intensité, si elle revêt pour nous, comme l’ébranlement organique lui-même, la forme d’une grandeur, c’est vraisemblablement qu’elle conserve quelque chose de l’ébranlement physique auquel elle correspond[42] ». Irons-nous donc ici à une théorie matérialiste ? Non ; à son contraire. Ce « quelque chose » ne consiste pas dans un mouvement moléculaire, puisqu’il y a conscience, mais dans un état affectif, plaisir ou douleur, qui n’est ni ce mouvement moléculaire ni sa traduction, et qu’on peut définir comme la réaction contre lui, l’expression de ce qui tend à se passer, dès qu’il a eu lieu, chez l’être vivant. Si dans la variété des êtres organisés « le plaisir et la douleur se produisent chez quelques privilégiés, c’est vraisemblablement pour autoriser de leur part une résistance à la réaction automatique qui se produirait : ou la sensation n’a pas de raison d’être ou c’est un commencement de liberté ». L’état affectif esquisse précisément la réaction automatique qui tend alors à se produire. Tandis que les ébranlements moléculaires sont inconscients, les mouvements automatiques de réaction sont conscients, et « l’intensité des sensations affectives ne serait donc que la conscience que nous prenons des mouvements involontaires qui commencent, qui se dessinent en quelque sorte dans ces états, et qui auraient suivi leur libre cours si la nature eût fait de nous des automates, et non des êtres conscients[43] ». Une douleur devient de plus en plus intense à mesure que se dessinent dans l’organisme un plus grand nombre de mouvements commençants « en présence de la nouvelle situation qui lui est faite » et qu’une partie sans cesse grandissante du corps se met à réagir. Quand elle est insupportable c’est en effet « qu’elle incite l’organisme à mille actions diverses pour y échapper ». Pareillement l’attrait initial et voluptueux du plaisir est un mouvement commencé, « et l’intensité même du plaisir, pendant qu’on le goûte, n’est que l’inertie de l’organisme qui s’y noie, refusant toute autre sensation[44] ». Théorie complétée dans Matière et Mémoire, où la douleur est expliquée par un effort local, et par conséquent impuissant. La sensation — qui n’existe presque pas chez les végétaux — apparaît chez les êtres qui se meuvent comme l’esquisse de leurs mouvements futurs, en tant que ces mouvements ne suivent pas par une réaction mécanique le mouvement reçu, mais peuvent être accomplis, différés, ou empêchés.

Ainsi la sensation, c’est-à-dire la forme la plus élémentaire de la qualité, s’explique en termes de mouvement. Mais ici comme ailleurs nous ne pouvons faire procéder l’une de l’autre, ainsi que le matérialisme et l’idéalisme l’essaient vainement, deux réalités ou si l’on veut deux apparences, dont les caractères sui generis diffèrent aussi radicalement que ceux d’un mouvement et d’un état conscient. Le problème est le même que celui de l’élan vital et de la matière. Pour que nous retrouvions le mouvement dans la qualité, il faut qu’il y ait déjà de la qualité dans le mouvement ; il faut qu’on voie dans le mouvement cette qualité réelle qui existe dans la sensation. Le mouvement implique « la qualité même, vibrant pour ainsi dire intérieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent incalculable de moments[45] ». Par delà le mouvement abstrait et fictif de la mécanique, il faut admettre dans l’univers des mouvements réels, « indivisibles, qui occupent de la durée, supposent un avant et un après, et relient les moments successifs du temps par un fil de qualité variable qui ne doit pas être sans quelque analogie avec la continuité de notre propre conscience[46] ». Du subjectif à l’objectif, il doit y avoir simplement différence de degré au sein d’une même réalité. Il faut que dans la qualité même de la sensation soit donnée une épaisseur de détails inaperçus, inconscients comme le sont les épaisseurs de la mémoire vraie, et que ces détails inaperçus soient précisément son objectivité « ce qu’elle a de plus qu’elle ne donne,… immense multiplicité des mouvements qu’elle exécute, en quelque sorte, à l’intérieur de sa chrysalide. Elle s’étale, immobile en surface, mais elle vit et vibre en profondeur[47] ».

Quantité et qualité constituent donc d’un certain point de vue deux limites de la vie psychologique, dont la distinction est d’abord nécessaire pour élucider des problèmes capitaux. Mais la distinction n’est jamais qu’une opération provisoire nécessitée par les lois de notre entendement et les conditions de notre pratique. Une vue plus désintéressée et plus aiguë, un passage progressif de la psychologie à la métaphysique, nous montrent dans les résultats de cette distinction une seule réalité, avec des différences de degré. Et ne soyons pas dupe du mot degré, interprétons-le comme il doit être interprété dans une philosophie du mouvement et du changement. Il ne s’agit pas du degré-signe, qui se ramène toujours en fin de compte à une identité. Il s’agit d’un degré qui est la réalité même, un degré dont les changements ne sont pas appliqués du dehors, comme une mesure, sur cette réalité, un degré dont les changements ne peuvent même pas être dits changements dans une réalité, — mais sont des « changements réels », de réalités où il n’y a rien de plus que leur changement même. Pour imaginer une réalité si contraire à nos habitudes d’esprit il nous faut faire un nouvel effort, passer à ce nouveau synonyme du changement et de la qualité, qui s’appelle la tension.

IV
UNE PHILOSOPHIE DE LA TENSION


Le premier chapitre de l’Essai est consacré à une analyse et à une définition de l’intensité. Qu’est-ce que l’intensité d’un état psychologique ? Quand on voit l’usage que fait, par la suite, de cette idée M. Bergson, il paraît que ce problème très simple de l’intensité psychologique joue chez lui le rôle initial des jugements synthétiques a priori dans la critique kantienne. « Dans l’idée d’intensité et même dans le mot qui la traduit, on trouvera l’image d’une contraction présente et par conséquent d’une dilatation future, l’image d’une étendue virtuelle, et si l’on pouvait parler ainsi, d’un espace comprimé[48]. »

C’est sur ce fil que prendront place les idées et les mots de tension, d’extension, d’étendue, de détente et d’attente, et, d’un certain point de vue, toutes les thèses de Matière et Mémoire et de l’Évolution Créatrice.

Le point de départ consiste dans une donnée immédiate de la conscience ; nous éprouver dans notre profondeur intérieure comme une contraction capable d’une dilatation, c’est nous éprouver dans notre densité substantielle, comme chose qui pèse autant et en même temps que comme chose qui pense. Penser c’est peser, c’est sentir, comme une horloge qui serait consciente, des poids intérieurs ; et nous sentons instinctivement devant une pensée profonde son poids intérieur, comme l’œil sent d’abord le poids des entrailles dans un torse de la grande sculpture antique ou moderne. De même que dans la sculpture soufflée du XVIIIe siècle, n’est-il pas vrai qu’en face de pensées brillantes, faites de tours et de mots, même avant d’avoir dispersé le sophisme ou écarté l’analogie fragile, nous pressentons spontanément, au premier contact, le vide intérieur, et que, pareillement, dans une pensée substantielle et vivante, nous saisissons intuitivement le poids qu’y a coulé la réflexion ?

En quoi consiste ce poids psychologique qui s’appelle l’intensité ? L’analyse de l’intensité retombe ici sur les mêmes idées que celle de la qualité, puisque l’une et l’autre composent, de deux mots différents, mais convergents, la même valeur. Il y a dans les états psychiques quelque chose qui paraît croître ou diminuer. Cette croissance ou cette diminution, c’est une projection de la quantité extérieure sur l’intérieur où elle apparaît, traduite en langage psychique, comme qualité : projection du corps quand il s’agit de sensations affectives, projection de la cause extérieure quand il s’agit de sensations représentatives ; et, quand il s’agit non plus de sensations liées à une cause physique, mais de sentiments, où le psychique paraît se suffire à lui-même, multiplicité croissante de faits psychiques élémentaires, c’est-à-dire progrès vers la totalité, vers notre totalité intérieure. « L’idée d’intensité est donc située au point de jonction de deux courants, dont l’un nous apporte du dehors l’idée de grandeur extensive, et dont l’autre est allé chercher dans les profondeurs de la conscience pour l’amener à la surface l’image d’une multiplicité interne[49]. »

Ce que nous appelons intensité des sensations représentatives n’est dès lors que la projection des images extérieures, quantitatives, matérielles, l’acte de substituer « à l’impression qualitative que notre conscience en reçoit l’interprétation quantitative que notre science en donne[50] ». La prétendue intensité ne sera en ce cas qu’une illusion naturelle que la réflexion psycho-métaphysique doit dissiper, quitte à en conserver les éléments vrais, c’est-à-dire les mouvements réels qui s’accomplissent à l’intérieur de la sensation représentative. Il n’en est pas tout à fait de même de l’intensité des sensations affectives. Cette intensité se ramène aussi à un progrès quantitatif, mais cette variation quantitative s’accomplit dans une image privilégiée, qui est notre corps. Dans cette image privilégiée il est même un fait privilégié où « la conscience paraît s’épanouir au dehors comme si l’intensité se développait en étendue[51] ». C’est l’effort musculaire. Or le progrès de cette intensité, dit M. Bergson interprétant une théorie célèbre de James, se ramène à un progrès vers la totalité, à un nombre de plus en plus grand d’éléments musculaires en jeu, « à la perception d’une plus grande surface du corps s’intéressant à l’opération ». La variation particulière s’explique comme une variation d’ensemble, la partie par le tout, au lieu que la manière vicieuse de traiter le problème consiste dans l’explication inverse, œuvre de l’intelligence appliquée à un ordre où elle n’est pas à sa place. « De même que nous la verrons concentrer sur un point donné de l’organisme, pour en faire un effort d’intensité croissante, les contractions musculaires de plus en plus nombreuses qui s’effectuent sur la surface du corps, ainsi elle fera cristalliser à part, sous forme d’un désir qui grossit, les modifications progressives survenues dans la masse des faits psychiques coexistants[52]. » Nous touchons ici à la troisième forme que prend en psychologie l’idée d’intensité et à sa troisième origine : la croissance d’une multiplicité interne d’états de conscience, un progrès vers une totalité intérieure, comme l’intensité plus grande d’une sensation affective correspond à un accroissement des parties du corps qu’elle intéresse.

Au physique et au moral un état très intense est donc celui qui s’étend à toute la personne et non celui qui porterait très intensément sur une partie de la personne. Mais l’idée de totalité ne doit pas être appliquée à la personne avec le sens que nous lui donnons quand nous l’entendons d’une chose. On doit voir dans la personne un capital de possibilités, une faculté de choisir, un réservoir d’indétermination, le contraire en somme d’une totalité réalisée. La vraie totalité de la personne psychique consistera donc dans la conscience d’une virtualité indéfinie, dans une puissance d’action, bref dans la liberté. « Ce qui fait de l’espérance un plaisir si intense, c’est que l’avenir, dont nous disposons à notre gré, nous apparaît en même temps sous une multitude de formes également souriantes, également possibles. Même si la plus désirée d’entre elles se réalise, il faudra faire le sacrifice des autres, et nous aurons beaucoup perdu. L’idée de l’avenir, grosse d’une infinité de possibles, est donc plus féconde que l’avenir lui-même, et c’est pourquoi l’on trouve plus de charme au rêve qu’à la possession[53]. »

L’analyse psychologique esquisse ici les thèmes que l’Évolution Créatrice transportera sur le registre métaphysique. L’existence des espèces et des individus s’explique en partie par un détour de l’élan vital pour conserver dans la réalité le plus grand nombre des possibles qu’implique son indétermination, pour actualiser en une pluralité d’êtres la pluralité de ses tendances. Dans cet état de plénitude heureuse qu’est l’espérance, nous retrouvons en nous une image de cette liberté antérieure à la détermination, et que sacrifie cette détermination. Schopenhauer, reprenant une image de Platon, compare le désir irrationnel à l’ardeur des enfants à la foire, qui veulent tout à la fois : c’est que précisément leur âge est celui de la virtualité et de la fraîcheur originelles, celui, dirait M. Bergson, où l’on possède neuves et brillantes ces innombrables esquisses de mouvements montés par les appareils moteurs et prêts au déclenchement.

Cette plénitude gonflée de virtualités, cette totalité mouvante de possibles c’est la réalité même de la vie. « La vie est en réalité d’ordre psychologique, et il est de l’essence du psychique d’envelopper une pluralité confuse de termes qui s’entrepénètrent[54]. » Mais il est aussi de l’essence de la vie, dans ses rapports avec la matière, de développer une pluralité distincte de termes qui se juxtaposent, d’êtres indépendants qui s’individualisent, de réalités spatiales qui se découpent isolément et s’excluent réciproquement.

Ce sera par le même effort, par la même conversion, que nous retrouverons le psychique à l’état pur et le vital à l’état pur, l’un et l’autre coïncidant avec la réalité métaphysique. Les profondeurs de la conscience nous gardent cette multiplicité intérieure à l’état pur, avant qu’elle se soit réfractée et distribuée en multiplicité extérieure. Mais à un autre point de vue la réalité de la vie, c’est de vivre, vivre c’est agir, agir c’est sacrifier des possibles pour en réaliser un seul, c’est supprimer des milliers d’images pour en utiliser une, — c’est, en un mot, l’attention à vivre. Un maximum d’attention nous apparaît bien comme un maximum d’intensité. Et cette intensité d’attention s’oppose nettement à l’intensité de l’esprit pur, à cette multiplicité d’actions possibles impliquée dans une conscience qui rêve librement. Il y aura donc deux sens différents du mot intensité, deux sortes d’intensités psychologiques (et le psychologique n’est qu’une image réduite et plus claire du vital) : une intensité de rêve et une intensité d’action, ce qui répond à la distinction établie à un autre point de vue dans Matière et Mémoire entre le plan du rêve et le plan de l’action. Toutes deux se ramènent bien à une totalité, mais la première à une totalité psychique, celle de termes qui s’entrepénètrent, la seconde à une totalité physique, celle du corps entier intéressé à une action, tendu en une attitude. La première coïnciderait avec une durée étalée, la seconde avec une durée concentrée. La première aurait pour élément le passé et l’avenir, c’est-à-dire les deux figures de la durée qui nous donnent la possibilité d’une occupation indéfinie et où se répand l’esprit lorsqu’il s’affranchit du corps ; la seconde serait à proprement parler l’acte de notre présent, de notre progrès ; « Plus nous prenons conscience de notre progrès dans la pure durée, plus nous sentons les diverses parties de notre être entrer les unes dans les autres et notre personnalité tout entière se concentrer en un point, ou mieux en une pointe, qui s’insère dans l’avenir en l’entamant sans cesse[55]. »

La difficulté logique serait ici de savoir laquelle de ces deux formes d’intensité porte l’accent de la vérité psychologique : difficulté logique, qui n’est pas une difficulté philosophique pour qui a su extraire des antinomies kantiennes un mode de penser. La réalité psychologique nous apparaîtra quand nous aurons envisagé chacune de ces intensités du point de vue de l’autre, quand nous nous serons servi de l’une et de l’autre pour recomposer et revivre le mouvement indivisible et continu de l’être intérieur. Mais si l’idée d’intensité se ramène d’abord à celle de multiplicité, elle laisse encore derrière elle une possibilité d’approfondissement. Plus intérieurement nous trouvons l’idée de la synthèse active qui donne à la multiplicité son unité et sa qualité : l’idée de tension.

Dans chacune de nos perceptions il y a des milliards de mouvements réels ; mais si notre perception existe, c’est qu’au lieu de percevoir ces mouvements nous n’en percevons qu’une qualité, un extrait utile. Une perception c’est une contraction, un emmagasinement d’une multitude de mouvements, qui, au degré le plus inférieur de la vie, le plus voisin de la matière, se dissipent en une dilatation presque immédiate, mais qui, à mesure que se compliquent les appareils du système nerveux, demeurent de mieux en mieux sous pression, diffèrent davantage le moment de leur dilatation. La perception, et ce système de perceptions qu’est la connaissance, c’est quelque chose qui se tend pour se détendre, qui peut demeurer tendu de plus en plus longtemps, de plus en plus profondément, de plus en plus puissamment. Telle la constance thermique de M. Quinton. « L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement où il a imprimé sa liberté[56]. » Et la science suit ici les mêmes voies, la science étant une perception plus généralisée et la perception une science spontanée. La science cherche, comme une tension artificielle, à pousser jusqu’à sa limite cette condensation des intervalles de durée que réalise la perception, — jusqu’à une limite où, la condensation étant achevée, la contraction étant parfaite, la durée n’existe plus. « Ce qui prouve bien que l’intervalle de durée lui-même ne compte pas au point de vue de la science, c’est que, si tous les mouvements de l’univers se produisaient deux ou trois fois plus vite, il n’y aurait rien à modifier ni à nos formules, ni aux nombres que nous y faisons entrer. La conscience aurait une impression indéfinissable et en quelque sorte qualitative de ce changement, mais il n’y paraîtrait pas en dehors d’elle, puisque le même nombre de simultanéités se produirait encore dans l’espace. Lorsque l’astronome prédit une éclipse, par exemple, il se livre précisément à une opération de ce genre : il réduit infiniment les intervalles de durée, lesquels ne comptent pas pour la science, et aperçoit ainsi dans un temps très court — quelques secondes au plus — une succession de simultanéités qui occupera plusieurs siècles pour la conscience concrète, obligée d’en vivre les intervalles[57]. » Aussi peut-on comparer la synthèse de mouvements que constitue une perception à celle d’un esprit qui condenserait en les instants de quelques périodes sommaires toute l’histoire terrestre passée. De même la perception « résume dans son apparente simplicité une multiplicité énorme de moments. Entre les qualités sensibles envisagées dans notre représentation et ces mêmes qualités traitées comme des changements calculables, il n’y a donc qu’une différence de rythme de durée, une différence de tension intérieure[58]. »

Plus précisément cette différence de tension fonde la distinction du subjectif et l’objectif ; cette différence de degré actif joue un rôle analogue à celui que jouait dans la psychologie anglaise et dans celle de Taine la différence de vitalité et de force entre des images supposées distinctes. Les degrés de tension nous rappellent les réducteurs dont, chez Taine, le bon entretien assure la distinction de l’objectif et du subjectif, et dont le relâchement amène la confusion de l’un et de l’autre. On passe de la perception à la matière par une détente d’énergie. Entre la sensation qui est une qualité et les mouvements en apparence quantitatifs qui sont impliqués en elle, il y a la différence d’une durée contractée à une durée détendue. Notre perception condense dans sa tension une poussière d’ébranlements, de mouvements purs, continus, solidaires. Elle ramasse dans l’acte de sa durée ces mouvements en images, pratique des coupes dans cette continuité, isole des individus dans cette solidarité. « Cette sensation de lumière rouge éprouvée par nous pendant une seconde correspond, en soi, à une succession de phénomènes qui, déroulés dans notre durée avec la plus grande économie de temps possible, occuperait plus de 250 siècles de notre histoire[59]. » Inversement « l’histoire tout entière ne tiendrait-elle pas en un temps très court pour une conscience plus tendue que la nôtre, qui assisterait au développement de l’humanité en le contractant, pour ainsi dire, dans les grandes phases de son évolution[60] ? » C’est ainsi que la perception de la lumière rouge condensait en une seconde 400 trillions de vibrations successives. C’est ainsi que par la conscience de très loin en très loin et en franchissant chaque fois d’énormes périodes de l’histoire intérieure des choses, des vues quasi-instantanées vont être prises, vues cette fois pittoresques, dont les couleurs plus tranchées condensent une infinité de répétitions et de changements élémentaires. C’est ainsi que les mille positions successives d’un coureur se contractent en une seule attitude symbolique, que notre œil perçoit, que l’art reproduit, et qui devient, pour tout le monde, l’image d’un homme qui court[61] ». Les rêves, les hallucinations, nous permettent d’éprouver en nous-mêmes ces différences possibles entre rythmes de durée. Il nous suffit de relâcher la tension qu’implique notre perception, d’imaginer une détente graduelle pour sentir « les qualités sensibles qui s’étendent et se délayent dans une durée infiniment plus divisée ». Ainsi, de la matière à la perception et de la perception à la matière, nous passons bien du même au même, du mouvement au mouvement, de la durée à la durée, de la réalité absolue à la réalité absolue. « Le changement est partout, mais en profondeur ; nous le localisons çà et là, mais en surface, et nous constituons ainsi des corps à la fois stables quant à leurs qualités et mobiles quant à leurs positions, un simple changement de lieu contractant en lui, à nos yeux, la transformation universelle[62]. »

La distinction de la matière et de l’esprit peut donc se définir, comme l’avait déjà vu Leibnitz, en termes de durée. Omne corpus est mens momentanea. On pose la matière dès qu’on nie la durée. Le cartésianisme, qui fait de l’étendue une réalité, ne peut lui communiquer l’être que par le miracle perpétuel de la création continuée. Comme on ne saurait nier la durée qu’en niant l’être (et le spinoziste retourné qu’est M. Bergson a expliqué dans son étude sur l’idée de néant l’absurdité de cette négation) il s’ensuit qu’il n’y a pas réellement de matière pure, c’est-à-dire de matière sans durée : il n’y a de matière pure qu’idéalement ou plutôt géométriquement. Si la réalité matérielle est composée de mouvements, elle n’est pas un esprit purement momentané, puisque le mouvement est une « synthèse du passé et du présent ». Mais dans la matière cette synthèse reste virtuelle, chaque mouvement expire dans son propre présent, le passé n’a littéralement pas le temps de se former. Car l’esprit est le passé pénétrant de plus en plus profondément le présent pour rendre plus vigoureuse la pointe dont il ronge ou sculpte l’avenir. Omne corpus est mens momentanea, sen carens recordatione. L’esprit apparaît avec cette recordatio même, avec cette mémoire ajoutée à la matière, de même qu’inversement, selon le mot de Ravaisson, c’est la matérialité qui met en nous l’oubli. L’esprit commence donc dès les opérations élémentaires de la vie, peut-être avant, puisqu’il est en puissance dans les mouvements matériels (les néo-scolastiques s’étonnent candidement de voir M. Bergson tourner sans y entrer autour de l’idée de puissance qui leur est familière). Il s’accentue au moment où se créent des centres d’indétermination, des rythmes de durée, et chacun de ses degrés, « qui mesure une intensité croissante de vie, répond à une plus haute tension de durée, et se traduit au dehors par un plus grand développement du système sensori-moteur[63]. »

À la tension de la durée sont liés comme ses attributs, ou plutôt comme ses synonymes, la faculté d’attendre et les moyens de s’étendre. Attendre, c’est-à-dire emmagasiner de l’action, de l’énergie potentielle qui se déclenchera au moment utile. S’étendre, c’est-à-dire « mettre l’excitation reçue en rapport avec une variété de plus en plus riche de mécanismes moteurs », réagir à des excitations de plus en plus complexes et distantes, agir sur une matière de plus en plus vaste. « Toutes les sensations participent de l’étendue ; toutes poussent dans l’étendue des racines plus ou moins profondes[64]. » De sorte que la tension c’est une faculté de mémoire, la mémoire un instrument d’action, l’action un principe de liberté et qu’« entre la matière brute et l’esprit le plus capable de réflexion, il y a toutes les intensités possibles de la mémoire, ou, ce qui revient au même, tous les degrés de la liberté ».

Entendons-nous d’ailleurs sur ce mot de matière brute et ne cherchons pas à le définir avec précision. Ou plutôt, dès que nous le définissons avec précision, sachons bien ce que nous faisons : nous allons par une pente logique jusqu’au bout de sa détente, nous créons du mathématique. S’il y avait un mouvement absolument sans durée, les arguments éléates de la Flèche et du Stade seraient irréfutables. Le mouvement sans durée c’est la limite théorique que nous obtenons en supposant l’énergie complètement défaite, la tension absolument détendue, ce qui fournit d’ailleurs, comme le vide du doute provisoire, le meilleur moyen de la tendre ensuite à neuf. En d’autres termes il semble que le bergsonisme doive ici rejoindre la monadologie leibnitzienne, et considérer toute réalité concrète comme une réalité à la fois subjective et absolue. « La subjectivité des qualités sensibles tient justement à ce que notre conscience, qui commence par n’être que mémoire, prolonge les uns dans les autres, pour les contracter dans une intuition unique, une pluralité de moments[65]. » Or là où cette contraction, cette tension n’existeraient absolument pas, là où la détente serait absolue, rien ne durerait et rien n’existerait. Nous ne pouvons donc concevoir l’objet pur que comme une fiction. Mais n’en est-il pas de même du sujet pur ? M. Bergson n’a-t-il pas tout particulièrement exposé le caractère objectif, réel de notre perception aussi bien que de notre physique ? Qu’est-ce à dire sinon que sujet et objet sont des coupes arbitraires de la réflexion philosophique ? Sur ce terrain logique le bergsonisme coïncide avec une analyse poussée de la représentation telle que celle de Renouvier et d’Hamelin. « Nous admettrons donc comme un fait primitif, dit celui-ci, qu’on peut présenter de diverses manières, mais qui toujours, semble-t-il, s’impose avec une force singulière : que tout posé exclut un opposé, que toute thèse laisse hors d’elle une antithèse et que les deux opposés n’ont de sens qu’en tant qu’ils s’excluent réciproquement. Mais ce fait primitif se complète par un autre qui ne l’est pas moins. Puisque les deux opposés n’ont de sens que l’un par l’autre, il faut qu’ils soient donnés ensemble : ce sont les deux parties d’un tout[66]. »

Cette philosophie sera aussi étrangère aux catégories de matérialisme et d’idéalisme qu’aux catégories de sujet et d’objet. L’esprit ne saurait être tiré ou déduit de la matière, qui n’en est que la détente, la fin, l’extinction. Mais la matière ne saurait davantage être conçue comme une illusion de l’esprit. Elle est bien une réalité. L’esprit, par la simple détente de sa tension constitutive ne crée pas l’espace et la matière, mais s’adapte à eux. Il trouve une représentation de l’espace et de la matière simplement dans le sentiment de « sa détente éventuelle, c’est-à-dire de son extension possible. Il le retrouve dans les choses, mais il l’eût obtenu sans elles, s’il eût eu l’imagination assez puissante pour pousser jusqu’au bout l’inversion de son mouvement naturel[67]. » L’intelligible et la matière correspondent à un même mouvement de détente, inverse de la tension qui constitue la conscience de notre durée. « C’est la même inversion du même mouvement qui crée à la fois l’intellectualité de l’esprit et la matérialité des choses[68]. » L’espace est comme le schéma commun, fondé sur la nature de l’un et de l’autre, qui les adapte l’une à l’autre. L’étendue figure cette détente accomplie, mais en somme irréelle, parce qu’elle ne comporte plus ni mouvement ni durée. Qu’est-ce à dire, sinon que la matière s’étend dans l’espace sans y être absolument étendue, et qu’en la tenant pour décomposable en systèmes isolés, en lui attribuant des éléments bien distincts qui changent les uns par rapport aux autres sans changer eux-mêmes (qui se déplacent, disons-nous, sans s’altérer), en lui conférant enfin les propriétés de l’espace pur, on se transporte au terme du mouvement dont elle dessine simplement la direction ?[69] » Qu’est-ce à dire, demanderons-nous à notre tour, sinon que nous retrouvons dans le bergsonisme le mouvement qui a fait sortir de la philosophie cartésienne cette étendue intelligible de Malebranche, qu’Arnauld, parce que peu métaphysicien, jugeait peu intelligible ? Réellement la matière est quelque chose qui s’étend comme l’esprit se détend, mais qui ne serait absolument étendue que si ce mouvement s’achevait, c’est-à-dire ne l’est jamais ; l’intelligence en le concevant, selon sa loi, achevé, conçoit l’étendue parfaite, ce qui fait que l’étendue coïncide bien avec l’intelligible. Lorsque le duc d’Enghien, après la victoire de Cérisoles, revenant d’Italie passa à Toulouse, la question protocolaire de savoir qui des deux, le premier président ou lui, rendrait le premier visite à l’autre, apparut insoluble, pour de bonnes raisons trop longues à exposer ici et que rapporte La Roche-Flavin en ses Treize livres des Parlements de France. Après grands débats et méditations, il fut décidé que tous deux partiraient en même temps de leur résidence, se rencontreraient en un point fixé, et diraient en s’exclamant de joyeuse surprise : Justement j’allais vous voir. L’attitude de M. Bergson entre deux solutions antithétiques d’un problème participe souvent de cet ingénieux compromis, qui consiste précisément à traduire en termes de mouvement la totalité de données considérées jusqu’alors en tout ou en partie comme statiques. Ici l’intelligence ne s’explique pas par la matière ni la matière par l’intelligence, mais « c’est la même inversion du même mouvement qui crée à la fois l’intellectualité de l’esprit et la matérialité des choses », qui amène l’un vers l’autre, pour les faire coïncider en la notion intelligible d’espace, l’extension de la matière et le détendu ou l’étendu de l’esprit. Intellectualité et matérialité ne sont pas les mêmes moments d’un mouvement, ils partent même de deux directions opposées, mais ils se rencontrent dans la figure idéale de ce mouvement arrêté, et cette figure est l’espace.

Ces différences de tension qu’il y a entre la perception et sa matière, entre le sujet et l’objet, ne relèvent point d’une philosophie des catégories, mais appartiennent à l’essence même de la vie. La contraction des mouvements matériels en qualités sensibles, l’épaisseur de durée donnée à notre perception par notre mémoire, ce sont des accumulations analogues à ces réserves de matière, d’énergie, qui constituent les tissus des corps vivants. « S’il y a des actions libres ou tout au moins partiellement indéterminées, elles ne peuvent appartenir qu’à des êtres capables de fixer, de loin en loin, le devenir sur lequel leur propre devenir s’applique, de le solidifier en moments distincts, d’en condenser ainsi la matière, et, en se l’assimilant, de la digérer en mouvements de réaction qui passeront à travers les mailles de la nécessité naturelle. La plus ou moins haute tension de leur durée qui exprime, au fond, leur plus ou moins grande intensité de vie, détermine ainsi et la force de concentration de leur perception et le degré de leur liberté. L’indépendance de leur action sur la matière ambiante s’affirme de mieux en mieux à mesure qu’ils se dégagent davantage du rythme selon lequel cette matière s’écoule[70]. »

La théorie de la vie et de la durée qui en se détendant deviennent ordre intellectuel et réalité spatiale est assez justement rapprochée par M. René Berthelot de la théorie de Ravaisson sur l’habitude. Ravaisson a creusé avec une intuition admirable l’idée de la spontanéité qui devient automatisme. Il y arrive en méditant l’acte de la pensée pure, la théologie d’Aristote. Quelle que soit chez M. Bergson la part de certaines idées scientifiques, comme la réflexion sur le principe de Carnot, de certaines études de détail portant sur des faits privilégiés, c’est bien d’un centre métaphysique qu’il est lui aussi parti, et toujours l’image vivante du Cogito nous revient, à son propos, invinciblement à l’idée.

« Concentrons-nous donc sur ce que nous avons, à la fois, de plus détaché de l’extérieur et de moins pénétré d’intellectualité. Cherchons, au plus profond de nous-mêmes, le point où nous nous sentons le plus intérieurs à notre propre vie. C’est dans la pure durée que nous nous replongeons alors, une durée où le passé, toujours en marche, se grossit sans cesse d’un présent absolument nouveau. Mais en même temps nous sentons se tendre, jusqu’à sa limite extrême, le ressort de notre volonté. Il faut que, par une contraction violente de notre personnalité sur elle-même, nous ramassions notre passé qui se dérobe, pour le pousser, compact et indivisé, dans un présent qu’il créera en s’y introduisant. Bien rares sont les moments où nous nous ressaisissons nous-mêmes à ce point : ils ne font qu’un avec nos actions vraiment libres[71]. »

Voyez comme, à mesure qu’on passait de l’intelligence à une intériorité plus profonde, le style de la vie philosophique est devenu plus tendu et plus âpre, plus parent du style tragique. Les textes de la Métaphysique aristotélicienne dont procède Ravaisson « L’intelligence se pense en pensant l’intelligible » nous rappellent cette aisance sereine et lumineuse, au Parthénon, du Thésée qui regarde la première heure du soleil levant. Le Cogito cartésien nous le figurerions peut-être par le Penseroso de Michel-Ange, sorti du doute comme sort au matin des ténèbres la terre, non par un effort heureux, mais par une loi irrésistible et naturelle à laquelle conspire l’être même de Dieu : un sérieux sans élan, un équilibre sans joie, une conscience sans tristesse. Mais ces lignes de M. Bergson nous font songer au Penseur de Rodin, arqué et bandé comme un ressort dans l’acte de sa tension, et en face duquel, de l’autre côté de la sculpture, le Thésée grec paraît représenter la détente calme et sûre d’elle-même. À vrai dire, quand nous réfléchissons sur ce qui fait la beauté et la profondeur de cette sculpture athénienne aussi bien que de la métaphysique aristotélicienne, nous voyons que cette détente apparente n’est qu’une mesure et une sagesse, intérieures à une tension modérée, à une attitude qui s’invente, à un jeune visage dont la beauté donne sa fleur. Autrement la sculpture ne serait que fabrique et décadence, la philosophie que scolastique. Il n’en est pas moins exact que derrière cette tension qui se dissimule (ce qui constitue un des éléments de la perfection dite classique) ; il y a une tension plus tragique et plus profonde qui ne se laisse ni dissimuler ni réduire : et, que celle-ci soit une valeur peut-être supérieure, le rôle du christianisme dans la civilisation l’attesterait peut-être.

« Détendons-nous maintenant, interrompons l’effort qui pousse dans le présent la plus grande partie possible du passé. Si la détente était complète, il n’y aurait plus ni mémoire ni volonté : c’est dire que nous ne tombons jamais dans cette passivité absolue, pas plus que nous ne pouvons nous rendre absolument libres. Mais à la limite nous entrevoyons une existence faite d’un présent que recommencerait sans cesse, — plus de durée réelle[72]. »

Quel que soit le sentiment très vif qu’à d’autres moments de sa philosophie Descartes ait eu de la liberté, la tension bergsonienne n’en est pas moins le contraire de la pensée que Descartes trouve dans l’intérieur du Cogito. Cette tension ne devient pensée qu’en se détendant. En elle-même elle comporte un acte. En elle coïncident intériorité, vie, durée, volonté, liberté. Elle implique le : Au commencement était l’action. Cette tension n’est jamais complète, et l’idée même de tension complète serait contradictoire. Toute tension est limitée en intensité ; toute tension implique une possibilité, un risque et même une nécessité de détente, de descente. Elle se détend et descend suivant bien des pentes différentes : hors de nous la matière et l’espace géométrique ; en nous l’intelligence discursive, la rêverie, et, plus radicalement, les diverses maladies de la personnalité.

D’une part la matière, d’autre part l’espace géométrique avec les sciences qu’il fonde, correspondent au même mouvement, qui, dans l’une, est réalisé imparfaitement, mais concrètement ; dans l’autre est réalisé parfaitement, mais abstraitement. L’intelligence, dont la forme parfaite est l’esprit géométrique, épouse ce mouvement, mais l’épouse pour le diriger, le contenir et en remonter la pente, de sorte que, si l’intelligible est détente, l’intelligence vraie, l’intelligence pratique est bien un état de tension, la tension de la vie dans l’acte qui l’adapte à la réalité détendue de la matière pour lui faire posséder la matière. C’est pourquoi l’intelligence est à son aise devant les choses de la matière ; elle les pense par une détente, en récupérant, immédiatement ou à longue échéance, cette détente par une tension vitale, comme la mitrailleuse récupère pour en faire du mouvement la détente et le déchet de ses explosions. Lorsqu’elle est en présence de la vie, individuelle ou sociale, l’intelligence se trompe sûrement si elle suit sa voie naturelle, son rythme de détente ; et le comble de l’absurde est atteint par elle lorsqu’elle applique à la vie le vêtement dont elle dispose et qui est taillé sur les mesures de la matière. Devant la vie, réussit seule en l’homme une tension qui n’est pas celle de l’intelligence discursive et qui s’appelle le bon sens. « Rester en contact avec les choses et avec les hommes, ne voir que ce qui est et ne penser que ce qui se tient, cela exige un effort ininterrompu de tension intellectuelle. Le bon sens est cet effort même[73]. » Il suffit de le laisser détendre pour avoir l’absurde, l’absurde du rêve, l’absurde du comique, l’absurde de tout automatisme.

L’effort de tension est, dans une certaine mesure, un effort artificiel. Il participe de la nature de l’homo faber. Le bon sens finit par devenir spontané, il n’est pas originairement naturel. Aucune tension n’est naturelle, pas même celle de la veille. L’état du rêve, dit M. Bergson, « ne se surajoute pas à la veille ; c’est la veille qui s’obtient par la limitation, la concentration et la tension d’une vie psychologique diffuse, qui est la vie du rêve. La perception et la mémoire que nous trouvons dans le rêve, sont, en un certain sens, plus naturelles que celles de la veille : la conscience s’y amuse à percevoir pour percevoir, à se souvenir pour se souvenir, sans aucun souci de la vie, je veux dire de l’action à accomplir. Mais veiller consiste à éliminer, à choisir, à ramasser sans cesse la totalité de la vie diffuse du rêve sur un point unique, celui-là même où un problème pratique se pose. Veiller consiste à vouloir. Cessez de vouloir, détachez-vous de la vie, désintéressez-vous : par là vous passez du moi de la veille au moi des rêves, moins tendu, mais plus étendu que l’autre. Le mécanisme de la veille est donc le plus complexe, le plus délicat, le plus positif aussi des deux, et c’est la veille, bien plus que le rêve, qui réclame une explication[74] ».

La personnalité dans son ensemble s’explique comme une tension, ainsi que M. Bergson l’a exposé dans un cours sur la personnalité, recueilli par un auditeur et publié dans les Études. Cette tension implique un effort, un certain état de résistance et de santé. User d’une matière c’est l’user. « Être une personne cela, jusqu’à un certain point, use. » La tension de la personnalité, qui se confond avec sa durée vivante, consiste dans le maintien de cette durée, c’est-à-dire dans une synthèse du passé et du présent, dans l’incorporation du passé à la conscience, dans l’adduction, le choix et l’utilisation des souvenirs. Si la faiblesse du sujet ne lui permet plus l’effort ni la tension nécessaires, deux cas pourront se présenter : ou bien le passé ne répondra plus à son appel, ou bien le passé ne pouvant plus nourrir le présent n’orientera plus la personne dans sa marche à l’avenir.

Dans le premier cas, celui où la conscience ne peut plus tenir le passé sous son regard, il y aura amnésie, c’est-à-dire non perte des souvenirs, mais incapacité de les jouer, de s’en servir, de les organiser en actes, incapacité de tension. L’amnésie, qui se traduit par des personnalités successives, ressemblerait au rêve, et la personnalité nouvelle serait, comme celle du sommeil, un repos que donnerait la nature à une personnalité épuisée, incapable de maintenir son passé cohérent, organisé, tendu.

Les désordres du second genre embarrassent ou coupent le mouvement vers l’avenir. Il faut un état de santé bien exceptionnel pour qu’aucun d’eux ne se glisse dans notre vie normale. L’état pathologique ne commence que lorsque plusieurs espèces de ces désordres sont réunies et collaborent pour empêcher l’action. On peut distinguer le doute, — le sentiment d’automatisme universel, — la peur du mouvement, — les manies comme celle de compter, de connaître les noms propres, celles de certitude, d’interrogation, de présages, d’expiation, — les phobies. Mais cette diminution de la synergie, cette détente de la tension vitale, ne doivent pas être tenues pour quelque chose de positif. « Sans rien créer, la maladie se borne à diminuer la personne, et la diminution se traduit par un phénomène regardé à tort comme nouveau ; dans l’état sain il existait, mais empêché par une autre fonction de l’esprit. La folie pourrait donc n’être que la suppression d’une certaine puissance d’inhibition qui s’exerce dans la vie normale ». Par exemple le doute morbide c’est la suppression de la puissance d’inhiber l’intelligence, de s’arrêter dans les préparatifs de l’action pour passer à l’action.

Les maladies de la personnalité s’expliquent par sa détente. Mais à l’autre extrémité, par delà l’état de santé lui-même, ne saurait-on concevoir un état de grâce qui serait une tension suprême ? En deçà et en delà de notre durée, c’est-à-dire de notre rythme de tension, nous pouvons en imaginer, nous en éprouvons par analogie et sympathie une infinité d’autres. Des deux côtés nous sympathisons, ici avec une durée détendue, là avec une durée plus tendue. À la limite de la première, « serait le pur homogène, la pure répétition par laquelle nous définirons la matérialité. En marchant dans l’autre sens, nous allons à une durée qui se tend, se resserre, s’intensifie de plus en plus. À la limite serait l’éternité. Non pas l’éternité conceptuelle, qui est une éternité de mort, mais une éternité de vie. Éternité vivante et par conséquent mouvante encore, où notre durée à nous se retrouverait comme les vibrations dans la lumière, et qui serait la concrétion de toute durée comme la matérialité en est l’éparpillement. Entre ces deux limites extrêmes, l’intuition se meut, et ce mouvement est la métaphysique même[75]. » Nous rejoignons ici les mystiques alexandrins et chrétiens, tous ceux qui, depuis Plotin, ont vu dans la vie intérieure une tension, dans la vie supérieure un approfondissement ou une exaltation de cette tension, et dans la vie divine sa plénitude.

V
UNE PHILOSOPHIE DE L’ACTION

La philosophie bergsonienne est une philosophie de l’action, et prend place à ce titre dans un groupe considérable de philosophies contemporaines. Le pragmatisme aussi pose violemment le primat de l’action, et, sur un ton plus modéré, ce primat reste un lieu commun de la philosophie courante des trente ou quarante dernières années. Diogène est devenu un grand philosophe pour avoir réfuté en marchant les arguments de Zénon. « Son seul tort, dit M. Bergson, fut de faire le geste sans y joindre un commentaire. » Mais, dès que le commentaire devient le principal, Zénon, chassé par la porte, rentre par la fenêtre.

Il faut bien s’entendre sur le sens de cette philosophie de l’action, et surtout il ne faut pas faire de M. Bergson un pragmatiste. Sa philosophie n’a jusqu’ici présenté aucun caractère pratique, n’est arrivée à aucune conclusion morale. Il est resté un psychologue et un métaphysicien, ne s’est encore attaché qu’à une réforme de la spéculation. Mais précisément il lui a paru que la spéculation elle-même s’expliquait par les nécessités de l’action, qu’une doctrine critique des catégories restait suspendue dans le vide si ces catégories n’étaient pas rattachées à la nature d’un être agissant et pensées comme des conditions, de l’action. Au-dessous des principes de la spéculation, si soigneusement analysés par les philosophes, il y a ces tendances dont on a négligé l’étude, et qui s’expliquent simplement par la nécessité où nous sommes de vivre, c’est-à-dire, en réalité, d’agir[76]. »

Entendons-nous. La philosophie n’a pas négligé tant que cela cette étude. Elle a donné bien des commentaires au primum vivere, deinde philosophare. On peut même dire que la majorité des philosophies tournent plus ou moins à une philosophie de l’action, et développent d’une certaine manière le λόγος σϰιά ἔργου (logos skia ergou) de Démocrite. Mais la philosophie antique et la philosophie moderne paraissent avoir porté dans deux directions différentes le reflet de l’état social où chacune s’est développée. Le problème de l’action pour les Grecs à partir de Socrate, et même avant lui (Pythagore, Héraclite) a été surtout politique. Le philosophe se voit dans la cité, pose la question de ses rapports avec la cité. La République de Platon, où la cité est le modèle agrandi et visible de la vie intérieure, semble posée au milieu de la philosophie grecque comme son Acropole. Pour les modernes le problème de l’action est surtout un problème moral. La critique de la cité chez les philosophes grecs du IVe et du IIIe siècle, l’affinement chrétien de la conscience religieuse, se rencontrent et collaborent pour pousser en pleine lumière le problème de l’homme intérieur, de l’action de l’homme sur lui-même. Au contraire la direction indiquée par Bacon et par une certaine partie du cartésianisme, l’action de l’homme sur la nature, est à peu près négligée par les philosophes jusqu’au XIXe siècle. Des trois branches qui portent fruit, mécanique, médecine, morale, dans l’arbre cartésien, la philosophie ne reconnaît guère pour sienne que la dernière.

Au XIXe siècle ces deux directions anciennes ont été rajeunies et également suivies. La création de la sociologie a renouvelé le point de vue antique, a coloré au reflet du milieu social tout le problème de l’action. D’autre part toutes les philosophies issues de Kant, de Fichte à Renouvier, ont maintenu le point de vue éthicocentrique. Mais en même temps la poussée des sciences biologiques a fait éclater les vieux cadres de la durée, comme l’astronomie avait au XVIe siècle détruit ceux de l’espace. Le point de vue de l’action substitué à celui du donné, le dynamique substitué au statique, prenaient dès lors place non seulement dans l’homme, mais dans l’intérieur même de la nature. En même temps le machinisme conduisait à une philosophie de l’action sur la nature, à une philosophie de l’homo faber qui constitue précisément un apport original du bergsonisme. Ou plutôt son originalité a été de combiner dans une intuition générale et essentielle de l’action toutes ces directions de la philosophie pratique, de mettre la philosophie au dessus de toutes les techniques comme elle était au-dessus de toutes les sciences, et en rapport avec toutes.

Devant un problème si complexe il fallait se borner, et M. Bergson s’est appliqué d’abord à porter le point de vue de l’action là où les difficultés étaient le plus grandes, c’est-à-dire dans l’ordre de la spéculation pure et non dans celui de l’action même. Ici comme ailleurs le bergsonisme est un spinozisme retourné. Le spinozisme, qui ramène tout à des valeurs intellectuelles, aboutit logiquement à une Éthique exposée more geometrico, précisément parce que ce sont les problèmes moraux qu’il est le plus difficile de faire rentrer dans de tels cadres, et que, l’œuvre une fois réussie en ce qui les concerne, elle le sera a fortiori, éminemment sinon formellement, pour tous les autres. De même, le bergsonisme, qui ramène tout, sauf l’intuition, à des valeurs pratiques, trouvera son problème capital dans la théorie de la connaissance, justement parce qu’ici ce sont non seulement les choses, mais les mots, qui répugnent le plus fortement à revêtir ces figures d’action. La théorie de la connaissance cesse d’être une analyse pour devenir une synthèse, au sens non plus kantien, mais chimique du mot. « Il ne suffit plus, en effet, de déterminer, par une analyse conduite avec prudence les catégories de la pensée, il s’agit de les engendrer[77]. » Comme les figures mathématiques on les engendrera en épousant un mouvement. On verra ce mouvement déposer comme autant de ses aspects, comme autant de ses coupes, les catégories de la pensée et les formes de la matière. De là la théorie, qui explique l’intelligence par l’action, par les conditions et les nécessités d’une prise de l’esprit sur la matière, par la nature de l’homo faber.

Résoudre un problème ainsi posé n’est pas impossible, mais paraît singulièrement difficile, exige ce que des ironistes appelleront un talent de prestidigitateur. D’une part l’action est au principe de la réalité, comme la Volonté de Schopenhauer, mais d’autre part, comme la Volonté, elle est elle-même un principe d’illusion. Poser au commencement l’action consiste à poser au commencement l’illusion. C’est en appliquant au réel les catégories de l’action que l’intelligence, λόγος σϰιά ἔργου (logos skia ergou), le pense, l’utilise, le déforme, cherchant en lui l’efficace et non le vrai et prenant pour le vrai l’ombre de cet efficace. L’intellectualisme s’abandonne inconsciemment à cette pente, le pragmatisme, qui est un intellectualisme retourné, l’adopte consciemment. Philosopher pour M. Bergson c’est faire au contraire effort pour la remonter. L’action pour lui, et la volonté pour Schopenhauer, ne sont des principes d’erreur que si nous les considérons dans la matérialité qu’elles ont dû revêtir l’une pour agir et l’autre pour vouloir. Mais c’est en les considérant en elles-mêmes que nous dépouillons cette illusion, que nous les dépouillons de leur illusion. Pour épouser l’action dans son principe il faut que nous cessions d’agir, ou plutôt que quelque chose en nous cesse d’agir et regarde agir, de même que selon Schopenhauer pour arriver à la vérité de la volonté il faut cesser de consentir à son illusion, cesser de vouloir. Mais il y a cette différence que pour Schopenhauer remonter à la Volonté une et totale c’est nier la Volonté et la détruire en ce qui nous concerne, puisque sa puissance d’illusion détruite il n’en reste absolument rien, tandis que pour M. Bergson retrouver la totalité indivisée de l’action c’est aller au principe de l’être. La philosophie ne nous détache pas de l’action, mais elle détache de nous notre action particulière en nous la faisant considérer objectivement et de loin ; elle en dépasse l’existence pour se placer dans son essence ; elle se détourne de ses manifestations extérieures pour en épouser la ligne intérieure.

L’action s’exerce en isolant, pour agir sur elles, des parties de la matière, et cet isolement est l’œuvre de l’intelligence. Anaxagore attribuait déjà au νοῦς (noûs) la même fonction. La philosophie dépassera, en suivant la route tracée par les Alexandrins, ce νοῦς (noûs) ordonnateur, ce λόγος σϰιά ἔργου (logos skia ergou), pour atteindre non pas l’ἔργον (ergon) qui est un produit, mais l’ἐνέργεια (energeia) véritable qui est, plus que l’acte, l’action.

  1. L’Évolution Créatrice, p. 14.
  2. Essai, p. 75.
  3. V. Hugo.
  4. Lettre à Höffding citée dans Höffding, La Philosophie de M. Bergson, p. 161
  5. L’Évolution Créatrice, p. VII.
  6. Id., p. 16.
  7. L’Évolution Créatrice, p. 18.
  8. L’Évolution Créatrice, p. 24.
  9. Id., p. 45.
  10. L’Évolution Créatrice, p. 10.
  11. L’Évolution Créatrice, p. 2.
  12. Id., p. 8
  13. L’Évolution Créatrice, p. 5.
  14. Matière et Mémoire, p. 149.
  15. Matière et Mémoire, p. 152.
  16. Matière et Mémoire, p. 163.
  17. La Perception du changement, p. 31.
  18. Les Contemporains, III, p. 225.
  19. La Perception du changement, p. 27.
  20. L’Evolution Créatrice, p. 50.
  21. Introd. à la trad. du Pragmatisme de James, p. 4.
  22. Introduction à la Métaphysique, p. 30.
  23. L’Évolution Créatrice, p. 35.
  24. La Perception du changement, p. 24.
  25. Essai sur les Données…, p. 83.
  26. La Perception du changement, p. 21.
  27. Essai, p. 94.
  28. Id., p. 87.
  29. La Perception du changement, p. 24.
  30. Introduction à la Métaphysique, p. 19.
  31. L’Âme et le Corps, p. 28.
  32. L’Intuition philosophique, p. 826.
  33. L’Évolution Créatrice, p. 333.
  34. L’Évolution Créatrice, p. 139.
  35. Cité par Grivet. Études, t. CXXIX, p. 449.
  36. Matière et Mémoire, p. 323.
  37. Introduction à la Métaphysique, p. 15.
  38. Essai, p. 63.
  39. Essai, p. 61.
  40. Essai, p. 92
  41. Essai, p. 93.
  42. Id., p. 25.
  43. Id., p. 26.
  44. Essai, p. 29.
  45. Matière et Mémoire, p. 225.
  46. Id., p. 226.
  47. Id., p. 228.
  48. Essai. p. 3.
  49. Essai, p. 54.
  50. Essai, p. 38.
  51. Id., p. 15.
  52. Id., p. 7.
  53. Essai, p. 7.
  54. L’Évolution Créatrice, p. 279.
  55. L’Évolution Créatrice, p. 219.
  56. Matière et Mémoire, p. 279.
  57. Essai, p. 87.
  58. Matière et Mémoire, p. 277.
  59. Id., p. 229.
  60. Id., p. 231.
  61. Matière et Mémoire, p. 233.
  62. Id., p. 233.
  63. Matière et Mémoire, p. 248.
  64. Id., p. 242.
  65. Matière et Mémoire, p. 244.
  66. Essai sur les éléments principaux de la Représentation, p. 2.
  67. L’Evolution Créatrice, p. 220.
  68. Id., p. 225.
  69. L’Évolution Créatrice, p. 222.
  70. Matière et Mémoire, p. 235.
  71. L’Évolution Créatrice, p. 218.
  72. L’Évolution[Créatrice, p. 219.
  73. Le Rire, p. 199.
  74. Le Souvenir du Présent, p. 575.
  75. Introduction à la Métaphysique, p. 24.
  76. Matière et Mémoire, p. 220.
  77. L’Évolution Créatrice, p. 226.