Trente ans de vie française/III(1). – Le Bergsonisme /Livre III – La Logique de l’Illusion

Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (Tome Ip. 123-155).

LIVRE  III

LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

I
L’ILLUSION DU MORCELAGE

Nous vivons dans une étendue divisible que nous avons projetée pour la commodité de notre action. La psychologie nous a révélé depuis longtemps le rôle du toucher dans notre perception extérieure, mais c’était pour elle un toucher de perception, qui ne cherchait qu’à connaître. L’utilitarisme et le pragmatisme anglais, en particulier avec Spencer, faisaient d’ailleurs une part importante aux conditions utilitaires et pragmatiques de notre perception. Ce que nous appelons les contours d’un objet n’est que l’image, renvoyée vers nous, de nos actions éventuelles, la forme de l’action que nous accomplirions avec la main pour l’appréhender et nous en servir. Non seulement actions possibles, mais obstacles à ces actions, relations entre ces obstacles et ces actions, bref tout un langage de relations où le positif et le négatif sont les extrêmes d’un même genre.

Ainsi le Divide ut impera est une maxime de l’action, et la perception, lumière de l’action, épouse cette maxime. M. Bergson renverse la proposition leibnitzienne : Perceptio nihil aliud est quam multorum in uno expressio. L’intelligence, qui est une perception systématisée, divise comme la perception, et la science pousse jusqu’au bout, sur une matière complaisante, ce pouvoir diviseur. Il est vrai qu’arrivée à ce bout elle reconnaît le caractère relatif de cette division et devient philosophie de la matière.

Mais si le morcelage de la matière est une illusion fondée sur les besoins de l’action, ne devra-t-on pas dire de cette illusion ce que nous disions de la réalité, à savoir que nous en sommes ? Et si nous en sommes est-ce en tant que nous sommes ou en tant que nous ne sommes pas ? Faut-il rapporter à deux ordres différents le morcelage, selon qu’il caractérise des objets matériels ou des individus organisés ? Notons d’ailleurs que le monde de la matière ne nous apparaît qu’assez exceptionnellement comme morcelé : l’état liquide et l’état gazeux sont des états de continuité, et la croûte terrestre que nous habitons est plutôt une continuité où la division provient de nous-mêmes. Le morcellement de la matière apparaît surtout dans des domaines qui imitent vaguement quelque chose de la vie, comme le monde des cristaux. La réalité morcelée, c’est principalement celle des corps vivants, végétaux et animaux. Or il semble que pour M. Bergson ce morcelage-là soit une vérité. « Si l’être organisé est découpé dans l’ensemble de la matière par son organisation même, je veux dire par la nature, c’est notre perception qui morcelle la matière inerte en corps distincts, guidée par les intérêts de l’action, guidée par les réactions naissantes que notre corps dessine[1]. » Mais est-ce que précisément, là où il n’y a que matière sans organisation, notre perception saisit autre chose que du continu ? ne pourrait-on penser que notre perception découpe les objets matériels par analogie avec les êtres vivants, et que nous projetons sur la matière un des caractères de l’organisation ? M. Bergson admet que le découpage de l’être vivant, avec ses parties et ses fonctions solidaires, constitue comme un cercle fermé, qu’il est plus réel que le découpage de la matière. Mais la matière vivante est plus morcelée que la matière brute. Nous serions donc fondés à faire du morcelage une réalité imposée par la vie, plutôt qu’un artifice suggéré par l’action.

C’est que nous touchons ici à un problème que M. Bergson pose implicitement sans le résoudre tout le long de sa philosophie : dans quelle mesure les existences individuelles sont-elles réelles ? — le problème central de la philosophie depuis Platon. Nous le retrouverons plus tard. La philosophie bergsonienne reste pleine de nœuds à débrouiller, mais elle nous inspire la confiance qu’ils pourront être débrouillés. Ne l’arrêtons pas dans son élan vital, et construisons un pont de fortune pour passer, sur ce point particulier, cette difficulté générale.

Le morcellement, qui est donné comme une exigence de la perception et de la science, est antérieur à la perception et à la science : il est impliqué dans les exigences d’action, dans les tendances à dominer et à remonter la pente de la matière, qui sont à l’origine de la vie. Si nous morcelons la matière, la vie l’a morcelée d’abord, et notre corps est un de ces morceaux. Mais ce morcelage de la chose produite — produite par la vie ou produite par nous — n’est pas un morcelage de la chose qui produit, ou plutôt du mouvement de production. Dès que nous nous plaçons à l’intérieur de cette production — qui est le lieu de la réalité métaphysique — il n’y a plus de morcellement quantitatif de figures extérieures les unes aux autres, il n’y a que la multiplicité de fusion qu’est l’unité vivante.

Quel que soit le fondement métaphysique sur lequel repose le morcelage de la vie en individus extérieurs les uns aux autres, la science (consiste non seulement dans un morcelage de corps, mais surtout dans un morcelage de faits, et c’est ce morcelage de faits que M. Bergson déclare illusoire. La philosophie n’a pas pris garde suffisamment à cette illusion. M. Bergson voit dans la Critique de la Raison Pure l’idée d’une expérience donnée comme une poussière de faits que l’esprit réunirait. De là le problème de la causalité, qui consiste à chercher comment arrivent à se rejoindre des éléments d’expérience donnés comme discontinus. « Considérons, disait M. Bergson dans un cours, la chute d’un corps. Ce fait paraît d’abord bien découpé ; il a un commencement et une fin dans l’espace et le temps, il apparaît aux sens comme quelque chose de simple et d’indépendant. Pourtant ce fait soi-disant indépendant n’est tel que si on ne tient pas compte de la divisibilité du corps, qui en fait une somme de mouvements. Ce qui se passe en réalité dans le corps qui tombe c’est un changement de configuration interne, et de ce point de vue le morcelage est encore moins naturel. En tout cas d’aucun des deux points de vue, divisibilité de la matière ou indivision du tout, la chute du corps n’est un fait indépendant. Ce fait ne se découpe pas de lui-même, il est découpé par nous. » Si nous considérons les faits historiques, le caractère artificiel du fait isolé, du morcelage, nous apparaîtra avec une évidence encore plus claire.

Les faits ne sont pas des réalités discontinues entre lesquelles la loi établirait une communauté et un ordre. En un certain sens ils sont postérieurs à la loi. C’est la loi de la chute des corps qui amène la physique à découper le fait de la chute des corps. La découverte d’une loi crée le fait, projette, comme les faisceaux d’un feu tournant, des lignes ou des zones dans la réalité continue.

Comme un objet est délimité non en lui-même, mais par la perception, un fait est, quant à ses limites, une création de l’esprit, de l’esprit qui doit morceler pour agir sur une réalité ameublie. « Ce qu’on appelle ordinairement un fait, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaîtrait à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux nécessités de la pratique et aux exigences de la vie sociale. L’intuition pure, extérieure ou interne, est celle d’une continuité indivisée. Nous la fractionnons en éléments juxtaposés qui répondent, ici à des mots distincts, là à des objets indépendants[2]. » L’action morcelle le réel selon les lignes de sa commodité propre. La philosophie croit devoir la suivre sur ce terrain : elle sent bien que le réel ainsi morcelé répugne à l’intuition, elle s’efforce alors de dépasser l’intuition par des synthèses abstraites et arbitraires, « et le dernier mot restera à une philosophie critique, qui tient toute connaissance pour relative et le fond des choses pour inaccessible à l’esprit[3] ». Et M. Bergson n’écarte pas le principe de cette critique, mais il l’entend en un autre sens que Kant. La critique doit porter non sur l’être fondamental de l’esprit, puisque l’esprit faisant partie de la réalité doit avoir, par son fond, contact avec la réalité, mais sur sa structure dérivée, — dérivée des besoins de la vie, des nécessités de l’action. Il faudrait « aller chercher l’expérience à sa source ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif, où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine ». La philosophie ne consiste pas à suivre les cadres tracés par nos besoins, elle doit défaire ce que nos besoins ont fait, ce que nos besoins commandent. Elle doit réagir avant tout contre le morcelage par concepts.

Les concepts sont aux choses ce que les lois sont aux faits. Nous avons jeté sur les choses, par la pensée et le langage, tout un réseau de concepts dont les uns sont naturels et les autres artificiels. Les premiers sont fondés sur des identités (ceux des mathématiques et de la physique) ou sur des ressemblances (ce sont les concepts des sciences naturelles, ceux de variété, d’espèce, de genre, de famille). Mais sur ces concepts naturels nous avons bâti par le langage l’édifice des concepts artificiels. Et ces concepts artificiels projettent sur l’objet de la philosophie un morcelage illusoire. La matière et la vie sont morcelés par des concepts naturels, ceux des sciences, qui sont peut-être des illusions ; mais le monde métaphysique est morcelé par des concepts artificiels, ceux de la philosophie, qui en sont sûrement. C’est par delà ces concepts, c’est-à-dire par delà les mots, qu’il faut aller chercher la vérité. La dialectique, qui est un jeu de concepts, a toujours les mots pour elle, mais le philosophe ne doit pas s’en laisser imposer par le morcelage artificiel du langage. M. Bergson cite cette objection qui fut faite par un mathématicien à sa théorie de la durée réelle : par passé ou bien vous entendez le passé pur, et par définition il n’existe plus, ou bien vous entendez la mémoire du passé, et alors vous postulez autre chose que le passé, à savoir sa mémoire. Si l’objection présente d’abord une apparence de raison, c’est que passé et mémoire du passé sont deux concepts qui existent dans le langage courant et dans le langage philosophique, pour des raisons de pratique et de commodité. Mais la réflexion sur le problème de la durée consiste à considérer ces concepts comme artificiels et à voir le réel comme la continuité d’une mélodie où le passé subsiste dans le présent. Une mélodie ?… La philosophie s’accommodera-t-elle mieux de la pensée par images que de la pensée par concepts ? La vérité est qu’image et concept sont également des coupes, des moyens, qu’il faut s’en servir et non s’y asservir, les traverser et non y demeurer, employer, comme faisait Platon, l’un et l’autre pour qu’ils se dépassent l’un l’autre et imitent par leur alternance instable la réalité mobile.

Ainsi les concepts s’expliquent par une démarche de la vie qui découpe la pensée comme elle a découpé la matière. Les concepts sont déposés par le mouvement de la vie : il ne faut donc pas les prendre pour ce mouvement. Ils s’expliquent par la vie, et le plus grand contre-sens consiste à expliquer la vie par eux. Penser par concepts c’est penser l’immobile. « Ce que les points immobiles sont au mouvement d’un mobile, les concepts de qualités diverses le sont au changement qualitatif d’un objet. Les concepts variés en lesquels se résout une variation sont autant de visions stables prises sur l’instabilité du réel. Et penser un objet, au sens usuel du mot penser, c’est prendre sur sa mobilité une ou plusieurs de ces vues immobiles[4]. » Les concepts sont des outils intellectuels : l’idée générale a à sa racine l’image générale, réaction analogue quand les actions sont différentes. Les abstraits sont des extraits, et perception et mémoire conscientes aussi sont des extraits. Mais la philosophie ne porte pas sur les extraits, elle porte sur le tout. Elle doit se placer dans les choses mêmes, s’établir d’abord en pleine réalité et voir les concepts déposés momentanément par le mouvement de cette réalité dynamique. Avec leur méthode d’aller des concepts à la réalité, « est-il étonnant que les philosophes voient si souvent fuir devant eux l’objet qu’ils prétendent étreindre, comme des enfants qui voudraient en fermant la main capter de la fumée ? Ainsi se perpétuent bien des querelles entre les écoles, dont chacune reproche aux autres d’avoir laissé le réel s’envoler ». Les différentes scolastiques apaiseront cependant leurs querelles pour tomber de concert sur une philosophie qui menace de leur retirer le concept de la bouche. La théorie bergsonienne, dit un néoscolastique, M. Maritain, « se meut constamment autour des notions de puissance et d’acte, sans arriver à les formuler et à les employer d’une manière rationnelle[5] ». Cri spontané d’un platonisme tourné en scolastique ! Si Paris avait une Cannebière !… Si M. Bergson jouait des concepts de puissance et d’acte, il ferait bien comme un autre son petit Aristote !

Mais ce n’est pas dans la philosophie du concept et dans Aristote que M. Bergson recherche à sa racine historique l’illusion du morcelage. C’est dans l’éléatisme et dans les arguments de Zenon. Chacun des quatre ouvrages principaux de M. Bergson contient une critique des arguments de Zénon. Il semble que cette discussion tienne chez lui une place centrale analogue à la critique du nombre infini dans la philosophie de Renouvier. C’est qu’elle lui semble le meilleur moyen de faire saisir la différence essentielle entre un progrès et une chose. Les arguments de Zénon « consistent à faire coïncider le temps et le mouvement avec la ligne qui les sous-tend, à leur attribuer les mêmes subdivisions, enfin à les traiter comme elle[6] ». Zénon y était encouragé par le sens commun et le langage, qui morcellent spontanément en vue d’une fin pratique, et qui, « envisageant toujours le devenir comme une chose utilisable, n’ont pas plus à s’inquiéter de l’organisation intérieure du mouvement que l’ouvrier de la structure intérieure de ses outils ». C’est en se plaçant à l’intérieur et dans la réalité de ce mouvement que M. Bergson réfute Zénon, et son argumentation, ses principes, sont au fond les mêmes que ceux de Leibnitz. Pour Leibnitz, Zénon, sans doute comme Spinoza, comme toutes les philosophies du donné, aurait raison s’il n’y avait pas de monades, des êtres qui changent en vertu d’un principe interne. La réalité du mouvement c’est le changement d’état dans la monade, changement d’état qui se traduit pour nos sens par l’apparence du mouvement dans l’espace. « Je touche la réalité du mouvement quand il m’apparaît, intérieurement à moi, comme un changement d’état ou de qualité[7]. » Mon mouvement, le mouvement d’Achille, celui de la tortue, sont des réalités qualitatives indivisibles comme une monade leibnitzienne, et il en est de même du mouvement de la matière, où il n’y a rien d’immobile, et où par conséquent aucun mouvement ne peut être détaché ni découpé sur un fond d’immobilité ; le mouvement n’est pas relatif à un arrêt, mais à du mouvement, et tous les mouvements étant relatifs les uns aux autres, leur interaction forme un tout indivisible, une mens momentanea qui symbolise, dirait Leibnitz, avec la mens durans, avec la mens cum recordatione. Dès lors « toute division de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est une division artificielle ». Et cette division de la matière en corps indépendants se double d’un arrêt non moins artificiel — et non moins utile — de la durée en moments donnés. « De même que nous séparons dans l’espace nous fixons dans le temps. » Si la séparation dans l’espace était vraie, l’argument de la dichotomie serait irréfutable, et si le temps comportait des termes fixes, l’argument d’Achille et de la tortue tiendrait bon. Mais sans séparation et sans fixation, il n’y aurait pas de mesure. Sans mesure il n’y aurait pas de science. Il faudrait renverser le mot de Protagoras. Ce n’est pas l’homme qui est la mesure des choses, ce sont les choses qui permettent de mesurer l’homme. La science étudie des moments donnés. « C’est toujours d’un moment donné, je veux dire arrêté, qu’il est question, et non pas d’un temps qui coule[8]. » Descartes qui avait admirablement reconnu les caractères d’un monde constitué exclusivement par l’étendue et pour la science, d’un mécanisme intégral générateur d’une action totale sur la nature, ne s’y était pas trompé. Son monde, de lui-même, meurt et renaît à chaque instant, et n’ayant pas de durée en lui il dure en Dieu et par Dieu. Le cartésianisme est ici beaucoup plus logique que l’évolutionnisme spencerien, qui se déploie théoriquement dans la durée, mais qui ne se sert pas plus de la durée comme principe d’explication qu’Anaxagore, selon Socrate, ne se servait de l’intelligence, et où nous n’avons « toujours affaire qu’à l’évolué, qui est un résultat, et non pas à l’évolution même, c’est-à-dire à l’acte par lequel l’évolution s’obtient[9] ».

Penser c’est séparer pour appréhender. Séparer c’est spatialiser, et appréhender (prendre, apprendre, comprendre) c’est commencer à agir. L’analyse de l’opération par laquelle, tournant le dos à la réalité et nous orientant vers l’action, nous passons de la durée à l’espace, est la plus connue, la plus classique, de M. Bergson, et même ses adversaires la considèrent comme une acquisition définitive de la philosophie. L’espace au moyen duquel nous composons par une sorte de greffe une durée mesurable, utilisable, c’est l’espace homogène, ou, plus précisément, nous nommons espace l’abstrait de l’homogène. M. Bergson admet dans l’Essai, avec Kant, que « l’espace homogène est une forme de notre sensibilité[10] ». Mais n’en fait-il pas plutôt une forme de l’entendement ? « Il y a une corrélation intime, dit-il, entre la faculté de concevoir un milieu homogène tel que l’espace et celle de penser par idées générales[11]. » C’est qu’en effet l’homogène est la condition du morcellement. La réalité morcelée c’est la réalité où la multiplicité se traduit en parties extérieures les unes aux autres et indépendantes les unes des autres. Mais en posant le morcellement, on pose la chose morcelée, ou plutôt la chose dont l’essence est d’être indéfiniment morcelable. L’homogène n’est pas le morcelé, mais le morcelable ; c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à l’ordre de l’être, mais à l’ordre de l’action. L’homogénéité de l’espace se confond ainsi avec notre capacité indéfinie d’agir et de penser, avec notre nature mathématicienne et fabricatrice, avec notre capacité d’idées générales, d’outils et de machines.

Il est probable que l’homme seul vit dans un espace homogène, se meut dans le domaine de ce qui est indéfiniment morcelable, et que les animaux perçoivent au contraire dans l’espace certaines différences qualitatives qui feraient leur espace plus proche de la réalité, mais infiniment moins utilisable, que le nôtre. L’instinct des pigeons voyageurs ne s’explique que si leur espace est qualitatif.

La division dans l’espace est solidaire de la division dans le temps. L’intelligence est également capable d’abstraire des positions dans l’espace et des moments dans la durée. La mesure de l’espace et la mesure du temps, la conquête de l’espace et la conquête du temps, s’impliquent et se suivent de près dans l’histoire de la civilisation. L’une et l’autre relèvent de l’esprit de précision, qui tourne toujours le dos à la réalité vivante, et qui ne peut s’exercer que s’il se donne pour matière un espace homogène et un temps homogène.

Mais il n’y a pas d’artificiel pur. L’artificiel suit toujours plus ou moins quelques directions de la réalité. Peut-être notre morcelage de l’étendue est-il en germe dans la nature même de notre mouvement, qui est alternatif, implique une division en pas, est sous-tendu par le sol où nous marchons. M. Bergson montre que l’illusion de Zenon consiste à avoir confondu le mouvement avec la ligne qu’il parcourt, avec l’espace homogène qui le sous-tend. Mais le mouvement d’Achille et de la tortue, s’il est naturellement indivisible et continu, est aussi naturellement un mouvement par pas, un mouvement articulé selon une certaine division, un mouvement qui implique des arrêts et des repos. « La connaissance d’un être vivant ou système naturel, dit M. Bergson, est une connaissance qui porte sur l’intervalle même de durée, tandis que la connaissance d’un système artificiel ou mathématique ne porte que sur l’extrémité[12]. » Mais le mode humain du mouvement, et à un moindre degré celui des quadrupèdes, constituent un système naturel où ces extrémités sont sinon données, du moins amorcées. Tout mouvement terrestre de quadrupède ou de bipède comporte des contacts alternatifs avec une surface solide. Avant d’être sous-tendu par la ligne de la géométrie, nos mouvements sont sous-tendus par cette surface résistante qu’ils morcellent spontanément. L’argument de Zenon, en substantifiant le pas, en le morcelant en fractions de pas, partait du pas réel, de cette logique spontanée du corps qui est génératrice de notre action comme elle est génératrice de notre pratique. Un tel raisonnement n’eût jamais paru dans la cité des oiseaux d’Aristophane, dont les habitants seraient nés bergsoniens, comme nous naissons, selon M. Bergson, platoniciens. Le mouvement du vol n’est pas sous-tendu comme le mouvement du pas. Il est, de l’intérieur, un continu, en une certaine mesure tout au moins, et qui atteint presque dans le vol plané des grands oiseaux une continuité pure. Plus que notre mouvement alternatif, auquel nous empruntons le principe qui le décompose et le morcelle, le mouvement du vol se rapproche des mouvements continus que nous voyons dans la matière : les mouvements célestes et les mouvements moléculaires. Remarquons que, de même que la jouissance esthétique naît de la substitution d’une réalité vivante, dans nos productions, à une réalité artificielle et mécanique, et qu’elle a pour source le détour par lequel l’humanité crée de la vie au lieu d’utiliser mécaniquement de la matière, de même c’est une jouissance physique intense que de retrouver le mouvement continu, qui est plus vrai, par delà le mouvement alternatif qui nous est imposé par notre organisme. Ce mouvement continu, nous nous le sommes incorporé par une invention humaine qui n’a pas d’analogue dans les organismes vivants, celle de la roue. Rien de plus typique, ici, que la bicyclette, solution gracieuse et parfaitement élégante d’un problème d’élan vital, et où la jambe, organe du mouvement alternatif, est employée pour produire un mouvement continu ; l’adhésion vivante de la charpente métallique à la charpente osseuse y est réalisée avec la même sûreté que la nature a mise dans la structure d’un être vivant, et le corps humain s’y adapte parfaitement à son rôle de moyen dans la construction d’un corps qu’on peut appeler surhumain. Dans le football, dans le golf, le plaisir physique est fait d’une sympathie organique qui identifie le mouvement de notre corps avec celui d’un corps circulaire ; il est, pour notre mouvement, une manière de se dépasser, de s’évader vers du réel plus pur, de monter de l’ordre humain à l’ordre cosmique. La danse, aidée de la musique, va plus loin encore. Elle est à la fois un sport et un art. Elle plie le mouvement alternatif des jambes à un ordre de mouvement continu, et ce mouvement continu peut plonger l’homme dans la réalité même de l’élan vital. « Je touche, dit M. Bergson, la réalité du mouvement quand il m’apparaît intérieurement à moi, comme un changement d’état ou de qualité. » Mais le philosophe en tant que philosophe peut-il toucher cette réalité ? Dans une certaine mesure. Il la découvre comme Le Verrier découvrit la planète Neptune, — au bout de sa plume. Mais il y a dans les profondeurs humaines tout un monde esthétique qui sympathise avec la réalité du mouvement et qui l’épouse de l’intérieur. Notre vérité la plus profonde consiste peut-être en ceci, que nous sommes une capacité de schèmes dynamiques. Les grandes œuvres d’art sont des schèmes dynamiques organisés, mais aucun art mieux que la danse ne réalise le schème dynamique à l’état de puissance nue, ne nous le fait mieux toucher comme un absolu. Dès lors, ce qu’était la musique pour la philosophie de Schopenhauer, l’expression de l’absolu, la danse en approcherait peut-être pour le bergsonisme (faut-il rappeler une page célèbre de Zarathovstra ?) Mais je m’arrête, et je vois le sourire sarcastique qui me guette. La philosophie de Belphégor… Non. Tout simplement une philosophie vivante, qui a ses portes de sortie, ses puissances d’élargissement et de sympathie, comme toutes les grandes philosophies, à commencer par celle de Platon. Relisez la préface de l’Abbesse de Jouarre, les propos d’Euthyphron au lendemain du Phèdre. On pourra toujours faire la caricature d’un bergsonien en disant que c’est un homme pour qui les mathématiques sont l’illusion et le temps la vérité. C’est ainsi que Musset a compris Kant (Alors sort des brouillards un sophiste allemand…). que Voltaire a compris Malebranche et Leibnitz, qu’Antisthème et Diogène ont compris Platon.

II
L’ILLUSION DU NÉANT

L’illusion du morcellement a son origine dans les nécessités de l’action intelligente, et le philosophe peut la considérer plus particulièrement comme une illusion du langage, un idolum fori, puisque le langage morcelle la réalité en mots comme la pensée le morcelle en concepts. Mais la vertu du langage ne consiste pas seulement dans les mots, elle consiste d’abord et surtout dans le mouvement de pensée, dans la phrase sur laquelle les mots ne font que des coupes abstraites et conventionnelles. Or, si le morcellement en mots est générateur d’une illusion, il semble que l’organisation en phrases, en discours, implique pour M. Bergson une seconde espèce d’illusion qu’il n’a pas désignée spécialement, mais qu’il dénonce sous les formes les plus diverses. Illusion qu’il n’a d’ailleurs nullement découverte, et que tout philosophe considère comme un des dangers auxquels son raisonnement ou son discours est sans cesse exposé.

Tout mot a plusieurs sens, que classent les dictionnaires. À un autre point de vue il n’a qu’un sens, un sens dynamique, qui peut se dédoubler en deux mouvements. D’abord un mouvement stylistique dans l’intérieur d’une phrase, où le sens du mot n’est pas fait seulement du mot lui-même, mais du reflet des autres mots sur lui. En second lieu un mouvement sémantique, réglé par l’analogie, et qui va d’un sens à un autre. Un dictionnaire comme celui de Darmesteter et d’Hatzfeld s’efforce de ranger ces sens dans leur ordre de dérivation logique, et nous permet parfois de reconstituer le schème indivisible qui a déposé ces différentes acceptions. Un index comme ceux d’Ast ou de Bonitz peut nous rendre le même service pour les termes philosophiques employés par Platon et Aristote. « Il faut être bien novice, disait un jour M. Bergson dans sa chaire, pour demander au philosophe la définition ne varietur des mots qu’il emploie. La géométrie peut le faire, puisque ses mots désignent des objets conventionnels, des abstractions. Mais des mots qui désignent des choses réelles ne peuvent toujours avoir le même sens. Ainsi un être superficiel et plat, c’est-à-dire vivant dans un espace à deux dimensions, ne comprendrait pas comment on peut faire des dessins différents du même objet. Mais qu’il entre dans la troisième dimension, et il comprendra. De même pour les sens d’un terme philosophique. Le contexte, qui joue le rôle de la troisième dimension, influe, dans un passage particulier, sur le sens aussi particulier du mot. » Plus précisément ce sens particulier du mot serait au croisement de son mouvement stylistique et de son mouvement sémantique, comme un point est à l’intersection de deux lignes. M. Bergson se défendra donc, de ce point de vue, contre des critiques comme celle de M. René Berthelot, qui écrit : « L’artifice de la méthode psychologique de Bergson consiste à passer, sans nous en prévenir et sans s’en apercevoir lui-même, d’un sens à l’autre du mot immédiat. C’est ce passage injustifié qui lui permet de fonder des conclusions analogues à celles du romantisme sur des raisonnements analogues à ceux de l’empirisme et de l’utilitarisme[13]. » Mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a là en effet un des dangers ordinaires de la philosophie, une des causes qui lui interdisent la précision du mathématicien. Le fait qu’un terme philosophique a sinon plusieurs sens, du moins plusieurs nuances de sens, met sous les pieds du philosophe des sables mouvants parfois perfides. M. Bergson n’hésite pas à y reconnaître une cause fréquente d’erreur. « Les deux sens du mot corrélation, écrit-il, doivent être distingués avec soin : on commettrait un véritable paralogisme en adoptant l’un d’eux dans les prémisses, et l’autre dans la discussion[14]. » C’est ainsi que les biologistes prennent en deux sens différents le mot adaptation, de sorte que « l’on passe subrepticement de l’un de ces deux sens à l’autre, et qu’on se réfugie dans le premier toutes les fois qu’on va être pris en flagrant délit de finalisme dans l’emploi du second[15] ».

M. Bergson dit beaucoup de mal de la dialectique lorsqu’elle se hausse à l’ontologie et se confond avec la métaphysique. Il ne l’admet pas davantage lorsqu’elle contrôle l’intuition, de cette manière agressive qui prétend substituer des raisonnements aux choses. Mais il sait brillamment l’utiliser pour dénoncer les paralogismes, les illusions naturelles non pas de tel philosophe qui s’est trompé, mais de la philosophie elle-même et de l’esprit humain. Sa doctrine se présente dans une armure dialectique éclatante et solide. Il est d’ailleurs probablement impossible que la partie intuitive et la partie dialectique d’une philosophie se rejoignent complètement. La première fonctionne à l’égard de la seconde, ainsi que l’esprit par rapport au corps, comme un plus constant. En tout cas, chez M. Bergson, l’une n’est pas simplement l’absence de l’autre. À une profonde intuition correspond cette dialectique qui porte, comme celle de Kant, sur la critique des illusions fondamentales. La critique de l’idée de néant et celle de l’idée de désordre, dans l’Évolution Créatrice, rappellent les discussions du Parménide et de la Dialectique Transcendentale.

L’illusion du néant consiste à croire que le néant précède logiquement l’être, et que le passage du néant à l’être doit s’expliquer comme un passage du droit au fait. M. Bergson montre que ce passage du néant à l’être ne peut s’imaginer, se penser, se dire, qu’au moyen d’artifices, artifices qui ont leur origine dans l’art, c’est-à-dire dans une intelligence orientée vers l’action et la fabrication.

La discussion qu’il mène consiste à dépister et à dévoiler sous toutes les apparences du néant la présence de l’être. Soit qu’on imagine le néant, soit qu’on s’efforce de le penser, l’opération de l’esprit par lequel on le pose consiste à se placer au point de vue d’une partie de l’être pour nier et supprimer l’autre partie. Je nie l’univers en m’affirmant, je me nie moi-même en me plaçant du point de vue de l’extérieur. Et si j’insiste, si je veux nier à la fois l’un et l’autre, alors l’image du néant « est une image pleine de choses, une image qui renferme à la fois celle du sujet et celle de l’objet, avec, en plus, un saut perpétuel de l’une à l’autre et le refus de jamais se poser définitivement sur l’une d’elles[16] ». Et il en est de l’idée du néant comme de l’image du néant. Il est contradictoire d’admettre que nous puissions poser l’inexistence du Tout. Nous ne pouvons que poser l’inexistence d’une partie relativement à l’existence d’une autre partie. On ne saurait donc voir dans l’idée du néant qu’une idée relative, et dans l’idée du néant absolu qu’un mot.

Nous assistons là, comme en bien des points de la philosophie bergsonienne, à un curieux renversement du cartésianisme. Descartes avait fait reposer la preuve ontologique sur ce principe qu’il y a plus dans l’idée d’un objet pensé comme existant que dans l’idée d’un objet pensé comme non existant. Kant montre que c’est exactement la même chose, qu’on ne pense pas un objet comme non-existant, et qu’au moment où nous le pensons nous le pensons existant. M. Bergson rompt cette égalité et se transporte dans le plateau de la balance opposé au plateau cartésien. Il veut prouver qu’« il y a plus et non pas moins dans l’idée de l’objet conçu comme n’existant pas que dans l’idée de ce même objet conçu existant, car l’idée de l’objet n’existant pas est nécessairement l’idée de l’objet existant, avec, en plus, la représentation d’une exclusion de cet objet par la réalité actuelle prise en bloc[17] ». En d’autres termes, et pour reprendre l’exemple de Kant, il faudrait croire qu’il y a plus dans l’idée de cent thalers conçus comme n’existant pas que dans l’idée de cent thalers conçus comme existant, la première idée comportant un mouvement d’aller et de retour, et la seconde le simple mouvement d’aller.

Notons que cette discussion, dont il faut admirer la perfection technique, peut étonner le sens commun, mais que les philosophes y verront une démonstration nouvelle d’une vérité philosophique déjà ancienne, à laquelle ont contribué l’ontologie d’une part, la philosophie idéaliste et critique d’autre part. L’ontologie trouve son achèvement dans la philosophie de Spinoza, pour qui tout existe en acte, tout est donné dans l’être nécessaire et parfait, dont la non-existence ne peut pas plus se concevoir que la non-existence des essences géométriques. Pour Descartes le doute provisoire n’est qu’un artifice de méthode, et le Cogito en montre l’absurdité : nous ne pouvons penser sans penser l’être, d’abord le nôtre, puis celui de Dieu. Cette identité de l’être et de la pensée, établie par les cartésiens au bénéfice de l’être, renversée par Berkeley au bénéfice de la pensée, aboutit, de rectification en rectification, à la philosophie critique. Penser une chose c’est en penser l’existence ou la non-existence, c’est fonctionner selon nos catégories propres, affirmation, négation, relation ; il n’y a pas de pensée sans pensée d’être, affirmé ou nié, et penser le néant répondrait à un néant de pensée, ce qui implique contradiction.

Cependant M, Bergson impute aux philosophes dans leur ensemble cette illusion du sens commun qui croit l’être postérieur logiquement au néant. « Je n’ai pas plutôt commencé à philosopher que je me demande pourquoi j’existe ; et quand je me suis rendu compte de la solidarité qui me lie au reste de l’univers, la difficulté n’est que reculée, je veux savoir pourquoi l’univers existe ; et si je rattache l’univers à un principe immanent ou transcendant qui le supporte ou qui le crée, ma pensée ne se repose dans ce principe que pour quelques instants, le même problème se pose, cette fois dans toute son ampleur et sa généralité : d’où vient, comment comprendre que quelque chose existe ?[18] » M. Bergson emploie ici fort pertinemment la première personne. Lorsqu’il a commencé à penser il a pensé ainsi. Puis il a rectifié sa pensée en découvrant l’illusion sur laquelle reposait sa première démarche. Mais je crois bien qu’on est philosophe précisément parce qu’on sait faire cette rectification, et, plus ou moins, tous les vrais philosophes l’ont faite. Nous y sommes aujourd’hui aidés par la Critique de la Raison pure, et c’est pourquoi Schopenhauer n’a pas tout à fait tort quand il compare la lecture de ce livre (la première lecture consciente, c’est-à-dire la seconde ou la troisième) à une opération de la cataracte. Mais, avant Kant comme avant M. Bergson, les philosophes voyaient souvent clair. Le philosophe, dit à peu près Aristote, s’étonne d’abord que les choses soient comme elles sont, mais plus il est avancé dans la philosophie plus il s’étonnerait qu’elles fussent autrement. Qu’est-ce à dire, logiquement, sinon qu’après avoir demandé aux choses pourquoi elles sont, il finit par savoir qu’il se demanderait vainement comment elles ne seraient pas ? Et qu’est-ce à dire, psychologiquement, sinon que la philosophie, comme la vertu, est une habitude ? Le poële cartésien, le vide préalable du Cogito (« je feindrai donc que rien n’existe ») ne sont que des artifices logiques, puisque le Cogito consiste à montrer que ce vide préalable apparaît à la réflexion comme illusoire, et qu’il y a une contradiction dans les termes à feindre que rien n’existe, car feindre cela, c’est exister. Ce qui légitimerait le mieux la critique que M. Bergson adresse à l’ensemble des philosophes, c’est une partie de la philosophie de Leibnitz, notamment le principe de raison suffisante. Mais, précisément parce que le logique chez lui ne fait que symboliser l’intuitif, il est Leibnitz et non Wolf.

Il y a donc là une illusion du sens commun à laquelle un philosophe commence par céder, et contre laquelle il réagit à sa manière. Mais l’originalité de M. Bergson est d’expliquer cette illusion, de compléter la Critique par une Pratique, et de montrer dans nos cadres de pensée des schèmes de notre action. « Nous allons de l’absence à la présence, du vide au plein, en vertu de l’illusion fondamentale de l’entendement[19]. » C’est que « toute action vise à obtenir un objet dont on se sent privé, ou à créer quelque chose qui n’existe pas encore ». Cette illusion intellectuelle est liée aux apparences et aux nécessités de l’espace homogène et du discours. Aller du vide au plein, de l’absence à la présence, c’est penser en termes d’espace, penser qu’à toute réalité préexiste sa place, que cette réalité vient remplir, dans l’espace. C’est ce que le vulgaire entend par la Création, Dieu ayant créé le monde en meublant l’espace. L’Idée platonicienne est une réalité de droit que le philosophe place, comme le sens commun l’espace, avant la réalité de fait, quitte à la dépasser par la partie vivante de sa doctrine, comme le fait Platon. En amenuisant encore ces schèmes de l’espace et des idées, une philosophie paresseuse, une philosophie d’école (c’est-à-dire un sous-produit de la philosophie vraie) arrive à une pellicule qui, à force de transparence, n’apparaît plus, et qui se confond avec un vide, devient l’idée du néant. Arrivés là (où d’ailleurs un vrai philosophe se ressaisit) nous pouvons nous livrer en pleine sécurité à notre naturel fabricateur ; l’homo faber recréera l’univers comme une machine, du même fonds dont il l’aura déduit comme un traité de géométrie. Le cartésianisme nous fait voir cela dans une clarté admirable. Donnez-moi l’étendue et le mouvement, disait Descartes, et je referai le monde. En attendant de le refaire il le déduisait, et il concevait cette déduction comme le schème et les moyens infinis d’une action non moins infinie sur la nature. Et après s’être nourrie de l’espace homogène et du mouvement mesurable, cette illusion utile se forme du concept et du langage. Sans les concepts, le langage, la société, il n’y aurait que de l’affirmation et pas de négation. « Pour un esprit qui suivrait purement et simplement le fil de l’expérience, il n’y aurait pas de vide, pas de néant, même relatif et partiel, pas de négation possible. Un pareil esprit verrait des faits succéder à des faits, des états à des états, des choses à des choses. Ce qu’il noterait à tout moment, ce sont des choses qui existent, des états qui apparaissent, des faits qui se produisent. Il vivrait dans l’actuel, et s’il était capable de juger il n’affirmerait jamais que l’existence du présent[20]. » Une analyse très fine montre comment cet esprit, en acquérant de la mémoire, en pensant le passé, en s’attardant sur lui, arrive à l’idée d’abolition. L’idée de négation lui vient quand « il se représente le contraste de ce qui est, non seulement avec ce qui a été, mais encore avec tout ce qui aurait pu être ». Nier une chose, c’est l’affirmer comme un possible qu’on écarte, c’est affirmer ce possible tout le temps qu’on écarte la chose.

L’évolution est créatrice. Vivre, durer c’est réaliser un plus, c’est créer. Comme ce que nous créons n’était pas le moment d’avant, nous le pensons comme un être qui prend la place d’un non-être, alors qu’il n’y a que de l’être qui change, ou, plus précisément, qu’il n’y a que du changement. Car M. Bergson, qui dans l’Évolution Créatrice supprime le néant au profit de l’être, dans la Perception du Changement supprime l’être au profit du changement. L’homo faber se projette en un Deus faber et en une causalité fabricatrice. « Toute action humaine a son point de départ dans une dissatisfaction et, par là même, dans un sentiment d’absence. On n’agirait pas si on ne se proposait un but, et l’on ne recherche une chose que parce qu’on en sent la privation. Notre action procède ainsi de rien à quelque chose[21]. » Elle va du vide au plein et la spéculation la suit.

Ou plutôt elle est censée la suivre. Le caractère artificiel de ce raisonnement si subtilement mené ne vient-il pas de ce que lui aussi, il tend à une utilité, est l’œuvre du philosophus faber, fabricant, quoiqu’il en aie, d’un système, auteur d’une philosophie de la durée ? Il ne me paraît pas qu’on doive accuser les métaphysiciens en bloc de n’arriver à l’être qu’en partant du néant. Je ne crois même pas qu’on puisse le dire d’aucun philosophe autre que Wolf, qui crée toute une scolastique avec les principes de contradiction et de raison suffisante, vidés des profondes intuitions leibnitziennes. Ce n’est vrai ni de Fichte ni de Schelling, ni de Hegel ni de Schopenhauer. Hegel, en montrant qu’il y a contradiction aussi bien dans le néant pur que dans l’être pur, et que réalité coïncide avec devenir ou changement, construit la même armature dialectique que M. Bergson. Et Schopenhauer ne traverse pas le moindre néant pour arriver à la Volonté, qui ne se déduit pas, mais qui est. Le postulat de M. Bergson est que toutes les philosophies qui ne mettent pas l’être dans la durée ont dû commettre ce paralogisme et subir l’illusion du néant. « Le dédain de la métaphysique pour toute réalité qui dure vient précisément de ce qu’elle n’arrive à l’être qu’en passant par le néant, et de ce qu’une existence qui dure ne lui paraît pas assez forte pour vaincre l’inexistence, et se poser elle-même[22]. » C’est pourquoi, dit-il, la philosophie tranche la difficulté en posant au principe des choses une existence logique, d’où on ne peut tirer aucune causalité efficace. Selon M. Bergson l’existence qui dure est assez forte pour se poser elle-même. Elle est assez forte pour fournir à la méditation philosophique l’étoffe « la plus solide et la plus résistante ». Et comme toutes les étoffes du même genre, elle paraît et elle est forte par rapport à l’existence logique attribuée à d’autres étoffes. Mais aucun grand philosophe ne s’est contenté plus que M. Bergson d’une existence toute logique, et tous ont, comme lui, fait un tel reproche à la philosophie antérieure contre laquelle ils construisaient la leur. Quand Descartes éclate de rire devant cette définition de la lumière : medium proportionale inter substantiam et accidens, il rit d’une philosophie qui prend une existence de concepts pour une existence de choses. Spinoza, dit Leibnitz, aurait raison s’il n’y avait pas de monades, c’est-à-dire si, perception et appétition, la substance n’avait pas une réalité autre que géométrique. Kant renverse le dogmatisme logique de Wolf en partant des jugements synthétiques a priori, qui sont des données à expliquer par des formes. Pour Schelling la philosophie porte sur des réalités immédiates, pour Hegel ce qui est rationnel est réel ; ce qui n’empêche pas Schelling, dans sa seconde philosophie, de reprocher implicitement à Hegel son goût pour les réalités logiques, et de voir là un fléau général de la philosophie allemande, — critique sur laquelle, à son tour, appuiera si fortement Schopenhauer. L’existence logique, c’est, pour un philosophe, l’existence des autres systèmes, c’est autrui vu, de bonne foi, du dehors : idolum tribus.

Aussi la conclusion positive de ce brillant morceau dialectique sur l’illusion du néant serait-elle avouée dans ses grandes lignes (et à la réserve du dernier mot qui lui donne son cachet proprement bergsonien ) par presque tous ces philosophes, peut-être par Leibnitz, et sûrement par Schelling, Hegel et Schopenhauer : « Il faut s’habituer à penser l’Être directement sans faire un détour, sans s’adresser d’abord au fantôme de néant qui s’interpose entre lui et nous… Alors l’Absolu se révèle très près de nous, et, dans une certaine mesure, en nous. Il est d’essence psychologique, et non pas mathématique ou logique. Il vit avec nous. Comme nous, mais par certains côtés infiniment plus concentré et plus ramassé sur lui-même, il dure[23]. »

Mais si M. Bergson fait peut-être ici un bloc artificiel de la philosophie antérieure et du sens commun, s’il méconnaît l’acquis de la perennis philosophia, il n’en reste pas moins que son analyse peut rester, avec son caractère d’exposé lumineux, comme une acquisition définitive de cette psychologie des erreurs, qui est l’antichambre de la philosophie. En partant du non-être on n’arrive pas plus à l’être qu’en partant de la matière on n’arrive à la vie. Si le sens commun tend à faire sortir l’être du non-être, c’est en vertu d’une nécessité pratique et technique que M. Bergson a mise en lumière, ajoutant ainsi de la clarté à la conscience intime qu’a toujours eue le vrai philosophe de se connaître comme l’homme de l’être, de trouver la réalité élémentaire et authentique de l’être dans son intérieur, sa conscience, son énergie spirituelle.

III
L’ILLUSION DU DÉSORDRE

L’illusion du désordre est analogue à l’illusion du néant et pourrait à la rigueur se ramener à elle. Elle naît de la même croyance en la réalité logique : le désordre serait logiquement antérieur à l’ordre, et le passage du désordre à l’ordre devrait être expliqué logiquement comme le passage du néant à l’être. De faux problèmes sont engendrés par cette idée que le désordre est possible et pensable, et c’est par sa critique « qu’une théorie de la connaissance devrait commencer, car si le grand problème est de savoir pourquoi la réalité se soumet à un ordre, c’est que l’absence de toute espèce d’ordre paraît possible ou concevable[24] ». Si nous avons coutume d’opposer l’ordre et le désordre, de considérer l’ordre comme une victoire sur le désordre, c’est toujours en vertu des mêmes tendances techniques : fabriquer c’est créer, c’est produire un ordre par rapport auquel ce qui n’est pas apparaît comme désordre ou non-ordre. En réalité, dit M. Bergson, nous entendons par désordre non l’absence d’ordre, mais l’absence de l’ordre auquel nous pensons, la présence de l’ordre auquel nous ne pensons pas. Le mot de désordre signifie simplement l’état de surprise ou de déception où nous laisse le fait de ne pas trouver devant nous l’ordre auquel nous nous attendions. Nous ne pouvons penser ou exister que dans l’ordre, car l’ordre c’est simplement l’esprit se retrouvant dans les choses, et il est contradictoire que nous pensions autre chose que l’esprit, ou les choses, ou le rapport de l’esprit et des choses, — que nous puissions par conséquent penser l’idée de désordre. Taine fait à Stuart Mill, dans l’Intelligence, une objection de ce genre, et nous ne quittons pas ici ce que la critique kantienne a apporté de définitif en philosophie. Mais M. Bergson va plus loin.

L’esprit peut marcher, selon lui, dans deux sens opposés : dans sa direction propre de spiritualité ou dans la direction inverse de matérialité. Or dans les deux cas il y a un ordre : dans le premier cas, ordre de mécanisme ; dans le second, ordre de création libre. Quand on feint un chaos auquel succéderait ou se surajouterait l’ordre, on passe simplement d’un ordre mécanique à un ordre voulu, à une multitude de volontés élémentaires, d’actes imprévisibles et contingents comme ceux que nous apercevons en nous, et que la conscience empêche de retomber en répétitions, de se résoudre en ordre mécanique. D’autres fois nous appelons désordre l’absence d’un ordre voulu que nous attendions, la présence d’un ordre automatique : ainsi quand je dis qu’une chambre est en désordre, qu’un État est en désordre. Le désordre est la présence de l’ordre sur lequel nous ne comptions pas. Dès lors nous appelons hasard aussi bien un mécanisme habillé en intention (par exemple le même numéro qui sort trois fois de suite à la roulette) qu’une intention habillée en mécanisme (par exemple un monde du caprice, comme celui que Mill jugeait possible en quelque place du monde stellaire). Nous croyons pouvoir penser l’absence simultanée des deux ordres : illusion, puisque l’absence d’un ordre implique automatiquement la présence de l’autre ordre, et que la prétendue absence simultanée des deux ordres « est en réalité la présence des deux, avec, en outre, le balancement d’un esprit qui ne se pose définitivement ni sur l’un ni sur l’autre[25] ». L’ordre géométrique et l’ordre vital correspondent à des réalités, ou plutôt à des figures de la réalité, tandis que le désordre n’est qu’une idée.

Et cette idée artificielle du désordre entraîne par contre-coup une idée artificielle et fausse de l’ordre. Nous confondons les deux ordres dans une sorte d’idée moyenne de l’ordre, applicable aux phénomènes astronomiques aussi bien qu’aux phénomènes vitaux, et que nous opposons à l’idée de désordre. Par le même mot, celui d’ordre, nous désignons « l’existence de lois dans le domaine de la nature et celle de genres dans le domaine de la vie ». Nous hypostasions dans une même idée artificielle la ressemblance entre individus d’une même espèce et l’identité entre les effets d’une même cause. « De là l’idée générale d’un ordre de la nature, le même partout, planant à la fois sur la vie et sur la matière[26]. » Les anciens, qui ne voyaient que des genres, durent s’en tenir, en matière de physique, « à une traduction plus ou moins grossière du physique en vital ». Les modernes, dont la physique a son point de départ dans les lois de Képler et de Galilée, essayent de ramener les faits vitaux à des lois. Le vivant et le mécanisme fournissent donc successivement à chacune des deux sciences le type d’ordre qu’elle étend à toute la réalité et dont le contraire lui paraîtra un désordre.

Le bergsonisme n’est d’ailleurs pas un dualisme, et lui aussi croit à l’unité de l’ordre, les deux ordres prenant place dans la suite d’un mouvement, et l’un formant l’inversion, la tension ou la détente de l’autre. Mais ce terme d’ordre est lui-même pour les philosophes un terme général qu’ils décomposent en principes. Cette décomposition répond-elle à une réalité ? Le désordre se réduisant à une illusion, les principes de l’ordre ne feront-ils pas une quatrième illusion ?

IV
L’ILLUSION DES PRINCIPES

La discussion des principes de causalité et de finalité tient depuis les cartésiens une place considérable dans les analyses de la philosophie. En cette matière, la Critique de la Raison Pure n’impose pas plus silence au phénoménisme de Hume que le Fondement de l’Induction à l’empirisme de Mill. Le formalisme de ces principes chez les philosophes dialecticiens a toujours mis en défiance ceux qui transportaient dans la spéculation le sentiment de la vie, et qui, si le scepticisme est, selon une formule trop célèbre, le fruit toujours renaissant de l’empirisme, ont su, quand il le fallait, mordre gaillardement sur ce fruit. La philosophie de M. Bergson ne doit pas être portée au compte du scepticisme, mais il met en garde la philosophie contre les illusions spéculatives impliquées dans des principes qui ne sont, pour parler comme Leibnitz, les muscles et les tendons de nos raisonnements que parce qu’ils sont ceux de notre action, parce que notre action projette notre raisonnement comme son ombre. Depuis Hume, tout philosophe secoue ici le sommeil dogmatique ; depuis Kant, il veut sortir de l’instabilité sceptique, et, sinon faire la déduction transcendantale de ces principes, du moins en découvrir les racines psychologiques, marquer l’endroit où la constitution de notre entendement s’infléchit pour les produire, en somme les définir par leur génération. Dès qu’un philosophe cherche la vérité de ce qui est et non plus les raisons de ce qui paraît, il doit dépasser le monde de la causalité et de la finalité, il ne peut les dépasser qu’en les expliquant et les expliquer qu’en les construisant.

Après Kant on a poussé dans deux directions différentes l’explication de la causalité. L’empirisme anglais, tout au moins Stuart Mill, suivant la direction de Hume, a vu dans le rapport de cause à effet une expérience habituelle, mais qui n’en reste pas moins une expérience, et qui peut être démentie à quelque moment du temps et en quelque région de l’espace. En quoi Stuart Mill parle beaucoup plus justement que ne se l’est imaginé Taine, et surtout que lui-même, qui était déterministe, ne se l’est imaginé : comme M. Bergson nous le montrait tout à l’heure, la supposition de ces moments du temps et de ces régions de l’espace soustraits à la causalité n’est autre chose qu’une substitution de l’ordre vital et volontaire à l’ordre mécanique, et cet ordre vital s’exprime bien par des zones d’indétermination, c’est-à-dire par un vide de la causalité. D’autre part, le principe de la conservation de l’énergie, dont Spencer et Taine ont presque fait un absolu, a amené la réflexion philosophique à voir dans le principe de causalité une forme de l’identité, dont il se rapproche, dit M. Bergson, comme une courbe de son asymptote. Mais il va de soi que M. Bergson pose le problème en termes de durée.

La réduction de la causalité à l’identité est naturelle à la science, qui supprime la durée. Le principe d’identité lie le présent au présent. « Mais le principe de causalité, en tant qu’il lierait l’avenir au présent, ne prendrait jamais la forme d’un principe nécessaire ; car les moments successifs du temps réel ne sont pas solidaires les uns des autres, et aucun effort logique n’aboutira à prouver que ce qui a été sera ou continuera d’être, que les mêmes antécédents appelleront toujours des conséquents identiques[27]. » On ne peut d’ailleurs parler de « mêmes antécédents » dans la durée que par abstraction de la durée même, puisque ces antécédents diffèrent au moins par le moment de leurs durées. Une théorie de la causalité déterministe tendra donc toujours à nier la durée. « Descartes l’avait si bien compris qu’il attribuait à une grâce sans cesse renouvelée de la Providence la régularité du monde physique et la continuation des mêmes effets : il a construit en quelque sorte une physique instantanée, applicable à un univers dont la durée tiendrait tout entière dans le moment présent. » M. Bergson, dans une analyse qui suit le mouvement de celle de Hume, montre que ni le monde intérieur ni le monde extérieur ne nous donnent la causalité au sens des déterministes, mais que l’un nous donne l’idée d’indétermination et l’autre celle d’identité.

On compléterait, ou on dépasserait, l’analyse de Hume, en montrant que la causalité efficiente est chez nous une catégorie de l’action ou plutôt de la fabrication. On substitue la causalité déterministe à la simple identité comme explication des phénomènes, dans la mesure où l’on découpe la matière en y distinguant les causes et les effets, où l’on projette sur elle l’ombre, les cadres, le quadrillé utile de l’homo faber.

Cette projection, utile à l’action, peut être dangereuse, non seulement pour la philosophie, mais déjà pour la science lorsqu’elle s’applique aux phénomènes de la vie. À propos des théories mécanistiques sur l’adaptation, M. Bergson distingue trois sens du mot cause : cause par impulsion, cause par déclenchement, cause par déroulement. La première seule est cause proprement dite puisque « la quantité et la qualité de l’effet varient avec la quantité et la qualité de la cause[28] ». Sans doute pourrait-on dire que la qualité de la cause se ramène ici entièrement à sa quantité, à la transmission d’une certaine quantité de force vive, et c’est pourquoi dans ce cas seulement la cause explique son effet ; nous avons une simple identité, 100 d’effet = 100 de cause. Dans la causalité par déclenchement, l’effet n’est pas expliqué entièrement par la cause. Mais alors deux cas peuvent se produire. Ou bien il s’agit d’un déclenchement matériel, l’oiseau qui fait crouler une avalanche, l’étincelle qui provoque une explosion, et alors nous revenons à la causalité par impulsion, c’est-à-dire à l’identité, en faisant intervenir l’énergie potentielle et sa transformation en force vive. Ou bien il s’agit d’un déclenchement vital, et les opérations de la vie consistent bien encore en une accumulation d’énergie potentielle et en son passage brusque à une énergie utilisée (le terme de force vive est tout à fait caractéristique), mais ici le déclenchement est accompagné de conscience et d’indétermination. Enfin, dans la cause par déroulement (comme celle d’un cylindre de phonographe qui déroule sa mélodie), la cause n’est que l’occasion d’un effet dont la qualité ne dépend pas d’elle. Le rapport entre le caractère intelligible et le caractère empirique chez Kant et Schopenhauer transporte à peu près dans la psychologie cette causalité par déroulement, le second n’étant que le premier déroulé sub specie durationis.

De la causalité par impulsion à la causalité par déclenchement et de celle-ci à la causalité par déroulement, nous allons d’un monde cartésien instantané à un monde qui dure. La transformation d’une énergie potentielle en force vive à un moment B n’est pas donnée dans un moment A de cette force potentielle. L’interférence entre les deux séries s’exprime, dans le langage, par le mot de hasard. Et cette interférence, ce hasard appartiennent au monde de la pure matière. Mais c’est un principe bergsonien que si les directions de la vie s’opposent à celles de la matière, elles ne s’y opposent qu’après les avoir épousées, et qu’il y a un point, un moment, où toutes deux sont confondues. De cette contingence et de ce hasard matériels sont partis la contingence vitale et la puissance de choix qui finissent par en devenir le contraire exact sous la forme de la liberté. La métaphore qui revient continuellement dans l’Évolution Créatrice est celle de la vie considérée comme une fabrication d’explosifs. Et il n’y a pas là seulement une métaphore. La vie est une histoire, et les causes historiques, c’est-à-dire les causes vitales, ne se conçoivent que comme des causes par déclenchement, analogues à une transformation brusque de l’énergie potentielle en force vive, ou des causes par déroulement, c’est-à-dire des causes qui exigent de l’attente et de la durée. Les formes de la causalité vivante sont donc des réalités de durée, alors que la forme de la causalité mécanique, l’impulsion simple, se ramène à une identité, à un rapport du présent au présent, à la loi de la conservation de l’énergie, et exclut la durée. De la causalité dans durée à la causalité dans la durée, ou causalité vitale, on passe par l’intermédiaire de l’énergie potentielle. Un monde où il n’y aurait eu que de la force vive, n’eût pas comporté de corps organisés. Et le monde sans vie serait le monde où il n’y aurait plus que de l’énergie potentielle.

Ce sont là les trois formes de la cause efficiente exprimées en termes de mouvement, et les deux dernières, bien qu’on puisse les ramener, d’un certain biais, à la première, nous montrent déjà dans la matière la courbe par laquelle peut s’insinuer la vie. Mais il n’y a vie que là où la causalité semble dépassée et où il existe une apparence de finalité. À ce monde matériel de la causalité efficiente la vie superpose-t-elle effectivement un ordre de causalité finale ?

M. Bergson n’est pas finaliste, et l’Évolution Créatrice contient une critique des causes finales parallèle à la critique du mécanisme darwinien et lamarckien. Néanmoins la finalité lui paraît une image de la réalité moins inexacte que le mécanisme. La philosophie de Renan nous semble souvent une ébauche exotérique et populaire, une antichambre de celle de M. Bergson. Dans les Dialogues Philosophiques, voulant exprimer la cause génératrice de la vie, et ne pouvant accepter ni la causalité mécanique de son ami Berthelot, ni le finalisme qui lui rappelle ses cahiers de théologie, il emploie pour désigner son idée encore vague le mot de nisus : il y a au fond de l’être un nisus qui tend à la parfaite conscience. Et je sais bien que tout cela n’est qu’ébauche, et que ces ébauches se sont détachées comme des εἴδωλα (eidôla) de la grande philosophie romantique allemande. Mais il est remarquable que, bien qu’il n’y ait aucune différence appréciable de sens entre nisus et effort, Renan emploie le mot latin, non pas pour préciser son idée, mais pour l’estomper, pour indiquer qu’il n’y a pas dans notre langage de terme qui puisse la nommer, et pour y remettre, comme disait Mallarmé, de l’obscurité. Tel n’est pas évidemment le procédé de M. Bergson. L’Évolution Créatrice, la production de la vie et de la pensée, correspondent bien pour lui à un nisus, mais, en vrai philosophe, il s’efforce d’amener sur ce nisus le maximum de clarté, et de l’étudier non dans les généralités diffuses où il s’estompe, mais dans les faits privilégiés où il s’éclaire. Si la vie est un nisus, c’est-à-dire un effort, nous en saisirons l’essence en analysant notre effort, qui participe à celui de la vie et qui le continue. Pour Descartes la volonté était en nous infinie comme en Dieu (d’où l’on pouvait conclure qu’elle nous fait toucher l’absolu) et l’analyse de l’effort représentait pour Maine de Biran le vrai Cogito de la philosophie. Une importance analogue est donnée par M. Bergson au fait privilégié de l’effort intellectuel, qui nous fait coïncider avec l’effort vital au moment même où il est sous-jacent ou tangent à l’intelligence, au moment où il va devenir intelligence et où il est encore temps de le saisir par l’intuition. L’effort intellectuel « nous représente la relation causale à l’état pur ». Cette relation causale n’est pas une simple causalité efficiente, puisqu’elle consiste en la création de quelque chose de nouveau : énergie qui se crée, et non énergie qui se conserve. Elle n’est pas non plus causalité finale, puisqu’elle ne vise pas à une fin, mais qu’elle crée cette fin en même temps qu’elle se crée. Du vague nisus de Renan, la réflexion philosophique passe ici à l’idée de schème dynamique. Le schème dynamique serait « entre l’impulsion et l’attraction, entre la cause efficiente et la cause finale, quelque chose d’intermédiaire, une forme d’activité d’où les philosophes ont tiré par voie d’appauvrissement et de dissociation, en passant aux deux limites opposées et extrêmes, l’idée de cause efficiente d’une part, et l’idée de cause finale de l’autre. Cette opération, qui est celle même de la vie, consiste dans un passage graduel du moins réalisé au plus réalisé, de l’intensif à l’extensif, d’une implication réciproque des parties à leur juxtaposition[29] ». Une intelligence où il n’y aurait que des images aux contours arrêtés, et que les lois d’association de ces images, ressemblerait à un monde matériel où régnerait la seule causalité efficiente : le monde des associationnistes anglais nous paraît une réplique intérieure du monde de Démocrite. Les images c’est l’abstraction du tout fait, la coupe de l’état statique sur le devenir, abstraction et coupe utiles, poteaux indicateurs de notre action taillés dans notre passé. « L’image aux contours arrêtés dessine ce qui a été. Une intelligence qui n’opérerait que sur des images de ce genre ne pourrait que recommencer son passé tel quel, ou en prendre les éléments figés pour les recomposer dans un autre ordre, par un travail de mosaïque. Mais à une intelligence flexible, capable d’utiliser son expérience passée en la recourbant selon les lignes du présent, il faut, à côté de l’image, une représentation d’ordre différent, toujours capable de se réaliser en images, mais toujours distincte d’elles. Le schéma n’est pas autre chose[30]. »

La finalité apparente, elle non plus, n’est pas autre chose. Quand la finalité nous apparaît comme une adaptation à une fin préexistante, c’est que nous transportons au domaine de la réalité une catégorie de l’action intellectuelle, pour laquelle agir c’est se fixer un but et atteindre ce but. Il n’y a pas de travail mécanique, d’emploi d’outils, sans cette finalité. Mais si nous nous transportons au contraire là où le travail humain n’est plus un travail mécanique, là où il continue et imite le travail même de la nature, c’est-à-dire dans la production de l’œuvre d’art, nous ne rencontrons plus de finalité de ce genre. L’idée d’une locomotive préexiste entièrement, dans l’esprit de l’ingénieur, à la locomotive construite et s’y adapte trait pour trait. Mais l’idée d’une œuvre d’art ne préexiste jamais à son exécution. Elle se réalise en suivant un schème dynamique (ou plutôt selon un dynamisme schématique, le mot schème évoquant du tout fait dans l’espace) et en se déposant dans une durée dont les moments sont imprévisibles. Le plan lui-même, le plan d’abord répond à cette définition. Racine écrivait ses pièces sur un plan en prose minutieux et tracé scène par scène, discours par discours, réplique par réplique. Mais ce plan n’était pas plus contenu dans un plan préconçu que la pièce en vers n’était donnée dans le plan en prose. Le travail du poète, s’accomplissant dans la durée, était simplement divisé selon la durée. Si maintenant nous nous transportons non plus au point de vue de l’œuvre qui se fait, mais au point de l’œuvre faite, nous voyons que, comme dans le corps vivant, tout y converge vers une fin, qu’elle est une finalité. Mais peut-on concevoir la finalité de la nature à l’image de celle finalité interne apparente ? Il y a d’ailleurs une autre finalité de l’œuvre d’art, une finalité par rapport à l’homme, individuel et social, et qui est finalité externe. Dès que nous voyons de la finalité quelque part c’est, dit M. Bergson, une finalité externe. Il n’y a qu’un seul et vrai tout, et ce tout c’est la vie entière.

La finalité, si nous la considérons comme une catégorie de notre intelligence et de notre action, est un pouvoir d’unité, pouvoir de penser sous forme d’unité, pouvoir de créer ou de découper des unités mécaniques. Notre corps nous apparaît sous l’aspect de finalité en tant qu’il nous sert à quelque chose, qu’il est le moyen de certaines actions déterminées. Nous pensons finalité parce que l’unité est toujours devant nous. Au contraire la nature, le courant de vie vont à la multiplicité ; l’évolution n’est pas une convergence de causes et d’effets, mais une divergence croissante. « L’unité vient d’une vis a tergo ; elle est donnée au début comme une impulsion, elle n’est pas posée au bout comme un attrait[31]. » Certes la philosophie de M. Bergson n’échappe pas au finalisme. Il suffit, dit-il, de retailler un peu l’idée toute faite de la finalité pour l’adapter dans une certaine mesure au réel. La durée de la nature, ou tout au moins la partie que nous en vivons, consiste en un nisus qui s’est traduit jusqu’ici par un progrès croissant de l’organisation chez les êtres, et par une variété croissante d’êtres organisés. Mais cela ne signifie pas que l’univers ait un but. Nous le croyons quand nous transportons dans la philosophie les illusions nécessaires de l’action. La finalité est utile à ce qui doit se faire, et elle est vraie dans ce qui est fait : mais cela ne signifie pas qu’elle soit vraie pour ce qui est à faire. Dès que nous regardons en arrière le temps écoulé, le passé nous apparaît sous un aspect finaliste, et, parce que tout y est passé, tout s’est passé comme s’il avait cristallisé selon des buts. Dès lors, toute évolution se déroule pour nous dans le passé comme le tableau ordonné qu’elle est, et nous supposons dans l’évolution future le tableau qu’elle sera un jour, nous supposons ce tableau en la supposant sans durée, c’est-à-dire en lui retirant sa réalité. Finaliser l’avenir c’est lui donner figure du passé ; et c’est aussi tracer devant nous, d’une façon utile, le schème d’une action.

Mais si ce qui est fait tombe seul, pour le philosophe, sous la catégorie de la finalité, en quoi consiste cette finalité ? Un corps organisé, une partie d’un corps organisé, considérés comme des systèmes de finalité externe, emboîtés les uns dans les autres, doivent être expliqués, et le seront-ils sans finalisme ? Voltaire ne pouvait comprendre que l’horloge du monde marchât sans horloger. Mais le monde n’est pas une horloge et Dieu n’est pas un horloger. Une horloge représente des moyens employés par l’homme en vue d’une certaine fin. Et je sais bien que M. Bergson use volontiers dans l’Évolution Créatrice d’un langage où figurent ces mêmes mots. « Si elle (la vie) vise essentiellement à capter de l’énergie utilisable pour la dépenser en actions explosives, elle choisit sans doute, dans chaque système solaire et sur chaque planète, comme elle le fait sur la terre, les moyens les plus propres à obtenir ce résultat dans les conditions qui lui sont faites[32]. » Mais je crois qu’il ne faut voir là qu’une métaphore, ou bien une figure exotérique de la doctrine. Ce langage s’applique à l’intelligence mécanicienne bien plus qu’à l’élan vital. Et l’opposition de la machine et de l’organisme est capitale dans la philosophie bergsonienne.

L’organisation, qui est le propre de la nature, ne ressemble pas à la fabrication, qui est le propre de l’homme. La matérialité d’une machine fabriquée représente un ensemble de moyens utilisés, mais celle d’un corps vivant, d’une machine organisée, représente « un ensemble d’obstacles tournés : c’est une négation plutôt qu’une réalité positive[33] ». La machine est organisée en vue d’une action limitée, tandis que la vie est une tendance, illimitée en droit, à agir sur la matière. Cette tendance, illimitée en droit, se trouve limitée en fait. La limite, cause efficiente d’une machine artificielle, ne sera donc, pour un organisme naturel, que sa cause déficiente. Et, comme nous ne voyons que le résultat, et non l’acte simple qui l’a produit, non le schème dynamique qui s’est arrêté là, les productions de la nature nous paraissent analogues dans leur principe aux productions de l’art et explicables de la même manière. Si je pose mon pied sur la pierre, il n’y laissera aucune trace. Si je le mets sur une eau, où je disparaîtrai, il n’en laissera pas davantage. Mais si je marche sur une argile à la fois résistante et molle, l’empreinte très exacte et délicate du pied nu s’imprimera. À côté de cette empreinte, un artiste avec une spatule de bois pourra en dessiner une autre exactement pareille, qui, si nous les regardons dans leur être, ne différera nullement de la première, mais qui, lorsque nous les envisagerons dans leur devenir, dans leur création, nous paraîtra bien d’une autre nature que celle-ci. L’empreinte est un acte indivisible qui a pour forme la résistance opposée par la matière à mon pied, ou plutôt à mon pas, tandis que la forme du dessin a été tracée par un acte positif, délibéré et conscient. J’appliquerai à l’une une idée de finalité que l’autre exclut. C’est que je connais clairement l’origine de toutes deux. Mais si, au lieu de considérer la trace d’un pas, je considère un organisme tout entier, dont j’ignore l’origine, j’aurai tendance à concevoir son origine par analogie avec ce que je sais, ou plutôt avec ce que je fais, à y voir une création positive et une intention comme dans le dessin, non une réalité déficiente et le repoussé d’une résistance comme dans l’empreinte. Pareillement l’existence de l’œil (le grand exemple des finalistes) nous apparaît comme l’œuvre d’un oculiste supérieur (d’un oculiste médiocre, nous dit Helmholtz, médiocre lecteur lui-même du Gland et de la Citrouille). Mais, derrière cette matière de l’œil, comme l’avait déjà vu Schopenhauer, derrière cet assemblage en apparence merveilleux, il y a un acte aussi indivisible et simple que le pas empreint sur l’argile par la marche de mon corps : c’est une marche à la vision, marche arrêtée par une résistance de la matière, par une cause déficiente qui nous apparaît, en tombant dans nos images d’intelligence et de technique, comme une cause finale. L’arrêt de cette marche par la matière constitue une coupe sur ce mouvement, comme nos concepts et nos images sont des coupes sur une pensée mobile. Nous pouvons imaginer une matière infiniment plus résistante a la vie : la vie n’y mordrait pas plus que notre pied ne laisse de trace sur le granit. Nous pouvons imaginer une matière infiniment moins résistante, fluide comme l’eau devant toutes les démarches de la vie : n’y ayant pas d’arrêt, il n’y aurait pas de corps organisés. Le commencement de la vie a pu être de vaincre cette résistance presque absolue, et elle atteindra peut-être cette fluidité presque absolue qui serait sa réalité de droit.

On peut donc dire que nous ne parlons de finalité qu’en nous plaçant a un point de vue statique, que ce statique, cette illusion du statique, est commandée par le dynamisme de notre action qui ne saurait produire qu’en considérant son produit et non sa production. Mais cette finalité statique doit se comprendre ou plutôt se saisir comme un moment d’un dynamisme qui la dépose en chemin et qui est la vraie réalité. La philosophie doit s’attacher à ce mouvement et non pas perdre son temps, échouer, en ramassant comme Atalante les pommes jetées sur ce chemin. Bernardin de Saint-Pierre a consacré aux Harmonies de la Nature un livre admirablement écrit : si nous ne parvenons plus à en supporter la lecture, c’est que le finalisme y projette sur les tableaux les plus éclatants ses ombres froides, et que nous sentons en lui un capital d’idées mortes. Mais tout homme éprouve un frisson d’admiration quand il lit la page où Mariette, en ouvrant le Serapeion, reconnaît sur le sable frais la trace de l’Égyptien qui l’avait fermé deux mille ans auparavant. C’est que nous voyons par les yeux de l’âme la trace du savant à côté de la trace de l’homme d’il y a deux mille ans, son pas se confondant avec le pas de l’homme dont il prend ici la suite imprévue. C’est aussi que nous nous sentons devant l’épure nue, le schématisme dynamique vrai de ceci : la marche de l’humanité, la marche de la vie, analogue à cette « marche à la vision » qu’est l’œil animal et humain. La philosophie nous conduit à un pareil frisson, à une pareille communion avec notre vérité, et avec la vérité lorsqu’elle nous montre sous le pas le mouvement, sous l’espace zénonien la course indivisible d’Achille, dans la réalité spirituelle une énergie, dans notre énergie spirituelle la réalité, dans l’élan vital la chaîne et la poussée des forces en lutte contre la mort.

  1. Évolution Créatrice, p. 248.
  2. Évolution Créatrice, p. 201.
  3. Id., p. 203.
  4. Introduction à la Métaphysique, p. 22.
  5. La Philosophie Bergsonienne, p. 222.
  6. Matière et Ménoire, p. 211.
  7. Matière et Mémoire, p. 217.
  8. Évolution Créatrice, p. 24.
  9. Id., p. 54.
  10. Essai, p. 179.
  11. Id., p. 125.
  12. Évolution Créatrice, p. 24.
  13. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 214.
  14. Évolution Créatrice, p. 74.
  15. Évolution Créatrice, p. 63.
  16. Id., p. 303.
  17. Évolution Créatrice, p. 310.
  18. Évolution Créatrice, p. 299.
  19. Évolution Créatrice, p. 296.
  20. Évolution Créatrice, p. 318.
  21. Id., p. 322.
  22. Évolution Créatrice, p. 300.
  23. Évolution Créatrice, p. 323.
  24. Évolution Créatrice, p. 24.
  25. Évolution Créatrice, p. 255.
  26. Id., p. 246.
  27. Essai, p. 158.
  28. Évolution Créatrice, p. 79
  29. L’Énergie Spirituelle, p. 201.
  30. L’Énergie Spirituelle, p. 199.
  31. Évolution Créatrice, p. 113.
  32. Évolution Créatrice, p. 278.
  33. Id., p. 102.