Trente ans de vie française/III(1). – Le Bergsonisme /Livre IV – La Logique du Vrai

Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (Tome Ip. 157-198).

LIVRE  IV

LA LOGIQUE DU VRAI

I
LE BON SENS

Il s’agit moins de dénoncer les idola du morcellement, du néant, du désordre et des causes, que de reconnaître leurs origines, de discerner leur vérité pratique, de les montrer à l’œuvre dans notre action. Mais dans la même mesure où ils sont action, et sur les mêmes lignes, la philosophie est réaction. Elle doit remonter le courant qu’ils descendent et sur lequel nos vaisseaux sont portés. Bien que son objet soit cela même qui est le plus intime dans notre nature, elle n’est pas donnée dans cette nature, elle doit y être cherchée ou plutôt retrouvée. Elle implique un effort et un redressement, une défiance et un contrôle.

Or la pente de notre nature a un nom dans notre géographie intérieure. Elle s’appelle le sens commun. La philosophie sera-t-elle donc, pour M. Bergson, une réaction contre le sens commun ?

Pas du tout. Nul n’a plus de considération que lui pour le sens commun. Nul, si ce n’est Berkeley. Il est remarquable que toute philosophie paradoxale apparemment, et nouvelle, prenne souci de se mettre d’accord avec le sens commun, prétende n’apporter qu’une philosophie du sens commun conscient et approfondi. Il y a à cela plusieurs raisons. C’est une nécessité pour une doctrine qui réagit contre les philosophes de s’appuyer, pour les confondre, sur le sens commun : ainsi les plus fins ou les plus violents aristocrates, tels que César et Mirabeau, s’appuient, contre les leurs, sur le peuple. Une philosophie de l’action y sera encore plus naturellement portée, comme le montre ce que nous dit Kant de l’influence de Rousseau sur lui.

L’exemple le plus caractéristique de cette affinité entre le sens commun et une philosophie nouvelle nous serait présenté, après Descartes, par Berkeley. L’idéalisme de Berkeley, qui est devenu une des théories par lesquelles Marphurius scandalise aisément le vulgaire, était donné par le subtil évêque comme une simple opinion du sens commun. « Je ne prétends pas être, dit-il dans les Dialogues d’Hylas et de Philonoüs, un fauteur d’opinions nouvelles. Mes efforts tendent seulement à unifier et à mettre dans un meilleur jour cette vérité qui a été jusqu’ici disputée entre la foule et les philosophes, celle-là étant d’avis que les choses qu’on perçoit immédiatement sont les choses réelles, et ceux-ci que les choses immédiatement perçues sont des idées qui n’existent que dans l’intelligence[1]. » Ces lignes de Berkeley auraient pu servir d’épigraphe à l’œuvre de M. Bergson, ou tout au moins à l’Essai sur les données immédiates de la Conscience. Immédiat et réel coïncident. Par la conscience nue nous touchons l’absolu. Mais précisément il est très difficile d’atteindre l’immédiat, de mettre nue la conscience. Le sens commun a raison de croire que les choses qu’on perçoit immédiatement sont les choses réelles, mais rien n’est plus délicat que de percevoir quelque chose immédiatement ; entre l’immédiat et nous s’interposent toujours plus ou moins ces « idées qui n’existent que dans l’intelligence ». Il se passe ici en philosophie théorique ce qui se passe dans la philosophie morale de Kant. Pour Kant disciple de Rousseau, c’est dans la conscience de l’homme simple et sans philosophie qu’il faudrait chercher le vrai sentiment moral. Mais ce vrai sentiment moral n’y saurait exister à l’état pur, de par la nature humaine, de par l’orgueil humain qui amorce en nous le philosophe en puissance. Chez Kant en matière pratique, chez Berkeley et M. Bergson en matière théorique, le nerf du raisonnement, ou plutôt la nature de l’intuition est la même. On montre que le sens commun ne dit rien de ce que disent les philosophes. Et de ce qu’il n’en dit rien on convertit ce silence négatif en une affirmation positive qui nie celle des philosophes. Ἑτέρᾳ φιλοσοφίᾳ (Hetêra philosophia), comme Platon disait à Antisthène : ἑτέρω τῦφῳ (heterô tuphô)… Ou, pour en mieux parler, la philosophie confirme le sens commun en l’élevant sur un registre supérieur. « Mes spéculations, dit Berkeley dans le Common place book, ont le même effet qu’un voyage en pays étranger. À la fin je reviens d’où j’étais parti, le cœur content et plus satisfait de moi-même. »

N’allons pas trop loin. Si M. Bergson fait volontiers appel au sens commun, c’est comme Berkeley et non comme Reid, pour lui demander une confirmation, et jamais un enseignement. Bien plus il n’y a pas chez lui une théorie du sens commun (mot superficiel et fécond en malentendus). Il y a une théorie du bon sens, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Tandis que le sens commun porte sur la théorie, le bon sens porte sur la pratique. Peut-être d’ailleurs le sens commun n’est-il qu’une projection théorique du bon sens. En tout cas c’est l’analyse du bon sens qui nous placera ici au cœur de la nature humaine et nous aidera à saisir en elle quelque chose d’immédiat. Le bon sens, qui est nous-mêmes avant les philosophes, est peut-être aussi, comme le laisse entendre la phrase de Berkeley que je viens de citer, nous-mêmes après la philosophie.

Connaître c’est induire et déduire. Or l’induction et la déduction s’effectuent dans une nature spatialisée, consistent à découvrir et à formuler des répétitions. « Nos inductions sont certaines, à nos yeux, dans l’exacte mesure où nous faisons fondre les différences qualitatives dans l’homogénéité de l’espace qui les sous-tend, de sorte que la géométrie est la limite idéale de nos inductions aussi bien que de nos déductions. Le mouvement au terme duquel est la spatialité dépose le long de son trajet la faculté d’induire comme celle de déduire, l’intellectualité tout entière[2]. »

C’est précisément ici qu’intervient le correctif du bon sens, qui est comme un moyen terme entre l’intelligence et l’instinct. M. Bergson appelle le bon sens « l’expérience continue du réel ». Il ne s’applique pas comme l’intelligence à la production des choses dans l’espace, ou aux conditions de cette production, mais à la conduite de la vie dans la durée. Il est, comme l’a remarqué Descartes, la chose du monde la mieux partagée, car les gens instruits n’en ont pas, en moyenne, plus que les ignorants. S’il est la chose la plus commune, c’est qu’il tient de près à l’élan vital, qu’il met en jeu non une superficie de l’esprit, mais la réalité de l’esprit.

Il met en jeu la réalité de l’esprit précisément parce qu’il n’est pas une opération de l’esprit. L’esprit en effet opère non par son être total, ὁλῃ τῇ ψυχῇ (holê tê psuchê) mais par ce qu’il a de commun avec la matière sur laquelle il opère, et d’adapté à elle. C’est ce que nous comprendrons en voyant l’esprit déduire. La déduction, dit M. Bergson, étant « une pure opération de l’esprit, s’accomplissant par la seule force de l’esprit » il semble que si elle doit être à son aise et porter des fruits quelque part, ce doive être dans le domaine de l’esprit. Pas du tout. La déduction n’y sert à peu près de rien. Elle n’est à son aise que dans les choses de l’extérieur, géométrie, astronomie, physique. « Que conclure de là, sinon que la déduction est une opération réglée sur les démarches de la matière, calquée sur les articulations mobiles de la matière, implicitement donnée, enfin, avec l’espace qui sous-tend la matière ? Tant qu’elle roule dans l’espace ou dans le temps spatialisé elle n’a qu’à se laisser aller. C’est la durée qui met des bâtons dans les roues[3]. »

Une chose qui dure ne peut en effet se déduire. Si elle pouvait se déduire il serait inutile qu’elle durât. Cela se voit dans le moral et la politique, où la prévision est impossible, et où jamais ne se produit ce que la raison raisonnante attendait. Tout ordre moral, tout parti politique, toute politique nationale comportent une pente de déduction, donnée avec eux comme leur moyen nécessaire d’action, mais aussi, et indivisiblement, comme leur poids de matérialité, la direction mortelle où ils doivent rouler, leur principe de défaite et d’encrassement. « D’une proposition vérifiée par les faits, on ne peut tirer ici des conséquences vérifiables que jusqu’à un certain point, dans une certaine mesure. Bien vite il faut en appeler au bon sens, c’est-à-dire à l’expérience continue du réel, pour infléchir les conséquences déduites et les recourter le long des sinuosités de la vie[4]. » Comparez un mathématicien habitué à la déduction et qui la transporte dans l’ordre politique et religieux, comme Auguste Comte, avec l’esprit habitué à cette expérience continue du réel, par exemple, en des ordres différents, un Talleyrand, un Joubert, un Cournot.

La déduction ne saurait s’appliquer, sinon pour des opérations de détail, aux sciences de l’esprit ni même aux sciences de la vie. Elle est aussi mal opérante en biologie qu’en psychologie. Mais si la biologie et la psychologie ne sauraient beaucoup déduire, en revanche elles induisent, et elles formulent des lois. Une fois en possession de ces lois elles déduisent, elles prévoient, elles se passent de la durée. L’économie politique, la politique, même la morale, peuvent, dans une certaine mesure et avec les réserves nécessaires, en faire autant. Mais la philosophie ? Notez qu’on parle de lois biologiques, sociologiques, et, dans un autre sens, de lois morales, mais on ne saurait employer l’expression de lois philosophiques. La philosophie n’a jamais formulé de lois. Lorsqu’il s’agit d’un art on emploie le terme de règles : on dit les règles de la médecine, les règles de la comédie, — règles qu’un bon médecin, un bon auteur dramatique savent infléchir sur les contours de leurs objets comme les règles de plomb traditionnelles. Mais on ne dit pas plus les règles de la philosophie que les lois de la philosophie. Penserons-nous que la philosophie a horreur de tout ce qui est déduction ? Mais on sait quel rôle la déduction pure a joué chez Platon, Descartes, Spinoza.

La vérité est que les sciences comportent des lois, que les arts comportent des règles, parce que ni les unes ni les autres ne constituent une expérience continue du réel, mais figurent des coupes sur le réel : lois et règles nous donnent des moyens d’action. L’homme instruit à qui manque le sens philosophique conclura que la philosophie est une illusion parce qu’elle ne nous donne ni lois, ni règles, à peu près comme le mathématicien disait d’Athalie : Qu’est-ce que cela prouve ? Les philosophes géomètres, comme Platon et Spinoza, ont essayé (ce n’est d’ailleurs qu’un aspect ou une partie de leur philosophie) de dépasser les lois et les règles, et de faire porter la philosophie sur les essences. Mais ils n’ont pu passer aux existences qu’en abandonnant ce point de vue. Si la philosophie dépasse les lois et les règles, c’est en somme par le même chemin que le simple bon sens, et Descartes avait raison de l’indiquer dès la première phrase du Discours de la Méthode. « Le bon sens, dit M. Bergson, consiste à savoir se souvenir, je le veux bien, mais encore et surtout à savoir oublier. Le bon sens est l’effort d’un esprit qui s’adapte et se réadapte sans cesse, changeant d’idée quand il change d’objet[5]. » C’est ce que Méré fit comprendre à Pascal, contribuant ainsi à le rendre, de géomètre, philosophe. Dire que le bon sens est l’effort d’un esprit qui s’adapte, c’est dire que le bon sens consiste à durer, au sens bergsonien du mot ; nous durons non pas en invétérant le présent, c’est-à-dire en y transportant le passé, mais en ouvrant au présent une sensibilité fraîche, en acceptant tout ce qu’il nous apporte. Les enfants, qui ne sont pas liés comme nous par leur passé, ont beaucoup de bon sens ; les enfants terribles sont censés en avoir trop. Ce qui manque et manquera toujours aux éducateurs, c’est la faculté ou plutôt la possibilité d’utiliser ce bon sens. Le but de l’éducation est, malgré toute la rhétorique dont notre mauvaise conscience le colore, de transformer les enfants en rouages sociaux, de les « mécaniser ». Elle est donnée par des professionnels eux-mêmes mécanisés, obligés de créer de l’automatisme, et, par endosmose, investis les premiers de cet automatisme qui en fait de bons sujets pour la comédie. M. Bergson dit quelque part que le propre de l’intelligence c’est non pas de produire des outils, mais de fabriquer des machines qui produisent des outils. L’intelligence pédagogique, machine qui fabrique des pièces de machine (à la limite bien entendu), répond excellemment à cette définition. L’éducation consiste à remplacer une partie du bon sens naturel par des mécanismes qui permettent à la partie restante d’être utilisée socialement. Elle échoue si elle mécanise tout, et elle échoue si elle ne mécanise rien. Le bon sens, dans la vie sociale, sert à tout, mais ne suffit à rien.

De ce point de vue la philosophie ne fait pas exception aux autres disciplines. Elle demande autre chose que du bon sens naturel, que la fraîcheur et la spontanéité d’un esprit capable de s’adapter et de se réadapter sans cesse. Mais après avoir fait le voyage dont parle Berkeley, le voyage où elle a acquis cette autre chose, cet « usage et raison », elle revient au bon sens pour s’identifier avec lui : je veux dire au bon sens ingénu de l’enfant qui découvre et enregistre les choses telles qu’elles sont, telles que les apporte la durée, et qui ne confond pas leur présent avec l’ombre projetée de leur passé. Nous appelons bon sens la spontanéité par laquelle nous rectifions notre automatisme, et entretenons à l’état de progrès la pratique individuelle et sociale. Et l’on pourrait définir la philosophie un bon sens qui ne sert à rien. Un bon sens qui ne sert à rien se confondra avec l’intuition, puisque l’intuition est détournée d’elle-même, dans la mesure où l’être qu’elle nous ferait connaître est utilisé pour quelque chose. En ramenant, avec la perennis philosophia, le monde à des réalités intérieures et vivantes, on pourra adopter la phrase de Bacon que Schopenhauer inscrit en épigraphe de son grand ouvrage. « Ea demum vera est philosophia, quae mundi ipsius voces fidelissime reddit, et veluti dictante mundo conscripta est, et nihil aliud est, quam ejusdem simulacrum et reflectio, neque addit quisquam de proprio, sed tantum itérât et resonat. »

Ce bon sens qui ne sert à rien, il serait contradictoire qu’il se formulât en lois comme les sciences et en règles comme les arts. Si le bon sens qui ne sert à rien nous met en plein dans l’activité la plus haute et la plus pure de l’esprit, inversement le bon sens utile, le bon sens pratique, si on l’emploie à philosopher, devient la chose la plus superficielle et la plus vaine. Il ne sert à rien, puisqu’il n’est plus employé pour la pratique, et il n’est plus le bon sens puisqu’il adapte de force une qualité pratique au contraire de la pratique. Cela devient alors la philosophie du sens commun. Non seulement celle qui se donne pour telle, mais surtout la plus dangereuse, celle qui déguise sous un vêtement philosophique les données du sens commun. James dit que la scolastique n’est autre chose que le sens commun devenu pédant. Rien de plus juste. Systématiser les données du sens commun est un danger perpétuel auquel est exposée la philosophie ; elle s’y laisserait aller par son poids d’automatisme. Elle doit demeurer contre le sens commun à l’état de tension, ne se départir jamais de sa critique et de son contrôle. Mais le bon sens qui réussit contre l’automatisme dans l’ordre de l’action devra sans doute réussir contre l’automatisme dans l’ordre de la spéculation. Le bon sens « change d’idée quand il change d’objet ». Pareillement le philosophe doit considérer chaque problème en lui-même, et ne se servir qu’en dernier lieu, avec les plus grandes précautions, de l’analogie, parfois si précieuse, mais toujours si facile. Ce que nous avons de bon sens, nous l’avons défendu et maintenu contre toutes sortes de mécanismes ; la philosophie est obtenue de même par l’esprit humain comme une conquête progressive sur les mécanismes, sur le mécanisme.

II
LES DISSOCIATIONS D’IDÉES

Le raisonnement par analogie est une association d’idées réfléchie. Mais il y a pour la philosophie, dans l’analogie comme dans le langage — la langue d’Ésope — à la fois un secours et un danger. Spontanément nous associons les idées ; et, comme la philosophie a en partie pour fonction de contrôler et de redresser le spontané, philosopher ce sera souvent dissocier des idées, résoudre les questions sera d’abord dénouer des nœuds d’associations toutes faites, — et la dissociation d’idées, comme l’a fort bien vu Rémy de Gourmont, devra tenir autant de place dans la pensée critique que l’association d’idées dans la pensée courante.

De ce point de vue M. Bergson pourrait s’appeler un dissociateur d’idées. L’Essai est une dissociation de la durée spatialisée et de la durée réelle. Matière et Mémoire est une dissociation des idées courantes sur les rapports du physique et du mental. L’Évolution Créatrice est une dissociation non seulement de l’idée de l’évolution, mais de nos idées sur la vie et sur l’être. Comme les idées ne s’associent pas de la même façon, les dissociations devront aussi s’effectuer selon des coupes différentes. On pourrait distinguer, comme les associations psychologiques par utilité, par contiguité et par ressemblance, — la dissociation philosophique de l’utile, du contigu et du ressemblant.

M. Bergson ne parle nullement d’association par utilité. Néanmoins on pourrait dire que c’est pour lui la forme primordiale de l’association, celle qui se trouve à l’origine de la vie, et qu’elle ne se confond ni avec l’association par ressemblance ni avec l’association par contiguité. L’instinct implique des associations par utilité. Les associations dans l’espace étant fondées sur la contiguité, les associations dans le temps sur la ressemblance, l’association entre le temps et l’espace qu’est notre durée spatialisée ne pourra se ramener ni à l’une ni à l’autre, mais on devra la considérer comme une association fondamentale due à la nécessité d’agir. Dissocier du point de vue du vrai cette association fondée sur l’utile, après avoir montré comment et pourquoi elle s’est formée, sera donc la tâche de la philosophie. Ce genre d’association est impliqué d’ailleurs bien profondément dans notre être et dans celui de tous les vivants, puisque l’association de l’âme et du corps n’en forme qu’un cas privilégié. Matière et Mémoire, qui la dissocie, l’explique comme une association provisoire, utile à la vie. La mort dissout cette association de choses comme la philosophie dissout cette association d’idées. Mourir c’est cesser d’agir. Mais la dissociation de l’être et de l’action nous fait comprendre que nous sommes en tant que nous sommes et non en tant que nous agissons ; ce qui empêche d’agir n’empêche pas d’être. Si cette dissociation d’idées, fondée sur l’observation et l’étude de certains faits psychologiques, est vraie, les conséquences en apparaissent immenses, puisqu’elle permettrait de résoudre le problème de la mort. Elle donnerait un fondement solide aux deux mots (en apparence contraires et qui signifient la même chose) de Platon : La philosophie est la préparation à la mort, — et de Spinoza : La vie est la méditation de la vie, non de la mort, et il n’y a rien à quoi le sage pense moins qu’à la mort. La dissociation d’idées, qui était pour Gourmont un simple amusement de l’intelligence, fournirait à la philosophie le contact même avec l’être.

L’association par ressemblance, qui fait corps avec le mécanisme de notre pensée, fait corps aussi avec la production de nos erreurs, et la dissociation d’idées consistera alors à découvrir les fausses ressemblances. Ici encore la faculté de dissocier est liée à l’exercice du bon sens, à l’intuition qui, avant même que nous ayons raisonné, nous fait dire : « Ce n’est pas la même chose. » L’esprit de géométrie pense souvent par des associations de ressemblances : « C’est la même chose que… » L’esprit de finesse pense par des dissociations de ressemblances : « Ce n’est pas la même chose que… » L’esprit philosophique dit : « Ce n’est pas la même chose que… Mais voici pourquoi cela paraît la même chose que… » L’association par ressemblance nous donne la faculté de généraliser, nous fait penser le général. Mais le bon sens nous oblige sans cesse à reconnaître le particulier dans le général et à dissocier ce qui est associé. Et le bon sens inutile, c’est-à-dire la philosophie, s’applique d’abord à dissocier cette idée du général. Lisez dans l’Évolution Créatrice les pages lumineuses où M. Bergson dissocie la généralité des genres et la généralité des lois, deux idées très distinctes que nous associons ou plutôt que nous confondons dans une idée générale. Cette confusion, explique-t-il, consiste à « grouper sous le même concept deux espèces d’ordre qui se ressemblent simplement par la facilité qu’ils donnent à notre action sur les choses[6] ». Cette confusion peut d’ailleurs se faire au bénéfice des genres comme c’est le cas de la philosophie antique, ou du point de vue des lois, comme c’est le cas de la philosophie moderne. À la limite de la première est une philosophie des Idées, à la limite de la seconde le mécanisme. Les anciens ont traduit le physique en vital et les modernes le vital en physique. Dans les deux cas on a philosophé en unifiant, unifié en associant, associé en confondant. Le bergsonisme s’efforcera de philosopher en distinguant, de distinguer en dissociant, et d’expliquer non seulement pourquoi il faut dissocier, mais pourquoi on a associé, d’expliquer, avec la différence réelle, la ressemblance apparente.

Enfin les associations par contiguité impliquent également pour l’esprit philosophique une exigence de dissociation. Le sophisme post hoc ergo propyer hoc, association par contiguïté dans le temps, sophisme si habituel en histoire et en politique, suffit à montrer la nécessité permanente de la dissociation, la fonction de leucocythe qu’elle exerce contre les microbes infectieux de la pensée. L’association par contiguité dans l’espace est moins dangereuse, parce que la dissociation s’y fait d’elle-même, et que les choses qui se juxtaposent s’excluent en même temps qu’elles s’associent. Et cependant les passions viennent le plus souvent d’associations par contiguité dans l’espace, associations que dissocie la raison. Qu’est-ce que l’avarice, sinon une association par contiguité dans l’espace entre des jouissances et des moyens de jouissance ? Association que la raison nous montre absurde, puisque le plaisir implique une dépense, et qu’un plaisir s’acquiert par une usure, qu’une jouissance actuelle implique l’annulation de cette même jouissance au futur. L’avare prend pour les jouissances, qui ne peuvent coexister puisqu’elles durent, les moyens de jouissance qui coexistent dans l’espace. Et son trésor c’est cet ordre de coexistences ; ses associations habituelles deviennent des associations par contiguité dans l’espace, d’où sa croyance à la réalité du chiffre. Son monde artificiel est un monde numérique, évalué en francs, livres, dollars, comme l’est pour la science le monde de l’espace pur. On peut dire que l’avarice c’est l’interférence de l’idée de jouissance présente et de l’idée de jouissance possible. L’avarice prétend les unir dans une même réalité, qui est la jouissance présente de la jouissance possible. Mais comme dans la réalité elles s’excluent l’une l’autre, comme la réalité c’est une excluant l’autre, et comme le bon sens est en nous ce qui sent cela, comme le génie comique est ce qui exprime ce bon sens, l’avare se fait plus que personne justiciable de la comédie.

C’est en la dissociation d’une association par contiguité que consiste la critique que fait M. Bergson de l’idée de hasard. L’idée de désordre, l’idée de hasard sont des interférences d’idées positives, qui donnent l’impression d’une idée négative, comme l’interférence de deux ondes lumineuses donne de l’obscurité. Ce qui produit l’idée de désordre c’est l’interférence, c’est-à-dire la contiguité, de l’idée de l’ordre mécanique et de l’idée de l’ordre voulu. On entend par absence d’ordre « la présence des deux, avec, en outre, le balancement d’un esprit qui ne se pose ni sur l’un ni sur l’autre ». Pareillement « le hasard ne fait qu’objectiver l’état d’âme de celui qui se serait attendu à l’une des deux espèces d’ordre, et qui rencontre l’autre[7] ». L’association de deux idées en a donc produit une troisième qui n’a pas de réalité en dehors de cette association, et qui disparaît de la raison dès qu’on envisage les deux idées dissociées.

III
LES CONTRAIRES

M. René Berthelot, dans son livre sur le bergsonisme, signale assez justement chez M. Bergson un procédé de discussion qui classe toutes les solutions d’un problème sous deux chefs antithétiques, montre que ces deux solutions contraires ont un postulat commun, et, par une critique de ce postulat, que ce problème n’avait pas lieu d’être posé, du moins en ces termes. On peut trouver à la répétition de ce procédé un caractère un peu artificiel, mais en est-il un autre pour démasquer les faux problèmes ? Cette dialectique tient d’ailleurs à une tournure générale de la philosophie bergsonienne, à une façon de penser dualiste (je ne dit pas un dualisme). Cette philosophie se rattache au courant d’Héraclite, comme la philosophie opposée, celle des dialecticiens, se relie à Parménide. Or toute philosophie de la mobilité et de la durée implique une philosophie des contraires. Si vivre est durer et si durer est changer, les contraires, en se succédant dans la durée, en marquant comme des coups de timbale le rythme du changement, sont incorporés à cette durée. Le changement est d’autant mieux senti, d’autant plus réel, que les états de ce changement sont plus différents, et la limite du différent c’est le contraire. Il n’y aurait pas de conscience sans contrariété, et l’idée de contraire réside en grande partie dans la coupe logique que nous faisons sur cette contrariété. Tout se passe comme si le sentiment de la contrariété libérait en conscience une énergie potentielle, ainsi que, dans une chute d’eau, par le brusque passage du haut au bas, est convertie en force vive libérée l’énergie potentielle de la masse.

De sorte que la tendance d’une idée ou d’un problème philosophique à se polariser en deux opinions contraires répond à une tendance profonde de la vie. Il n’y aurait pas de conscience individuelle sans une contrariété infligée à l’être par son milieu. Il n’y aurait pas de conscience sociale sans les contrariétés, les contradictions, les oppositions internes qui existent dans toute société, à commencer par la famille, et qui ne se concilient sur un point que pour se renforcer sur un autre. Il n’y aurait pas de conscience philosophique, pas de philosophie, sans la différence et l’opposition des doctrines, et cette opposition existera après M. Bergson comme elle existait avant lui. L’élan vital de la philosophie sera plus fort que la tentative du philosophe (impérialiste à sa façon) pour l’arrêter à lui. Il ne serait pas philosophe s’il ne l’essayait, et il n’y aurait pas de philosophie s’il y réussissait.

Il n’en demeure pas moins que cette réalité de mouvement, cette création de contrariétés fécondes, cette position de contraires et ces passages d’un contraire à l’autre, nulle philosophie mieux que celle de M. Bergson ne fait effort pour les suivre de près, adapter sa fluidité à leur complexité et à leurs sinuosités. L’idée de contraire occupait dans la philosophie des anciens une place considérable, étant donné leur physique qualitative. La physique quantitative des modernes l’a fait à peu près disparaître de la philosophie comme de la science ; la biologie s’en est fort peu servi ; une tentative malheureuse de Darwin (l’expression des émotions expliquée par le principe de l’antithèse) a montré qu’elle devait être en tout cas fortement retaillée pour s’adapter aux faits vitaux. Il semble que le mobilisme bergsonien lui ait rendu un peu du jeu qu’elle avait au temps d’Héraclite, de Platon et d’Aristote. Non l’idée de contraire, mais celle de directions contraires, celle de mouvements divergents, est à M. Bergson d’un précieux secours. La nécessité et la liberté, la matière et la vie, le corps et l’âme, l’intelligence et l’instinct, ne forment pas des couples de réalité contraires, puisqu’en fait nous les voyons toujours coexister ; mais ils forment, en fait, des couples de directions contraires, et, en droit, des couples de principes contraires. On pourrait dire de tous ce que M. Bergson dit de l’intelligence et de l’instinct : « En réalité ils ne s accompagnent que parce qu’ils se complètent, et ils ne se complètent que parce qu’ils sont différents, ce qu’il y a d’instinctif dans l’instinct étant de sens opposé à ce qu’il y a d’intelligent dans l’intelligence[8] » C est à ces sens opposés, à cette distinction de mouvement que s’attache l’explication philosophique.

Deux mouvements de sens opposés étant donnés, il suffit que l’un d’eux cesse pour qu’on retombe dans l’autre. Le mouvement centrifuge de la balle que nous jetons en l’air, quand il prend fin, devient mouvement centripète. Il en est de même de tout mouvement dans l’un des deux sens divergents. Il ne cesse pas par le repos, puisqu’il n’y a pas de repos dans la réalité, mais par le mouvement inverse. La vie succède à la matière quand l’énergie cesse de se dégrader, la matière succède à la vie quand l’énergie cesse de s’accumuler. On pourrait reprendre sur un rythme bergsonien l’argument des contraires du Phédon. De deux contraires l’un se définit par la cessation de l’autre, mais comme l’un ne cesse que d’une façon relative à l’autre, l’autre ne se pose aussi que d’une façon relative au premier. Comme Schopenhauer l’avait profondément vu, entre le désir et sa réalisation, le rêve et l’action, l’idéal et le réel — et aussi entre la vie et la matière, l’instinct et l’intelligence — il y a à la fois rapport d’adaptation et d’opposition. Ce qui est élan vital retombe naturellement à son contraire et doit se tenir en état de tension toujours précaire pour éviter cette chute naturelle. L’effort est un mouvement qui tend vers un but, mais qui ne saurait l’atteindre qu’en cessant d’être effort, c’est-à-dire en cessant d’être. « Jusque dans ses œuvres les plus parfaites, alors qu’il paraît avoir triomphé des résistances extérieures et aussi de la sienne propre, il est à la merci de la matérialité qu’il a dû se donner. C’est ce que chacun de nous peut expérimenter en lui-même. Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s’affirme, crée les habitudes naissantes qui l’étoufferont si elle ne se renouvelle par un effort constant : l’automatisme la guette. La pensée la plus vivante se glacera dans la formule qui l’exprime. Le mot se retourne contre l’idée. La lettre tue l’esprit. Et notre plus ardent enthousiasme, quand il s’extériorise en action, se fige parfois si naturellement en froid calcul d’intérêt ou de vanité, l’un adopte si aisément la forme de l’autre, que nous pourrions les confondre ensemble, douter de notre propre sincérité, nier la bonté et l’amour, si nous ne savions que le mort garde encore quelque temps les traits du vivant[9] ».

Il serait inexact cependant de voir dans le bergsonisme une philosophie où les contraires s’engendreraient sans fin, et où chacun n’existerait que comme inversion de l’autre. La matière est l’inversion de la vie, l’intelligence l’inversion de l’intuition, mais la réciproque n’est pas vraie, ou du moins (nous retrouverons ce point délicat) n’est que relativement vraie. De deux contraires l’un seul porte l’accent du réel. « Tout ce qui apparaît comme positif au physicien et au géomètre deviendrait, de ce nouveau point de vue, interruption ou inversion de la positivité vraie, qu’il faudrait définir en termes psychologiques[10]. » L’un est positif, l’autre négatif, l’un est le plus, l’autre le moins, l’un est mouvement, l’autre interruption, mais cette interruption s’exprime par une descente, une inversion. « Inversion et interruption sont deux termes qui doivent être tenus pour synonymes[11]. » Il y a là un schème élémentaire que M. Bergson a transporté dans tous les ordres de pensée, un schème dynamique qui devient tout naturel dans une philosophie de la mobilité. Il rejoint d’ailleurs certaines directions de la métaphysique. Nous lui avons trouvé des analogies platoniciennes, mais il rappellerait mieux encore la philosophie alexandrine. Et ce sont là, probablement, des directions que reprendra et que creusera, en partie, la métaphysique qui naîtra de la science einsteinienne.

IV
LE CERCLE

Le bergsonisme nous apparaît, si l’on veut, comme un monisme dynamique qui se résoud dialectiquement en un dualisme statique. Et dès que nous envisageons (ce que nous évitons difficilement) cette philosophie à ce point de vue dialectique et dualiste, nous y reconnaissons certaines apparences de cercle vicieux. M. Bergson ne s’en défend pas. Il admet le cercle comme une nécessité, il nie qu’il soit toujours vicieux. Si l’on tirait une logique du bergsonisme, il faudrait y donner une place capitale à cette question du cercle. Comme le mouvement des corps dans la physique cartésienne, il semble que le mouvement de la pensée dans la logique bergsonienne soit un mouvement circulaire.

La logique de l’École voit volontiers dans le cercle une forme de la réduction à l’absurde. Mais le cercle n’apparaît absurde que parce qu’il porte sur des idées, des abstraits. La réalité ne comporte pas ces idées, ces abstraits. Les idées, les points de vue de l’un à l’autre desquels le logicien croit voir un cercle vicieux, ont été tirés artificiellement d’une réalité en mouvement où les choses sont à l’état de multiplicité indivisé.

Toute philosophie qui veut expliquer l’intelligence implique un cercle, et la Critique de la Raison Pure a établi la géométrie de ce cercle. En effet, c’est avec l’intelligence qu’on fera la genèse de l’intelligence. Mais si l’on s’arrêtait à ces considérations préliminaires, on n’arriverait ni à penser ni à agir. On pourrait, dit M. Bergson, démontrer qu’il est impossible d’apprendre à nager, car pour nager il faut se tenir sur l’eau, et pour se tenir sur l’eau il faut nager. « Il est de l’essence du raisonnement de nous enfermer dans le cercle du donné. Mais l’action brise le cercle[12]. » Et si l’action brise le cercle, c’est en vertu du même pouvoir, du même mouvement qui lui a permis de le tracer. Le cercle lui-même est un acte, l’acte du logicien qui isole et immobilise des idées, et substantifie leur rapport.

Il est de la nature d’une pensée vigoureuse et d’une philosophie vivante de briser des cercles, non pas par virtuosité logique comme l’écuyère passe à travers des cercles de papier, mais par la simple démarche de l’action intérieure qui se confond avec notre être. Il y a à l’origine du cartésianisme un cercle célèbre : la vérité des idées claires prouvées par l’existence de Dieu, et l’existence de Dieu par les idées claires. Mais Descartes n’a pas de peine à se défendre en montrant que ces termes d’idées claires, identiques dans les deux expressions, sont des abstraits de logicien, que du premier sens au second il y a changement, mouvement, et même passage d’une réalité instantanée, celle de l’idée claire immédiatement aperçue, à une réalité qui dure, celle de l’idée claire garantie par la véracité divine et comme chargée de durée par la création continuée. Toute l’apologétique de Pascal tourne dans un cercle vivant auquel il a donné plusieurs formes. L’eau bénite vous fait croire comme l’eau de rivière vous fait nager ; mais il faut déjà croire à l’eau bénite comme il faut déjà entrer dans la rivière. — Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé, mais tu ne me trouverais pas si tu ne me cherchais pas. — Il faut demander la grâce pour l’obtenir, mais il faut l’avoir pour la demander. Des cercles analogues, où se courent après connaissance et individuation, sujet et objet, représentation et volonté, sont vivement reprochés à Schopenhauer par la plupart des critiques. M. Volkelt l’en défend en appelant sa philosophie un corrélativisme, c’est-à-dire une manière de philosopher par termes corrélatifs.

Dans l’étoffe même de notre vie psychologique, sont déjà donnés les éléments d’un cercle. Nos actions s’expliquent par notre caractère, mais notre caractère s’explique par nos actions. « On a raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes : mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes[13]. » Et nul ne le contestera, parce que la matière de ce cercle apparent est donnée dans la nature même du temps. Mais cette chaîne de notre durée se confond avec nous-mêmes, avec l’acte et le mouvement de notre réalité indivisible, et dès que nous formulons le cercle nous rompons et morcelons cette continuité. Exprimer le cercle est une façon de tourner le dos à la réalité et de prendre pour elle l’ombre qu’elle projette sur un tableau noir. C’est la dissocier. Sans ces dissociations nous ne pourrions d’ailleurs obtenir les réalités maniables à l’aide desquelles nous pensons, à savoir les idées générales. C’est entre deux idées que le logicien trace un cercle sur lequel il les fait courir l’une après l’autre. Mais l’idée générale elle-même implique un cercle de ce genre, qui n’est autre que sa réalité mobile. « La généralisation ne peut se faire que par une extraction de qualités communes ; mais les qualités, pour être communes, ont déjà dû subir un travail de généralisation[14]. » Et ce cercle est aussi artificiel que les autres, parce que, d’une idée à une autre, comme dans le cercle cartésien, les mêmes mots désignent sinon des réalités différentes, du moins des moments différents d’une même réalité, des positions sur un mouvement indivisible. « La vérité est qu’il n’y a pas de cercle, parce que la ressemblance d’où l’esprit part, quand il abstrait d’abord, n’est pas la ressemblance où l’esprit aboutit lorsque, consciemment, il généralise. »

En d’autres termes, le cercle cesse d’être vicieux lorsqu’on se place au point de vue de sa génération, lorsqu’on le fait coïncider avec le mouvement qui le décrit. Dès qu’on se trouve à l’intérieur de la vie, on voit le cercle devenir réalité vivante, courbe serpentine de Léonard. Le vrai cercle vicieux consisterait à porter toujours avec soi l’intelligence, à retrouver péniblement dans la métaphysique l’unité vide qui reste dans l’esprit quand on a abandonné à la science toute l’expérience. Il y a cercle quand l’intelligence reste passive, quand au lieu de mordre sur la réalité, sur la richesse de la vie, elle recourt à ce qu’un ministre des finances dans l’embarras appelle des opérations de trésorerie. Pour philosopher il faut rompre ce cercle, « brusquer les choses, et, par un acte de volonté, pousser l’intelligence hors de chez elle[15] ». Comme l’avait vu Descartes, s’il y a en nous quelque chose qui nous fasse toucher l’absolu, participer à lui, c’est la volonté, c’est l’action.

Le dédoublement de la théorie de la connaissance et de la métaphysique est dû à un artifice de méthode, et si l’esprit ne va pas hardiment de l’une à l’autre, c’est par suite de cette horreur du mouvement qui est inhérente à la philosophie du concept. « La théorie de la connaissance devrait se suspendre à la métaphysique. À la vérité chacune de ces deux recherches conduit à l’autre ; elles font cercle, et le cercle ne peut avoir pour centre que l’étude empirique de l’évolution[16]. » La philosophie, qui est la démarche suprême de la vie, se comporte comme l’être vivant lui-même. « L’étude d’un de ces organismes nous fait donc tourner dans un cercle, comme si tout y servait de moyen à tout. Ce cercle n’en a pas moins un centre, qui est le système d’éléments nerveux tendus entre les organes sensoriels et l’appareil de locomotion[17]. » Ainsi la théorie de la connaissance n’est pas plus un moyen pour s’élever à une métaphysique positive ou négative, que la métaphysique n’est un moyen pour déduire une théorie de la connaissance. Ce sont ces concepts de moyen et de fin qui engendrent le fantôme du cercle. La question de l’œuf et de la poule, qui embarrasse le sens commun, n’est résolue que lorsque l’on a compris que l’œuf et la poule ne sont que des coupes sur la réalité d’un mouvement, d’un élan, que, du germe au germe, l’élan qui fait sortir l’œuf de la poule est le même que celui qui fait sortir la poule de l’œuf. Pareillement « il faut que ces deux recherches, théorie de la connaissance et théorie de la vie, se rejoignent, et, par un processus circulaire, se poussent l’une l’autre indéfiniment[18] ».

Ces réponses aux logiciens ne sont d’ailleurs jamais décisives. La méfiance que nous inspirent les cercles, la tendance que nous avons à les trouver vicieux, sont au moins des symptômes qui nous signalent les régions où il est difficile de penser avec précision. On peut, comme le fait si adroitement M. Bergson, expliquer un cercle, s’entraîner au mouvement de pensée par lequel on le dépassera, précisément en épousant avec franchise son mouvement circulaire. Il y resterait toujours pour l’intelligence quelque chose à désirer, si précisément le cercle ne se dessinait pas aux points où, en y regardant de plus près, commence sa frange d’intuition.

V
L’EFFORT DE PENSÉE

La pensée peut être prise dans le cercle des logiciens quand elle s’abandonne à son mécanisme naturel, mais l’action brise ce cercle, l’action de la pensée gouverne le mécanisme de la pensée. Le danger de la pensée philosophique se trouve dans les mécanismes tout montés qui abondent autour d’elle et auxquels elle risque de s’abandonner. La pensée ne mord sur la réalité que si elle est action. La vraie philosophie implique un effort constant. Son rôle est de « faire violence à l’esprit, remonter la pente de l’intelligence ». « Encore en train de penser ! » disait quelqu’un en rencontrant Lamartine. « Je ne pense jamais, répondit le poète, ce sont mes idées qui pensent pour moi. » Un philosophe qui laisserait, comme un poète romantique, ses idées penser pour lui n’arriverait pas à grand chose. « Il faut, dit M. Bergson, que l’esprit se violente, qu’il renverse le sens de l’opération par laquelle il pense habituellement, qu’il retourne ou plutôt refonde sans cesse toutes ses catégories. Mais il aboutira ainsi à des concepts fluides, capables de suivre la réalité dans toutes ses sinuosités et d’adopter le mouvement même de la vie intérieure des choses… Philosopher consiste à invertir la direction habituelle du mouvement de la pensée[19]. »

En principe tout au moins. Il n’y a pas de philosophie, ou plutôt de vie philosophique, sans cela. Mais si la vie consiste à remonter en l’organisant un courant de matérialité, elle est toujours plus ou moins captive de la matérialité, et ses chaînes c’est sa solidité et son poids. Comme les moments de pure liberté, ces efforts de la philosophie contre la pensée, ces inversions de mouvement, sont rares. La pensée sculpte ses pentes, et les suit. Tout système comporte un effort de ce genre, mais aussi un ordre inévitable d’habitudes. Penser c’est créer des idées, et l’heure de Lamartine arrive toujours, l’heure où vos idées pensent pour vous, l’heure où le corps de la pensée est pris par l’automatisme qu’il a créé. Il n’y a de bergsonisme qu’à cette condition : une philosophie c’est un système, un système c’est un corps et un corps ce sont des habitudes. Mais précisément une vigilance constante peut différer le règne de ces habitudes, retarder l’automatisme, maintenir le contrôle sur ces idées qui tendent toujours à penser pour vous. Si M. Bergson s’en était complètement préservé il ne serait pas homme et il n’y aurait pas de philosophie bergsonienne. La science peut-elle se garantir jusqu’à un certain point de cet automatisme ? Certes on a pu voir de très grands savants devenir pour la science, dans leur vieillesse, des poids morts. À partir d’un certain moment, chez un Cuvier, un Élie de Beaumont, un Berthelot, l’automatisme de la science acquise l’emporte sur les enseignements de la science qui se fait, leurs idées pensent pour eux. Mais d’autres savants, probablement plus dépourvus d’esprit philosophique, ont pu conserver jusqu’au bout leur ingénuité devant la nature, leur docilité aux leçons de l’expérience. D’une façon générale l’automatisme des habitudes est d’autant moins dangereux pour une intelligence qu’elle se tient plus près des faits, qu’elle donne moins aux idées et plus à l’expérience, ou plutôt qu’elle prend les idées mieux comme moyens et moins comme fins. Il en pourrait être de même de la philosophie. Elle courra d’autant moins vite à son risque inévitable qu’elle se tiendra sur la ligne où elle pourra le mieux se recharger d’expérience, rester en contact avec l’expérience. M. Bergson a souvent protesté contre la séparation de principe qu’on établit entre les procédés de la science et ceux de la philosophie. La philosophie, pour lui, doit comme la science étudier des faits, des faits que la science n’aura pas encore su expliquer ; dans l’Essai c’est l’intensité des états psychologiques, dans Matière et Mémoire ce sont les phénomènes d’aphasie ; dans l’Évolution Créatrice c’est la structure de l’œil pour ce qui est de l’ordre vital, la dégradation de l’énergie pour ce qui est de l’ordre physique ; en esthétique c’est le rire. L’interprétation théorique des faits n’en gardera pas moins en philosophie une place plus considérable que dans la science. Et le philosophe se résignera beaucoup moins que le savant à ne formuler que des hypothèses provisoires, qui seront utiles dix ans et déclineront après. En tout cas, s’il a ajouté à l’acquis positif en démasquant sur un fait précis une explication fausse, et en suggérant une explication qui tienne compte d’un plus grand nombre de données, son effort n’aura pas été vain. La dialectique des philosophes a engagé dans les deux mondes une multitude de combats singuliers (ces combats devant notre glace où nous sommes toujours vainqueurs) contre la dialectique de M. Bergson. Mais la partie positive de ses recherches sur les faits privilégiés dont il est parti n’a pas été entamée par les philosophes et a été en général confirmée par les savants. C’est beaucoup.

Le mot de Lamartine exprimait la moelle même de son génie : la facilité. En philosophie la facilité est un grand danger. Cousin a pris toute sa vie certaine facilité de sous-éloquence lamartinienne pour de la philosophie. Mais, à un étage bien supérieur, il y a souvent dans Renouvier ou dans Hamelin une facilité dialectique aussi dangereuse que la facilité oratoire. Une des raisons pour lesquelles Socrate (le socratique et le platonicien) peut être considéré comme le père de la vraie philosophie, c’est que non seulement il a posé le connais-toi, mais qu’il l’a senti comme quelque chose de difficile et de redoutable, qu’il a réagi contre la philosophie facile des sophistes ainsi que Descartes contre la philosophie facile de la scolastique. Le commencement du discours de Socrate dans le Banquet, son contraste avec les discours des autres convives, sont caractéristiques : la vérité sur l’Amour se présente à lui comme une pente à remonter, comme une réflexion sur des choses compliquées, qui ne se sont pas faites toutes seules et ne sauraient se penser toutes seules. Toute grande philosophie a le sentiment d’un hiatus entre l’intelligence et la réalité, et le sentiment aussi qu’elle ne franchira ce hiatus que par un bond. Dès que ce sentiment fait défaut à la philosophie, elle devient une scolastique. Sans doute M. Bergson montre-t-il quelque injustice pour les Grecs quand il écrit : « Faut-il s’étonner si la philosophie a d’abord reculé devant un pareil effort ? Les Grecs avaient confiance dans la nature, confiance dans l’esprit laissé à son inclination naturelle, confiance dans le langage surtout, en tant qu’il extériorise la pensée naturellement. Plutôt que de donner tort à l’attitude que prennent, devant le cours des choses, la pensée et le langage, ils aimèrent mieux donner tort au cours des choses[20]. » Il n’y a pas de philosophie qui n’ait sa pente de facilité, pas d’élan qui ne retombe partiellement en automatisme, et il semble que M. Bergson trouve sa pente de facilité lorsqu’il considère l’histoire de la philosophie. Platon vit (jusqu’à ce qu’il trouve dans les derniers dialogues son automatisme) dans un état de perpétuelle défiance contre les courant spontanés de l’esprit (on écrira un jour un Platon bergsonien comme on a écrit à Marburg un Platon kantien). Et toute la philosophie grecque ne tourne pas autour des arguments de Zenon d’Élée. Notons même comme un point important que la philosophie grecque ne tombe pas ou ne tombe que peu dans cet automatisme qu’on appelle une scolastique. Il semble que par platonisme M. Bergson entende moins la pensée des Dialogues que la scolastique qui aurait dû sortir en Grèce de la théorie des Idées, si les Grecs avaient eu une scolastique, et qui en est sortie effectivement au moyen-âge occidental.

Il n’en est pas moins vrai qu’un intellectualisme absolu (qui ne fut celui d’aucun grand philosophe) coïnciderait, à la limite, avec la pente d’automatisme impliquée dans l’esprit philosophique. « Cette dénonciation d’un intellectualisme universel, dit Péguy, c’est-à-dire d’une paresse universelle consistant à toujours se servir du tout fait aura été l’une des grandes conquêtes et l’instauratio magna de la philosophie bergsonienne[21]. » Et Péguy ajoute (ce qui met au point l’excès de son affirmation) : « Il y a aussi peu de peintres qui regardent que de philosophes qui voient. » Soit. Mais être un grand peintre consiste généralement en trois étapes, qui vont de la vie à une mort : savoir regarder, aider les autres à regarder, dispenser les autres de regarder. Pareillement pour un philosophe : voir, aider les autres à voir, dispenser les autres de voir. La troisième phase est celle de la scolastique (Le bergsonisme aura-t-il sa scolastique ?) En tout cas M. Bergson aura donné à la vision le sens de l’effort ; il aura montré dans l’œil philosophique (comme dans l’œil physiologique) une « marche à la vision ». Et dans la mesure où sa philosophie saura inspirer et renouveler, serait-ce contre elle, la défiance de la facilité, elle sera gardée, par un sel intérieur, de dégénérer en scolastique.

Nous avons parlé d’effort douloureux. Mais l’effort de l’intuition philosophique tel que l’éprouve le bergsonisme, la marche à la vision intérieure, dépassent les régions de la douleur ou du plaisir. M. Bergson lui-même a dit avec émotion la joie que la pensée éprouve à créer quelque chose de viable, il l’a comparée à la joie de la maternité. Les joies de la maternité ne succèdent pas seulement aux douleurs de l’accouchement, elles sont constamment traversées par celles de l’inquiétude. La création n’est essentiellement ni joie ni douleur, elle est la création. Joie et douleur marquent sur elle des coupes sensibles, comme ses œuvres marquent des coupes pratiques.

Nous voyons d’ailleurs fort bien la porte par laquelle la facilité peut s’introduire dans le bergsonisme et devenir son principe de décadence. M. Benda, dans son pamphlet Sur le Succès du Bergsonisme, s’évertue à nous montrer en lui une philosophie facile, à l’imputer aux mondains qui s’amusent et aux femmes qui dansent. Et celui qui lit cela après Matière et Mémoire voit en M. Benda un humoriste méconnu. Mais n’oublions pas certaines imprudences de M. Le Roy — sur le bergsonisme de Riquet, sur le philosophe à bicyclette, sur les voluptés de l’intuition. La philosophie de M. Bergson, comme la poésie de Mallarmé, atteindrait son point d’« évanescence » (ainsi que dirait M. Paulhan) dans une réalité de mouvement pur, une danse et une musique qui se confondent en effet avec une pleine volupté sensible. M. Benda voit le bergsonisme un peu à la façon dont M. Bergson envisage le platonisme. Il le voit au bout de sa pente de facilité, comme un prophète juif voyait Tyr et Babylone au bout de leur pente de prospérité. Mais, comme le Phèdre et le Phédon, Matière et Mémoire et l’Introduction à la Métaphysique nous placent dans le mouvement par lequel une pensée remonte une pente, nous font participer à la force d’une pensée qui se fait, nous aident à lutter contre la dissolution fatale d’une pensée qui se défait.

VI
L’UN ET LE MULTIPLE

Quelle que soit l’originalité de la philosophie bergsonienne, elle ne saurait rompre avec certains courants que la pensée grecque a imposés à l’esprit humain, ou plutôt a découverts dans l’esprit humain. Elle est à sa façon une spéculation sur le problème du Parménide, celui de l’un et du multiple. Elle le reprend après Spinoza et en le creusant dans une autre direction. Nous voyons ici l’une des clefs principales que M. Bergson applique aux questions philosophiques.

La philosophie pour les Grecs était la recherche de l’un, mais elle avait surmonté avec Platon l’unité abstraite des Éléates. Elle en était sortie le jour où à cette catégorie abstraite de l’unité elle avait substitué la catégorie concrète de la totalité, synthèse de l’unité et de la pluralité. La philosophie, depuis Platon et surtout depuis Aristote, doit se définir non comme la science de l’un, non comme la science de tout, mais comme la science du tout. La Critique de la Raison pure n’a point mis fin à ses tentatives, l’a obligée seulement à plus d’attention et de subtilité.

L’Essai, Matière et Mémoire, l’Évolution Créatrice peuvent être dits, au sens kantien, une psychologie rationnelle, une cosmologie rationnelle, une théologie rationnelle. L’Essai est une explication de la totalité psychologique dans l’acte de la liberté : nous sommes déterminés quand nous agissons partiellement, quand nous sommes partiellement, et être libre consiste à donner tout entier, à nous donner tout entier, dans un moment privilégié. Matière et Mémoire explique l’être vivant comme l’interférence de deux totalités de droit, dont une partie seule est éclairée et découpée pour les besoins de l’action : totalité de droit qu’est la matière, universelle interaction où l’individualité isole les centres d’action que sont les corps vivants ; totalité de droit qu’est notre passé, dont notre présent ne retient guère que les souvenirs utiles à notre action définie. Enfin l’Évolution Créatrice cherche à exposer ce qu’est en soi cette totalité de droit, à constituer, sur des bases de psychologie et de cosmologie, une théologie de l’élan vital.

L’idée fondamentale du système est, selon la formule ravaissonienne, une explication constante de l’inférieur par le supérieur, du partiel par le total. S’il y a plus dans le mouvement que dans le mobile, c’est qu’il y a plus dans une totalité qui dure que dans sa coupe instantanée. Pourquoi la science positive, qui porte bien, selon M. Bergson, sur la réalité de la matière, nous apparaît-elle cependant toujours relative et toujours à refaire ? C’est qu’elle ne porte jamais sur la totalité du monde. N’étant jamais totale, son point de vue doit donc se déplacer au fur et à mesure que de nouvelles parties découvertes influencent des parties connues, obligent à réviser leur situation[22].

Il nous semble que la connaissance d’une totalité serait plus complexe que la connaissance de ses parties. C’est l’inverse qui est vrai. Si notre connaissance portait sur la totalité de la matière, elle serait parfaitement simple, elle serait donnée dans une intuition claire. Discerner des parties dans les choses représente pour nous un moyen d’agir sur elles, comme l’indiquent l’induction baconienne et la troisième règle cartésienne. Mais, pour la connaissance, cela représente de la complication, et une complication qui nous conduit à des idées fausses quand nous la transportons de l’action dans l’être. Un médecin oculiste n’arrivera jamais à une analyse trop minutieuse des parties de l’œil, et plus il progressera dans ces divisions et cette anatomie, plus il aura de moyens d’agir sur l’œil vivant, d’en guérir les infirmités, d’en corriger les faiblesses, d’en étendre la puissance par des instruments d’optique. Mais le philosophe finaliste qui pensera en oculiste, et qui partira de ce détail pour recomposer le tout, y admirer la convergence des parties et conclure à l’existence d’un Grand Oculiste, tournera le dos à la réalité. L’œil total est une réalité simple. L’implication, la complication des parties constituent un point de vue utile à notre action. L’illusion de l’intelligence est d’y voir quelque chose de positif. Le positif c’est le total, en lequel nous n’apercevons des parties que lorsque cesse notre prise précaire de courant sur l’intuition désintéressée.

La marche générale du bergsonisme consiste donc ici à poser, sur toutes les grandes questions, des totalités de droit, objets de la philosophie, dans lesquelles la pratique, la science et l’intelligence découpent, comme sous les cônes d’un faisceau lumineux, des parties de fait. Être philosophe c’est avoir l’intuition de ces totalités, c’est penser par totalités, mais par totalités vivantes : totalité de l’être intérieur par delà la coupe de réalité consciente qu’utilise de nous la société, totalité de l’élan universel par delà les formes sur lesquelles nous agissons, totalité de l’action par delà les points d’appui matériels dont elle est captive. Il y a une perception en droit, qui dépasse infiniment nos sens et qui comprend toute la matière. Il y a une mémoire en droit qui dépasse infiniment notre cerveau et qui coïncide avec tout notre passé, avec tout le passé héréditaire. Il y a une pensée en droit qui dépasse infiniment les idées et les images en lesquelles nous l’arrêtons et l’utilisons. L’intuition philosophique nous ferait, si elle était parfaite, coïncider avec ces totalités de droit. C’est ce dont tous les grands philosophes ont eu conscience. Mais l’aspect de ces totalités que M. Bergson nous fait voir de façon originale, c’est leur aspect dynamique. Toute totalité vraie, sauf celle de la matière, est totalité dans la durée, totalité de mouvement. Plus précisément la vraie totalité on doit la voir dans l’exigence de la totalité, dans la création d’un plus. « L’esprit tire de lui-même plus qu’il n’a, dans une joie qui est la manifestation des intentions fondamentales de la vie. La fin visée par la vie dans la constitution de la personne, c’est de parvenir à posséder quelque chose en plus que ce qui était au principe par la création entièrement libre. »

VII
L’INTUITION

Les directions bergsoniennes que nous venons d’énumérer sont comme autant de rivières qui forment dans le système le modelé de son terrain. Mais ces rivières vont à un fleuve, à l’artère centrale de la doctrine, qui est l’intuition.

On n’a pas manqué de cueillir dans les ouvrages de M. Bergson un certain nombre de passages où le terme d’intuition était pris dans des sens différents, et de triompher facilement. On en dirait bien davantage encore, en ce sens, sur l’Idée platonicienne, que Platon envisage sous tant d’aspects, et même des attributs et des modes, que Spinoza a cependant pris l’inutile précaution de définir géométriquement à la première page de l’Éthique. Ce qui explique en partie ces difficultés, inhérentes à la vie de tout système philosophique, c’est que nous avons là des termes qui font partie d’un couple et qui ne sauraient se suffire à eux-mêmes. L’Idée c’est évidemment quelque chose en soi, mais c’est aussi quelque chose qui s’oppose à la réalité sensible, et nous ne pouvons penser l’Idée sans penser cette opposition, comme un Anglais ne pense pas l’Angleterre sans l’opposer au continent, comme un Lorrain ne pense pas la France sans l’opposer à l’Allemagne. Pareillement l’intuition bergsonienne s’oppose à l’intelligence, ou plutôt (car le rapport est plus compliqué qu’un rapport d’opposition) elle complète l’intelligence, elle fait en nous corps avec elle, elle s’en distingue peu à peu, mais en se servant toujours de son aide pour la dépasser et de son contrôle pour la rectifier.

Il n’y a pas de grande philosophie sans intuition, et il est probable qu’à un certain point de vue toutes les intuitions des philosophes coïncident, que leurs affirmations se fondent en la même vérité comme les couleurs du spectre dans la même lumière blanche. Mais M. Bergson n’en conviendrait probablement pas, car pour lui il n’y a d’intuition vraie que si nous nous plaçons dans la durée réelle, si nous nous identifions avec elle, sans que rien en nous s’arrête aux coupes pratiques faites dans cette durée. Alors un grand élan « emporte les êtres et les choses. Par lui nous nous sentons soulevés, entraînés, portés. Nous vivons davantage, et ce surcroît de vie amène avec lui la conviction que les plus graves énigmes philosophiques pourraient se résoudre ou même peut-être qu’elles ne doivent pas se poser, étant nées d’une vision figée de l’univers, et n’étant que la traduction, en termes de pensée, d’un certain affaiblissement artificiel de notre vitalité[23] ». Intuition qui rejoindrait l’extase plotinienne et l’union en Dieu des mystiques, si d’abord sa solidarité avec le sentiment de la durée pure ne lui donnait son caractère sui generis, et si, ensuite, elle n’était quelque chose de précaire et de rare, une violence faite par nous à notre nature et à notre destinée. Cet affaiblissement organisé et organisateur de notre vitalité, qui seul permet la vie sociale, comme l’affaiblissement de la chaleur solaire a permis la vie, il devient, au point de vue de notre action, c’est-à-dire au point de vue du progrès de l’élan vital lui-même, notre force naturelle. Il est vrai que Plotin disait n’être arrivé à l’extase, c’est-à-dire à l’intuition philosophique, que trois fois dans sa vie. M. Bergson voit dans la liberté un moment de crise exceptionnelle qui ne se produit que rarement et chez peu d’hommes : pareillement cet état où les problèmes philosophiques se résoudraient d’eux-mêmes, comme on dit qu’une vapeur se résoud dans l’atmosphère, correspondrait plutôt à une intuition de droit, que nous ne pouvons frôler qu’à de rares moments, qui est en tout cas incommunicable, et que la philosophie ne saurait formuler, tout au moins la philosophie de M. Bergson qui s’exprime par des raisons, et, malgré ses images, dans le style le plus intellectuel. Au-dessous de cette intuition de droit la philosophie est, pour le moment du moins, obligée de se contenter de ce qu’obtient l’intelligence quand elle essaie de reconstituer ce que serait le point de vue d’un être intuitif.

Le philosophe ne saurait arriver à cette intuition de fait par une attaque de front, mais seulement par une série de mouvements tournants. Notre intelligence n’est pas faite pour philosopher, sa pente naturelle la mène aux mathématiques, et c’est pourquoi les mathématiques ont pu paraître parfois à Pythagore et à Platon, à Descartes et à Spinoza la clef du réel. Mais si les produits de l’intelligence sont des réalités découpées et nettes, l’intelligence elle-même, qui est un produit de la vie, ne porte pas le caractère de ses propres produits. Portée par la vie elle reste par certains points en contact avec elle. Dès lors nous ne sommes pas absolument captifs de notre intelligence. Nous avons, pour nous agripper d’abord et nous reconnaître, « la frange de représentation confuse qui entoure notre représentation distincte, je veux dire intellectuelle. Que peut être cette frange inutile, en effet, sinon la partie du principe évoluant qui ne s’est pas rétrécie à la forme spéciale de notre organisation et qui a passé en contrebande ?[24] » L’intelligence étant un dépôt de la vie, un moyen de vivre, cette vie nous en sommes, ce moyen nous l’employons : il existe donc un point où, saisissant l’intelligence dans son contact le plus immédiat avec la vie, nous en saisirons la genèse et l’être. On pourrait appeler une partie de l’œuvre de M. Bergson, par opposition à Kant, une Critique de la pratique pure (et on pourra en tirer sans doute une sorte de technologie pure). Mais cette pratique, qui crée notre modelé intellectuel, a une origine, un sens. Il y a un moment fugitif où nous la voyons surgir nue : c’est ce moment qu’il s’agit de saisir, cette « naissante lueur qui, éclairant le passage de l’immédiat à l’utile, commence l’aube de notre expérience humaine[25] ». De là deux stades de l’effort qui tournera l’intelligence. Il faudra d’abord dépasser le point de vue de l’évolué intellectuel, de l’évolué humain, et nous placer au point de vue de tout l’évolué, c’est-à-dire de toute la vie. Ensuite il faudra dépasser l’évolué pour nous mettre dans l’évolution, épouser l’évolution de l’intérieur, dans sa durée, la vivre dans le temps au lieu de la penser dans l’espace. Une philosophie de la vie, adoptée dans son mouvement, doit expliquer l’intelligence que la vie a produite. Évidemment on pourra toujours voir dans une telle philosophie la phénoménologie de la représentation pure. Le raisonnement d’un kantisme rigoureux, qui y reconnaîtrait un système de déterminations subjectives, de formes a priori, de catégories, serait théoriquement valable. Mais si on accorde le point de départ, si on consent à faire le saut, la pensée se légitimera d’elle-même, avec la part de risque qu’il y a dans toute « spéculation ».

Risque qui n’est autre que celui de l’action elle-même. Ou l’intuition n’est rien, ou elle nous fait saisir l’élan vital. À vrai dire la philosophie se trouve ici en état d’infériorité vis-à-vis de l’amour, de l’art, de l’action. C’est dans ces trois moments de création que nous saisissons le mieux l’élan vital, mais l’intuition philosophique que crée-t-elle ? « Pour que notre conscience coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu’elle se détachât du tout fait et s’attachât au se faisant. Il faudrait que, se retournant et se tordant sur elle-même, la faculté de voir ne fît plus qu’un avec l’acte de vouloir[26]. » L’homme, dit Vico, ne sait que ce qu’il fait. Mais dès que ce vouloir devient une manière de voir, le vouloir tombe dans une forme, et nous passons dans le monde de la Critique de la raison pure. Il est impossible d’éluder cette difficulté, et aussi de la résoudre. Mais sans elle il n’y aurait peut-être pas de spéculation philosophique, comme, sans l’incertitude de l’avenir, il n’y aurait pas de spéculation commerciale. Et la spéculation est l’âme du commerce. Et le commerce est l’âme de la vie sociale. Il nous faut substituer l’idée de la chose en mouvement à l’idée de la chose en repos. Notons qu’ici encore Schopenhauer, s’il pouvait lire l’Évolution Créatrice, se trouverait en pays de connaissance. Cette faculté de voir, qui ne fait qu’un avec l’acte de vouloir, lui paraîtrait assimiler l’intuition philosophique à la conscience de la Volonté. Il est vrai que M. Bergson entend par la Volonté quelque chose de tout différent de Schopenhauer, puisque ce vouloir pur s’exprime aussi bien par l’intuition philosophique que par l’acte libre. Sans porter la précision dans un domaine qui ne la comporte pas, notons que l’intuition bergsonienne ne doit pas être confondue avec cette spontanéité voluptueuse, qui en serait plutôt, dans l’ordre de l’être, la dégradation et l’automatisme, et, dans l’ordre de la connaissance, le vestibule. « L’esprit qu’on aura ramené à la durée réelle vivra déjà de la vie intuitive, et sa connaissance des choses sera déjà philosophique. Au lieu d’une discontinuité de moments qui se remplaceraient dans un temps infiniment divisé, il apercevra la fluidité continue du temps réel qui coule indivisible… un seul et même changement qui va toujours s’allongeant, comme dans une mélodie où tout est devenir, mais où le devenir, étant substantiel, n’a pas besoin de support… Ressaisissons-nous tels que nous sommes, dans un présent épais, et, de plus, élastique, que nous pouvons dilater indéfiniment vers l’arrière, en reculant de plus en plus loin l’écran qui nous masque à nous-mêmes ; ressaisissons le monde extérieur tel qu’il est, non seulement en surface, dans le moment actuel, mais en profondeur, avec le passé immédiat qui le presse et qui lui imprime son élan ; habituons-nous en un mot à voir les choses sub specie durationis[27]. » Mais ce n’est là qu’un premier stade, indiqué par les déjà de la première phrase. La durée est créatrice. Après avoir vu les choses sub specie durationis, il faut aller plus loin et les voir ou plutôt les vivre, ainsi que le voulait Vico, sub specie creationis. C’est alors que l’intuition devient mouvement, et que la faculté de voir devient l’acte de vouloir. Nous passons du domaine de la facilité au domaine de l’effort. Et peut-être l’effort intellectuel, en tant qu’il prend conscience de lui-même, nous fait-il toucher de plus près la vérité que l’abandon à la durée pure et l’intuition passive. Il y a une dialectique de l’intuition, un passage de ses formes plus extérieures et plus faciles à ses formes plus profondes et plus difficiles. L’intuition ne jaillit qu’après une longue familiarité avec les faits auxquels elle s’applique. « On n’obtient pas de la réalité une intuition, c’est-à-dire une sympathie intellectuelle avec ce qu’elle a de plus intérieur, si l’on n’a pas gagné sa confiance par une longue camaraderie avec ses manifestations superficielles[28]. » Par manifestations superficielles M. Bergson entend ici les données scientifiques, tout ce matériel de la science positive de leur temps, que tous les grands philosophes s’étaient assimilé, et que la science compliquée et éparpillée d’aujourd’hui ne leur permet plus si bien d’acquérir. Par dessous cette couche intellectuelle, il y a des couches intuitives de plus en plus profondes, jusqu’à ce qu’on arrive à un centre qui n’est qu’un point, mais un point de force ; — une force intérieure qui coïncide avec notre propre force intérieure, et qui, à l’intuition (d’ailleurs impossible) qui coïnciderait aussi avec elle, ferait recomposer, en une « procession » alexandrine, les couches successives déposées par son mouvement et dépassées par ce mouvement : mouvement créateur qui existe en tant qu’il va devant lui, invente, fait effort, et tire, inépuisable Antée, de toutes ses chutes dans l’automatisme, une vigueur nouvelle.

VIII
LA PHILOSOPHIE : MÉTHODE ET DIRECTIONS

Nous avons vu que la philosophie bergsonienne, comme toute philosophie, se constituait contre un certain nombre d’erreurs : erreurs du sens commun, erreurs des philosophes. Nous avons vu ensuite que, comme toute philosophie, née du cerveau d’un philosophe, elle est modelée sur certains plis de ce cerveau, elle implique certaines habitudes mentales, certaines manières de discussion, d’exposition, d’invention : les raisonnements d’un philosophe portent sa marque, comme les personnages d’un romancier. Après avoir suivi cette philosophie dans sa construction psychologique, nous l’avons suivie dans sa construction logique. Il est temps maintenant de passer à la philosophie bergsonienne réalisée, considérée comme une chose faite, comme une somme qui s’explicite. Malgré des répétitions inévitables c’est là une division commode, et fondée d’ailleurs sur une réalité. Descartes alla de même, pour exposer sa propre philosophie, de l’ordre de l’esprit qui découvre à l’ordre de la chose découverte, du Discours de la Méthode (qu’il projetait d abord d’appeler Histoire de mon esprit) et des Méditations à ces Principes de Philosophie (qu’il nomme d’abord dans sa correspondance son Cursus Philosophicus). Nous passerons donc au Cursus Philosophicus bergsonien. Et d’abord les directions logiques plus ou moins spontanées que nous avons reconnues s’ordonneront en une méthode philosophique, conçue non plus comme une direction du philosophe, mais comme une direction de la philosophie.

On a vu au XIXe siècle la philosophie fort occupée à marquer les traits qui la distinguent de la science, à fonder durablement le droit écrit de son mur mitoyen. M. Bergson remarque qu’on n’aperçoit rien de tel chez les grands philosophes. Ils ont appliqué leur réflexion et leur étude à toutes les matières qui constituaient de leur temps le domaine du savoir, sans se demander s’ils devaient revêtir pour les traiter la blouse du savant ou le bonnet du métaphysicien. Cette division des domaines a d’ailleurs coïncidé avec un affaiblissement de la culture scientifique des philosophes et un affadissement de la philosophie. M. Bergson estime qu’elle diminue et dégrade également la science et la philosophie : en enfermant la science dans le domaine du relatif, en lui interdisant par principe de toucher à l’absolu, et d’autre part en faisant de la philosophie le domaine du probable, en déclarant son objet incapable de certitude proprement dite, elle leur fait également injure.

Quand on y regarde de près, cette délimitation de principe est tout artificielle. En psychologie comme en physique, science et philosophie se continuent l’une dans l’autre, se vérifient l’une par l’autre. On ne saurait exiger qu’un savant soit un philosophe, mais un philosophe doit être un savant, sinon en acte du moins en puissance. Il doit être capable de tout apprendre ; à tout moment il peut se trouver en face d’un problème purement scientifique, que la science ne s’est pas encore posé, et qu’il résoudra pour son propre compte. On est philosophe non par le domaine où est cantonnée la recherche, mais par une capacité singulière de méthode, d’attention et de clairvoyance, un mélange de géométrie et de finesse, qu’on peut presque indifféremment appliquer à toutes les questions. On est philosophe aussi par une certaine façon de deviner, de palper, de former et de formuler les problèmes. Car on ne trouve pas les problèmes philosophiques tout posés, ou bien ils risquent d’être de ces faux problèmes qui courent comme des feux-follets sur la lande philosophique. « Un problème, disait M. Bergson dans un cours, n’est tout à fait posé que quand il est résolu. »

Est-ce à dire que M. Bergson renonce à distinguer la science et la philosophie ? Non. Lui-même écrit : « La science est l’auxiliaire de l’action… La règle de la science est celle qui a été posée par Bacon : obéir pour commander. Le philosophe n’obéit ni ne commande ; il cherche à sympathiser[29]. »

Mais ce ne sont pas là, entre la science et la philosophie, des différences de domaine. L’une et l’autre n’en ont qu’un, le même, et qui s’appelle l’expérience. La science, au moment où elle aborde l’expérience, l’infléchit dans le sens de l’action, elle est une façon de palper la matière, de lui obéir en se modelant sur elle et de lui commander en l’utilisant. La philosophie s’efforce de demeurer expérience pure, expérience immédiate ou sympathie. Cette expérience coïncidera à peu près, s’il s’agit de la matière, avec celle de la science : il serait impossible par exemple de distinguer dans le problème de l’énergie une partie scientifique et une partie philosophique. Mais s’il s’agit de la vie les deux expériences divergeront, puisque l’expérience scientifique suivra la direction qui conduit et dégrade la vie dans le sens de la matière, tandis que l’expérience philosophique suivra la direction créatrice de la vie, ce qui la fait être et non ce qui la fait ne plus être.

La conception contre laquelle s’élève M. Bergson est donc celle qui attribue à la science positive l’étude de tout le réel, et qui réserve à la philosophie seulement les questions de principe. La philosophie recevrait une connaissance digérée et ordonnée d’une certaine façon, selon certaines nécessités, et cette connaissance elle la frapperait en bloc de relativité et de phénoménisme, ou bien dont elle en prolongerait les lignes par une construction métaphysique. Mais la science « porte en elle, sous forme de logique naturelle, un géométrisme latent qui se dégage au fur et à mesure qu’elle pénètre davantage dans l’intimité de la matière inerte[30], et on a pu reconnaître dans l’atomisme grec, le mécanisme cartésien, l’évolutionnisme spencerien, le scientisme de Taine, la projection de ce géométrisme latent, devenu en eux patent au ciel de la métaphysique. Sous cette influence le philosophe en viendra à « hypostasier l’unité de la nature, ou, ce qui revient au même, l’unité de la science, dans un être qui ne sera rien puisqu’il ne fera rien, dans un Dieu ineffable qui résumera simplement en lui tout le donné, ou dans une Matière éternelle, du sein de laquelle se déverseront les propriétés des choses et les lois de la nature, ou encore dans une forme pure qui chercherait à saisir une multiplicité insaisissable et qui sera, comme on voudra, forme de la matière ou forme de la pensée. » De là les deux caractères de ces philosophies : elles traitent la vie comme l’inerte, et elles suppriment la durée.

Bien que le kantisme soit une réaction contre elles et que la Critique de la Raison pure suffise à frapper d’inexistence la partie proprement philosophique de Spencer et de Taine, le bergsonisme n’accepte pas le point de vue kantien. Un cerveau bergsonien et un cerveau kantien représentent d’ailleurs deux formes de pensée qui ne se comprendront jamais l’une l’autre, et entre qui la controverse restera perpétuellement ouverte, comme une cheminée d’aération du foyer philosophique. Il va de soi que M. Bergson a étudié de près la Critique de la Raison Pure, mais dans un état d’hostilité et sans en recevoir cette excitation à penser qu’ont dû lui donner les Ennéades ou l’Éthique. Les joies d’un criticiste comme Renouvier ou d’un catégoriste comme Hamelin ne sont pas les siennes. Il ne s’en est pas moins rendu compte qu’un philosophe ne pouvait aujourd’hui penser valablement s’il négligeait le point de vue de la Critique : il a vu les synthèses de Comte, de Spencer, de Taine s’écrouler bien vite faute de cette condition.

Kant a donné à la Critique une origine idéale qui est demeurée célèbre, lorsqu’il a comparé le renversement de point de vue qu’elle produit à la révolution de Copernic. M. Bergson est peut-être, en un certain sens, bien kantien lorsqu’il continue ici l’élan vital du kantisme et que la philosophie lui paraît, à deux reprises, devoir nécessiter un renversement à la Copernic.

À la suite de la critique kantienne, la psychologie moderne « a paru surtout préoccupée d’établir que nous apercevons les choses à travers certaines formes, empruntées à notre constitution propre[31] ». Il s’agit d’ailleurs ici non de la métaphysique, mais de la psychologie, qui a travaillé sur son fond propre, et à laquelle Kant a peu ajouté. Or, dit M. Bergson, « il nous a semblé qu’il y avait lieu de se poser le problème inverse, et de nous demander si les états les plus apparents du moi lui-même, que nous croyons saisir directement, ne seraient pas la plupart du temps aperçus à travers certaines formes empruntées au monde extérieur, lequel nous rendrait ainsi ce que nous lui avons prêté ». Nous nous pensons, dit M. Bergson, avec les formes qui constituent le monde extérieur. Nous pensons le monde extérieur, dit Kant, avec nos formes intérieures. L’un et l’autre point de vue sont vrais : ils ont au moins tous deux une vertu cathartique, qui leur permet de purger l’esprit de certaines erreurs, de le rendre plus sain et plus dispos. De là la Dialectique Transcendentale. De là aussi la critique plus modeste par laquelle la psychologie s’efforce d’« éliminer ou de corriger certaines formes qui portent la marque visible du monde extérieur… Intensité, durée, détermination volontaire, voilà les trois idées qu’il s’agissait d’épurer, en les débarrassant de tout ce qu’elles doivent à l’intrusion du monde sensible, et, pour tout dire, à l’intrusion de l’idée d’espace ».

Le second renversement est encore plus important. Pour la plupart des philosophes la métaphysique a été jusqu’ici une manière d’élever l’homme au-dessus de la durée, de démasquer l’illusion du temps. Et l’originalité véritable de la philosophie bergsonienne consiste à avoir interverti cette attitude séculaire de la philosophie, à s’être installée carrément et paradoxalement dans le temps comme dans la seule réalité. Paradoxalement du point de vue métaphysique ; mais si nous nous plaçons au point de vue psychologique, le paradoxe paraîtra moindre : une fois qu’on a reconnu dans la durée l’élément psychologique ultime, n’est-il pas conforme à la tradition psychologique de Mill et de Taine de construire le monde avec cet élément intérieur ?

En réalité, il n’y a pas de grand mouvement philosophique sans un de ces renversements. L’attitude originelle et originale d’un philosophe, dit M. Bergson, consiste à dire Non ! Impossible ! à certaines affirmations courantes, acceptées, considérées comme évidentes, à rompre une tradition. Et dans un tel moment l’attitude inévitable de l’esprit consistera à se placer au point de vue symétriquement inverse de cette évidence, de cette tradition. Les thèses de la Perception du Changement en sont un exemple très significatif. M. Bergson y esquisse in abstracto et dans une sorte de monde où tout se passerait avec une facilité mathématique « les caractères généraux d’une philosophie qui prendrait le changement pour point de départ ». Ainsi la physique de Descartes décrivait les caractères généraux d’un monde qui prendrait l’étendue et le mouvement comme point de départ ou plutôt comme réalité première. Le moment vient ensuite de montrer qu’un tel monde coïncide avec le monde réel, et les mises au point nécessaires se font.

Une telle méthode ne réussira d’ailleurs que dans la mesure où le point de départ sera pris non dans une abstraction arbitraire, mais dans la réalité concrète ; et quand le philosophe bergsonien se cloître, comme le Descartes des Méditations, pour écouter en lui le seul courant de la vie intérieure, le stream of consciousness, c’est la perception du changement, c’est le sentiment de la durée qui lui paraissent le filet fluide dont les concrétions se déposent et se solidifient. « Puisque toute tentative pour philosopher avec des concepts suscite des tentatives antagonistes, et que, sur le terrain de la dialectique pure, il n’y a pas de système auquel on ne puisse en opposer un autre, devons-nous rester sur ce terrain, ou bien ne vaudrait-il pas mieux (sans renoncer, cela va sans dire, à l’exercice de nos facultés de conception et de raisonnement) revenir à la perception elle-même, obtenir d’elle qu’elle se dilate et s’étende ?[32] » M. Bergson montre lui-même comment cette philosophie suivrait bien d’une certaine façon la voie tracée par la Critique de la Raison pure. Kant y a démontré que la dialectique ne peut nous conduire qu’à des philosophies opposées et qu’à des tables d’antinomies. Mais « ayant prouvé que l’intuition serait seule capable de nous donner une métaphysique, il ajouta : Cette intuition est impossible ». Il l’a cru parce qu’il a pensé que cette intuition ne pouvait s’opérer que si nous nous élevions au-dessus du temps, et du changement qui est donné dans le temps. Mais si précisément cette intuition coïncidait avec le courant du temps et la perception du changement, la fortune que les philosophes vont chercher si loin — praeter maenia flammantia mundi — les attendrait dans la maison d’où ils sont partis.

Plus précisément la philosophie, aussi bien pour Kant que pour les métaphysiciens qu’il combat, est une philosophie du donné. Or à une philosophie du donné le point de vue kantien apparaîtra comme irréfutable : le donné y deviendra l’ordonné par le moyen de formes.

Mais si à la réalité donnée et ordonnée la philosophie substitue la puissance qui donne, peut-être la critique kantienne ne trouvera-t-elle plus où s’appuyer et devra-t-elle tout au moins procéder à une réadaptation de ses vues. C’est ce qu’avaient senti les philosophies allemandes post-kantiennes. Mais seule une philosophie de la durée permet de dépasser absolument le donné, puisque le temps n’est autre chose que la création de ce qui n’est pas donné.

Ce fait que la philosophie doit quitter le domaine du donné pour coïncider avec ce qui donne est gros de conséquences. Il implique pour la philosophie bergsonienne deux attitudes contradictoires. Il faut qu’elle soit une action, et il faut qu’elle dépasse l’action. D’une part il faut qu’elle soit action. Elle doit d’abord effectuer, par une sorte d’acte libre qui encourt un risque, le saut qui la fait sortir du monde des concepts. Elle doit ensuite descendre dans les faits, les suivre sans idée préconçue. Elle doit enfin exister dans une durée où elle se complète et se modifie indéfiniment. De toutes façons il faut qu’elle dépasse la contemplation, ce monde des Idées où M. Bergson, y cantonnant un peu arbitrairement la philosophie passée, la montre « fréquentant parmi les purs concepts, les amenant à des concessions réciproques, les conciliant tant bien que mal les uns avec les autres, s’exerçant dans ce milieu distingué à une diplomatie savante[33]. »

D’autre part il faut qu’elle dépasse l’action, qu’elle soit une critique de l’action comme la critique de Kant est une critique de la raison. En agissant on découpe toujours la réalité selon les lignes pratiques qui faciliteraient l’action, et qui, en facilitant pareillement la pensée, lui rendent en un certain sens un mauvais service. Il faut que la philosophie surmonte les tentations de cette facilité, se résolve à être une contre-nature, à tendre, en un mot, son action contre l’action.

De sorte que, pour tenir compte des deux points de vue, on peut dire que la philosophie n’est pas action, mais réaction, et que, d’autre part, si cette réaction dépasse l’action, ce n’est pas en devenant contemplation, mais en devenant création. La philosophie est une opération délicate et précaire, qui consiste à faire coïncider l’acte de pensée avec l’élan créateur, de même que la science le fait coïncider avec ce qu’on pourrait appeler l’élan fabricateur. De sorte qu’on pourrait dire que la philosophie de M. Bergson était contenue dans son premier ouvrage, et qu’elle consiste dans l’analyse de l’acte libre, avec toutes ses conséquences en nous et hors de nous. « La création, ainsi conçue, n’est pas un mystère ; nous l’expérimentons en nous dès que nous agissons librement[34]. » Deux points de vue : celui de l’action créatrice, qui est celui de la vraie philosophie, celui de la chose à créer, qui est celui de la science, — mais jamais celui de la chose toute faite, qui est le point de vue des diverses scolastiques.

Philosopher c’est prendre contact avec les « données immédiates de la conscience ». Mais précisément rien n’est plus difficile que ce contact immédiat. Pour dissoudre tout ce qui s’interpose et l’empêche, une opération critique longue et délicate est nécessaire. Nous expérimentons l’élan créateur en nous dès que nous agissons librement. Mais il est rare que nous agissions librement, et l’état habituel du philosophe consiste moins à expérimenter cet élan créateur qu’à en douter, ou à cesser de l’expérimenter pour se placer dans le tout fait, comme Anaxagore, selon Socrate, après avoir posé le νοῦς (noûs) ou comme Descartes après le Cogito. « Que l’action grossisse en avançant, qu’elle crée au fur et à mesure de son progrès, c’est ce que chacun de nous constate quand il se regarde agir[35]. » Et quoi de plus difficile que de se regarder agir sans que le regard soit emporté par l’action ou l’action dissoute par le regard ? Pour se regarder agir il faut d’abord réagir contre les habitudes intellectuelles qui nous en empêchent. « Quelles raisons aurions-nous de douter d’une connaissance, l’idée même d’en douter nous viendrait-elle jamais, sans les difficultés et les contradictions que la réflexion signale, sans les problèmes que la philosophie pose ? Et la connaissance immédiate ne trouverait-elle pas alors en elle-même sa justification et sa preuve, si l’on pouvait établir que ces difficultés, ces contradictions, ces problèmes naissent surtout de la figuration symbolique qui la recouvre, figuration qui est devenue pour nous la réalité même, et dont un effort intense, exceptionnel, peut seul réussir à percer l’épaisseur[36]. »

En d’autres termes le doute n’est pas antérieur aux problèmes philosophiques, il leur est postérieur, il en est un produit. Poser des problèmes c’est recouvrir d’une figuration symbolique la réalité immédiatement et intuitivement sentie. Si on perce par un effort vigoureux cette figuration symbolique, on trouvera la réalité immédiate qui ne comportera plus de doute. Dès que nous nous sommes saisis comme réalité, nous sommes aussi incapables de douter que de penser le néant. La vraie philosophie, installée dans l’acte créateur, serait installée dans l’être. Mais elle est obligée de s’employer aujourd’hui presque tout entière dans une besogne négative, dans le travail qui lui fait trouver ça et là la figuration symbolique établie par l’intelligence des philosophes. En traversant cette écorce elle a déjà dépensé la plus grande partie de sa force, et il lui en reste peu pour l’intuition proprement dite. Bien plus — et c’est ici, j’imagine, qu’on toucherait la tragédie intérieure du bergsonisme — elle est captive de la matérialité qu’elle s’est donnée pour triompher de la matière. Je veux dire qu’elle ne peut triompher des philosophes qu’en se faisant plus philosophe qu’eux, en se faisant philosophe comme eux, de même que la vie ne triomphe de la matière qu’en se faisant — par l’intelligence — plus matière que la matière, en allant chercher par les mathématiques le niveau de base idéal de sa dégradation. On comprendrait alors qu’il était naturel que la philosophie bergsonienne, le style bergsonien, fussent, plus que ceux de personne, dialectiques et rationnels. La philosophie de M. Bergson ayant usé la plus grande part de sa force pour parvenir à l’intuition, désigne un peu cette intuition comme Moïse désigne la Terre Promise à Josué. Il ne faut pas lui en faire un reproche, bien loin de là. Rien de plus dangereux pour une philosophie, rien qui la marque mieux pour la chute et la décomposition, que d’avoir l’air de mettre un point final à sa synthèse, et de dire à la postérité : Voici la vérité, apprenez-la in sœcula sœculorum. Je sais bien que toute philosophie en est plus ou moins là, et qu’aussi bien c’est une illusion d’optique nécessaire. Mais au moins une philosophie de la durée répugnera moins que tout autre à se confier aux puissances de la durée.

Il est convenu que la philosophie bergsonienne est une philosophie de l’intuition comme le platonisme est une philosophie des Idées. Mais les passages des œuvres de Platon qui concernent proprement les Idées ne forment qu’une partie infime des Dialogues. Pareillement ce qui, dans le millier de pages que représente jusqu’ici l’œuvre de M. Bergson, concerne l’intuition, tiendrait en fort peu de place. Et il serait inexact de dire que la vérité philosophique soit d’ordre exclusivement intuitif, et, à plus forte raison, exclusivement intellectuel. Il n’y aurait pas de philosophie si l’intuition ne venait résoudre les problèmes, mais il n’y aurait pas non plus de philosophie si l’intelligence ne posait ces problèmes et ne prêtait son langage à l’intuition. Ce qu’on peut dire, c’est que dans l’intuition seule se trouve la source positive de certitude, sur laquelle l’intelligence établit sa prise de courant. « Je sais bien, dit M. Bergson, que pour la plupart de ceux qui suivent de loin nos discussions, notre domaine est en effet celui du simple possible, tout au plus celui du probable ; volontiers ils diraient que la philosophie commence là où la certitude finit. Mais qui de nous voudrait une pareille situation pour la philosophie ? Sans doute tout n’est pas uniquement vérifié ni vérifiable dans ce qu’une philosophie nous apporte, et il est de l’essence de la méthode philosophique d’exiger qu’à certains moments sur certains points l’esprit accepte certains risques. Mais le philosophe ne court ces risques que parce qu’il a contracté une assurance, et parce qu’il y a des choses dont il se sent inébranlablement certain : il nous en rendra certains à notre tour dans la mesure où il saura nous communiquer l’intuition où il puise sa force[37]. » Ainsi la source de la certitude philosophique ne saurait être dans le raisonnement ; mais le raisonnement sert de courroie de transmission, intérieurement, pour organiser cette certitude en une machine cohérente, logique, utile, extérieurement pour la communiquer. La source de la certitude est dans l’intuition que nous avons de notre être, et dès que nous voulons la mettre en raisonnement, elle prend la forme d’un cercle. « Quelle que soit l’essence intime de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes. » Et nous tirons de ce que nous sommes la connaissance de cette essence. Et si nous sommes de cette essence, nous savons que d’autre part nous sommes de l’illusion sur cette essence. Si l’assurance couvrait intégralement notre risque, ce ne serait plus un risque. Mais la meilleure preuve que M. Bergson dit juste, et que l’intuition jaillit en source efficace, c’est que cette assurance est une assurance mutuelle : la mutualité des philosophes. Car leurs disputes ressemblent aux disputes domestiques, elles n’empêchent pas l’unité, la réalité substantielle et morale de la famille. Cette vérité, qu’ils s’assurent mutuellement, et qu’ils assurent justement, c’est le vieux truisme platonicien, qu’on philosophe avec toute son âme, ὁλῇ ψυχῇ (holê psuchê) c’est-à-dire avec cette réalité à noyau d’intuition et à chair de dialectique, comme un fruit des Hespérides. Quand on pense au fruit mûr on ne songe pas au noyau, et on le dédaigne : c’est en lui pourtant que réside l’être du fruit, la force germinative, le courant qui va du germe au germe et sur lequel bourgeonne passagèrement le fruit. Ainsi la vraie intuition philosophique serait, comme ce courant vital, un courant de philosophie intérieur à tous les systèmes et identique dans tous. On serait philosophe dans la mesure où l’on communiquerait avec cette philosophie qui dure, de même qu’on est homme dans la mesure où l’on prend conscience du courant qui porte l’humanité. Il n’en est pas moins vrai que le courant qui porte l’humanité a besoin, pour s’exprimer, pour être, pour progresser, des différences qui séparent les individus et les groupes humains, peut-être même des rivalités qui les forcent à s’entre-détruire. Pareillement le courant philosophique a besoin des systèmes. Il ne va du germe au germe que par l’intermédiaire des systèmes, des milliers de systèmes entre lesquels demeurent seules les grandes philosophies, comme les hommes de génie demeurent seuls pour exprimer les étapes individuelles qui jalonnent la route idéale de l’humanité. Philosophicum genus vivit paucis. Nous allons étudier le bergsonisme en tant que système, passer de ce que Descartes appelle le Discours de la Méthode et les Méditations à ce qu’il nomma le Cursus Philosophicus ou les Principes. Nous allons le suivre en tant que construction du monde. Ce système c’est la partie intéressante et savoureuse du fruit, c’en est peut-être aussi la partie caduque. C’est ainsi qu’on imagine volontiers, entre le bergsonisme et la prochaine grande philosophie, une différence analogue à celle qui sépare le bergsonisme de la philosophie de Schopenhauer. Mais, encore une fois, le bergsonisme doit considérer une pareille réserve comme un hommage que nous rendons aux grandes vérités dont il nous a imprégnés : la croyance à la vertu de la durée active, la foi en la philosophie et en son évolution créatrice.

  1. Dialogues, tr. Beaulavon, p. 283.
  2. Évolution Créatrice, p. 236.
  3. Évolution Créatrice, p. 232.
  4. Id., p. 233.
  5. Le Rire, p. 187.
  6. Évolution Créatrice, p. 247.
  7. Évolution Créatrice, p. 255.
  8. Évolution Créatrice, p. 148.
  9. Évolution Créatrice, p. 138
  10. Évolution Créatrice, p. 227.
  11. Id., p. 219.
  12. Évolution Créatrice, p. 210.
  13. Évolution Créatrice, p. 7.
  14. Matière et Mémoire, p. 172.
  15. Évolution Créatrice, p. 211.
  16. Id., p. 194.
  17. Id., p. 136.
  18. Id., p. VI.
  19. Introduction à la Métaphysique (in Rev. Mét., p. 27).
  20. Évolution Créatrice, p. 339.
  21. Note sur M. Bergson, p. 36.
  22. Évolution Créatrice, p. 225.
  23. La Perception du changement, p. 36.
  24. Évolution Créatrice, p. 53.
  25. Matière et Mémoire, p. 204.
  26. Évolution Créatrice, p. 259.
  27. L’Intuition Philosophique, in Revue M. M., p. 827.
  28. Introduction à la Métaphysique, in R. M. M., p. 36.
  29. L’Intuition philosophique, p. 825.
  30. Évolution Créatrice, p. 213.
  31. Essai, p. 168.
  32. La Perception du Changement, p. 8.
  33. L’Énergie Spirituelle, p. 40.
  34. Évolution Créatrice, p. 270.
  35. Id., p. 271.
  36. Matière et Mémoire, p. 207.
  37. Intuition philosophique, p. 823.