Trente ans de Paris/Tourguéneff

Marpon et Flammarion (p. 323-344).

TOURGUÉNEFF

C’était il y a dix ou douze ans chez Gustave Flaubert, rue Murillo. Des petites pièces coquettes, habillées d’algérienne, ouvertes sur le parc Monceau, le jardin aristocratique et correct qui tendait aux fenêtres des stores de verdure. On se réunissait là chaque dimanche, cinq ou six, toujours les mêmes, dans une exquise intimité. Huis clos pour les comparses et les fâcheux.

Un dimanche que je venais à l’ordinaire retrouver le vieux Maître et les amis, Flaubert m’empoigne dès la porte :

— Vous ne connaissez pas Tourguéneff ? Il est là.

Et sans attendre ma réponse, il me pousse dans le salon. Du divan où il s’allongeait, un grand vieux à barbe de neige se dressa en me voyant entrer, déroulant sur le tas des coussins les anneaux de son corps de boa aux yeux étonnés, énormes.

Nous autres Français, nous vivons dans une ignorance extraordinaire de toute littérature étrangère. Notre esprit est aussi casanier que nos membres, et, par horreur des voyages, nous ne lisons pas plus que nous ne colonisons, dès qu’on nous dépayse. Par hasard, je savais à fond l’œuvre de Tourguéneff. J’avais lu avec une grande émotion les Mémoires d’un Seigneur russe, et ce livre, rencontré, m’avait conduit à l’intimité des autres. Nous étions liés sans nous connaître, par l’amour des blés, des sous-bois, de la nature, une compréhension jumelle de son enveloppement.

En général, les descriptifs n’ont que des yeux et se contentent de peindre. Tourguéneff a l’odorat et l’ouïe. Tous ses sens ont des portes ouvertes les uns sur les autres. Il est plein d’odeurs de campagne, de bruits d’eaux, de limpidités de ciel, et se laisse bercer, sans parti pris d’école, par l’orchestre de ses sensations.

Cette musique-là n’arrive pas à toutes les oreilles. Les citadins, assourdis dès l’enfance par le mugissement des grandes villes, ne la percevront jamais ; ils n’entendront pas les voix qui parlent dans le faux silence des bois, quand la nature se croit seule, et que l’homme, qui se tait, s’est fait oublier. Vous souvenez-vous d’une chute d’avirons au fond d’un canot, que vous avez entendue quelque part sur un lac de Fenimore Cooper ? La barque est à des lieues, on ne la voit point ; mais les bois sont agrandis par ce bruit lointain vibrant sur l’eau dormante, et nous avons senti le frisson de la solitude.

Ce sont les steppes de Russie qui ont épanoui les sens et le cœur de Tourguéneff. On devient bon à écouter la nature, et ceux qui l’aiment ne se désintéressent pas des hommes. De là cette douceur apitoyée, triste comme un chant de moujik, qui sanglote au fond des livres du romancier slave. C’est le soupir humain dont parle la chanson créole, cette soupape qui empêche le monde d’étouffer : « Si pas té gagné, soupi n’en mouné, mouné t’a touffé. » Et ce soupir, sans cesse répété, fait des Mémoires d’un Seigneur russe comme une autre Case de l’oncle Tom, moins la déclamation et les cris.

Je savais tout cela quand je rencontrai Tourguéneff. Depuis longtemps il trônait dans mon Olympe, sur une chaise d’ivoire, au rang de mes dieux. Mais, loin de soupçonner sa présence à Paris, je ne m’étais jamais demandé s’il était mort ou vivant. On devine donc mon étonnement quand je me trouvai tout d’un coup en face de lui dans un salon parisien, au troisième étage sur le parc Monceau.

Je lui contai gaiement la chose et lui exprimai mon admiration. Je lui dis que je l’avais lu dans les bois de Sénart. Là j’avais retrouvé son âme, et les doux souvenirs du paysage et de ses livres étaient si bien mêlés pour moi, que telle de ses nouvelles m’était restée dans la pensée sous la couleur d’un petit champ de bruyère rose, déjà fané par l’automne.

Tourguéneff n’en revenait pas.

— Comment, vous m’avez lu ?

Et il me donna des détails sur le peu de vente de ses livres, l’obscurité de son nom en France. Hetzel l’imprimait comme par charité. Sa popularité n’avait pas passé la frontière. Il souffrait de vivre inconnu d’un pays qui lui était cher, confessait ses déboires un peu tristement, mais sans rancœur. Au contraire, nos désastres de 1870 l’avaient attaché davantage à la France. Il ne pouvait plus la quitter. Avant la guerre, il passait ses étés à Bade, maintenant il n’irait plus là-bas, se contenterait de Bougival et des bords de la Seine.

Justement, ce dimanche-là, il n’y avait personne chez Flaubert et notre tête-à-tête se prolongea. Je questionnai l’écrivain sur sa méthode de travail et m’étonnai qu’il ne fît pas lui-même ses traductions, car il parlait un français très pur, avec un soupçon de lenteur, à cause de la subtilité de son esprit.

Il m’avoua que l’Académie et son dictionnaire le gelaient. Il le feuilletait dans le tremblement, ce formidable dictionnaire, comme un code où seraient formulés la loi des mots et les châtiments des hardiesses. Il sortait de ses recherches la conscience bourrelée de scrupules littéraires qui tuaient sa veine, et le dégoûtaient d’oser. Je me souviens que dans une nouvelle qu’il écrivait alors, il n’avait pas cru pouvoir risquer « ses yeux pâles » par peur des Quarante et de leur définition de l’épithète.

Ce n’était pas la première fois que je me heurtais à ces inquiétudes ; je les avais déjà trouvées chez mon ami Mistral, fasciné lui aussi par la coupole de l’Institut, le monument macaronique qui décore en médaillon circulaire la couverture des éditions Didot.

À ce sujet, je dis à Tourguéneff ce que j’avais sur le cœur, que la langue française n’est pas une langue morte, à écrire avec un dictionnaire d’expressions définitives classées comme dans un Gradus. Pour moi, je la sentais frémissante de vie et houleuse, un beau fleuve roulant à pleins bords. Le fleuve ramasse bien des scories en route, on y jette tout ; mais, laissez couler, il fera son tri lui-même.

Là-dessus, comme la journée s’avançait, Tourguéneff dit qu’il allait chercher « ces dames » au concert Pasdeloup, et je descendis avec lui. J’étais enchanté d’apprendre qu’il aimait la musique. En France, les gens de lettres l’ont généralement en horreur, la peinture a tout envahi. Théophile Gautier, Saint–Victor, Hugo, Banville, Goncourt, Zola, Leconte de l’Isle, tous musicophobes. À ma connaissance, je suis le premier qui ai confessé tout haut mon ignorance des couleurs et ma passion des notes ; cela tient sans doute à mon tempérament méridional et à ma myopie, un sens s’est développé au détriment de l’autre. Chez Tourguéneff, le goût musical était une éducation parisienne. Il l’avait pris dans le milieu où il vivait.

Ce milieu, c’était une intimité de trente ans avec Mme Viardot, Viardot la grande chanteuse, Viardot-Garcia, la sœur de la Malibran. Isolé et garçon, Tourguéneff habitait depuis des années dans l’hôtel de la famille, 50, rue de Douai. « Ces dames » dont il m’avait parlé chez Flaubert étaient Mme Viardot et ses filles qu’il aimait comme ses propres enfants. C’est dans cette demeure hospitalière que je vins le visiter.

L’hôtel était meublé avec un luxe raffiné, un grand souci d’art et de sensations confortables. En traversant le rez-de-chaussée, j’aperçus, dans une ouverture de porte, une galerie de tableaux. Des voix fraîches, des voix de jeunes filles perçaient les tentures. Elles alternaient avec le contralto passionné d’Orphée qui remplissait l’escalier, montait avec moi.

En haut, au troisième, un petit appartement calfeutré, capitonné, encombré comme un boudoir. Tourguéneff avait emprunté à ses amis leurs goûts d’art : la musique à la femme, la peinture au mari.

Il était couché sur un sofa.

Je m’assis près de lui. Et tout de suite on reprit la conversation de l’autre jour.

Il avait été frappé de mes observations et promit d’apporter au prochain dimanche de Flaubert une nouvelle que l’on traduirait sous ses yeux. Puis il me parla d’un livre qu’il voulait faire, les Terres vierges, une sombre peinture des couches nouvelles qui grouillent dans les profondeurs de la Russie, l’histoire de ces pauvres « simplifiés » qu’un malentendu navrant pousse dans les bras du peuple. Le peuple ne les comprend pas, les raille et les repousse. Et tandis qu’il me parlait, je songeais qu’en effet la Russie est bien une terre vierge, une terre molle encore, où le moindre pas marque sa trace, une terre où tout est neuf, à faire, à explorer. Chez nous, au contraire, il n’y a plus une allée déserte, un sentier que la foule n’ait piétiné ; et, pour ne parler que du roman, l’ombre de Balzac est au bout de toutes ses avenues.

À partir de cette entrevue nos rapports devinrent fréquents. Entre tous les moments passés ensemble, j’ai le souvenir d’une après-midi de printemps, d’un dimanche de la rue Murillo, qui m’est resté dans l’esprit, unique, lumineux. On parlait de Gœthe, et Tourguéneff nous avait dit : « Vous ne le connaissez pas. » Le dimanche suivant, il nous apporta Prométhée et le Satyre, ce conte voltairien, révolté, impie, élargi en poème dramatique. Le parc Monceau nous envoyait ses cris d’enfants, son clair soleil, la fraîcheur de ses verdures arrosées, et nous quatre, Goncourt, Zola, Flaubert et moi, émus de cette improvisation grandiose, nous écoutions le génie traduit par le génie. Cet homme qui tremblait la plume à la main avait, debout, toutes les audaces du poète, ce n’était pas la traduction menteuse qui fige et qui pétrifie, Gœthe vivait et nous parlait.

Souvent aussi Tourguéneff venait me trouver au fond du Marais, dans le vieil hôtel Henri II que j’habitais alors. Il s’amusait du spectacle étrange de cette cour d’honneur, de cette royale demeure à pignons, à moucharabies, encombrée par les petites industries du négoce parisien, fabricants de toupies, d’eau de seltz et de dragées. Un jour qu’il entrait, colossal, au bras de Flaubert, mon petit garçon me dit tout bas : « C’est donc des géants ! » Oh ! oui, géants, bons géants, larges cerveaux, grands cœurs en proportion de l’encolure. Il y avait un lien, une affinité de naïve bonté entre ces deux natures géniales. C’était George Sand qui les avait mariés. Flaubert, hâbleur, frondeur, Don Quichotte, avec sa voix de trompette aux gardes, la puissante ironie de son observation, ses allures de Normand de la conquête, était bien la moitié virile de ce mariage d’âmes ; mais qui donc dans cet autre colosse aux sourcils d’étoupe, aux méplats immenses, aurait deviné la femme, cette femme à délicatesses aiguës que Tourguéneff a peinte dans ses livres, cette Russe nerveuse, alanguie, passionnée, endormie comme une Orientale, tragique comme une force en révolte ? Tant il est vrai que dans le brouhaha de la grande fabrique humaine les âmes se trompent souvent d’enveloppes, âmes d’hommes dans des corps femmelins, âmes de femmes dans des carcasses de cyclopes.

C’est à cette époque qu’on eut l’idée d’une réunion mensuelle où les amis se rencontreraient autour d’une bonne table ; cela s’appela « le dîner Flaubert », ou « le dîner des auteurs sifflés ». Flaubert en était pour l’échec de son Candidat, Zola avec Bouton de Rose, Goncourt avec Henriette Maréchal, moi pour mon Arlésienne. Girardin voulut se glisser dans notre bande ; ce n’était pas un littérateur, on l’élimina. Quant à Tourguéneff, il nous donna sa parole qu’il avait été sifflé en Russie, et, comme c’était très loin, on n’y alla pas voir.

Rien de délicieux comme ces dîners d’amis, où l’on cause sans gêne, l’esprit éveillé, les coudes sur la nappe. En gens d’expérience, nous étions tous gourmands. Par exemple, autant de gourmandises que de tempéraments, de recettes que de provinces. Il fallait à Flaubert des beurres de Normandie et des canards rouennais a l’étouffade ; Edmond de Goncourt, raffiné, exotique, réclamait des confitures de gingembre ; Zola, les oursins et les coquillages ; Tourguéneff dégustait son caviar.

Ah ! nous n’étions pas faciles à nourrir, et les restaurants de Paris doivent se souvenir de nous. On en changeait souvent. Tantôt c’était chez Adolphe et Pelé, derrière l’Opéra, tantôt place de l’Opéra-Comique ; puis chez Voisin, dont la cave apaisait toutes les exigences, réconciliait les appétits.

On s’attablait à sept heures, à deux heures on n’avait pas fini. Flaubert et Zola dînaient en manches de chemise, Tourguéneff s’allongeait sur le divan ; on mettait les garçons à la porte, — précaution bien inutile, car le « gueuloir » de Flaubert s’entendait du haut en bas de la maison, — et l’on causait littérature. Nous avions toujours un de nos livres qui venait de paraître. C’étaient la Tentation de Saint-Antoine et les Trois Contes de Flaubert, la Fille Élisa de Goncourt, l’Abbé Mouret de Zola ; Tourguéneff apportait les Reliques vivantes et les Terres Vierges, moi Fromont, Jack. On se parlait à cœur ouvert, sans flatterie, sans complicité d’admiration mutuelle.

J’ai là sous les yeux une lettre de Tourguéneff d’une grande écriture étrangère ancienne, une écriture de manuscrit, que je transcris tout entière, car elle donne bien le ton de sincérité de nos rapports :

« Lundi, 24 mai 77.
« Mon cher ami,

« Si je ne vous ai parlé jusqu’à présent de votre livre, c’est que je voulais le faire longuement et ne pas me contenter de quelques phrases banales. Je remets tout cela à notre entrevue, qui aura lieu bientôt, je l’espère, car voilà Flaubert qui revient un de ces jours, et nos dîners recommenceront.

« Je me borne à dire une chose : le Nabab est le livre le plus remarquable et le plus inégal que vous ayez fait. Si Fromont et Risler est représenté par une ligne droite —, le Nabab doit être figuré ainsi : /\/\/\/\/\, et les sommets des zigzags ne peuvent être atteints que par un talent de premier ordre.

« Je vous demande pardon de m’expliquer si géométriquement.

« J’ai eu une très longue et très violente attaque de goutte. Je ne suis sorti pour la première fois qu’hier — et j’ai les jambes et les genoux d’un homme de quatre-vingt-dix ans. Je crains bien d’être devenu ce que les Anglais nomment un confirmed invalid

« Mille amitiés à Mme Daudet ; je vous serre cordialement la main.

« Votre Ivan Tourguéneff. »

Quand on en avait fini avec les livres et les préoccupations du jour, la causerie s’élargissait, on revenait aux thèses, aux idées toujours présentes, on parlait de l’amour et de la mort.

Le Russe, sur son divan, se taisait.

— Et vous, Tourguéneff ?

— Oh ! moi, la mort, je n’y pense pas. Chez nous, personne ne se la figure bien, cela reste lointain, enveloppé… le brouillard slave…

Ce mot-là en disait long sur la nature de sa race et son propre génie. Le brouillard slave flotte sur toute son œuvre, l’estompe, la fait trembler, et sa conversation, elle aussi, en était comme noyée. Ce qu’il nous disait commençait toujours péniblement, indécis ; puis tout à coup le nuage se dissipait, traversé d’un trait de lumière, d’un mot décisif. Il nous décrivait sa Russie ; non pas la Russie de la Bérésina, historique et convenue, mais une Russie d’été, de blés, de fleurs couvées sous les giboulées, la Petite Russie, pleine d’éclosions d’herbes, de rumeurs d’abeilles. Aussi, comme il faut bien loger quelque part, encadrer d’un paysage connu les histoires exotiques qu’on nous conte, la vie russe m’est apparue à travers ses récits comme une existence châtelaine, dans un domaine algérien entouré de gourbis.

Tourguéneff nous parlait du paysan russe, de son alcoolisme profond, de son engourdissement de conscience, de son ignorance de la liberté. Ou bien c’était quelque page plus fraîche, un coin d’idylle, le souvenir d’une petite meunière rencontrée en terre de chasse dont il était resté quelque temps amoureux.

— Que veux-tu que je te donne ? lui demandait-il toujours.

Et la belle fille, en rougissant :

— Tu m’apporteras un savon de la ville, pour que je me parfume les mains, et que tu les embrasses comme tu fais aux dames.

Après l’amour et la mort, on causait des maladies, de l’esclavage du corps traîné comme un boulet. Tristes aveux d’hommes qui ont passé la quarantaine ! Pour moi, que les rhumatismes ne rongeaient pas encore, je me moquais de mes amis, de ce pauvre Tourguéneff, que la goutte torturait, et qui venait clopin-clopant à nos dîners. Depuis, j’en ai rabattu.

Hélas ! La mort dont on parlait toujours arriva. Elle nous prit Flaubert. Il était l’âme, le lien. Lui disparu, la vie changea, et l’on ne se rencontra plus que de loin en loin, personne ne se sentant le courage de reprendre les réunions interrompues par le deuil.

Après des mois, Tourguéneff essaya de nous réunir. La place de Flaubert devait rester marquée à notre table, mais sa grosse voix et son grand rire nous manquaient trop, ce n’était plus les dîners d’autrefois. Depuis j’ai retrouvé le romancier russe à une soirée chez Mme Adam. Il avait amené le grand-duc Constantin qui, traversant Paris, désirait voir quelques célébrités du jour, un musée Tussaud attablé et vivant. Tourguéneff était triste et malade. Cruelle goutte ! Elle le couchait à plat pour des semaines, et il demandait aux amis de le visiter.

Il y a deux mois que je l’ai vu pour la dernière fois. Toujours la maison pleine de fleurs, toujours les voix claires au bas des marches, toujours l’ami là-haut sur son divan : mais combien affaibli et changé ! Une angine de poitrine le tenait et il souffrait encore d’une horrible blessure, l’extraction d’un kyste. N’ayant pas été chloroformé, il me conta l’opération avec une parfaite lucidité de souvenir. D’abord ç’avait été la sensation circulaire d’un fruit qu’on pèle, puis la douleur aiguë du tranchant dans le vif. Et il ajouta :

— J’analysais ma souffrance, pour vous la conter à un de nos dîners, pensant que cela vous intéresserait.

Comme il pouvait encore un peu marcher, il descendit l’escalier pour me conduire à la porte. En bas, on entra dans la galerie de tableaux, et il me montra des œuvres de ses peintres nationaux : une halte de Cosaques, une houle de blés, des paysages de la Russie chaude, celle qu’il a décrite.

Le vieux Viardot était là un peu souffrant. À côté Garcia chantait, et Tourguéneff, enveloppé des arts qu’il aimait, souriait en me disant adieu.

Un mois plus tard j’ai appris que Viardot était mort et Tourguéneff agonisant. Je ne puis croire à cette agonie. Il doit y avoir pour les belles et souveraines intelligences, tant qu’elles n’ont pas tout dit, un sursis de vie. Le temps et la douceur de Bougival nous rendront Tourguéneff, mais ce sera fini pour lui de ces réunions intimes où il était si heureux de venir.

Ah ! Le dîner de Flaubert. Nous l’avons recommencé l’autre jour : nous n’étions plus que trois[1]


Pendant que je corrige l’épreuve de cet article paru il y a quelques années, on m’apporte un livre de « souvenirs » où Tourguéneff, du fond de la tombe, m’éreinte de la belle manière. Comme écrivain, je suis au-dessous de tout ; comme homme, le dernier des hommes. Et mes amis le savent bien, et ils en racontent de belles sur mon compte !… De quels amis parle Tourguéneff et comment restaient-ils mes amis puisqu’ils me connaissaient si bien ? Lui-même, le bon Slave, qui l’obligeait à cette grimace amicale avec moi ? Je le vois dans ma maison, à ma table, doux, affectueux, embrassant mes enfants. J’ai de lui des lettres cordiales, exquises. Et voilà ce qu’il y avait sous ce bon sourire… Mon Dieu, que la vie est donc singulière et qu’il est joli ce joli mot de la langue grecque : Eirôneia.

  1. Écrit en 1880 pour le Century Magazine de New-York.