Trente ans de Paris/Fromont jeune et Risler ainé

Marpon et Flammarion (p. 297-322).

FROMONT JEUNE ET RISLER AINÉ

La première idée de Fromont jeune me vint pendant une répétition générale de l’Arlésienne au théâtre du Vaudeville. Dans un magnifique décor de Camargue que les herses de gaz faisaient scintiller jusqu’à la toile de fond, la pastorale déroulait ses scènes lentes et rythmées qu’accompagnait, avec des refrains de vieux noëls et de marches antiques, la musique charmante de Bizet. En face de cette féerie passionnée qui me charmait, moi Méridional, mais que je devinais un peu trop locale, trop simple d’action, je me disais que les Parisiens se lasseraient bientôt de m’entendre parler des cigales, des filles d’Arles, du mistral et de mon moulin, qu’il était temps de les intéresser à une œuvre plus près d’eux, de leur vie de tous les jours, s’agitant dans leur atmosphère ; et comme j’habitais alors le Marais, j’eus l’idée toute naturelle de placer mon drame au milieu de l’activité ouvrière de ce quartier de commerce. L’association me tenta ; fils d’industriel, je connaissais les tiraillements de cette collaboration commerciale, où des intérêts pareils accouplent pour une besogne de tous les instants, et quelquefois pendant des années, des êtres si divers de tempérament, d’éducation. Je savais les jalousies de ménage à ménage, l’âpre rivalité des femmes en qui les castes subsistent et luttent mieux encore que chez l’homme, et toutes les taquineries de l’habitation commune. À Nîmes, à Lyon, à Paris, j’avais dix modèles pour un, tous dans ma famille, et je me mis à penser à cette pièce dont le pivot d’action devait être l’honneur de la signature, de la raison sociale. Malheureusement, il faut de la passion quand même au théâtre. L’adultère y ramène tout à ses mensonges, à ses émotions, à ses dangers ; et c’est ainsi que l’intérêt de mon étude s’est trouvé amoindri, déplacé, concentré sur Sidonie et ses aventures, quand l’association devait en être le motif principal ; mais je compte bien y revenir quelque jour.

L’Arlésienne, comme on sait, ne réussit pas. Il était insensé de croire qu’en plein boulevard, à cette coquette encoignure de la Chaussée-d’Antin, sur le passage des modes, des caprices, du tourbillon chatoyant et changeant du Tout-Paris, on s’intéresserait à ce drame d’amour se passant dans une cour de ferme, une plaine de Camargue, embaumant les greniers pleins et les lavandes fleuries. Ce fut une chute resplendissante dans la plus jolie musique du monde, en costumes de soie et de velours, au milieu de décors d’opéra-comique. Je sortis de là découragé, écœuré, ayant encore dans les oreilles les rires niais causés par des scènes d’émotion, et, sans me défendre dans les journaux où chacun attaquait ce théâtre dénué de surprises, cette peinture en trois tableaux de mœurs et d’aventures dont j’étais seul à connaître l’absolue vérité, je résolus de ne plus faire de pièces, entassant l’un sur l’autre les comptes-rendus hostiles, comme un rempart à ma volonté. Fromont préparé, médité, presque à point, me parut pouvoir se transformer en roman. J’aurais dû alors changer l’armature de l’intrigue, rétablir l’ordre et la gradation des sentiments ; mais rien n’est difficile comme ce bouleversement d’un travail où les morceaux se tiennent, s’assemblent, se complètent en mosaïque ; rien n’est cruel comme cet avortement volontaire de nos conceptions quand l’esprit les a longtemps portées, douloureuses et vivantes. Et les éléments du drame — j’entends toujours le drame tel que je l’avais compris, et non comme il fut joué plus tard, — m’ayant servi pour le roman, voilà comme il se fait que la fable dans Fromont jeune est un peu convenue et romanesque avec des types et des milieux strictement vrais, copiés d’après nature.

D’après nature !

Je n’eus jamais d’autre méthode de travail. Comme les peintres conservent avec soin des albums de croquis où des silhouettes, des attitudes, un raccourci, un mouvement de bras ont été notés sur le vif, je collectionne depuis trente ans une multitude de petits cahiers sur lesquels les remarques, les pensées n’ont parfois qu’une ligne serrée, de quoi se rappeler un geste, une intonation, développés, agrandis plus tard pour l’harmonie de l’œuvre importante. À Paris, en voyage, à la campagne, ces carnets se sont noircis sans y penser, sans penser même au travail futur qui s’amassait là ; des noms propres s’y rencontrent que quelquefois je n’ai pu changer, trouvant aux noms une physionomie, l’empreinte ressemblante des gens qui les portent. Après certains de mes livres on a crié au scandale, on a parlé de romans à clefs ; on a même publié les clefs, avec des listes de personnages célèbres, sans réfléchir que, dans mes autres ouvrages, des figures vraies avaient posé aussi, mais inconnues, mais perdues dans la foule où personne n’aurait songé à les chercher.

N’est-ce pas la vraie façon d’écrire le roman, c’est-à-dire l’histoire de gens qui n’auront jamais d’histoire ? Tous les personnages de Fromont ont vécu ou vivent encore. Avec le vieux Gardinois, j’ai fait de la peine à quelqu’un que j’aime de cœur, mais je n’ai pu supprimer ce type de vieillard égoïste et terrible, de parvenu implacable qui, parfois, sur la terrasse de son parc, enveloppant de son regard avide les grands bâtiments de la ferme et du château, les bois, les cascades, disait à ses enfants assemblés : « Ce qui me console de mourir, c’est qu’après moi, aucun de vous ne sera assez riche pour conserver tout cela. » Le caissier Planus s’appelait Schérer. Je l’ai connu dans une maison de banque de la rue de Londres, remuant la tête devant sa caisse pleine, murmurant de son accent tudesque avec une douceur tragi-comique : « Fui, fui, te l’archent peaucoup t’archent, mais chai bas gonvianze. »


Sidonie existe, elle aussi, et l’intérieur médiocre de ses parents, et la petite boîte à diamants de la mère Chèbe dans un coin de la commode Empire, seul luxe pendant longtemps du pauvre ménage Chèbe. Seulement la vraie Sidonie n’était pas si noire que je l’ai faite. Intrigante, ambitieuse, étourdie de sa nouvelle fortune, ivre de plaisirs et de toilettes extravagantes, mais incapable de l’adultère à domicile, imaginé surtout en vue des scènes à effet. Madame Gardinois fait encore reluire ses bagues avec la même conscience, là-bas, en province ; mais elle ne lira jamais ce livre, elle ne lit pas, ses doigts sont trop occupés. Risler est un souvenir d’enfance. Ce grand blond, dessinateur de fabrique, travaillait chez mon père. D’Alsacien, je l’ai naturalisé Suisse pour ne pas mêler à mon livre le patriotisme sentimental, la tirade aux applaudissements faciles. Enfin Delobelle a vécu près de moi, et dix fois il m’a répété : « Je n’ai pas le droit de renoncer au théâtre. » En lui, pour le compléter jusqu’au type, j’ai résumé tout ce que je savais sur les comédiens, leurs manies, leur difficulté à reprendre pied dans l’existence en sortant de scène, à garder une individualité sous tant de changeantes défroques. J’ai là, parmi d’anciennes notes feuilletées pour écrire ceci, une « Bénédiction de la mer », racontée par un acteur, qui est bien la chose la plus extraordinaire du monde. Je ne la transcris pas, désespérant de pouvoir rendre les roulements d’yeux et de voix, l’attendrissement de trois-quarts, le halètement, la pose tremblée des grandes émotions qui accompagnaient ce singulier récit, entendu au foyer de l’ancien Vaudeville. Et voici encore, sur un cahier de croquis, l’étonnante attitude d’un autre Delobelle devant sa maison brûlée par les Prussiens, traduisant un sentiment de regret bien naturel par la facticité de gestes la plus comique ; car c’est la spécialité de cette race qui fait son étude d’interpréter la vie, de tout comprendre à faux et de garder dans les yeux l’optique convenue, sans ombre, des planches. Delobelle était donc bien campé en mon esprit, mais je ne l’avais pas encore complété par la famille, quand j’assistai, vers cette époque, à l’enterrement de la fille d’un grand comédien ; je vis là, dans une cour de la rue de Bondy, le monde théâtral au grand complet, et tout ce que j’ai noté plus tard à la mort de la petite Désirée, les entrées typiques des invités, le jeu de pompes de leurs poignées de mains, variées selon les habitudes de leurs rôles, la larme écrasée au coin de l’œil et regardée au bout du gant.

Tout de suite l’idée me vint de donner une fille à Delobelle, et je voulais la faire, cette enfant, ayant hérité un brin de l’extravagance paternelle, transformé l’exaspération artistique en doux sentimentalisme de femme et d’infirme. En raison même de cette infirmité, et comme contraste, je lui donnai un métier de luxe, de fantaisie. J’en fis d’abord une habilleuse de poupées, pour que cette humble, cette disgraciée pût contenter au moins ses goûts de délicatesse et d’élégance, vêtir ses rêves, à défaut d’elle-même, de rognures de soie et de galon doré.

Le métier était bien de ce Marais bruissant et bourdonnant dont les maisons noires, à cinq étages, les vieux hôtels écussonnés abritent le plaisir en préparation de Paris, laissent traîner dans la poussière de leurs mansardes et de leurs escaliers à ferrures des parcelles d’or fin et de bois précieux. Entrez dans ces allées étroites, gravissez ces escaliers tristes ; par les portes entr’ouvertes sur chaque palier, vous apercevrez sous la lampe à schiste, autour d’un maigre feu, des femmes, des enfants qui travaillent. Un peu de laiton, un peu de colle, du papier doré, du velours, et c’est assez, malgré la misère et le froid, pour fabriquer du bout des doigts, presque sans outils, par l’adresse et l’ingéniosité seules, ces menus objets « jolis et bien faits », comme disent en vous les offrant les camelots : pierrots, danseurs, papillons qui battent des ailes, merveilles de quatre sous, joujoux de pauvres fabriqués par des pauvres, en qui se marque le goût si fin, si bon enfant, de cet étonnant peuple parisien.

En racontant mon livre tout haut, comme c’est ma manie alors que je le construis intérieurement, je parlai un jour à André Gill, le dessinateur-peintre qui était de tout point un artiste, de cette petite Delobelle, telle que j’étais en train de l’écrire ; il m’avertit que dans un roman de Dickens que je ne connaissais pas, l’Ami commun, se trouvait exactement la même affabulation d’une jeune fille infirme, habilleuse de poupées, rendue avec cette tendresse profonde des humbles, cette féerie de la rue du grand romancier anglais. Ce fut une occasion de me rappeler combien de fois on m’avait comparé à Dickens, même en un temps lointain où je ne l’avais pas lu, bien avant qu’un ami, au retour d’un voyage en Angleterre, ne m’eût appris la sympathie de David Copperfield pour le Petit Chose. Un auteur qui écrit selon ses yeux et sa conscience n’a rien à répondre à cela, sinon qu’il y a certaines parentés d’esprit dont on n’est pas soi-même responsable, et que le jour de la grande fabrication des hommes et des romanciers, la nature, par distraction, a bien pu mêler les pâtes. Je me sens au cœur l’amour de Dickens pour les disgraciés et les pauvres, les enfances mêlées aux misères des grandes villes ; j’ai eu comme lui une entrée de vie navrante, l’obligation de gagner mon pain avant seize ans ; c’est là, j’imagine, notre plus grande ressemblance. Malgré tout, je fus désespéré de cette conversation avec Gill, et, renonçant à mon habilleuse, j’essayai de trouver à la petite Delobelle un autre métier. Mais ces choses ne s’inventent point ; et comment trouver une profession aussi poétiquement chimérique que celle d’habilleuse de poupées, permettant ce que j’avais voulu faire : la grâce exquise dans la misère, le rêve souriant sous les toits noirs, les doigts donnant un corps aux envolées du désir. Ah ! j’en fouillai des maisons sombres, cette année-là, j’en grimpai des escaliers froids à rampe de corde, cherchant mon milieu idéal dans le nombre infini des petits métiers. Je désespérais, à la fin ; mais mon entêtement devait trouver sa récompense. Un jour, rue du Temple, sur un cartouche de cuir bouilli, dans un de ces cadres où, pour la commodité des chalands, sont inscrites et affichées toutes les industries d’une maison, je lus ces lettres d’or fané qui m’éblouirent :

OISEAUX ET MOUCHES POUR MODES
OISEAUX ET MOUCHES POUR MODES
Cette habitude de raconter mes livres dont je parlais plus haut, est chez moi un procédé de travail. Tout en expliquant mon œuvre aux autres, j’élucide ainsi mon sujet, je m’en pénètre, j’essaie sur l’auditeur les passages qui porteront, et le discours m’amène des surprises, des trouvailles que je retiens grâce à une excellente mémoire. Malheur au visiteur qui m’interrompt dans ma fièvre de création. Je continue impitoyablement devant lui, parlant au lieu d’écrire, rattachant tant bien que mal, pour qu’elles lui soient intelligibles, les différentes parties de mon roman, et malgré l’ennui, la distraction visible des regards qui essayent de fuir une improvisation abondante, je bâtis mon chapitre, je le développe en paroles. À Paris, dans mon cabinet de travail, à la campagne, dans mes promenades à travers champs ou en bateau, j’ai fatigué ainsi bien des camarades qui ne se doutaient guère de leur collaboration muette. Mais c’est ma femme qui a le plus supporté ces redites du travail parlé, du sujet tourné et retourné vingt fois de suite : « Que penserais-tu de faire mourir Sidonie ?… Si je laissais vivre Risler ?… Que doit dire Delobelle ou Frantz ou Claire en telle circonstance ? »

Cela du matin au soir, à toutes les minutes, aux repas, en voiture, en allant au théâtre, en revenant de soirée, pendant ces longues courses de fiacre qui traversent le silence et le sommeil de Paris. Ah ! pauvres femmes d’artistes ! Il est vrai que la mienne est tellement artiste elle-même, elle a pris une telle part à tout ce que j’ai écrit ! Pas une page qu’elle n’ait revue, retouchée, où elle n’ait jeté un peu de sa belle poudre azur et or. Et si modeste, si simple, si peu femme de lettres. J’avais exprimé un jour tout cela, et le témoignage d’une tendre collaboration infatigable, dans la dédicace du Nabab ; ma femme n’a pas permis que cette dédicace parût, et je l’ai conservée seulement sur une dizaine d’exemplaires d’amis, très rares maintenant, que je recommande aux amateurs.

On connaît mon procédé de travail. Toutes mes notes prises, les chapitres en ordre et séparés, les personnages bien vivants, debout dans mon esprit, je commence à écrire vivement, à la grosse. Je jette les idées et les événements sans me donner le temps d’une rédaction complète ni même correcte, parce que le sujet me presse, me déborde, et les détails, et les caractères. Cette page noircie, je la passe à mon collaborateur, je la revois encore à mon tour, enfin je recopie, avec quelle joie ! Une joie d’écolier qui a fini sa tâche, retouchant encore certaines phrases, complétant, affinant : c’est la meilleure période du travail. Fromont fut fait ainsi dans un des plus vieux hôtels du Marais où mon cabinet, aux vastes fenêtres claires, donnait sur les verdures, les treillages noircis du jardin. Mais au delà de cette zone de calme et de pépiements d’oiseaux, c’était la vie ouvrière des faubourgs, la fumée droite des usines, le roulement des camions, et j’entends encore sur le pavé d’une cour voisine les cahots d’une petite brouette de commerce qui, au moment des étrennes, trimballait des tambours d’enfants jusque dans la nuit de sept heures du soir. Rien de sain, de montant comme de travailler dans l’atmosphère même de son sujet, le milieu où l’on sent se mouvoir ses personnages. La rentrée, la sortie des ateliers, les cloches des fabriques, passaient sur mes pages à heures fixes. Pas le moindre effort pour trouver la couleur, l’atmosphère ambiante ; j’en étais envahi. Tout le quartier m’aidait, m’enlevait, travaillait pour moi. Aux deux bouts de l’immense pièce, ma table longue, le petit bureau de ma femme, et courant, passant la copie de l’un à l’autre, mon fils aîné, carabin maintenant, alors un bambin aux épaisses boucles blondes tombant sur son petit tablier noir pour l’encre de ses premiers bâtons. Un des meilleurs souvenirs de ma vie d’écrivain.

Parfois pourtant j’avais besoin d’un détail plus lointain, d’une note prise à un endroit spécial ; alors toute la famille se mettait en route pour aller chercher l’impression. Le dîner de Risler et de Sigismond après la ruine, je l’ai fait avec ma femme et mon enfant au

Palais-Royal, à l’heure de la musique, quand les chaises de paille en cercle, les attitudes lasses des gens qui écoutent jusqu’à l’égouttement du jet d’eau dans la poussière d’une chaude journée finissante, dégagent une mélancolie toute particulière : le vide, la province du Paris d’été. Je m’en sentis imprégné ;

et tout à mon sujet, vivement ému tout à coup par cette banale musique militaire, je me la figurais accompagnant en sourdine la triste conversation de mes deux bonnes gens. La mort de Risler nécessita encore une plus longue expédition ; j’avais dans la mémoire la petite maison de l’éditeur Poulet-Malassis, là-bas, vers les fortifications, et j’y avais installé Planus en face des pentes vertes à fleurs jaunes, froissées, pelées par les promeneurs du dimanche.
Il fallait revoir le pays, suivre la piste de Risler du seuil de la maison à la voûte noire où il devait se pendre, proche cette caserne d’où l’on découvre Paris comme on le voit des banlieues, en masse enfumée et serrée de coupoles, d’aiguilles et de toits, avec des perspectives d’un port immense dont les cheminées seraient les mâts. Dès lors je tenais tous les cadres à mes chapitres. Je n’avais plus qu’à écrire, et dans ces conditions, le drame imagé pour ainsi dire, illustré par mes souvenirs et mes promenades, le travail était à demi fait.


Fromont jeune et Risler ainé parut en feuilletons au Bien Public, et pendant sa publication, je sentis pour la première fois autour de mon œuvre l’intérêt sérieux de la foule. Claire et Désirée avaient des amis, on me reprochait la mort de Risler, des lettres intercédaient pour la petite boiteuse. La vie n’a rien de meilleur que ce lever de la popularité, cette première communication du lecteur avec l’auteur.

Le livre était pour l’éditeur Charpentier, installant alors quai du Louvre, dans un gai logis plein de soleil, ce charmant et amical intérieur, devenu un véritable rendez-vous de lettres. C’est en sortant de chez lui, après une soirée d’arrière-saison, vers le mois de mai, que j’eus devant la Seine moirée de réverbères, parmi les alignements de fleurs du marché du lendemain, la vision très nette de la mort de Désirée Delobelle.

Le succès en librairie m’étonna beaucoup. Accepté jusque-là dans un petit groupe artistique, je n’avais jamais songé à la grande publicité, et je me rappelle mon heureuse surprise à l’annonce d’une seconde édition quand, quelques jours après l’apparition de mon livre, je venais en tremblant m’informer de sa fortune.

Bientôt les tirages se succédèrent, puis ce furent des demandes de traduction pour l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, la Suède, le Danemark ; l’Angleterre y vint aussi, mais tardivement. C’est le pays où j’ai été le plus lent à pénétrer, avec un goût des choses intimes qui, là mieux qu’ailleurs, semblait-il, aurait dû plaire.


Un détail pour finir.

Nous avions en ce temps chez Gustave Flaubert des réunions du dimanche qui ont fait peu à peu, d’un petit groupe d’écrivains unis dans le respect et la passion des lettres, un groupe de vrais amis. C’était rue Murillo, dans une suite de petites pièces donnant sur les massifs soignés, les fausses ruines du parc Monceau. Là dedans un silence d’hôtel particulier ouvert sur un parc, et une liberté de causerie artistique qui m’a procuré de fines jouissances. Toujours entre nous quatre, quelquefois cinq, quand Tourguéneff n’avait pas la goutte, un dîner qui s’appelait crânement « le dîner des auteurs sifflés » nous réunissait chaque mois, où l’on maudissait l’indifférence des temps pour la littérature, l’effarement du public à toute révélation nouvelle. Le fait est qu’aucun de nous n’avait la fortune de lui plaire, à ce terrible public.

Flaubert subissait la mélancolie des succès passés, savourés jusqu’à la lie, jusqu’aux reproches de la critique et de la foule vous rejetant toujours à votre premier livre, faisant de Madame Bovary un obstacle glorieux à Salammbô, à l’Éducation sentimentale. Goncourt semblait las, écœuré d’un grand effort dont profiterait toute une nouvelle génération de romanciers et qui le laisserait, du moins le pensait-il, lui, l’instigateur, presque inconnu. Brusquement je me trouvai le seul de tous qui sentît venir à lui la vogue à plusieurs mille d’exemplaires, et j’en étais gêné, presque honteux, vis-à-vis d’écrivains de cette valeur. Chaque dimanche, quand j’arrivais, on m’interrogeait : « Et les éditions ?… À combien en êtes-vous ? » Chaque fois, il fallait avouer de nouveaux tirages ; vraiment je ne savais plus où me mettre, moi et mon succès. « Nous ne nous vendrons jamais, nous autres, » disait Zola sans envie, mais avec un peu de tristesse.

Il y a douze ans de cela. Aujourd’hui ses romans se débitent à cent éditions ; ceux de Goncourt sont dans toutes les mains, et je souris quand me revient cette note navrée, résignée : « Nous ne nous vendrons jamais, nous autres ! »