Transfiguration (Gilkin)

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La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 126-132).
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TRANSFIGURATION



I


Prodige où le démon s’avère,
Ta chair et ta peau de satin,
Très chère, deviennent soudain
Transparentes comme du verre.

Pareille aux rouges écorchés
Des estampes d’anatomie,
Tu n’es plus, adorable amie,
Qu’un tas de muscles rattachés.

Dans leurs viandes sanguinolentes
Ton torse, tes jambes, tes bras,
Marbrés de filets blancs et gras,
Tordent les veines somnolentes ;

Et leurs tuyaux flasques et bleus
Aux rouges tubes des artères
Emmêlent leurs visqueux mystères
En longs réseaux vermiculeux.

Sous ces rougeâtres transparences,
(Est-ce un cauchemar d’opium ?)
— Comme en un trouble aquarium
Avec d’ignobles tumescences

Se bombent les poulpes bulbeux,
Gonflés de haines et de ruses,
Ou les ballons mous des méduses
Et les mollusques sirupeux, —

Ainsi tes horribles viscères
S’enflent d’un hideux mouvement,
Hélas ! à l’épouvantement
De mes pauvres yeux trop sincères !

Éponges rouges, tes poumons
Palpitent dans la liqueur rouge,
Un paquet de membranes bouge
Comme un bouquet de goémons.

Ta vessie irise son globe
Comme un acalèphe opalin ;
Ver monstrueux, ton intestin
Tourne, retourne et se dérobe.

Tout est baveux, tout est gluant
Dans cet amas d’horreurs immondes,
Dont, ô pestilences profondes,
Sort un hoquet rauque et puant.

— Voilà donc ta beauté divine
Et ton sourire adamantin,
Et ta chair où le frais matin
Fleurit, parfumé d’aubépine !

Voilà l’aimant de mes baisers,
Voilà le vin de mes ivresses,
Ô toi, les pleurs et les caresses
De mes désirs inapaisés !

II


Tout à coup, comme en la tourmente,
Passe un cri d’oiseau sur les flots,
Sur la houle de mes sanglots
Ta voix souffrante se lamente.

Tu dis : « Les divins paradis
« Sont à jamais perdus pour l’âme
« Qui les nie et qui les diffame ;
« Les cœurs curieux sont maudits.

« Ta vie est désormais flétrie :
« Tu perds tout espoir pour avoir
« Vu ce qu’il ne fallait point voir,
« Et pour toi la terre est pourrie.

« L’envers des choses est affreux ?
« Pourquoi chercher l’envers des choses ?
« Il suffit d’adorer les roses
« Et le soleil pour être heureux.

« Jouir ou savoir ! La sentence
« Divine ordonne de choisir.
« Qui n’a pas vaincu le désir
« Doit s’abstenir de la science.




III


Cette voix, était-ce ta voix
Ou le verbe de la sagesse ?
Ah ! Voici ta voix qui m’oppresse,
Ta voix puissante d’autrefois,

Ta voix qui me hait et qui m’aime,
Ta voix qui mêle affreusement
Pour mon délice et mon tourment
La prière avec le blasphème :

« Ah ! combien tu m’as fait souffrir,
« Moi, ton esclave et ta martyre,
« Bourreau, qui m’étends sur ta lyre
« Pour charmer ton cruel loisir !

« Tu me déchires et tu railles
« Ce pauvre corps qui n’est plus moi.
« Vois donc ! Mon cœur est plein de toi,
« Pleines de toi sont mes entrailles !

« Que mon âme emplisse tes yeux
« Comme une clarté printanière !
« Ce pur baptême de lumière,
« Ami, va te rouvrir les cieux.

« Me voici noble et radieuse,
« Reine de fleurs et de bijoux,
« Levant sur l’or des satins doux
« Ma main miséricordieuse.

« Dans mes yeux où fleurit la mort
« Des religions et des races,
« Meurt en lueurs douces et lasses
« Le dernier reflet du Thabor.

« Je suis la déesse éternelle.
« Vers moi brûlent les cœurs en feu.
« Oublie et les hommes et Dieu !
« Adore-moi, car je suis belle ! »

IV


Rouge, rouge, saigne le soir
Sur un merveilleux paysage.
J’ai vu le terrible visage
D’un majestueux ange noir.