Précurseur (Gilkin)
PRÉCURSEUR
Après ton départ, pauvre écolier pâle et frêle,
Mes yeux ont pris leur vol dans les vents ténébreux,
Au fond d’un Orient nocturne et dangereux,
Vers de profonds déserts, touffus d’herbe éternelle.
Angoisse, la stagnante angoisse du désert,
Où la lune se meurt d’espace et de silence !
Un ciel, immensément le ciel ! La plaine immense
Où se perd la lumière au lointain pâle et vert.
Sous la froide douceur de ces clartés obscures
Moutonne, monotone, avec de longs sanglots,
Une eau sinistre et sombre et s’argentent les flots
Qui fatiguent le ciel de douloureux murmures.
Farouche enfant, ta chair vierge s’épanouit
Au bord du fleuve étrange où, sur la berge plate,
Les lys rouges, brûlants de pourpre et d’écarlate,
Élargissent leurs fleurs géantes dans la nuit.
Les vents mystiques ont parfumé ta poitrine
Et le feu sidéral qui brûle dans tes yeux
Semble flotter parfois dans l’or de tes cheveux
Et luire et fuir encor sur ta peau colubrine.
Des animaux muets, des oiseaux singuliers,
Et de roses poissons, dans la fraîcheur de l’onde
Frôleurs craintifs et doux de ta nudité blonde,
T’observent tendrement de leurs yeux familiers.
Toi, sauvage rêveur, tu ne sais point, sans doute,
Que depuis deux mille ans d’étranges pèlerins
Te cherchent à travers les périls transmarins,
Les plaines et les monts, sans boussole ni route ;
Mais leurs os dédaignés par l’aigle et le condor
Engraissent tristement de leur moelle amoureuse,
En ce désert, jaloux de ta chair savoureuse,
Tes grands lys martagons tigrés de sang et d’or.
Lève-toi ! Lève-toi ! Hâte-toi vers la ville !
D’autres temps vont venir, qui n’étaient point prédits.
Terrible précurseur des nouveaux Paradis,
Traverse sans la voir la multitude vile.
Dans l’énorme palais de marbre noir et vert
Où, sous les lourds plafonds d’ébène et d’améthyste,
Aux langueurs des flambeaux, maint prince jeune et triste
Attend, le cœur en feu, l’Envoyé du Désert,
Là, devant les seigneurs, les pages et les reines,
Parés, pour célébrer les cruelles amours,
De bijoux vénéneux et de fourbes velours,
Devant le roi hagard des voluptés humaines
Qui, les lèvres en fièvre et l’œil épouvanté,
Vers un désir nouveau sent palpiter ses rêves,
Sous les éclairs glacés des miroirs et des glaives,
Au son des instruments qui chantent ta beauté,
Secouant tes colliers ardents de chrysoprase
Et leurs grelots d’or clair, qui tintent sur tes seins,
Tordant d’un geste fier tes reins onduleux, ceints
D’un torrent de rubis, qui serpente et s’embrase,
Danse, danse et triomphe, ô Prince des Baisers,
Frappe les dalles de tes sonores sandales,
Et foule, triomphal, par les salles royales,
Comme des raisins mûrs, tous ces cœurs écrasés !
Tes pieds blancs sont pareils à deux blanches colombes
Qui caressent le sol de leur doux vol d’amour ;
Tes genoux font pâlir les lys ivres du jour ;
Et quel soleil de flamme a l’éclat de tes lombes ?
Ta poitrine sublime est le temple de chair
Où les baisers iront en long pèlerinage ;
Un rire éblouissant sur ton divin visage
Passe comme le vent lumineux sur la mer.
Tes yeux purs sont plus bleus que l’eau d’un lac limpide
Où, comme des poissons d’or, de pourpre et d’argent,
Nagent tous les désirs d’un cœur jeune et changeant
Et les hardis vouloirs de ton âme intrépide.
Mais ta bouche, oh ! ta bouche, ô large rose en feu,
De vin rouge et de sang enivrant ses pétales,
Ô plaie aux blancs éclairs de cruelles dents pâles,
C’est l’holocauste en flamme où saigne et règne un dieu !
Je te salue, enfant plein de grâces fatales.
Les bouches t’ont maudit, les cœurs sont avec toi.
Ô bel ange stérile, ô précurseur de quoi ?
Quel règne annonces-tu parmi nos capitales ?
Danse, danse et triomphe, ô Prince des Baisers,
Et brandis d’un poing fort, dans le palais en fête,
Par ses cheveux royaux l’épouvantable tête
Qui souille d’un sang noir tes rubis embrasés.
Celle qui fit tomber les têtes prophétiques,
La Reine bestiale aux plaisirs assassins,
Le glaive l’a frappée, et de ses larges seins
Tes pieds foulent, vainqueurs, les chairs aromatiques.
Autour de toi les yeux battent comme les cœurs,
Des orages de sang soulèvent les chairs folles,
Et des soupirs brisés et de molles paroles
Te caressent de leurs haletantes ardeurs.
Danse et triomphe encor ! Dans le palais en fête
Nous t’offrons à genoux des lys éblouissants.
Sois béni dans les fleurs, la musique et l’encens,
Toi, l’éternel vengeur du Prêtre et du Poète !