Traité sur les apparitions des esprits/II/31

CHAPITRE XXXI.

Exemple de ces retours des Excommuniés.

RIcaut dans l’Hiſtoire qu’il a donnée de l’état préſent de l’Egliſe Grecque, reconnoît que ce ſentiment qui veut que les corps des Excommuniés ne pourriſſent point, eſt général, non ſeulement parmi les Grecs d’à préſent, mais auſſi parmi les Turcs. Il raconte un fait qu’il tenoit d’un Caloyer Candiot, qui lui avoit aſſûré la choſe avec ſerment ; il ſe nommoit Sophrone, fort connu & fort eſtimé à Smirne. Un homme étant mort en l’Iſle de Milo excommunié pour une faute qu’il avoit commiſe dans la Morée, fut enterré ſans cérémonie dans un lieu écarté, & non en terre ſainte. Ses parens & ſes amis étoient infiniment touchés de le voir en cet état, & les habitans de l’iſle étoient toutes les nuits effrayés par des apparitions funeſtes qu’ils attribuoient à ce malheureux.

Ils ouvrirent ſon tombeau, & trouverent ſon corps entier, & ayant les veines gonflées de ſang. Après avoir délibéré ſur cela, les Caloyers furent d’avis de démembrer le corps, de le mettre en pieces, & de le faire bouillir dans le vin : car c’eſt ainſi qu’ils en uſent envers les corps des Revenans.

Mais les parens du mort obtinrent à force de prieres qu’on différât cette exécution, & cependant envoyerent en diligence à Conſtantinople, pour obtenir du Patriarche l’abſolution du jeune homme. En attendant, le corps fut mis dans l’Egliſe, où l’on diſoit tous les jours des Meſſes, & où l’on faiſoit tous les jours des prieres pour ſon repos. Un jour que le Caloyer Sophrone dont on a parlé, faiſoit le divin ſervice, on entendit tout d’un coup dans le cercueil un grand bruit ; on l’ouvrit, & l’on trouva qu’il étoit diſſous comme un mort depuis ſept ans : on remarqua le moment où le bruit s’étoit fait entendre, & il ſe trouva préciſément à l’heure que l’abſolution accordée par le Patriarche avoit été ſignée.

M. le Chevalier Ricaut de qui nous tenons ce récit, n’étoit ni Grec, ni Catholique Romain, mais bon Anglican : il remarque à cette occaſion, que les Grecs eſtiment qu’un mauvais Eſprit entre dans le corps des Excommuniés qui ſont morts en cet état, & qu’il les préſerve de la corruption, en les animant & en les faiſant agir, à peu près comme l’ame anime & fait agir le corps.

Ils s’imaginent de plus que ces cadavres mangent pendant la nuit, ſe promenent, font la digeſtion de ce qu’ils ont mangé, & ſe nourriſſent réellement ; qu’on en a trouvé qui étoient d’un coloris vermeil, & dont les veines encore tendues par la quantité de ſang, quoique quarante jours après leur mort, ont jetté lorſqu’on les a ouvertes un ruiſſeau de ſang auſſi bouillant & auſſi frais, que ſeroit celui d’un jeune homme d’un tempérament ſanguin ; & cette créance eſt ſi généralement répandue, que tout le monde en raconte des faits circonſtanciés.

Le Pere Théophile Raynaud, qui a écrit ſur cette matiere un traité particulier, ſoûtient que ce retour des morts eſt une choſe indubitable, & qu’on en a des preuves & des expériences très-certaines ; mais que de prétendre que ces Revenans qui viennent inquiéter les vivans, ſoient toujours des Excommuniés, & que ce ſoit là un privilege de l’Egliſe Grecque Schiſmatique, de préſerver de pourriture ceux qui ont encouru l’excommunication, & qui ſont morts dans les cenſures de leur Egliſe, c’eſt une prétention inſoûtenable, puiſqu’il eſt certain que les corps des Excommuniés pourriſſent comme les autres, & qu’il y en a qui ſont morts dans la communion de l’Egliſe, tant Grecque que Latine, qui ne laiſſent pas de demeurer ſans corruption. On en voit même des exemples parmi les Payens & parmi les animaux, dont on trouve quelque fois les cadavres ſans corruption dans la terre & dans les ruines d’anciens bâtimens. On peut voir ſur les corps des Excommuniés qu’on prétend qui ne pourriſſent pas, le Pere Goar, Rituel des Grecs, p. 687. 688. Matthieu Paris, Hiſtoire d’Angleterre, t. 2. p. 687. Adam de Brême, c. 75. Albert de Stade, ſur l’an 1050. & Monſieur du Cange, Gloſſar. latinit. au mot Imblocatus.