Traité sur les apparitions des esprits/II/32

CHAPITRE XXXII.

Broucolaque exhumé en préſence de Monſieur
de Tournefort.

MOnſieur Pitton de Tournefort raconte la maniere dont on exhuma un prétendu Broucolaque dans l’Iſle de Micon, où il étoit au premier Janvier 1701. Voici ſes paroles. Nous vîmes une ſcène bien différente (dans la même Iſle de Micon) à l’occaſion d’un de ces morts que l’on croit revenir après leur enterrement. Celui dont on va donner l’Hiſtoire, étoit un payſan de Micon, naturellement chagrin & querelleux ; c’eſt une circonſtance à remarquer par rapport à de pareils ſujets : il fut tué à la campagne, on ne ſait par qui, ni comment. Deux jours après qu’on l’eut inhumé dans une Chapelle de la ville, le bruit courut qu’on le voyoit la nuit ſe promener à grands pas ; qu’il venoit dans les maiſons renverſer les meubles, éteindre les lampes, embraſſer les gens par derriere, & faire mille petits tours d’eſpiegle.

On ne fit qu’en rire d’abord ; mais l’affaire devint ſérieuſe, lorſque les plus honnêtes gens commencerent à ſe plaindre : les Papas mêmes convenoient du ſait, & ſans doute qu’ils avoient leurs raiſons. On ne manqua pas de faire dire des Meſſes : cependant le payſan continuoit la même vie ſans ſe corriger. Après pluſieurs aſſemblées des principaux de la ville, des Prêtres & des Religieux, on conclut qu’il falloit, ſuivant je ne ſais quel ancien Cérémonial, attendre les neuf jours après l’enterrement.

Le dixieme jour on dit une Meſſe dans la chapelle où étoit le corps, afin de chaſſer le Démon que l’on croyoit s’y être renfermé. Ce corps fut déterré après la Meſſe, & l’on ſe mit en devoir de lui arracher le cœur : le boucher de la ville aſſez vieux, & fort mal adroit, commença à ouvrir le ventre au lieu de la poitrine ; il fouilla long-tems dans les entrailles, ſans y trouver ce qu’il cherchoit. Enfin quelqu’un l’avertit qu’il falloit percer le diaphragme, le cœur fut arraché avec l’admiration des aſſiſtans : le cadavre cependant ſentoit ſi mal, qu’on fut obligé de brûler de l’encens ; mais la fumée confonduë avec les exhalaiſons de cette charogne ne fit qu’en augmenter la puanteur, & commença d’échauffer la cervelle de ces pauvres gens.

Leur imagination frappée du ſpectacle ſe remplit de viſions : on s’aviſa de dire qu’il ſortoit une fumée épaiſſe de ce corps. Nous n’oſions pas dire que c’étoit celle de l’encens. On ne crioit que Vroucolacas dans la Chapelle & dans la place qui eſt au devant. (C’eſt le nom qu’on donne à ces prétendus Revenans.) Le bruit ſe répandoit dans les ruës comme par mugiſſemens, & ce nom ſembloit être fait pour ébranler la voute de la Chapelle. Pluſieurs des aſſiſtans aſſûroient que le ſang de ce malheureux étoit bien vermeil : le Boucher juroit que le corps étoit encore tout chaud ; d’où l’on concluoit que le mort avoit grand tort de n’être pas bien mort, ou pour mieux dire, de s’être laiſſé ranimer par le Diable. C’eſt-là préciſement l’idée d’un Vroucolacas ; on faiſoit alors retentir ce nom d’une maniere étonnante. Il entra dans ce tems une foule de gens, qui proteſterent tout haut, qu’ils s’étoient bien apperçus que ce corps n’étoit pas roide, lorſqu’on le porta de la campagne à l’Egliſe pour l’enterrer, & que par conſéquent c’étoit un vrai Vroucolacas ; c’étoit-là le refrein.

Je ne doute pas qu’on n’eût ſoûtenu qu’il ne puoit pas, ſi nous n’euſſions été préſens, tant ces pauvres gens étoient étourdis du coup & infatués du retour des morts. Pour nous qui nous étions placés auprès du cadavre pour faire nos obſervations plus exactement, nous faillîmes à crever de la grande puanteur qui en ſortoit. Quand on nous demanda ce que nous croyons de ce mort, nous répondîmes que nous le croyons très-bien mort ; mais comme nous voulions guérir, ou au moins ne pas aigrir leur imagination frappée, nous leur repréſentâmes qu’il n’étoit pas ſurprenant que le Boucher ſe fût apperçû de quelque chaleur en fouillant dans des entrailles qui ſe pourriſſoient ; qu’il n’étoit pas extraordinaire qu’il en fût ſorti quelques vapeurs, puiſqu’il en ſort d’un fumier que l’on remuë ; que pour ce prétendu ſang vermeil, il paroiſſoit encore ſur les mains du Boucher, que ce n’étoit qu’une bourbe fort puante.

Après tous ces raiſonnemens, on fut d’avis d’aller à la marine, & de brûler le cœur du mort, qui malgré cette exécution fut moins docile, & fit plus de bruit qu’auparavant. On l’accuſa de battre les gens la nuit, d’enfoncer les portes, & même les terraſſes, de briſer les fenêtres, de déchirer les habits, de vuider les cruches & les bouteilles. C’étoit un mort bien altéré : je crois qu’il n’épargna que la maiſon du Conſul chez qui nous logions. Cependant je n’ai rien vû de ſi pitoyable, que l’état où étoit cette Iſle.

Tout le monde avoit l’imagination renverſée. Les gens du meilleur eſprit paroiſſoient frappés comme les autres ; c’étoit une véritable maladie du cerveau, auſſi dangereuſe que la manie & que la rage. On voioit des familles entieres abandonner leurs maiſons, & venir des extrémités de la ville porter leurs grabats à la place, pour y paſſer la nuit. Chacun ſe plaignoit de quelque nouvelle inſulte. Ce n’étoient que gémiſſemens à l’entrée de la nuit ; les plus ſenſés ſe retiroient à la campagne.

Dans une prévention ſi générale nous prîmes le parti de ne rien dire ; non ſeulement on nous auroit traités de ridicules, mais d’infidéles. Comment faire revenir tout un peuple ? Ceux qui croyoient dans leur ame que nous doutions de la vérité du fait, venoient à nous comme pour nous reprocher notre incrédulité, & prétendoient prouver qu’il y avoit des Vroucolacas par quelques autorités tirées du P. Richard Miſſionnaire Jéſuite. Il eſt Latin, diſoient ils, & par conſéquent vous le devez croire. Nous n’aurions rien avancé de nier la conſequence ; on nous donnoit tous les matins la Comédie par un fidele récit des nouvelles folies qu’avoit fait cet oiſeau de nuit : on l’accuſoit même d’avoir commis les péchés les plus abominables.

Les Citoyens les plus zelés pour le bien public croyoient qu’on avoit manqué au point le plus eſſentiel de la céremonie. Il ne falloit, ſelon eux, célébrer la Meſſe qu’après avoir arraché le cœur de ce malheureux : ils prétendoient qu’avec cette précaution, on n’auroit pas manqué de ſurprendre le Diable, & ſans doute il n’auroit eu garde d’y revenir, au lieu qu’ayant commencé par la Meſſe, il avoit eu, diſoient-ils, tout le tems de s’enfuir, & d’y revenir enſuite à ſon aiſe.

Après tous ces raiſonnemens on ſe trouva dans le même embarras que le premier jour ; on s’aſſemble ſoir & matin, on raiſonne, on fait des proceſſions pendant trois jours & trois nuits, on oblige les Papas de jeûner : on les voyoit courir dans les maiſons le goupillon à la main, jetter de l’eau bénite & en laver les portes ; ils en rempliſſoient même la bouche de ce pauvre Vroucolacas. Nous dîmes ſi ſouvent aux Adminiſtrateurs de la ville, que dans un pareil cas on ne manqueroit pas en Chrétienté de faire le guet la nuit, pour obſerver ce qui ſe paſſeroit dans la ville, qu’enfin on arrêta quelques vagabonds, qui aſſûrément avoient part à tous ces déſordres. Apparemment ce n’en étoient pas les principaux auteurs, ou bien on les relâcha trop-tôt : car deux jours après pour ſe dédommager du jeûne qu’ils avoient fait en priſon, ils recommencerent à vuider les cruches de vin de ceux qui étoient aſſez ſots pour abandonner leurs maiſons dans la nuit ; on fut donc obligé d’en revenir aux prieres.

Un jour comme on récitoit certaines oraiſons, après avoir planté je ne ſais combien d’épées nuës ſur la foſſe de ce cadavre, que l’on déterroit trois ou quatre fois par jour, ſuivant le caprice du premier venu, un Albanois qui par occaſion ſe trouva à Micon, s’aviſa de dire d’un ton de Docteur, qu’il étoit fort ridicule en pareil cas de ſe ſervir des épées des Chrétiens. Ne voyez-vous pas, pauvres aveugles, diſoit-il, que la garde de ces épées faiſant une croix avec la poignée, empêche le Diable de ſortir de ce corps ? que ne vous ſervez-vous plûtôt des ſabres des Turcs ? L’avis de cet habile homme ne ſervit de rien : le Vroucolacas ne parut pas plus traitable, & tout le monde étoit dans une étrange conſternation ; on ne ſçavoit plus à quel Saint ſe vouer, lorſque tout d’une voix, comme ſi l’on s’étoit donné le mot, on ſe mit à crier par toute la ville que c’étoit trop attendre ; qu’il falloit brûler le Vroucolacas tout entier ; qu’après cela ils défioient le Diable de revenir s’y nicher ; qu’il valoit mieux recourir à cette extrémité, que de laiſſer déſerter l’Iſle. En effet il y avoit des familles entieres qui plioient bagage, dans le deſſein de ſe retirer à Sira ou à Tine.

On porta donc le Vroucolacas par ordre des Adminiſtrateurs à la pointe de l’Iſle de S. George, où l’on avoit préparé un grand bûcher avec du godron, de peur que le bois, quelque ſec qu’il fût, ne brûlât pas aſſez vite par lui même. Les reſtes de ce malheureux cadavre y furent jettés, & conſumés dans peu de tems : c’étoit le premier jour de Janvier 1701. Nous vîmes ce feu en revenant de Delos : on pouvoit bien l’appeller un vrai feu de joie, puiſqu’on n’entendit plus de plaintes contre le Vroucolacas ; on ſe contenta de dire que le Diable avoit été bien attrapé cette fois-là, & l’on fit quelque chanſon pour le tourner en ridicule.

Dans tout l’Archipel on eſt perſuadé qu’il n’y a que les Grecs du rit Grec, dont le Diable ranime le cadavre. Les habitans de l’Iſle de Santorin appréhendent fort ces ſortes de loup-garous : ceux de Micon, après que leurs viſions furent diſſipées, craignoient également les pourſuites des Turcs & celles de l’Evêque de Tine. Aucun Papas ne voulut ſe trouver à Saint George, quand on brûla ce corps, de peur que l’Evêque n’exigeât une ſomme d’argent, pour avoir fait déterrer & brûler le mort ſans ſa permiſſion. Pour les Turcs, il eſt Certain qu’à la premiere viſite ils ne manquerent pas de faire payer à la communauté de Micon le ſang de ce pauvre Diable, qui devint en toute maniere l’abomination & l’horreur de ſon pays. Après cela ne faut-il pas avoüer, que les Grecs d’aujourd’hui ne ſont pas de grands Grecs, & qu’il n’y a chez eux qu’ignorance & ſuperſtitions ? C’eſt ce que dit Monſieur de Tournefort.