Traité sur la tolérance/Édition 1763/10

s.n. (édition originale) (p. 72-80).

CHAPITRE X.
Du danger des fauſſes légendes, & de la perſécution.


LE menſonge en a trop long-temps impoſé aux hommes ; il eſt temps qu’on connaiſſe le peu de vérités qu’on peut démêler à travers ces nuages de fables qui couvrent l’Hiſtoire Romaine, depuis Tacite & Suétone, & qui ont preſque toujours enveloppé les Annales des autres Nations anciennes.

Comment peut-on croire, par exemple, que les Romains, ce Peuple grave & ſévère, de qui nous tenons nos Loix, ayent condamné des Vierges Chrétiennes, des filles de qualité, à la proſtitution. C’eſt bien mal connaître l’auſtère dignité de nos Légiſlateurs, qui puniſſent ſi ſévèrement les faibleſſes des Veſtales. Les Actes ſincères de Ruinart rapportent ces turpitudes ; mais doit-on croire aux Actes de Ruinart, comme aux Actes des Apôtres ? Ces Actes ſincères diſent, après Bollandus, qu’il y avait dans la Ville d’Ancyre ſept Vierges Chrétiennes, d’environ ſoixante & dix ans chacune ; que le Gouverneur Théodecte les condamna à paſſer par les mains des jeunes gens de la Ville, mais que ces Vierges ayant été épargnées, (comme de raiſon) il les obligea de ſervir toutes nues aux myſtères de Diane, auxquels, pourtant, on n’aſſiſta jamais qu’avec un voile. S. Théodote, qui à la vérité était Cabaretier, mais qui n’en était pas moins zélé, pria Dieu ardemment de vouloir bien faire mourir ces ſaintes filles, de peur qu’elles ne ſuccombaſſent à la tentation : Dieu l’exauça ; le Gouverneur les fit jetter dans un lac avec une pierre au cou : elles apparurent auſſitôt à Théodote, & le prièrent de ne pas ſouffrir que leurs corps fuſſent mangés des poiſſons : ce furent leurs propres paroles.

Le St. Cabaretier & ſes compagnons allèrent pendant la nuit au bord du lac, gardé par des ſoldats ; un flambeau céleſte marcha toujours devant eux, & quand ils furent au lieu où étaient les Gardes, un Cavalier céleſte, armé de toutes pièces, pourſuivit ces Gardes la lance à la main : St. Théodote retira du lac les corps des Vierges : il fut mené devant le Gouverneur, & le Cavalier céleſte n’empêcha pas qu’on ne lui tranchât la tête. Ne ceſſons de répéter que nous vénérons les vrais Martyrs, mais qu’il eſt difficile de croire cette hiſtoire de Bollandus & de Ruinart.

Faut-il rapporter ici le Conte du jeune St. Romain ? On le jetta dans le feu, dit Euſebe, & des Juifs qui étaient préſents, inſultèrent à Jesus-Christ qui laiſſait brûler ſes Confeſſeurs, après que Dieu avait tiré Sidrac, Mizac & Abdenago de la fournaiſe ardente. À peine les Juifs eurent-ils parlé, que St. Romain ſortit triomphant du bûcher : l’Empereur ordonna qu’on lui pardonnât, & dit au Juge qu’il ne voulait rien avoir à démêler avec Dieu, (étranges paroles pour Dioclétien ! ) Le Juge, malgré l’indulgence de l’Empereur, commanda qu’on coupât la langue à St. Romain ; & quoiqu’il eût des bourreaux, il fit faire cette opération par un Médecin. Le jeune Romain, né bègue, parla avec volubilité dès qu’il eut la langue coupée. Le Médecin eſſuya une réprimande ; & pour montrer que l’opération était faite ſelon les règles de l’art, il prit un paſſant, & lui coupa juſte autant de langue qu’il en avait coupé à St. Romain, de quoi le paſſant mourut ſur le champ : car, ajoute ſavamment l’Auteur, l’Anatomie nous apprend qu’un homme ſans langue ne ſaurait vivre. En vérité, ſi Euſebe a écrit de pareilles fadaiſes, ſi on ne les a point ajoutées à ſes Écrits, quel fond peut-on faire ſur ſon Hiſtoire ?

On nous donne le martyre de Ste. Félicité & de ſes ſept enfants, envoyés, dit-on, à la mort par le ſage & pieux Antonin, ſans nommer l’Auteur de la relation. Il eſt bien vraiſemblable que quelque Auteur, plus zélé que vrai, a voulu imiter l’Hiſtoire des Macabées ; c’eſt ainſi que commence la relation : Ste. Félicité était Romaine, elle vivait ſous le règne d’Antonin : il eſt clair, par ces paroles, que l’Auteur n’était pas contemporain de Ste. Félicité ; il dit que le Préteur les jugea ſur ſon Tribunal dans le champ de Mars ; mais le Préfet de Rome tenait ſon Tribunal au Capitole, & non au champ de Mars, qui, après avoir ſervi à tenir les Comices, ſervait alors aux revues des Soldats, aux courſes, aux jeux militaires : cela ſeul démontre la ſuppoſition.

Il eſt dit encore, qu’après le jugement, l’Empereur commit à différents Juges le ſoin de faire exécuter l’Arrêt ; ce qui eſt entièrement contraire à toutes les formalités de ces temps-là, & à celles de tous les temps.

Il y a de même un ſaint Hyppolite, que l’on ſuppoſe traîné par des chevaux, comme Hyppolite fils de Théſée. Ce ſupplice ne fut jamais connu des anciens Romains ; & la ſeule reſſemblance du nom a fait inventer cette fable.

Obſervez encore que dans les Relations des martyres, compoſées uniquement par les Chrétiens mêmes, on voit preſque toujours une foule de Chrétiens venir librement dans la priſon du condamné, le ſuivre au ſupplice, recueillir ſon ſang, enſevelir ſon corps, faire des miracles avec les reliques. Si c’était la Religion ſeule qu’on eût perſécutée, n’aurait-on pas immolé ces Chrétiens déclarés qui aſſiſtaient leurs frères condamnés, & qu’on accuſait d’opérer des enchantements avec les reſtes des corps martyriſés ? Ne les aurait-on pas traités comme nous avons traité les Vaudois, les Albigeois, les Huſſites, les différentes ſectes des Proteſtants ? nous les avons égorgés, brûlés en foule, ſans diſtinction ni d’âge ni de ſexe. Y a-t-il dans les Relations avérées des perſécutions anciennes un ſeul trait qui approche de la St. Barthélémi, & des maſſacres d’Irlande ? Y en a-t-il un ſeul qui reſſemble à la Fête annuelle qu’on célèbre encore dans Toulouſe, fête cruelle, fête aboliſſable à jamais, dans laquelle un Peuple entier remercie Dieu en proceſſion, & ſe félicite d’avoir égorgé il y a deux cents ans quatre mille de ſes Concitoyens ?

Je le dis avec horreur, mais avec vérité : c’eſt nous Chrétiens, c’eſt nous qui avons été perſécuteurs, bourreaux, aſſaſſins ! & de qui ? de nos frères. C’eſt nous qui avons détruit cent Villes, le Crucifix ou la Bible à la main, & qui n’avons ceſſé de répandre le ſang, & d’allumer des bûchers, depuis le règne de Conſtantin juſqu’aux fureurs des Cannibales qui habitaient les Cévennes ; fureurs, qui, grâces au Ciel, ne ſubſiſtent plus aujourd’hui.

Nous envoyons encore quelquefois à la potence, de pauvres gens du Poitou, du Vivarais, de Valence, de Montauban. Nous avons pendu depuis 1745, huit perſonnages de ceux qu’on appelle Prédicants, ou Miniſtres de l’Évangile, qui n’avaient d’autre crime que d’avoir prié Dieu pour le Roi en patois, & d’avoir donné une goutte de vin & un morceau de pain levé à quelques Payſans imbécilles. On ne fait rien de cela dans Paris, où le plaiſir eſt la ſeule choſe importante, où l’on ignore tout ce qui ſe paſſe en Province & chez les Étrangers. Ces procès ſe font en une heure, & plus vite qu’on ne juge un déſerteur. Si le Roi en était inſtruit, il ferait grâce.

On ne traite ainſi les Prêtres Catholiques en aucun Pays Proteſtant. Il y a plus de cent Prêtres Catholiques en Angleterre & en Irlande, on les connaît, on les a laiſſé vivre très paiſiblement dans la dernière guerre.

Serons-nous toujours les derniers à embraſſer les opinions ſaines des autres Nations ? Elles ſe ſont corrigées ; quand nous corrigerons-nous ? Il a fallu ſoixante ans pour nous faire adopter ce que Newton avait démontré ; nous commençons à peine à oſer ſauver la vie à nos enfants par l’inoculation ; nous ne pratiquons que depuis très peu de temps les vrais principes de l’agriculture ; quand commencerons-nous à pratiquer les vrais principes de l’humanité ? & de quel front pouvons-nous reprocher aux Païens d’avoir fait des Martyrs, tandis que nous avons été coupables de la même cruauté dans les mêmes circonſtances ?

Accordons que les Romains ont fait mourir une multitude de Chrétiens pour leur ſeule Religion ; en ce cas, les Romains ont été très condamnables. Voudrions-nous commettre la même injuſtice ? & quand nous leur reprochons d’avoir perſécuté, voudrions-nous être perſécuteurs ?

S’il ſe trouvait quelqu’un aſſez dépourvu de bonne foi, ou aſſez fanatique, pour me dire ici : Pourquoi venez-vous développer nos erreurs & nos fautes ? pourquoi détruire nos faux miracles & nos fauſſes légendes ? elles ſont l’aliment de la piété de pluſieurs perſonnes ; il y a des erreurs néceſſaires ; n’arrachez pas du corps un ulcère invétéré qui entraînerait avec lui la deſtruction du corps : voici ce que je lui répondrais.

Tous ces faux miracles, par leſquels vous ébranlez la foi qu’on doit aux véritables, toutes ces légendes abſurdes que vous ajoutez aux vérités de l’Évangile, éteignent la Religion dans les cœurs ; trop de perſonnes qui veulent s’inſtruire, & qui n’ont pas le temps de s’inſtruire aſſez, diſent : Les Maîtres de ma Religion m’ont trompé, il n’y a donc point de Religion ; il vaut mieux ſe jetter dans les bras de la nature que dans ceux de l’erreur ; j’aime mieux dépendre de la Loi naturelle que des inventions des hommes. D’autres ont le malheur d’aller encore plus loin ; ils voyent que l’impoſture leur a mis un frein, & ils ne veulent pas même du frein de la vérité ; ils penchent vers l’Athéiſme : on devient dépravé, parce que d’autres ont été fourbes & cruels.

Voilà certainement les conſéquences de toutes les fraudes pieuſes & de toutes les ſuperſtitions. Les hommes d’ordinaire ne raiſonnent qu’à demi ; c’eſt un très mauvais argument que de dire : Voraginé, l’auteur de la légende dorée, & le Jéſuite Ribadeneira, compilateur de la fleur des Saints, n’ont dit que des ſottiſes ; donc il n’y a point de Dieu : Les Catholiques ont égorgé un certain nombre d’Huguenots, & les Huguenots à leur tour ont aſſaſſiné un certain nombre de Catholiques ; donc il n’y a point de Dieu. On s’eſt ſervi de la Confeſſion, de la Communion & de tous les Sacrements, pour commettre les crimes les plus horribles ; donc il n’y a point de Dieu : Je conclurais au contraire, donc il y a un Dieu, qui après cette vie paſſagère, dans laquelle nous l’avons tant méconnu, & tant commis de crimes en ſon nom, daignera nous conſoler de tant d’horribles malheurs ; car à conſidérer les guerres de Religion, les quarante ſchiſmes des Papes, qui ont preſque tous été ſanglants, les impoſtures qui ont preſque toutes été funeſtes, les haines irréconciliables allumées par les différentes opinions, à voir tous les maux qu’a produit le faux zèle, les hommes ont eu long-temps leur enfer dans cette vie.