Traité sur la tolérance/Édition 1763/11

s.n. (édition originale) (p. 80-88).
CHAPITRE XI.
Abus de l’Intolérance.


MAis quoi ! ſera-t-il permis à chaque Citoyen de ne croire que ſa raiſon, & de penſer ce que cette raiſon claire ou trompée lui dictera ? Il le faut bien,[1] pourvu qu’il ne trouble point l’ordre ; car il ne dépend pas de l’homme de croire, ou de ne pas croire ; mais il dépend de lui de reſpecter les uſages de ſa Patrie : & ſi vous diſiez que c’eſt un crime de ne pas croire à la Religion dominante, vous accuſeriez donc vous-mêmes les premiers Chrétiens vos pères, & vous juſtifieriez ceux que vous accuſez de les avoir livrés aux ſupplices.

Vous répondez que la différence eſt grande, que toutes les Religions ſont les ouvrages des hommes, & que l’Égliſe Catholique Apoſtolique & Romaine eſt ſeule l’ouvrage de Dieu. Mais en bonne foi, parce que notre Religion eſt divine, doit-elle régner par la haine, par les fureurs, par les exils, par l’enlèvement des biens, les priſons, les tortures, les meurtres, & par les actions de grâces rendues à Dieu pour ces meurtres ? Plus la Religion Chrétienne eſt divine, moins il appartient à l’homme de la commander ; ſi Dieu l’a faite, Dieu la ſoutiendra ſans vous. Vous ſavez que l’intolérance ne produit que des hypocrites ou des rebelles ; quelle funeſte alternative ! Enfin, voudriez-vous ſoutenir par des bourreaux la Religion d’un Dieu que des bourreaux ont fait périr, & qui n’a prêché que la douceur & la patience ?

Voyez, je vous prie, les conſéquences affreuſes du droit de l’intolérance : s’il était permis de dépouiller de ſes biens, de jetter dans les cachots, de tuer un Citoyen, qui ſous un tel degré de latitude ne profeſſerait pas la Religion admiſe ſous ce degré, quelle exception exempterait les premiers de l’État des mêmes peines ? La Religion lie également le Monarque & les mendiants : auſſi, plus de cinquante Docteurs ou Moines ont affirmé cette horreur monſtrueuſe, qu’il était permis de dépoſer, de tuer les Souverains qui ne penſeraient pas comme l’Égliſe dominante ; & les Parlements du Royaume n’ont ceſſé de proſcrire ces abominables déciſions d’abominables Théologiens. [6]

Le ſang de Henri-le-Grand fumait encore, quand le Parlement de Paris donna un Arrêt qui établiſſait l’indépendance de la Couronne, comme une Loi fondamentale. Le Cardinal Duperron, qui devait la pourpre à Henri-le-Grand, s’éleva dans les États de 1614 contre l’Arrêt du Parlement, & le fit ſupprimer. Tous les Journaux du temps rapportent les termes dont Duperron ſe ſervit dans ſes harangues : Si un Prince ſe faiſait Arien, dit-il, on ſerait bien obligé de le dépoſer.

Non aſſurément, Monſieur le Cardinal ; on veut bien adopter votre ſuppoſition chimérique, qu’un de nos Rois ayant lu l’Hiſtoire des Conciles & des Pères, frappé d’ailleurs de ces paroles, mon Père eſt plus grand que moi, les prenant trop à la lettre, & balançant entre le Concile de Nicée & celui de Conſtantinople, ſe déclarât pour Euſèbe de Nicomédie, je n’en obéirais pas moins à mon Roi, je ne me croirais pas moins lié par le ſerment que je lui ai fait ; & ſi vous oſiez vous ſoulever contre lui, & que je fuſſe un de vos juges, je vous déclarerais criminel de leze-Majeſté.

Duperron pouſſa plus loin la diſpute, & je l’abrège. Ce n’eſt pas ici le lieu d’approfondir ces chimères révoltantes ; je me bornerai à dire avec tous les Citoyens, que ce n’eſt pas parce que Henri IV fut ſacré à Chartres qu’on lui devait obéiſſance, mais parce que le droit inconteſtable de la naiſſance donnait la Couronne à ce Prince, qui la méritait par ſon courage & par ſa bonté.

Qu’il ſoit donc permis de dire que tout Citoyen doit hériter, par le même droit, des biens de ſon père, & qu’on ne voit pas qu’il mérite d’en être privé, & d’être traîné au gibet, parce qu’il ſera du ſentiment de Ratram contre Paſcaſe Ratberg, & de Bérenger contre Scot.

On ſait que tous nos dogmes n’ont pas toujours été clairement expliqués, & univerſellement reçus dans notre Égliſe. Jésus-Christ ne nous ayant point dit comment procédait le St. Eſprit, l’Égliſe Latine crut longtemps avec la Grecque, qu’il ne procédait que du Père : enfin elle ajouta au Symbole, qu’il procédait auſſi du Fils. Je demande, ſi le lendemain de cette déciſion, un Citoyen qui s’en ſerait tenu au ſymbole de la veille eût été digne de mort ? La cruauté, L’injuſtice ſerait-elle moins grande de punir aujourd’hui celui qui penſerait comme on penſait autrefois ? Était-on coupable du temps d’Honorius I, de croire que Jésus n’avait pas deux volontés ?

Il n’y a pas long-temps que l’Immaculée Conception eſt établie : les Dominicains n’y croyent pas encore. Dans quel temps les Dominicains commenceront-ils à mériter des peines dans ce monde, & dans l’autre ?

Si nous devons apprendre de quelqu’un à nous conduire dans nos diſputes interminables, c’eſt certainement des Apôtres & des Évangéliſtes. Il y avait de quoi exciter un ſchiſme violent entre St. Paul & St. Pierre. Paul dit expreſſément dans ſon Épître aux Galates, qu’il réſiſta en face à Pierre, parce que Pierre était répréhenſible, parce qu’il uſait de diſſimulation auſſi bien que Barnabé, parce qu’ils mangeaient avec les Gentils avant l’arrivée de Jacques, & qu’enſuite ils ſe retirèrent ſecrètement, & ſe ſéparèrent des Gentils de peur d’offenſer les Circoncis. Je vis, ajoute-t-il, qu’ils ne marchaient pas droit ſelon l’Évangile : je dis à Céphas : Si vous, Juif, vivez comme les Gentils, & non comme les Juifs, pourquoi obligez-vous les Gentils à judaïſer ?

C’était là un ſujet de querelle violente. Il s’agiſſait de ſavoir ſi les nouveaux Chrétiens judaïſeraient ou non. St. Paul alla dans ce temps-là même ſacrifier dans le Temple de Jéruſalem. On ſait que les quinze premiers Évêques de Jéruſalem furent des Juifs circoncis, qui obſervèrent le Sabath & qui s’abſtinrent des viandes défendues. Un Évêque Eſpagnol ou Portugais, qui ſe ferait circoncire & qui obſerverait le Sabath, ſerait brûlé dans un auto-da-fé. Cependant la paix ne fut altérée pour cet objet fondamental, ni parmi les Apôtres, ni parmi les premiers Chrétiens.

Si les Évangéliſtes avaient reſſemblé aux Écrivains modernes, ils avaient un champ bien vaſte pour combattre les uns contre les autres. St. Matthieu compte vingt-huit générations depuis David juſqu’à Jésus. St. Luc en compte quarante-une ; & ces générations ſont abſolument différentes. On ne voit pourtant nulle diſſention s’élever entre les Diſciples ſur ces contrariétés apparentes, très-bien conciliés par pluſieurs Pères de l’Égliſe. La charité ne fut point bleſſée, la paix fut conſervée. Quelle plus grande leçon de nous tolérer dans nos diſputes, & de nous humilier dans tout ce que nous n’entendons pas ?

St. Paul, dans ſon Épître à quelques Juifs de Rome, convertis au Chriſtianiſme, employe toute la fin du Chapitre III à dire que la ſeule Foi glorifie, & que les œuvres ne juſtifient perſonne. St. Jacques, au contraire, dans ſon Épître aux douze Tribus diſperſées par toute la terre, Chapitre II, ne ceſſe de dire qu’on ne peut être ſauvé ſans les œuvres. Voilà ce qui a ſéparé deux grandes Communions parmi nous, & ce qui ne diviſa point les Apôtres.

Si la perſécution contre ceux avec qui nous diſputons, était une action ſainte, il faut avouer que celui qui aurait fait tuer le plus d’hérétiques ſerait le plus grand Saint du Paradis. Quelle figure ferait un homme qui ſe ſerait contenté de dépouiller ſes frères, & de les plonger dans des cachots, auprès d’un zélé qui en aurait maſſacré des centaines le jour de la St. Barthelemi ? en voici la preuve.

Le Succeſſeur de St. Pierre & ſon Conſiſtoire ne peuvent errer ; ils approuvèrent, célébrèrent, conſacrèrent l’action de la St. Barthelemi : donc cette action était très ſainte ; donc, de deux aſſaſſins égaux en piété, celui qui aurait éventré vingt-quatre femmes groſſes Huguenotes, doit être élevé en gloire du double de celui qui n’en aura éventré que douze : par la même raiſon les fanatiques des Cévennes devaient croire qu’ils ſeraient élevés en gloire à proportion du nombre des Prêtres, des Religieux, & des femmes Catholiques qu’ils auraient égorgés. Ce ſont là d’étranges titres pour la gloire éternelle.


  1. Voyez l’excellente Lettre de Loke ſur la Tolérance.
  2. Voyez, ſi vous pouvez, la Lettre d’un homme du monde à un Théologien ſur St. Thomas ; c’eſt une brochure de Jéſuite, de 1762.
  3. Liv. II, part. 2, queſtion 12.
  4. Liv. II. part, 2, queſtion 12.
  5. Ibid. queſtion 11 & 12.
  6. Le Jéſuite Buſembaum, commenté par le Jéſuite La Croix, dit, qu’il eſt permis de tuer un Prince excommunié par le Pape, dans quelque Pays qu’on trouve ce Prince, parce que l’Univers appartient au Pape, & que celui qui accepte cette commiſſion fait une œuvre très charitable. C’eſt cette propoſition inventée dans les petites maiſons de l’Enfer, qui a le plus ſoulevé toute la France contre les Jéſuites. On leur a reproché alors plus que jamais ce dogme ſi ſouvent enſeigné par eux & ſi ſouvent déſavoué. Ils ont cru ſe juſtifier en montrant à peu près les mêmes déciſions dans St. Thomas & dans pluſieurs Jacobins.[2] En effet, St. Thomas d’Aquin, Docteur Angélique, interprète de la volonté divine, ce ſont ſes titres, avance qu’un Prince apoſtat perd ſon droit à la Couronne, & qu’on ne doit plus lui obéir :[3] que l’Égliſe peut le punir de mort : qu’on n’a toléré l’Empereur Julien que parce qu’on n’était pas le plus fort :[4] que de droit on doit tuer tout Hérétique :[5] que ceux qui délivrent le Peuple d’un Prince qui gouverne tyranniquement, ſont très-louables, etc. etc. On reſpecte fort l’Ange de l’École ; mais ſi dans les temps de Jacques Clément, ſon confrère, & du Feuillant Ravaillac, il était venu ſoutenir en France de telles propoſitions, comment aurait-on traité l’Ange de l’École ?

    Il faut avouer que Jean Gerſon, Chancelier de l’Univerſité, alla encore plus loin que St. Thomas, & le Cordelier Jean Petit, infiniment plus loin que Gerſon. Pluſieurs Cordeliers ſoutinrent les horribles Thèſes de Jean Petit. Il faut avouer que cette doctrine diabolique du Régicide vient uniquement de la folle idée où ont été longtemps preſque tous les Moines, que le Pape eſt un Dieu en terre, qui peut diſpoſer à ſon gré du Trône & de la vie des Rois. Nous avons été en cela fort au-deſſus de ces Tartares qui croyent le grand Lama immortel ; il leur diſtribue ſa chaiſe percée, ils font ſécher ces reliques, les enchâſſent, & les baiſent dévotement. Pour moi, j’avoue que j’aimerois mieux, pour le bien de la paix, porter à mon cou de telles reliques, que de croire que le Pape ait le moindre droit ſur le temporel des Rois, ni même ſur le mien, en quelque cas que ce puiſſe être.