Traité sur la tolérance/Édition 1763/09

s.n. (édition originale) (p. 55-71).


CHAPITRE IX.
Des Martyrs.


IL y eut dans la ſuite des Martyrs Chrétiens : il eſt bien difficile de ſavoir préciſément pour quelles raiſons ces Martyrs furent condamnés ; mais j’oſe croire qu’aucun ne le fut ſous les premiers Céſar pour ſa ſeule Religion ; on les tolérait toutes ; comment aurait-on pu rechercher & pourſuivre des hommes obſcurs, qui avaient un culte particulier, dans le temps qu’on permettait tous les autres ?

Les Titus, les Trajans, les Antonins, les Decius n’étaient pas des barbares : peut-on imaginer qu’ils auraient privé les ſeuls Chrétiens d’une liberté dont jouiſſait toute la terre ? Les aurait-on ſeulement oſé accuſer d’avoir des myſtères ſecrets, tandis que les myſtères d’Iſis, ceux de Mitras, ceux de la Déeſſe de Syrie, tous étrangers au culte Romain, étaient permis ſans contradiction ? Il faut bien que la perſécution ait eu d’autres cauſes, & que les haines particulières, ſoutenues par la raiſon d’Etat, ayent répandu le ſang des Chrétiens.

Par exemple, lorſque St. Laurent refuſe au Préfet de Rome, Cornelius Secularis, l’argent des Chrétiens qu’il avait en ſa garde, il eſt naturel que le Préfet & l’Empereur ſoient irrités ; ils ne ſavaient pas que St. Laurent avait diſtribué cet argent aux pauvres, & qu’il avait fait une œuvre charitable & ſainte, ils le regardèrent comme un réfractaire, & le firent périr.[1]

Conſidérons le martyre de St. Polyeucte. Le condamna-t-on pour ſa Religion ſeule ? Il va dans le Temple, où l’on rend aux Dieux des actions de grâces pour la victoire de l’Empereur Decius ; il y inſulte les Sacrificateurs, il renverſe & briſe les Autels & les Statues : quel eſt le Pays au monde où l’on pardonnerait un pareil attentat ? Le Chrétien qui déchira publiquement l’Édit de l’Empereur Dioclétien, & qui attira ſur ſes frères la grande perſécution, dans les deux dernières années du règne de ce Prince, n’avait pas un zèle ſelon la ſcience ; & il était bien malheureux d’être la cauſe du déſaſtre de ſon parti. Ce zèle inconſidéré qui éclata ſouvent, & qui fut même condamné par pluſieurs Pères de l’Egliſe, a été probablement la ſource de toutes les perſécutions.

Je ne compare point, ſans doute, les premiers Sacramentaires aux premiers Chrétiens ; je ne mets point l’erreur à côté de la vérité : mais Farel, prédéceſſeur de Jean Calvin, fit dans Arles la même choſe que St. Polyeucte avait fait en Arménie. On portait dans les rues la Statue de St. Antoine l’Hermite en proceſſion ; Farel tombe avec quelques-uns des ſiens ſur les Moines qui portaient St. Antoine, les bat, les diſperſe, & jette St. Antoine dans la rivière. Il méritait la mort qu’il ne reçut pas, parce qu’il eut le temps de s’enfuir. S’il s’était contenté de crier à ces Moines, qu’il ne croyait pas qu’un corbeau eût apporté la moitié d’un pain à St. Antoine l’Hermite, ni que St. Antoine eût eu des converſations avec des Centaures & des Satyres, il aurait mérité une forte réprimande, parce qu’il troublait l’ordre ; mais ſi le ſoir, après la proceſſion, il avait examiné paiſiblement l’hiſtoire du corbeau, des Centaures & des Satyres, on n’aurait rien eu à lui reprocher.

Quoi ! les Romains auraient ſouffert que l’infâme Antinoüs fût mis au rang des ſeconds Dieux, & ils auraient déchiré, livré aux bêtes tous ceux auxquels on n’aurait reproché que d’avoir paiſiblement adoré un juſte ! Quoi ! ils auraient reconnu un Dieu ſuprême,[2]un Dieu Souverain, maître de tous les Dieux ſecondaires, atteſté par cette formule, Deus optimus maximus, & ils auraient recherché ceux qui adoraient un Dieu unique !

Il n’eſt pas croyable que jamais il y eût une Inquiſition contre les Chrétiens ſous les Empereurs, c’eſt-à-dire, qu’on ſoit venu chez eux les interroger ſur leur créance. On ne troubla jamais ſur cet article ni Juif, ni Syrien, ni Égyptien, ni Bardes, ni Druides, ni Philoſophes. Les Martyrs furent donc ceux qui s’élevèrent contre les faux Dieux. C’était une choſe très ſage, très pieuſe de n’y pas croire ; mais enfin, ſi, non contents d’adorer un Dieu en eſprit & en vérité, ils éclatèrent violemment contre le culte reçu, quelque abſurde qu’il pût être, on eſt forcé d’avouer qu’eux-mêmes étaient intolérants.

Tertullien, dans ſon ApologétiqueChap. 39., avoue qu’on regardait les Chrétiens comme des facétieux ; l’accuſation était injuſte, mais elle prouvait que ce n’était pas la Religion ſeule des Chrétiens qui excitait le zèle des Magiſtrats. Il avoueChap. 35. que les Chrétiens refuſaient d’orner leurs portes de branches de laurier dans les réjouiſſances publiques pour les victoires des Empereurs : on pouvait aiſément prendre cette affectation condamnable pour un crime de leze-Majeſté.

La première ſévérité juridique exercée contre les Chrétiens, fut celle de Domitien ; mais elle ſe borna à un exil qui ne dura pas une année : Facile cæptum repreſſit reſtitutis quos ipſe relegaverat, dit Tertullien. Lactance, dont le ſtyle eſt ſi emporté, convient que depuis Domitien juſqu’à Decius l’ÉgliſeChap. 3. fut tranquille & floriſſante. Cette longue paix, dit-il, fut interrompue quand cet exécrable animal Decius opprima l’Égliſe : poſt multos annos extitit excrabile animal Decius, qui vexaret Eccleſiam.

On ne veut point diſcuter ici le ſentiment du ſavant Dodwel, ſur le petit nombre des Martyrs ; mais ſi les Romains avaient tant perſécuté la Religion Chrétienne, ſi le Sénat avait fait mourir tant d’innocents par des ſupplices inuſités, s’ils avaient plongé des Chrétiens dans l’huile bouillante, s’ils avaient expoſé des filles toutes nues aux bêtes dans le Cirque, comment auraient-ils laiſſé en paix tous les premiers Évêques de Rome ? St. Irenée ne compte pour Martyr, parmi ces Évêques, que le ſeul Téleſphore, dans l’an 139 de l’Ère vulgaire ; & on n’a aucune preuve que ce Téleſphore ait été mis à mort. Zéphirin gouverna le troupeau de Rome pendant dix-huit années, & mourut paiſiblement l’an 219. Il eſt vrai que dans les anciens Martyrologes, on place preſque tous les premiers Papes ; mais le mot de martyr n’était pris alors que ſuivant ſa véritable ſignification : martyre voulait dire témoignage, et non pas ſupplice.

Il eſt difficile d’accorder cette fureur de perſécution avec la liberté qu’eurent les Chrétiens d’aſſembler cinquante-ſix Conciles, que les Écrivains Éccléſiaſtiques comptent dans les trois premiers ſiècles.

Il y eut des perſécutions ; mais ſi elles avaient été auſſi violentes qu’on le dit, il eſt vraiſemblable que Tertullien, qui écrivit avec tant de force contre le culte reçu, ne ſerait pas mort dans ſon lit. On ſait bien que les Empereurs ne lurent pas ſon Apologétique ; qu’un Écrit obſcur, compoſé en Afrique, ne parvient pas à ceux qui ſont chargés du gouvernement du monde : mais il devait être connu de ceux qui approchaient le Proconſul d’Afrique ; il devait attirer beaucoup de haine à l’Auteur ; cependant il ne ſouffrit point le martyre.

Origene enſeigna publiquement dans Alexandrie, & ne fut point mis à mort. Ce même Origene, qui parlait avec tant de liberté aux Païens & aux Chrétiens, qui annonçait Jésus aux uns, qui niait un Dieu en trois Perſonnes aux autres, avoue expreſſément dans ſon troiſième Livre contre Celſe, qu’il y a eu très-peu de Martyrs, & encore de loin à loin ; cependant, dit-il, les Chrétiens ne négligent rien pour faire embraſſer leur Religion par tout le monde ; ils courent dans les Villes, dans les Bourgs, dans les Villages.

Il eſt certain que ces courſes continuelles pouvaient être aiſément accuſées de ſédition par les Prêtres ennemis, & pourtant ces miſſions ſont tolérées malgré le Peuple Égyptien, toujours turbulent, ſéditieux & lâche ; Peuple qui avait déchiré un Romain pour avoir tué un chat ; Peuple en tout temps mépriſable, quoi qu’en diſent les admirateurs des pyramides.[3]

Qui devait plus ſoulever contre lui les Prêtres & le Gouvernement que St. Grégoire Taumaturge, diſciple d’Origene ? Grégoire avait vu pendant la nuit un vieillard envoyé de Dieu, accompagné d’une femme reſplendiſſante de lumière : cette femme était la Ste. Vierge, & ce vieillard était St. Jean l’Évangéliſte. St. Jean lui dicta un ſymbole, que St. Grégoire alla prêcher. Il paſſa, en allant à Néocéſarée, près d’un Temple où l’on rendait des oracles, & où la pluye l’obligea de paſſer la nuit ; il y fit pluſieurs ſignes de croix. Le lendemain, le grand Sacrificateur du Temple fut étonné que les démons qui lui répondaient auparavant, ne voulaient plus rendre d’oracles : il les appella ; les diables vinrent pour lui dire qu’ils ne viendraient plus ; ils lui apprirent qu’ils ne pouvaient plus habiter ce Temple, parce que Grégoire y avait paſſé la nuit, & qu’il y avait fait des ſignes de croix. Le Sacrificateur fit ſaiſir Grégoire, qui lui répondit : Je peux chaſſer les démons d’où je veux, & les faire entrer où il me plaira. Faites-les donc rentrer dans mon Temple, dit le Sacrificateur, Alors Grégoire déchira un petit morceau d’un volume qu’il tenait la main, & y traça ces paroles : Grégoire, à Sathan ; je te commande de rentrer dans ce Temple : on mit ce billet ſur l’Autel ; les démons obéirent, & rendirent ce jour-là leurs oracles comme à l’ordinaire ; après quoi ils ceſſèrent, comme on le ſait.

C’eſt St. Grégoire de Nyſſe qui rapporte ces faits dans la Vie de St. Grégoire Taumaturge. Les Prêtres des Idoles devaient ſans doute être animés contre Grégoire, & dans leur aveuglement le déférer au Magiſtrat ; cependant leur plus grand ennemi n’eſſuya aucune perſécution.

Il eſt dit dans l’Hiſtoire de St. Cyprien, qu’il fut le premier Évêque de Carthage condamné à la mort. Le martyre de St. Cyprien eſt de l’an 258, de notre Ère ; donc pendant un très long temps aucun Évêque de Carthage ne fut immolé pour ſa religion. L’Hiſtoire ne nous dit point quelles calomnies s’élevèrent contre St. Cyprien, quels ennemis il avait, pourquoi le Proconſul d’Afrique fut irrité contre lui. St. Cyprien écrit à Cornélius, Évêque de Rome : Il arriva depuis peu une émotion populaire à Carthage, & on cria par deux fois qu’il fallait me jetter aux lions. Il eſt bien vraiſemblable que les emportements du Peuple féroce de Carthage furent enfin cauſe de la mort de Cyprien ; & il eſt bien ſûr que ce ne fut pas l’Empereur Gallus qui le condamna de ſi loin pour ſa religion, puiſqu’il laiſſait en paix Corneille qui vivait ſous ſes yeux.

Tant de cauſes ſecrètes ſe mêlent ſouvent à la cauſe apparente, tant de reſſorts inconnus ſervent à perſécuter un homme, qu’il eſt impoſſible de démêler, dans les ſiècles poſtérieurs, la ſource cachée des malheurs des hommes les plus conſidérables, à plus forte raiſon celle du ſupplice d’un Particulier qui ne pouvait être connu que par ceux de ſon parti.

Remarquez que St. Grégoire Taumaturge, & St. Denis, Évêque d’Alexandrie, qui ne furent point ſuppliciés, vivaient dans le temps de St. Cyprien. Pourquoi, étant auſſi connus pour le moins que cet Évêque de Carthage, demeurèrent-ils paiſibles ? & pourquoi St. Cyprien fut-il livré au ſupplice ? N’y a-t-il pas quelque apparence que l’un ſuccomba ſous des ennemis perſonnels & puiſſants, ſous la calomnie, ſous le prétexte de la raiſon d’Etat, qui ſe joint ſi ſouvent à la Religion, & que les autres eurent le bonheur d’échapper à la méchanceté des hommes ?

Il n’eſt guères poſſible que la ſeule accuſation de Chriſtianiſme ait fait périr St. Ignace, ſous le clément & juſte Trajan, puiſqu’on permit aux Chrétiens de l’accompagner & de le conſoler quand on le conduiſit à Rome.[4] Il y avait eu ſouvent des ſéditions dans Antioche, ville toujours turbulente, où Ignace était Évêque ſecret des Chrétiens : peut-être ces ſéditions, malignement imputées aux Chrétiens innocents, excitèrent l’attention du Gouvernement, qui fut trompé, comme il eſt trop ſouvent arrivé.

St. Siméon, par exemple, fut accuſé devant Sapor d’être l’eſpion des Romains. L’Hiſtoire de ſon martyre rapporte que le Roi Sapor lui propoſa d’adorer le Soleil : mais on ſait que les Perſes ne rendaient point de culte au Soleil ; ils le regardaient comme un emblème du bon principe, d’Oromaſe, ou Oroſmade, du Dieu Créateur qu’ils reconnaiſſaient.

Quelque tolérant que l’on puiſſe être, on ne peut s’empêcher de ſentir quelque indignation contre ces déclamateurs, qui accuſent Dioclétien d’avoir perſécuté les Chrétiens, depuis qu’il fut ſur le Trône : rapportons-nous-en à Euſebe de Céſarée, ſon témoignage ne peut être récuſé ; le favori, le panégyriſte de Conſtantin, l’ennemi violent des Empereurs précédents, doit en être cru quand il les juſtifie : voici ſes parolesHiſt. Eccléſiaſtiq. Liv. 8. : « Les Empereurs donnèrent longtemps aux Chrétiens de grandes marques de bienveillance ; ils leur confièrent des Provinces ; pluſieurs Chrétiens demeurèrent dans le Palais ; ils épouſèrent même des Chrétiennes ; Dioclétien prit pour ſon épouſe Priſca, dont la fille fut femme de Maximien Galere, &c. »

Qu’on apprenne donc de ce témoignage déciſif à ne plus calomnier ; qu’on juge ſi la perſécution excitée par Galere, après dix-neuf ans d’un règne de clémence & de bienfaits, ne doit pas avoir ſa ſource dans quelque intrigue que nous ne connaiſſons pas.

Qu’on voye combien la fable de la Légion Thébaine ou Thébéenne, maſſacrée, dit-on, toute entière pour la Religion, eſt une fable abſurde. Il eſt ridicule qu’on ait fait venir cette Légion d’Aſie par le grand St. Bernard ; il eſt impoſſible qu’on l’eût appellée d’Aſie pour venir appaiſer une ſédition dans les Gaules, un an après que cette ſédition avait été réprimée : il n’eſt pas moins impoſſible qu’on ait égorgé ſix mille hommes d’Infanterie, & ſept cents Cavaliers, dans un paſſage où deux cents hommes pourraient arrêter une Armée entière. La relation de cette prétendue boucherie commence par une impoſture évidente : Quand la terre gémiſſait ſous la tyrannie de Dioclétien, le Ciel ſe peuplait de Martyrs. Or cette aventure, comme on l’a dit, eſt ſuppoſée en 286, temps où Dioclétien favoriſait le plus les Chrétiens, & où l’Empire Romain fut le plus heureux. Enfin ce qui devrait épargner toutes ces diſcuſſions, c’eſt qu’il eut jamais de Légion Thébaine : les Romains étaient trop fiers & trop ſenſés pour compoſer une Légion de ces Égyptiens qui ne ſervaient à Rome que d’eſclaves, Verna Canopi : c’eſt comme s’ils avaient eu une Légion Juive. Nous avons les noms des trente-deux Légions qui faiſaient les principales forces de l’Empire Romain ; aſſurément la Légion Thébaine ne s’y trouve pas. Rangeons donc ce conte avec les vers acroſtiches des ſibylles qui prédiſaient les miracles de Jesus-Christ, & avec tant de pièces ſuppoſées, qu’un faux zèle prodigua pour abuſer la crédulité.



  1. Nous reſpectons aſſurément tout ce que l’Égliſe rend reſpectable ; nous invoquons les Sts. Martyrs ; mais en révérant St. Laurent, ne peut-on pas douter que St. Sixte lui ait dit : Vous me ſuivrez, dans trois jours ; que dans ce court intervalle le Préfet de Rome lui ait fait demander l’argent des Chrétiens ; que le Diacre Laurent ait eu le temps de faire aſſembler tous les pauvres de la Ville, qu’il ait marché devant le Préfet pour le mener à l’endroit où étaient ces pauvres, qu’on lui ait fait ſon procès, qu’il ait ſubi la queſtion, que le Préfet ait commandé à un Forgeron un gril aſſez grand pour y rôtir un homme, que le premier Magiſtrat de Rome ait aſſiſté lui-même à cet étrange ſupplice ; que St. Laurent ſur ce gril, ait dit : « Je ſuis aſſez cuit d’un côté, fais-moi retourner de l’autre, ſi tu veux me manger ? » Ce gril n’eſt guères dans le génie des Romains ; & comment ſe peut-il faire qu’aucun Auteur Païen n’ait parlé d’aucune de ces aventures ?
  2. Il n’y a qu’à ouvrir Virgile pour voir que les Romains reconnaiſſaient un Dieu ſuprême, Souverain de tous les êtres céleſtes.

    O ! quis res hominumque Deumque
    Æternis regis imperiis, & fulmine terres,
    O Pater, ô hominum divûmque æterna poteſtas, &c.

    Horace s’exprime bien plus fortement :

    Undè nil majus generatur ipſo,
    Nec viget quidquam ſimile, aut ſecundum.

    On ne chantait autre choſe que l’unité de Dieu dans les myſtères auxquels preſque tous les Romains étaient initiés. Voyez la belle Hymne d’Orphée ; liſez la Lettre de Maxime de Madaure à St. Auguſtin, dans laquelle il dit, qu’il n’y a que des imbécilles qui puiſſent ne pas reconnaître un Dieu Souverain. Longinien, étant Païen, écrit au même St. Auguſtin, que Dieu eſt unique, incompréhenſible, ineffable. Lactance lui-même, qu’on ne peut accuſer d’être trop indulgent, avoue dans ſon Livre V, que les Romains ſoumettent tous les Dieux au Dieu ſuprême : Illos ſubjicit & mancipat Deo. Tertullien même, dans ſon Apologétique, avoue que tout l’Empire reconnaiſſait un Dieu maître du monde, dont la puiſſance & la majeſté ſont infinies. Principem mundi perfecta potentiæ & majeſtatis. Ouvrez ſurtout Platon, le maître de Cicéron dans la Philoſophie, vous y venez qu’il n’y a qu’un Dieu, qu’il faut l’adorer, l’aimer, travailler à lui reſſembler par la ſainteté & par la juſtice. Epictète dans les fers, Marc-Antonin ſur le Trône, diſent la même choſe en cent endroits.

  3. Cette aſſertion doit être prouvée. Il faut convenir que depuis que l’Hiſtoire a ſuccédé à la Fable, on ne voit dans les Égyptiens qu’un peuple auſſi lâche que ſuperſtitieux. Cambyſe s’empare de l’Égypte par une ſeule bataille : Alexandre y donne des Loix ſans eſſuyer un ſeul combat, ſans qu’aucune Ville oſe attendre un ſiège : des Ptolomées s’en emparent ſans coup férir ; Céſar & Auguſte la ſubjuguent auſſi aiſément. Omar prend toute l’Égypte en une ſeule campagne ; les Mammelucs, Peuples de la Colchide & des environs du Mont Caucaſe, en ſont les maîtres après Omar ; ce ſont eux, & non les Égyptiens, qui défont l’armée de St. Louis, & qui prennent le Roi priſonnier. Enfin, les Mammelucs étant devenus Égyptiens, c’eſt-à-dire, mous, lâches, inappliqués, volages, comme les Habitants naturels de ce climat, ils paſſent en trois mois ſous le joug de Selim I, qui fait pendre leur Soudan, & qui laiſſe cette Province annexée à l’Empire des Turcs, juſqu’à ce que d’autres barbares s’en emparent un jour.

    Hérodote rapporte que dans les temps fabuleux, un Roi Égyptien, nommé Séſoſtris, ſortit de ſon Pays dans le deſſein formel de conquérir l’Univers : il eſt viſible qu’un tel deſſein n’eſt digne que de Pycrocole ou de Don-Quichote ; & ſans compter que le nom de Séſoſtris n’eſt point Égyptien, on peut mettre cet événement, ainſi que tous les faits antérieurs, au rang des mille & une nuits. Rien n’eſt plus commun chez les Peuples conquis, que de débiter des fables ſur leur ancienne grandeur, comme, dans certains Pays, certaines miſérables familles ſe font deſcendre d’antiques Souverains. Les Prêtres d’Égypte contèrent à Hérodote que ce Roi, qu’il appelle Séſoſtris, était allé ſubjuguer la Colchide ; c’eſt comme ſi on diſait qu’un Roi de France partit de la Tourraine pour aller ſubjuguer la Norvège.

    On a beau répéter tous ces contes dans mille & mille volumes, ils n’en ſont pas plus vraiſemblables ; il eſt bien plus naturel que les Habitants robuſtes & féroces du Caucaſe, les Colchidiens, & les autres Scythes, qui vinrent tant de fois ravager l’Aſie, pénétrèrent juſqu’en Égypte : & ſi les Prêtres de Colchos rapportèrent enſuite chez eux la mode de la circonciſion, ce n’eſt pas une preuve qu’ils ayent été ſubjugués par les Égyptiens. Diodore de Sicile rapporte que tous les Rois vaincus par Séſoſtris venaient tous les ans du fond de leurs Royaumes lui apporter leurs tributs, & que Séſoſtris ſe ſervait d’eux comme de chevaux de carroſſe, qu’il les faiſait atteler à ſon char pour aller au Temple. Ces hiſtoires de Gargantua ſont tous les jours fidèlement copiées. Aſſurément ces Rois étaient bien bons de venir de ſi loin ſervir ainſi de chevaux.

    Quant aux pyramides, & aux autres antiquités, elles ne prouvent autre choſe que l’orgueil & le mauvais goût des Princes d’Égypte, & l’eſclavage d’un Peuple imbécille, employant ſes bras, qui étaient ſon ſeul bien, à ſatisfaire la groſſière oſtentation de ſes Maîtres. Le gouvernement de ce Peuple, dans les temps mêmes que l’on vante ſi fort, paraît abſurde & tyrannique : on prétend que toutes les Terres appartenaient à leurs Monarques. C’était bien à de pareils eſclaves à conquérir le monde !

    Cette profonde ſcience des Prêtres Égyptiens eſt encore un des plus énormes ridicules de l’Hiſtoire ancienne, c’eſt-à-dire, de la Fable. Des gens qui prétendaient que dans le cours d’onze mille années le Soleil s’était levé deux fois au couchant, & couché deux fois au levant, en recommençant ſon cours, étaient ſans doute bien au-deſſous de l’Auteur de l’Almanach de Liège. La Religion de ces Prêtres qui gouvernaient l’État, n’était pas comparable à celle des Peuples les plus ſauvages de l’Amérique : on ſait qu’ils adoraient des crocodiles, des ſinges, des chats, des oignons ; & il n’y a peut-être aujourd’hui dans toute la terre que le culte du grand Lama qui ſoit auſſi abſurde.

    Leurs Arts ne valent guères mieux que leur Religion ; il n’y a pas une ſeule ancienne ſtatue Égyptienne qui ſoit ſupportable, & tout ce qu’ils ont eu de bon a été fait dans Alexandrie ſous les Ptolomées & ſous les Céſars, par des Artiſtes de Grèce : ils ont eu beſoin d’un Grec pour apprendre la Géométrie.

    L’illuſtre Boſſuet s’extaſie ſur le mérite Égyptien, dans ſon Diſcours ſur l’Hiſtoire univerſelle, adreſſé au fils de Louis XIV. Il peut éblouir un jeune Prince, mais il contente bien peu les Savants ; c’eſt une très éloquente déclamation, mais un Hiſtorien doit être plus Philoſophe qu’Orateur. Au reſte, on ne donne cette réflexion ſur les Égyptiens que comme une conjecture : quel autre nom peut-on donner à tout ce qu’on dit de l’Antiquité ?

  4. On ne révoque point en doute la mort de St. Ignace ; mais qu’on liſe la Relation de ſon martyre, un homme de bon ſens ne ſentira-t-il pas quelques doutes s’élever dans ſon eſprit ? L’Auteur inconnu de cette Relation dit, que Trajan crut qu’il manquerait quelque choſe à ſa gloire, s’il ne ſoumettait à ſon Empire le Dieu des Chrétiens. Quelle idée ! Trajan était-il un homme qui voulût triompher des Dieux ? Lorſqu’Ignace parut devant l’Empereur, ce Prince lui dit : Qui es-tu, eſprit impur ? Il n’eſt guères vraiſemblable qu’un Empereur ait parlé à un priſonnier, & qu’il l’ait condamné lui-même ; ce n’eſt pas ainſi que les Souverains en uſent. Si Trajan fit venir Ignace devant lui, il ne lui demanda pas : Qui es-tu ? il le ſavait bien. Ce mot, eſprit impur, a-t-il pu être prononcé par un homme comme Trajan ? Ne voit-on pas que c’eſt une expreſſion d’exorciſte, qu’un Chrétien met dans la bouche d’un Empereur ? Eſt-ce là, bon Dieu ! le ſtyle de Trajan ?

    Peut-on imaginer qu’Ignace lui ait répondu qu’il ſe nommait Théophore, parce qu’il portait Jesus dans ſon cœur, & que Trajan eût diſſerté avec lui ſur Jesus-Christ ? On fait dire à Trajan, à la fin de la converſation : Nous ordonnons qu’Ignace, qui ſe glorifie de porter en lui le Crucifié, ſera mis aux fers, &c. Un Sophiſte, ennemi des Chrétiens, pouvait appeller Jésus-Christ le Crucifié ; mais il n’eſt guères probable que dans un Arrêt on ſe fût ſervi de ce terme. Le ſupplice de la croix était ſi uſité chez les Romains, qu’on ne pouvait, dans le ſtyle des Loix, déſigner par le Crucifié l’objet du culte des Chrétiens, & ce n’eſt pas ainſi que les Loix & les Empereurs prononcent leurs jugements.

    On fait enſuite écrire une longue Lettre par St. Ignace aux Chrétiens de Rome : Je vous écris, dit-il, tout enchaîné que je ſuis. Certainement, s’il lui fut permis d’écrire aux Chrétiens de Rome, ces Chrétiens n’étaient donc pas recherchés ; Trajan n’avait donc pas deſſein de ſoumettre leur Dieu à ſon Empire : ou ſi ces Chrétiens étaient ſous le fléau de la perſécution, Ignace commettait une très grande imprudence en leur écrivant ; c’était les expoſer, les livrer ; c’était ſe rendre leur délateur.

    Il ſemble que ceux qui ont rédigé ces actes, devaient avoir plus d’égard aux vraiſemblances & aux convenances. Le martyre de St. Polycarpe fait naître encore plus de doutes. Il eſt dit qu’une voix cria du haut du Ciel, Courage, Polycarpe ! que les Chrétiens l’entendirent, mais que les autres n’entendirent rien : il eſt dit que quand on eut lié Polycarpe au poteau, & que le bucher fut en flammes, ces flammes s’écartèrent de lui, & formèrent un arc au-deſſus de ſa tête ; qu’il en ſortit une colombe ; que le Saint, reſpecté par le feu, exhala une odeur d’aromates qui embauma toute l’aſſemblée : mais que celui dont le feu n’oſait approcher, ne put réſiſter au tranchant du glaive. Il faut avouer qu’on doit pardonner à ceux qui trouvent dans ces Hiſtoires plus de piété que de vérité.