Traité sur la culture et les usages des pommes de terre/Introduction


TRAITÉ

SUR

LA CULTURE ET LES USAGES

DES POMMES DE TERRE,

DE LA PATATE,

ET DU TOPINAMBOUR.


Depuis que je me ſuis livré tout entier aux travaux des champs, les objets qui ont fixé mes premières études me ſont devenus encore plus chers; & quoique l'agriculture, comme le diſoit Columelle aux Romains, n’eût de ſon temps ni diſciples qui l'appriſſent, ni maîtres qui l'enſeignaſſent, elle n'en a pas moins toujours été la plus importante, la plus étendue & la plus nécessaire de toutes les ſciences. Si Olivier de Serre & Duhamel du Monceau ont mérité & obtenu la confiance du gouvernement, la vénération de leurs concitoyens, & le ſuffrage de toutes les nations, c'eſt à l'agriculture ſeule, qu'ils ont éclairée & perfectionnée, que ces ſavans en ſont redevables. Heureux ſi, animé du même zèle, & profitant des inſtructions qu'ils ont répandues dans leurs écrits, je parviens à faire dans cette même carrière quelques pas qui tournent au profit des cultivateurs & de l'utilité générale.

Convaincu qu'il eſt du devoir d'un véritable citoyen de diriger la ſcience qu'il cultive vers le bonheur de la ſociété, j'ai toujours pensé que l'art des ſubſiſtances devoir faire l'occupation la plus ſérieuſe de l'homme, puiſque ſon exiſtence & celle des compagnons de ſes travaux tiennent aux moyens de ſe nourrir : mais ce n'eſt pas aſſez de multiplier les reſſources alimentaires, il faut encore que ces reſſources exigent peu d'embarras & de dépenſe dans leur préparation ; qu'elles ne préjudicient ni à la qualité du ſol qui les donne, ni à la conſtitution phyſique des individus pour leſquels elles ſont destinées. Or quelle plante remplit mieux toutes ces conditions que la Pomme de terre, le plus utile préſent, ſans contredit, que le nouveau monde ait fait à l'ancien ?

Dans la multitude innombrable des plantes que la nature fait croître pour fournir à nos beſoins réels, il n'en exiſte point en effet, après le froment, le ris, le ſeigle & le maïs, de plus utile que celle qui fait l’objet de ce traité, ſous quelque point de vue qu'on l'enviſage. Sa culture ne contrarie en rien les travaux ordinaires de la campagne ; elle ſe plante après toutes les ſemailles, & ſa récolte termine toutes les moiſſons.

Apportée de l'Amérique septentrionale par Sir Walter Raleigh, qui découvrit & prit possession de la Virginie, sous le règne d'Éliſabeth, la pomme de terre s'eſt naturalisée ſi parfaitement parmi nous & partout où on l'a cultivée, qu'on la croiroit appartenir à l'univers entier. Les Irlandois la cultivèrent d'abord dans les jardins par pure curioſité, & ce ne fut guère qu'au commencement de ce ſiècle qu'ils eſſayèrent d'en faire uſage. Elle paſſa bientôt en Angleterre, en Allemagne & en France, où elle eſt maintenant auſſi vigoureuſe que dans ſa première patrie. Elle ſe plaît dans tous les climats ; la plupart des terrains & des expoſitions lui conviennent ; elle ne craint ni la grêle, ni la coulure, ni les autres accidens qui anéantiſſent en un clin-d'œil le produit de nos moiſſons ; enfin, c'eſt bien de toutes les productions des deux Indes, celle dont l'Europe doit bénit le plus l'acquiſition, puisqu'elle n'a coûté ni crimes ni larmes à l'humanité.

Quand on réfléchit que la plus grande fertilité du ſol, & l'induſtrie des hommes ne ſauroient mettre le meilleur pays à l'abri de la diſette; que les années les moins riches en blés ſont extrêmement abondantes en pommes de terre, & vice verſâ, que ces racines qui ſe développent avec ſureté dans l'intérieur du ſol peuvent devenir un remède contre les renchériſſemens momentanés des grains, que les intempéries des ſaiſons ravagent à la ſurface, & donnent, ſans aucun apprêt, une nourriture auſſi commode que ſalutaire ; on a droit d'être étonné, affligé même de l'indifférence qui règne encore dans certains cantons pour cette eſpèce de dédommagement, dont il ne tiendroit qu'à leurs habitans de profiter : travaillant beaucoup & gagnant peu, ils trouveroient dans ce ſupplément de productions farineuſes, une reſſource conforme à leurs moyens, reſſource que nulle autre n'eſt en état de leur procurer auſſi abondamment.

Qui peut douter qu'il exiſte des cantons dont le ſol est aſſez ingrat pour ne pouvoir produire que peu de grains, & où cependant les habitans ſont dans l'aiſance ? Ils cultivent beaucoup de pommes de terre : elles leur ſervent d'abord de nourriture, ils engraiſſent enſuite avec le reſte une quantité de porcs ; ils en tuent une partie pour leur conſommation, & vendent le ſurplus à leurs voisins : le prix qu'ils en retirent ſert à payer les impôts, & à ſe procurer des vêtemens. Ils ſont bien habillés, bien nourris, & ne doivent rien aux propriétaires & aux collecteurs.

En vain ſe refuſeroit-on aujourd'hui à l'adoption de cette plante, ſous le prétexte de la mauvaiſe qualité du ſol : le ſuccès de l'expérience en grand dans la plaine des Sablons & dans celle de Grenelle, aux portes de la capitale, eſt une preuve ſans réplique qu'il n'y a point de terrains, quelque arides qu'on les ſuppose, qui, avec du travail, ne puiſſent convenir à cette culture, & point de végétal plus propre ä commencer des défrichemens, à vivifier des terrains que la charrue ne ſillonne jamais, ou qui rapportent à peine en grains la ſemence qu'on y a jetée.

Combien de landes ou de bruyères autour desquelles végètent triſtement pluſieurs familles, ſeroient en état de leur procurer la ſubſiſtance, ainſi qu'à beaucoup de nos concitoyens, toujours aux priſes avec la néceſſité, & qui ſouvent n'ont d'autres reſſources pour vivre, que le lait d'une vache ou d'une chèvre, & un peu de mauvais pain ? Pourquoi, même dans les bons fonds, n'accorderoient-ils pas également aux pommes de terre le même degré de conſidération qu'aux ſemences légumineuſes & aux autres plantes potagères, ſur-tout lorsqu'il est démontré qu'ils peuvent aller dans leur champ déterrer ces racines à onze heures, & avoir à midi une nourriture comparable au pain ? Enfin c'eſt l'aliment le plus ſimple pour l'homme, & le meilleur engrais pour le bétail.

Ah ! s’il étoit possible de pénétrer de ces vérités conſolantes les habitans des campagnes, & de leur perſuader que la pomme de terre peut ſervir à-la-fois dans la boulangerie, dans la cuiſine & dans la baſſe-cour : ſans doute on les verroit bientôt bêcher le coin d'un jardin ou d'un verger, qui rapportoit au plus un boiſſeau de pois ou de haricots, pour y planter ces racines, qui fourniroient une ſubſiſtance aſſurée pendant la ſaiſon la plus morte de l'année : on verroit les cultivateurs intelligens & laborieux, obtenir d'une petite étendue du terrain le plus médiocre, de quoi faire vivre leur famille juſqu'au retour de l'abondance; enfin on verroit : les vignerons, dont le sort est preſque toujours digne de compaſſion, au lieu de ſe nourrir d'un pain groſſier, compoſé d'orge, de ſarrasin & de criblures, où l'ivraie domine : (heureux encore quand ils en ont leur suffiſance !) on les verroit mettre au pied de leurs vignes des pommes de terre, & ſe ménager ainſi un genre d'aliment qui ſupplée à tous les autres, & peut les remplacer de la manière la plus complète dans les circonſtances de diſette. Faſſe le ciel que ce temps soit loin de nous ! mais enfin s'il arrivoit, nos malheureux concitoyens, en jouiſſant de ce bienfait dû à la découverte de l'Amérique, ne ſe trouveroient-ils pas dédommagés, en quelque ſorte de cet autre préſent fatal à la ſanté, apporté preſque en même temps de ce nouvel hémiſphère ?

Sans doute il faut bien des années pour convaincre nos bons villageois des avantages qu'on leur propoſe, pour les faire renoncer à leurs anciens préjugés, & les déterminer à changer, en faveur d’une nouvelle méthode, la routine qu’ils ont héritée de leurs pères, & qu’ils tranſmettent à leurs enfans : mais on ne doit pas, à cauſe de ces obſtacles, abandonner le deſſein de les inſtruire. Quand on veut être eſſentiellement utile à ſes ſemblables, il ne ſuffit pas de dire une ſeule fois ce qu’on a vu, ce qu’on a fait, & ce qu’il est néceſſaire de faire ; il convient de ne jamais ſe laſſer de le leur répéter ſous toutes les formes.

L'exemple, de tous les préceptes le plus ſûr, a déja été employé avec fruit par pluſieurs citoyens recommandables. Graces à leurs inſtructions & à leurs encouragemens, la culture des pommes de terre est établie dans des cantons d'où l'eſprit de ſyſtême & de contradiction ſembloit l'avoir bannie à jamais. Un jour viendra, & il n'eſt pas éloigné, qu'après avoir été dédaignée & avilie, notre plante acquerra l'eſtime générale, & occupera la place de productions incertaines, dont le réſultat eſtimé au plus haut degré, n'a pu compenſer les frais & les ſoins qu'elles ont coûté.

Perſuadé qu'aux leçons de l'exemple il falloir encore ajouter les conſeils, les exhortations même, je n'ai ceſſé de recommander aux ſeigneurs & curés qui me conſultoient sur la manière de répandre dans leurs cantons la culture &t les uſages des pommes de terre, de prodiguer ces moyens : « Ces racines, telles que la nature nous les offre, leur diſois-je, peuvent ſoulager le pauvre pendant l’hiver, & lui procurer à peu de frais une nourriture ſubſtantielle & ſalutaire : accoutumez-y vos vaſſaux & vos paroiſſiens par toutes ſortes de voies, excepté par l’autorité ; conſacrez à leur culture les terrains dont ci-devant vous ne tiriez aucun parti ; faites en ſorte que ce soit le plus expoſé à la vue ; défendez-en expreſſément l’entrée ; donnez une eſpèce d’éclat à votre récolte, afin que chacun puiſſe être témoin de ſa fécondité : ordonnez qu'on ſerve de ces racines ſur vos tables; traitez-les comme un mets précieux pour la ſanté; & lorſque les indigens viendront ſolliciter à votre porte votre bienfaiſance & votre humanité, distribuez à pluſieurs d'entre eux, comme par prédilection, quelques pommes de terre au lieu d'un morceau de pain. »

C’est ainſi qu’à l’aide de quelques partiques variées, on parvient ſans contrainte à inſpirer à l'homme de la curioſité, & le déſir de faire ce qu'on a intention qu'il faſſe pour ſon propre intérêt. Combien de fois ne m'eſt-il pas arrivé que, mes petites plantations parvenues à maturité, j'en abandonnois la récolte à la diſcrétion de ceux que j'en avois rendus les témoins, & que, retournant enſuite dans les mêmes endroits de mon expérience, j'avois la douce ſatiſfaction de voir, des carrés de terrains auparavant en friche, qui en étoient couverts ?

Sollicité toujours par le vif déſir d'étendre de plus en plus la culture des pommes de terre dans les cantons les plus intéreſſés à l'adopter, je n'ai pu parcourir la Bretagne sans être affligé, en voyant cette immenſité de terrains incultes. Mes efforts ayant été inutiles auprès de ceux qui l'habitent, je ne me suis pas rebuté ; j'ai eu l'honneur d'écrite aux États aſſemblés de cette province, & voici comment termine le mémoire qui accompagnoit ma lettre: « Une autre production non-moins intéreſſante pour la Bretagne, & ſur laquelle l'attention de toutes nos provinces paroît s'arrêter avec quelque complaiſance, c'est la pomme de terre. Pourriez-vous, Messieurs, être inſenſibles aux avantages ſans nombre que cette plante verſeroit dans la province confiée à votre adminiſtration, quand vous apprendrez ſur-tout que la même quantité de terrain qui rapporte au plus trente boiſſeaux de grains, en donne communément trois cents de ces racines, dans leſquelles le père, la mère, les enfans, le cheval, le bœuf, la vache, le cochon & la volaille, trouveroient une nourriture également ſubſtantielle & salutaire ? Déja la Normandie, pénétrée de cette vérité importante, commence à moins cultiver de ſarraſin, & à multiplier davantage les pommes de terre. Quand verrons-nous la Bretagne imiter cet exemple ? Les Anglois, pendant leur ſéjour à Belle-iſle, ne l'ont-ils pas acclimatée ? & M. Blanchet, ce vertueux citoyen, que j'ai déſigné l'apôtre des pommes de terre en Bretagne, n'a-t-il point prouvé que le ſol de ſa patrie y étoit très-propre ? Que d'exemples pareils je pourrois citer, pour prouver ſans réplique, que les Bretons peuvent participer à ce bienfait ! Mais mon eſpoir ſe fortifie, en penſant que je parle à des hommes éclairés, qui, par leur poſition & leurs lumières sont faits pour avoir une opinion, & donner l'impulſion à l'activité générale. Je les conjure, au nom du patriotiſme & de l'humanité qui les animent, de tenter avec appareil, quelques eſſais ſous les yeux de ceux qu'ils auront intention d'inſtruire ; j'offre même de les aider dans cette circonſtance, non-ſeulement en leur procurant tous les éclairciſſemens que mes recherches en ce genre m'ont mis a portée d'acquérir, mais encore en leur fourniſſant les eſpèces de pommes de terre, les plus convenables au ſol de la Bretagne. M. le Maréchal de Caſtries a bien voulu donner des ordres aux conſuls du Roi, employés auprès des Etats-unis de l'Amérique, pour en avoir directement de leur patrie ; & je forme des vœux bien ſincères pour que cette province recueille la première les fruits de la bienſaiſance de ce miniſtre. »

Si tant de motifs puiſſans m'ont engagé à porter les différens ordres de citoyens à la culture des pommes de terre, il n'en exiſte point d’aſſez fondés pour juſtifier ceux qui ont cherché à les en détourner, qui ont ſemé l'alarme avant d'avoir approfondi la ſource de leurs craintes, & lancé contre ces racines un arrêt de proſcription, ſans en avoir jamais goûté, ſans même en avoir vu ; comme ſi leurs heureux effets, conſtatés par l'uſage journalier qu'en font, depuis un ſiècle, de grandes nations bien inſtruites en matière rurale, n'auroient pas dû ſuffire pour arrêter toutes les clameurs ! Les pommes de terre n'ont donc pu ſe dérober aux traits de la calomnie. Que d'inconvéniens n'a-t-on pas attaché à leur culture ! que de maux imaginaires attribués à leurs propriétés économiques ! Mais toutes les allégations défavorables à cette plante, ne prévaudront jamais contre l'expérience & l'obſervation. J'ai répondu à tous les reproches, j'oſe le dire, d'une manière victorieuſe ; & le ſavant Anglois qui a bien voulu prendre la peine de traduire mes Recherches sur les végétaux nourrissans, &c. s’est arrêté au chapitre deſtiné à réfuter les objections, en ajoutant que cette plante avoit conſtamment été, parmi ſes compatriotes, un ſujet d'éloges & de reconnoissance. Je ne relèverai dans ce traité que quelques-unes de ces objections contre un végétal trop préconiſé par les uns, & trop déprimé par les autres, malgré les précautions que j'ai toujours employées pour éviter ces deux extrêmes, dont je redoutois les effets ; car si l’enthouſiaſme fait naître des contradicteurs, la critique produit quelquefois le découragement.

Une multitude de faits bien connus m’autoriſent donc à continuer d’aſſurer que la même plante pouvant ſervir à mieux alimenter l’habitant de la campagne & ſes beſtiaux, il s’enſuivra qu’il ſera en état de poſſéder un plus grand nombre de ceux-ci, & que la race humaine elle-même augmentera ; car il paroît prouvé que les pommes de terre ſont favorables à la population, & qu’il exiſte beaucoup d’enfans dans les cantons où l’on en fait un très grand uſage ; ſoit parce qu’elles les préſervent des maladies du premier âge, ſoit parce qu’elles donnent à leurs parens plus d’aiſance ou moins de beſoins, & une conſtitution plus robuſte.

A l’époque où les Irlandois adoptèrent la culture en grand des pommes de terre, dit Doſſie, la plupart languiſſoient dans une extrême pauvreté, par le défaut d’agriculture & de commerce ; la ſanté & la vigueur ſurprenantes qu’ils ſe ſont procurées, en ne vivant, pour ainſi dire, une partie de l’année, que de ces racines, démontrent évidemment qu’elles ſont un aliment auſſi ſain que nourriſſant. Ils ignorent quantité de maladies dont ſont affligés d’autres peuples ; rien n’eſt moins rare que de voir parmi eux des vieillards & des jumeaux autour de la cabane des payſans. Une grande partie de la Lorraine allemande en fait auſſi ſa nourriture ordinaire, & les villages de cette province ſont peuplés de jeunes gens grands & de la plus forte conſtitution. L’avidité avec laquelle les enfans ſe jettent ſur cette denrée, de préférence à toute autre, prouve encore qu’elle eſt analogue à leur conſtitution ; en un mot, c’eſt la nourriture du peuple, parce qu’elle exige peu d’aſſaiſonnement pour devenir un comeſtible ſalutaire, qu’elle peut, en cas de diſette de grains, prendre la forme de pain, & ſuſtenter aussi commodément & auſſi efficacement que cet aliment principal des Européens. Mais les pommes de terre n’ont pas toujours beſoin de l’appareil de la boulangerie pour acquérir le caractère d’un aliment efficace ; elles ſont, dans leur état naturel, une ſorte de pain tout fait : cuites dans l’eau ou ſous les cendres, & aſſaiſonnées avec quelques grains de ſel, elles peuvent, ſans autre apprêt, nourrir à peu de frais le pauvre pendant l’hiver. Rien de plus vrai, rien de plus conforme à l’expérience & à l’obſervation. Pourquoi donc traveſtir artificiellement, au moyen de manipulations embarraſſantes & diſpendieuſes, une racine farineuſe, que la plus ſimple opération rend ſur le champ alimentaire ?

Voici le langage que je n’ai ceſſé de tenir à ces laboureurs qui nous font vivre, eux qui ont quelquefois tant de peine à ſubſiſter :

« Conſommez toujours les pommes de terre en nature, quand il y a abondance de grains ; aſſociez-les à leur farine dans les années médiocres ; & s’il ne vous reſte abſolument d’autres reſſources pour ſubſiſter que ces racines en quantité, conſacrez-en une partie à la panification, pour avoir dans tous les temps votre aliment ſous la forme habituelle. Leur culture d’ailleurs ne pourra jamais avoir aucun inconvénient par rapport à celle des bleds ; elle n’enfantera ni magaſin, ni monopole, ni famine. »

Ce conseil, ſi facile à ſuivre, que depuis quinze ans je donne ſous tant de formes, avec le zèle & la perſévérance courageuſe que doit inſpirer le beſoin d’être utile, s’eſt déja fait entendre dans beaucoup de cantons ; bientôt leurs habitans ſe réuniront à ceux de l’Alſace, de la Lorraine & de la Flandre, & diront aux détracteurs qui cherchent encore à affoiblir les avantages de la culture des pommes de terre : « Regardez nos enfans, nos gens & nos beſtiaux, qui se nourriſſent avec nous de ces racines ; ne ſont-ils pas auſſi ſains, auffi vigoureux & auſſi multipliés que dans vos pays à grains ? » Les pommes de terre, dit toujours l’opulence dédaigneuſe, sont inſipides & compactes ; elles n’ont que le goût des aſſaiſonnemens qu’on y ajoute, & il eſt impoſſible d’en préparer des mets ſavoureux. Ces reproches doivent être changés en éloges, car c’eſt préciſément à cet état fade & ſucré qu’elles doivent l’avantage singulier de se prêter à toutes nos fantaiſies & à tous nos goûts. Qu’importe d’ailleurs que la cuiſine, cet art que l’attrait de la bonne chère & le luxe des repas ont rendu ſi important, trouve dans la délicateſſe de ce nouveau genre d’aliment, de quoi ſatiffaire la ſenſualité des riches ? ce n’eſt pas pour eux que j’écris : mon intention n’a jamais été de les aider à étaler sur leur tables l’abondance des mets, mais bien d’offrir une reſſource aſſurée à la claſſe indigente. La nourriture principale du peuple fait perpétuellement l’objet de mes ſollicitudes ; mon vœu, c’est d’en améliorer la qualité & d’en diminuer le prix. Je ne discuterai pas ici de nouveau toutes les réclamations qu’on a faites touchant le pain de pommes de terre ; il me ſuffira de dire qu’il n’eſt aucun des détracteurs que cette production de l’art a échauffés, qui, ſe trouvant dans quelque province d’Allemagne, & même en France, obligé, je ne dis pas de se paſſer de pain, mais de ſe nourrir de celui que les payſans y préparent pour leur conſommation journalière, ne baiſât mille fois la main qui lui préſenteroit un morceau de pain de pommes de terre bien fait ; c’est là où ſouvent il faut attendre le commun des hommes : beaucoup ne ſont affectés que du moment préſent de leur exiſtence ; ils reſſemblent la plupart à des matelots irreligieux ; ils blaſphêment quand la ſérénité du ciel ne leur laiſſe entrevoir aucun danger : ſurvient-il un orage, ils ſont pleins de foi, font tous les vœux & toutes les promeſſes que l’amour de leur conſervation peut leur ſuggérer. Mais il est temps d’indiquer le plan que j’ai ſuivi pour explorer ce qui a été fait, & ce qui reſte encore à faire.

Le titre que porte ce traité, indique, pour ainſi dire, quelle est la diviſion des objets qu’il renferme. Il eſt compoſé de cinq chapitres. Dans le premier, je conſidère les pommes de terre depuis le moment où il s’agit de les cultiver, juſques après la récolte. Il eſt queſtion dans le ſecond, de l’examen de leurs parties conſtituantes, & des différens procédés qu’on peut employer pour leur conſervation. Le troiſième comprend les formes variées sous leſquelles ces racines ſervent de nourriture aux hommes & aux animaux. Le quatrième & cinquième chapitres enfin, offrent des détails ſur la culture & les uſages des patates & du topinambour, deux plantes qu’on a confondues mal-à-propos avec les pommes de terre : je terminerai par la récapitulation des principales vérités que cet ouvrage renferme.

Tel eſt l’ordre qui m’a paru le plus naturel à ſuivre, pour faciliter l’intelligence du traité que je publie. J’ai cru devoir en ſupprimer le détail des expériences faites en différens endroits du royaume par des patriotes zélés. Dans le deſſein de conſtater les propriétés physiques & économiques des pommes de terre ; je veux n’offrir que le précis des connoiſſances & des obſervations les plus eſſentielles, pour retirer de cette culture tous les avantages qu’elle peut procurer à l’économie rurale & domeſtique ; mon intention étant moins de parler à des ſavans qu’à ceux de mes concitoyens éclairés, qui, habitant les cantons les plus exposés à manquer de grains, sont intéreſſés particulièrement à connoître les moyens les plus aſſurés d’y suppléer.

Si par haſard quelques critiques m’objectoient encore, que voilà un ouvrage bien volumineux pour la deſcription d’une ſeule plante, qui en apparence n’offre aucun phénomène ſous les rapports botaniques ; je leur répondrois que beaucoup de ſavans du premier ordre en ont fait bien davantage en faveur de quelques végétaux, dans lesquels la médecine, l’économie & les arts n’ont pu procurer à leurs recherches quelques dédommagements. Quelle plante, après les grains de première néceſſité, a plus de droit à nos hommages & à nos ſoins, que celle qui proſpère dans les deux continents, qui a déjà contribué pour ſa part à rétablir en Europe la population, à laquelle la découverte du nouveau-monde avoit donné de ſi fortes atteintes ; une plante dont le produit eſt le plus fécond, le moins incertain, & ſur lequel on diroit que la main bienfaiſante du Créateur a répandu tout ce qu’il eſt poſſible de déſirer pour faire trouver l’abondance & l’économie au ſein même de la cherté & de la ſtérilité ; une plante enfin dont on ne ſauroit trop étendre la culture, à laquelle le royaume devra l’inappréciable avantage de ne plus éprouver ces diſettes affreuſes qui l’ont trop affligé ! De quels ſentimens ne devons-nous donc pas être pénétrés pour la mémoire de ce voyageur rare, qui le premier apporta dans ſa patrie une plante auſſi productive ! Il faudroit lui ériger une statue, & la reconnoiſſance ne manqueroit pas de faire tomber à ſes pieds habitans des campagnes dérobés aux horreurs de la famine, par le ſecours unique des pommes de terre.



CHAPITRE PREMIER.


De la culture des Pommes de terre.


Cette culture n’eſt fondée que ſur un ſeul principe, quels que ſoient la nature du ſol, & l’eſpèce de pomme de terre : il consiſte à rendre la terre auſſi meuble qu’il est poſſible avant la plantation & pendant toute la durée de l’accroiſſement de la plante, en ſe ſervant des bras ou des animaux ; mais le produit est toujours proportionné aux ſoins qu’on en prend.