Traité sur la culture et les usages des pommes de terre/Chapitre IV




CHAPITRE IV.


De la Patate.


On cultive la patate avec ſoin dans toute la zone torride, comme une plante précieuse pour les hommes & les animaux : elle est rangée dans la première claſſe de Tournefort, dans la cinquième de Linné, & dans la vingt-ſeptième d’Adanson. C’est un convolvulus ou liſeron.

Les Eſpagnols ſont les premiers qui ſoient parvenus à naturaliſer cette plante dans quelque cantons de leurs côtes maritimes. Le climat des autres pays de l'Europe n'a pas encore permis à leurs habitans d'admettre la patate en pleine terre, dans les potagers : on l'y élève ſous des ſerres vitrées comme les ananas.

La patate n'a pas été confondue ſeulement avec la .pomme de terre & le topinambour : les auteurs qui ont décrit les productions de l'Amérique, l'ont confondue encore avec des plantes bien différentes ; Scaliger entre autres, n'a pas fait difficulté de leur aſſocier l'igname. On ſait maintenant que cette plante est un véritable poligonum. Mais ſans m'arrêter à démontrer combien les deſcriptions de la patate ſont fautives & inexactes, je me bornerai à quelques obſervations sur ſa culture, ſa conſervation, ſes uſages économiques, & les moyens qu'on peut employer pour l'acclimater dans les provinces méridionales du royaume.

Description de la patate.

La patate pouſſe des tiges rampantes très-chargées de feuilles, & entrelacées de manière à en couvrir la ſurface du terrain : ces feuilles ſont d’un vert clair, un peu blanchâtre en-deſſous ; les fleurs ſont petites & dispoſées en cloche de couleur verte extérieurement ; à ces fleurs succède un fruit qui renferme de petites graines ; les racines ſont chevelues & laiteuſes ; elles produiſent des tubercules plus longs que ronds, d'un jaune plus ou moins rougeâtre. Ce ſont ces tubercules qui portent le nom de batate ou patate.

Des eſpèces ou variétés de patates.

La patate eſt, comme la pomme de terre ſuſceptible d'un grand nombre d'eſpèces ou variétés, qui ne feront même qu'augmenter à meſure que la plante ſera cultivée. On en compte déjà dans la Guyane françoiſe quinze au moins ; mais il faut bien prendre garde à une erreur locale, parce que dans la partie françaiſe de l'île de Saint-Domingue, la même variété reçoit jusqu'à dix noms différens.

Les variétés de patate diffèrent entre elles par la forme, le volume, la couleur, & le goût des tubercules ; par la figure des feuilles, dont les contours ſont plus ou moins arrondis, ou ſinués plus ou moins profondément : la couleur des fleurs offre auſſi des nuances ; les unes ſont blanches, les autres violettes, enfin il y en a de brunes. On conſerve au jardin du roi les deux principales variétés, ſavoir la patate blanche & la patate rouge.

Il y a auſſi des patates hâtives & des patates tardives : les premières viennent en maturité au bout de ſix semaines, dans l’Amérique méridionale, telle que celles appelées Saint-Marc, de Sumana ; les ſecondes, au contraire, demandent quatre mois environ pour parcourir les périodes de leur végétation.

Parmi les eſpèces qu’on cultive à la Guadeloupe, M. de Badier a donné la préférence à celle que l'on nomme patate debout, attendu qu'elle touffe & ne couvre pas comme les autres eſpèces, ce qui la rend infiniment précieuſe : il l'a multipliée depuis trois ans. Beaucoup d'habitans ſucriers & caffiers lui en ont demandé, & la cultivent avec ſoin. Elle a l'avantage, de pouvoir être plantée entre les rangs de cotonniers, ſucriers, caffiers, bananiers, & autres plantes, ſans leur nuire ; tandis que les autres eſpèces ne peuvent végéter concurremment avec d'autres plantes, attendu qu'elles pouſſent beaucoup de tiges rampantes, très-chargées de feuilles, qui prennent racines, occupent une très-grande ſurface de terrain, & étouffent toutes les plantes qu'elles peuvent recouvrir. Cette eſpèce a encore l'avantage de pouvoir être fouillée à quatre à cinq mois, ce qui aſſure deux récoltes par an. Les patates en ſont trés-bonnes, & les tiges fanées vingt-quatre heures font un excellent fourrage pour les bestiaux, & procurent aux vaches qui en mangent du lait abondamment.

On connoît à Madagascar deux eſpèces de patates, dont l'une, qui est la plus répandue, a des feuilles luſtrées, tandis que l'autre en porte d'aſſez approchantes de celles de la vigne. La première eſpèce est plus généralement cultivée à Soulpointe ; & M. Brugnières, botaniſte très très-inſtruit, m’a aſſuré qu’il avoit trouvé la ſeconde plus commune à la baie d’Autengil ; cette dernière y a même formé une variété remarquable par la groſſeur de ſes racines. Sa ſaveur eſt plus ſucrée ; ſa couleur est orangée dans l’intérieur comme au dehors. On appelle, autant qu'il lui en ſouvient, cette variété gambare & elle est reſervée à la nourriture des perſonnes plus aiſées : il n'eſt pas rare d'en voir du poids de ſix livres.

Il paroit que toutes ces eſpèces ont dégénéré en Eſpagne, ou elles ont été toutes tranſportées, ou bien qu'elles ne ſont réellement que des variétés : il est certain que dans la partie de ce royaume où on les cultive, on ne les connoît que par grandes, moyennes & petites patates, d'autant plus eſtimées qu'elles ont plus de volume, & que leurs tiges ſont plus frêles & déliées.


Culture de la Patate.

Nulle part la patate ne croît ſans culture : abandonnée à elle-même, elle ne pouſſeroit que des branches & des racines fibreuſes ; il faut donc, pour avoir des tubercules en quantité, & un peu volumineux, lui donner toutes les façons que la plante exige pendant qu'elle croît & mûrit. Elle est aſſujettie comme les autres végétaux à des accidens ; comme eux elle a auſſi ſes maladies, ſes insectes, ſes paraſites, qui en diminuent la récolte. Dans la culture de la patate on a deux objets en vue, la récolte des racines pour la nourriture des hommes, & celle du fourrage pour les beſtiaux. C'eſt même pour cet uſage particulier qu'on en couvre des champs d'une certaine étendue dans toute la partie de l'oueſt de Saint-Domingue. M. Moreau de Saint-Merry, ſi avantageuſement connu du public, a communiqué à la Société royale d'agriculture, dont il eſt correſpondant, des obſervations fort intéreſſantes sur la patate conſidérée ſous ce dernier rapport.

Le choix des patates pour la plantation, n’eſt pas une chose indifférente : si elles ſont groſſes on peut les couper en autant de parties qu’elles auront d’yeux, & les laiſſer reſſuer dans un endroit ſec & aéré pendant quelque jours : les petits tubercules entiers méritent la préférence ſur les morceaux, parce qu’il arrive ſouvent que ces derniers pourriſſent étant nouvellement plantés, lorſque la terre eſt trop humide, & que le ſoleil ne ſe montre que rarement dans les premiers temps de la plantation.

Nous allons indiquer deux méthodes de cultiver la patate : la première, qui conſiſte à planter sur couches les tubercules, eſt celle que pratique M. Thouin, membre de l’Académie royale des Sciences. La méthode de ce ſavant botaniſte pourra guider ceux qui voudroient eſſayer de faire quelques tentatives pour acclimater la patate dans les cantons méridionaux qu’ils habitent.

La ſeconde méthode de cultiver la patate, eſt celle qu’on ſuit dans les contrées où la plante eſt déjà naturaliſée. J’en ai conſigné les détails dans mon mémoire ſur la patate, que l’Académie royale des Sciences, Inſcriptions & belles-lettres de Toulouse a bien voulu publier dans son troiſième volume : mais ayant reçu de nouveaux renſeignements, de la part de bons obſervateurs qui ont cultivé la patate dans ſa véritable patrie, j’ai cru devoir les expoſer ici.

Patates ſur couches.

Dès la fin de février, on établit une couche de fumier de cheval, mélangé de litière & de fumier court ; on la couvre d’un lit de terre composé de terre franche, de terreau de couche conſommé & de ſable gras par égales parties, & bien mélangés, enſemble ; enſuite on place un châſſis par-deſſus, dont les vitraux doivent être diſtans de la ſurface de la terre d’environ quinze pouces. Lorſque la chaleur de la couche eſt tombée à environ vingt degré, on plante les racines de patate, & on les recouvre ſeulement d’à-peu-près deux pouces de terre, en les eſpaçant sur deux lignes en tous ſens.

Il faut que la terre de la couche ſoit plus ſèche qu’humide pour faire cette plantation, & choiſir autant qu’il eſt poſſible un beau jour : on recouvrira enſuite ces châſſis de leurs vitraux. Les racines ne doivent être arroſées que lorſqu’on s’apperçoit quelles commencent à pouſſer, & très-légèrement dans les premiers temps. Toutes les fois que le ſoleil ſe montrera sur l’horizon, & que la chaleur ſe trouvera être ſous le châſſis au-deſſus de douze degrés, on donnera de l’air en ſoulevant les châſſis ; mais il faut avoir ſoin de les fermer, & même de les couvrir de paillaſſons pendant la nuit, pour conſerver les douze ou quinze degrés de chaleur qui ſont convenables à la végétation de cette plante : quelques réchauds à la couche ſont quelquefois néceſſaires pour entretenir cette température. Les racines de patate étant ainſi cultivées, ne tardent point à pouſſer leurs tiges ; elles s’alongent de quatre à ſix pouces dans l’eſpace d’un mois, & vers la mi-mai, on doit s’occuper de les marcotter. Cette opération eſt simple : elle conſiſte à courber les branches, à les fixer avec de petits morceaux de bois à environ trois pouces en terre, & à la diſtance de huit pouces de leur fourches : bientôt elles reprennent racines & forment, de nouvelles branches qui couvrent toute la ſurface des châssis. Lorſque la chaleur de l’été eſt déterminée & que les nuits ſont devenues chaudes, on peut retirer les vitraux de deſſus les châſſis, & laiſſer les plantes en plein air ; il convient alors de les arroſer à la volée, matin & ſoir, & abondamment.

A l’époque où les marcottes ſont reprises, il convient de les ſévrer de leurs mères, en coupant avec la ſerpette l’intervalle de la branche qui ſe trouve entre la touffe principale, & la nouvelle touffe formée par la branche qui a été marcottée. On pince, à trois ou quatre yeux hors de terre, la marcotte, pour l’obliger à former des branches ; & lorsque ces branches ont pouſſé d’à-peu-près ſix pouces de long, on les arrête par leur extrémité ; enſuite on butte ces branches dans les deux tiers de leur hauteur, avec de la terre ſemblable à celle qui recouvre la couche, & on répète cette opération autant de fois que les branches s’alongent de ſix pouces, jusqu’au commencement de ſeptembre ; paſſé cette époque, on doit laiſſer croître les plantes en liberté, les arroſer ſouvent & les garantir de la fraîcheur des nuits. Tant qu’il ne ſurviendra pas de gelées, les racines de patates profiteront & augmenteront de volume ; mais ſitôt que le froid se fera ſentir, il convient de faire la récolte des racines. Alors on les lèvera avec une fourche, & on les dépoſera dans un lieu à l’abri du froid, & quatre ou cinq jours après, on les ſéparera de leurs filets. Par ce procédé de culture, M. Thouin a obtenu quelques tubercules de cinq pouces de long ſur trois de diamètre, & un très grand nombre de plus petits, leſquels ſe ſont trouvés de fort bonne qualité. Le feu roi, qui en mangeoit avec plaiſir, les fit cultiver pendant pluſieurs années.

Patate en pleine terre.

Tous les temps de l’année ſont bons dans nos colonies pour planter la patate, pourvu qu’on ait à sa diſposition de l’eau pour humecter ſuffiſamment le terrain qu’on y deſtine ; autrement il faut attendre qu’il ſoit imbibé par la pluie, & bien ameubli comme pour les autres eſpèces de plantation. On ouvre des ſillons larges d’un pied ſix pouces de profondeur, eſpacés les uns des autres d’environ un pied & demi ; ou bien on creuſe des trous de dix-huit pouces de long, de même profondeur, largeur & eſpace que les ſillons : on couche ſur la longueur des ſillons des morceaux de tiges de patate, longs d’un pied environ, en obſervant que chaque morceau ait trois nœuds, & qu’il y ait dans chaque trou un pareil morceau : on le recouvre avec la terre du ſillon ou du trou, ayant ſoin que les feuilles ſoient à la ſurface du terrain, c’eſt-à-dire qu’il n’y ait que la tige & les pétioles des feuilles d’enterrées. Il ne s’agit plus que de ſarcler les mauvaiſes herbes qui nuieroient à ſon accroiſſement, juſqu’à ce que les tiges rampantes très-chargées de feuilles aient recouvert la ſurface du terrain.

L’arroſage que cette plante demande doit être renouvelé à trois époques différentes : d’abord lorſqu’on met le plant en terre, enſuite huit à dix jours après, pour en aſſurer le développement, enfin au moment où les tubercules vont ſe former. En Eſpagne ces arroſages ſont plus souvent répétés.

Dans l’eſpace de quatre mois, les patates ordinaires arrivent à maturité dans nos îles, & on en fait la récolte à la manière des autres racines ; mais en Eſpagne on ne touche pas à celles qui occupent le terrain le moins expoſé au froid, parce que ce ſont des tiges qui doivent ſervir à la plantation future.

La bonne patate doit être ſèche & flexible : elle eſt d’autant plus médiocre qu’elle s’éloigne de ces conditions, qu’elle a une consiſtance graſſe & filandreuſe. Elle pèſe communément depuis une demi-livre jusqu’à vingt onces ; on en voit du poids de huit & dix livres. Dans les endroits où l’on peut arroſer, on fouille les patates à la houe, & l’on les replante ; mais ailleurs on les marronne, c’est-à-dire qu’on les cherche à la racine, & qu’on les enlève ſans arracher la tige, qui donne une ſeconde fois, ce qui ſe nomme patates de rejetons. On emploie auſſi pour la culture des patates, les intervalles qu’on laiſſe entre les plantations de cannes, ſoit pour les charrois, ſoit par précaution contre les incendies ; intervalles qu’on nomme diviſions dans quelques colonies, & traces dans d'autres.

Cette méthode a l'avantage d'économiſer le terrain, de multiplier les reſſources, & même dans les lieux où les rats ravagent les cannes, elle a encore un effet très-heureux ; c’eſt d’offrir à cet animal deſtructeur, une nourriture qu’il préfère à la canne, qu’on préſerve de cette manière.


Analyſe de la Patate.

La patate est revêtue d’une écorce mince & griſe ; ſa chair est de différentes couleurs, mais ordinairement d’un blanc jaunâtre ; cuite à l’eau ou ſous les cendres, elle a une ſaveur très-ſucrée, comparable à celle de nos meilleurs marrons. Cette racine, dépouillée de ſon écorce, diviſée par le moyen d’une râpe, & étendue dans une certaine quantité d'eau, ſuivant le procédé que nous avons rapporté lors de l'examen chimique des pommes de terre, annonce que les patates contiennent quatre ſubſtances eſſentielles douées chacune de propriétés particulières, ſavoir :

1°. De l’amidon ;

2°. Un véritable ſucre ;

3°. Une matière extractive ;

4°. Enfin une ſubſtance fibreuſe.

Il m’a paru inutile de déterminer les propriétés de ces parties conſtituantes, parce qu’elles varient infiniment ; mais une obſervation aſſez conſtante est que le ſucre & l’amidon ſont d’autant plus abondans dans les plantes qui en fourniſſent, que la ſaiſon a été plus favorable à leur végétation.

Il ſe peut bien que les patates qui réſultent des premiers eſſais tentés pour les acclimater, n’ayant pas encore atteint leur volume ordinaire, ne renferment pas les différens principes que nous avons retirés en examinant celles d’Amérique car les patates qui m’avaient été envoyées de Malte par M. le Commandeur Deodas de Dolomieu, & qui reſſembloient à des salſifis, n’avoient pas d’amidon, tandis que les patates de Malaga que M. de la Voiepierre a eu l’honnêteté de me procurer en aſſez grande quantité pour en étendre la culture dans les jardins publics les plus connus, m’ont donné beaucoup de cet amidon.

La patate ayant au nombre de ſes principes la matière ſucrée, elle est très-ſuſceptible de fermenter, & dans cet état elle contracte une odeur vineuſe & l’aromate de la roſe muſcate, ce qui m’engage à croire que c’eſt peut-être là un des moyens employés pour parfumer le tabac macouba ; & c’eſt auſſi cette diſpoſition de fermenter qu’a la patate, qui porte les Indiens à la faire entrer dans leurs boiſſons. On ſait qu’ils ſont grand amateurs de liqueurs vineuſes, & qu’ils en préparent avec tous les grains, qu’ils sèment, toutes les racines qu’ils cultivent, & tous les fruits qu’ils recueillent.
Conſervation de la patate.

On ſe ſert de deux moyens : le premier conſiſte à laiſſer les tubercules en terre ſans les déraciner ; elles ſe conſervent ainſi en Eſpagne pendant quatre à cinq mois, juſqu’au moment de les vendre ; mais il faut avoir ſoin de laiſſer leurs tiges toujours vertes ; ſans quoi, ſi on les coupoit ou ſi elles geloient, les racines ſeroient gâtées. Dans nos îles, les pluies ſouvent fort abondantes ne permettent pas toujours l’uſage de ce moyen de conſervation.

Le but que ſe proposent les cultivateurs Eſpagnols en ſuivant ce procédé, c’eſt de tirer plus de profit des patates en les vendant hors de la ſaiſon ; mais le plus ſouvent, c’eſt la néceſſité dans laquelle ils ſe trouvent d’y avoir recours pour la nouvelle plantation, parce que la gelée a fait périr quelquefois les patates dans le terrain deſtiné à les conſerver ; cependant il faut convenir que ces racines conſervées même avec le plus grand ſoin, ne ſont pas d’une végétation aussi vigoureuſe, & qu’elles ſe trouvent encore plus ſuſceptibles de l’influence des ſaisons. Le ſecond moyen de conſerver les patates, c’eſt de les mettre dans un endroit ſec & frais, à l’abri de l’air extérieur : ſi l’endroit est humide les patates s’échauffent, fermentent & pourriſſent, & si elles ſont très-ſaines, la moiſiſſure s’en empare, ou bien elles germent : il faut les récolter dans leur ſaiſon, & qu’elles ne ſoient point tachées, car un ſeul point de moiſiſsure ſuffiroit pour faire gâter toutes les autres.

Les patates ſe conſervent difficilement dans notre climat, à cauſe des longs hivers, ſouvent froids, & plus ſouvent encore humides ; les plus petits tubercules ſe gâtent les premiers, ainſi que ceux qui ont été meurtris ou endommagés lors de leur levée de terre : il faut les étendre ſur des planches couvertes de deux pouces de ſable fin dans un endroit inacceſſible au froid, & les recouvrir d’un lit de ſable de même épaiſſeur, en les arrangeant de manière à ce qu’elles ne ſe couchent point. On apporte continuellement des ports des îles dans ceux de France des patates qui ſe trouvent très-bien conſervées ; les procédés ſont de les mettre dans un baril avec de la cendre, ou de les embarquer le jour même qu’elles ont été récoltées, en les plaçant dans des tonneaux, au bout deſquels on fait faire pluſieurs trous de tarrière pour y établir un courant d’air ; on en a même mangé qui étoient venues de cette ſeconde manière de Saint-Domingue à Nantes, après une traverſée d’hiver de 83 jours.


Uſage des plantes pour l’homme.

Privé de la quantité de patate qu’il me falloit pour vérifier par moi-même & en grand, s’il étoit poſſible, en appliquant le procédé de la planification des pommes de terre, d’en préparer du pain & du biſcuit de mer, ſans mélange de grains, je n’ai pu me livrer à ce genre d’eſſai. En manifeſtant les vœux que je formois pour que ce travail fût ſuivi dans nos colonies, j’ai appris avec grand plaiſir tout le ſuccès qu’a eu M. Gerard, Médecin au Cap François, & que ce nouveau triomphe de la Chimie utile y avoit été marqué par des tranſports de la plus vive reconnoiſſance. Le pain de patate adreſſé au Miniſtre de la marine a été trouvé fort bon.

Depuis ce moment, M. de la Haye a fait une heureuſe application du même procédé à des ſubſtances farineuſes qu’on n’avoit pas encore oſé produire ſous cette forme après plusieurs tentatives infructueuſes, telles que les ignames, les tayeaux, les bananes & les giraumons.

Mais les patates, comme les pommes de terre, réuniſſent tant de bonnes qualités en ſubſtance qu’il n’eſt pas néceſſaire de les décompoſer pour les ſoumettre enſuite aux tortures de la boulangerie, & leur concilier les propriétés d'une nourriture agréable, ſaine & commode : ce ſont bien les racines les plus exquiſes que nous connaiſſions. Toutes les relations des voyageurs ne tariſſent point ſur leur compte. Le père Labat entre autres, dit qu'on eſtime cette plante ſi bonne & ſi ſaine, qu'il eſt paſſé en proverbe que ceux qui reviennent en Europe après avoir mangé des patates, retournent aux iles pour en manger encore ; & plus de cent-vingt mille nègres dans une partie de Saint-Domingue font de la patate leur nourriture ordinaire pendant pluſieurs mois de l’année.

Les cultivateurs Eſpagnols qui ſont pauvres, mangent les patates, tantôt crues & ſans apprêt, tantôt cuites dans l’eau où ſous les cendres : les plus aiſés & les moins pareſſeux en préparent des mets délicieux. Ils coupent les racines par tranches, qu’ils aſſaiſonnent de vin, d’eau de roſe, de ſucre & de cannelle, ou bien de vinaigre, d’huile, &c. Quelquefois lorſqu’elles ſont nouvellement récoltées, on les confit dans du ſucre, pour s’en servir au beſoin : ſouvent enfin on les fait ſécher à l’air libre avant qu’elles ne commencent à ſe gâter. Les patates, en un mot, peuvent ſe prêter à toutes les formes que le luxe de nos tables a imaginées.

Dans les colonies, on mange la patate bouillie ſimplement avec du ſel où avec un peu de viande ſalée ; on la rôtit ſous la cendre & au four : on l’écraſe pour en faire, avec du beurre ou du ſaindoux, une eſpèce de purée très-épaiſſe, appelée mignan, dont on fait des boulettes.

En Eſpagne on conſomme une partie des patates qu’on récolte, & on vend l’autre aux capitaines des vaiſſeaux marchands des provinces maritimes, qui les exportent dans les autres ports voisins. Les plus eſtimées ſont celles que l’on cultive ſur une des côtes de Malaga : elles ſont d’un ſi grand rapport, que dans un ſeul petit endroit voisin de la ville de ce nom, il s’en débite pour cinquante mille livres. On les vend auſſi aux marchands de l’intérieur du royaume.


Uſage des patates pour les animaux.

Tous les animaux aiment la patate, mais ce n’eſt pas ſous forme de tubercules qu’on la leur donne : dans toutes les parties de l’ouest de Saint-Domingue, ils ſont nourris avec la tige & la feuille de cette plante. La conſommation qui ſe fait à cet égard a produit auprès des villes & bourgs des établiſſemens dont l’objet unique est la patate comme fourrage, ou bois-patates, car c’eſt ainſi qu’on appelle la tige garnie de ſes feuilles.

Dans ce pays, où la nature eſt perpétuellement en végétation, on fait par an juſqu’à quatre coupes de ce fourrage, en ſupposant que l’on réuniſſe à une excellente terre les ſecours de l’arroſement, ceux de la ſaiſon, & qu’on ait multiplié les ſarclages. M. Moreau de Saint-Merry obſerve que quatre arpens meſure de Paris, d’un excellent terrain, peuvent donner pour chaque coupe 36 milliers de ce fourrage.

Le fourrage ou le bois-patate ſe vend par paquets, qui, dans les temps ordinaires, pèſent 40 livres : un cheval ne peut être bien nourri qu’avec quatre paquets ; il en faut 3 au mulet, & moins de 2 à un âne : mais on doit avoir la précaution avant de leur donner ce fourrage, de le laiſſer au ſoleil pendant une journée, dans la crainte qu’il ne les relâche s’il étoit donné plus tôt ; mais il a beaucoup de propenſion à fermenter, ce qui fait qu’on ne le coupe qu’à meſure du beſoin. On ſent bien que les tubercules de la plante, cultivée ainſi, ſont toujours menus & peu nombreux : elle eſt aſſez vivace pour durer ſix à ſept ans.


Obſervations.

La patate, déja naturalisée chez les Eſpagnols, n’a, plus qu’un pas à faire pour l’être dans nos provinces méridionales, M. Moreau de Saint-Merry cite pour appuyer cette opinion, l’exemple de la Louiſiane, où la patate a non-ſeulement réuſſi, mais même acquis une ſorte de perfection, si on veut la comparer à celle de nos Antilles ; elle y est plus groſſe & plus ſucrée, & ſemble y avoir trouvé un climat qui lui eſt ſingulièrement analogue.

Déjà M. Thouin a eſſayé ma culture de la patate en pleine terre au jardin du roi, en mettant les tubercules dans des pots, & tranſplantant leurs boutures dans le courant du mois de juin, à des expoſitions chaudes & dans des terrains incultes, qui ayant été garantis pendant 15 ou 20 jours, ont parfaitement repris & pouſſé avec vigueur juſqu’à l’automne ; enfin des graines de patates rouges qui lui avaient été envoyées de Saint-Domingue, ayant été ſemées au printemps, aux environs de Tours, dans un jardin expoſé au midi, produiſirent des plantes qui fournirent d’aſſez groſſes racines.

D’après ces renſeignements, il eſt plus que probable que la culture des patates réuſſiroit dans pluſieurs de nos provinces méridionales, telles que la Corſe, la Provence, le Rouſſillon, & dans les environs d’Hyères. Cette plante a pouſſé des pieds très-vigoureux chez M. de Ladebat à Bordeaux ; elle annonçoit également les plus belles eſpérances au jardin du Roi, à Montpellier & à Toulouſe, ou MM. Brouſſonet & Puymaurin fils l’ont fait paſſer, pourvu qu’elle ait pu résiſter au froid du 31 décembre dernier, qui dans ces endroits a été de 9 degrés. Quoique cette plante paroiſſe exiger au moins une continuité non interrompue de 15 degrés de chaleur pendant ſix mois, on pourroit de proche en proche, avec des ſoins, l’habituer parmi nous & la rendre moins délicate pour le froid ; il faudroit préférer d’abord pour la plantation, les racines déjà acclimatées dans le royaume de Valence, parce que la température de ce lieu eſt moins différente de la nôtre que celle des autres parties du monde, & tirer la graine pour la la ſemer ; car on a remarqué qu’il eſt plus facile de naturaliſer les plantes par la voie des ſemis que de tout autre manière.

Que de végétaux ſauvages ou cultivés dans toutes les parties du nouveau monde, dont on pourroit enrichir notre hémiſphère ! Tant de plantes qui figurent aujourd’hui dans nos champs, dans nos potagers & nos jardins ont ſi bien réuſſi ! Combien de plantes utiles à la médecine & aux arts que l’Aſie & l’Afrique sont en poſſeſſion depuis long-temps de fournir à la France, que nos colonies pourroient également cultiver & ajouter à leur commerce ! Profitons des ſuccès que les Anglois ont déjà obtenus de pareilles tentatives, & ſuivons leurs conſeils & leurs exemples. N’imiterons-nous jamais que les ridicules de cette nation ?




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