Traité sur la culture et les usages des pommes de terre/Chapitre III

Antoine Parmentier
Chapitre III - Des Pommes de terre considérées relativement à la nourriture


juste de les conſidérer sous leurs rapports alimentaires.




CHAPITRE III.


Des pommes de terre considérées relativement à la nourriture.


Entre les ſubſtances végétales, les plus convenables à la nourriture & à ſervir de ſupplément aux grains, les pommes de terre méritent d’occuper le premier rang : c’eſt ce double avantage qui m’a attaché à en développer toutes les reſſources.

Pour diſpoſer ces racines à devenir un aliment pour l’homme, il faut les ſoumettre à la cuiſſon, c’eſt-à-dire, réunir leurs parties conſtituantes iſolées dans l’état naturel, pour ne plus former qu’un tout homogène, que l’aſſociation de quelques grains de ſel, de très-peu de beurre, de graiſſe, de lard, de crême ou de lait, ſuffit pour en faire un comeſtible agréable & ſalutaire : mais cette opération, toute ſimple qu’elle ſoit, n’eſt pas toujours praticable, ni aſſez économique en grand, lorſqu’il s’agit d’en nourrir des beſtiaux, auxquels les pommes de terre peuvent être adminiſtrées crues avec un égal ſuccès.



Article premier.


Cuiſſon des pommes de terre.



Il importe d’opérer leur cuiſſon de manière à les rendre moins fades qu’elles ne ſont ordinairement ; point eſſentiel pour les habitans des contrées qui font de ces racines la baſe de leur nourriture : mais le véritable moyen à employer pour parvenir à ce but, n’eſt pas généralement pratiqué, malgré la ſimplicité de ſon exécution.

Si l’eau en bouillant ſur des corps ſapides augmente ou intervertit leur ſapidité, il n’en eſt pas de même des effets qu’elle produit, relativement à ceux dans leſquels les parties savoureuſes ne ſont pas abondantes. Ce fluide, en ſe chargeant d’une petite quantité de matière extractive, & ſe ſubſtituant à la place, les réduit par la cuiſſon à une extrême fadeur, ſans diminuer ſenſiblement de leur poids.

Cette obſervation applicable à toutes les ſubſtances végétales charnues, & particulièrement aux pommes de terre, me fait blâmer depuis long-temps la méthode ſi défectueuſe, & malheureuſement trop commune, de les cuire à grande eau dans des vaſes découverts & à gros bouillons ; méthode qui concourt à leur donner pour l’aſpect & le goût une qualité inférieure à celles qu’elles ont étant cuites ſous les cendres ou dans le four : elle empêche en outre de pouvoir ſaiſir le moment de leur véritable cuiſſon, puiſque les pommes de terre qui occupent le fond, ſont crevées & en bouillie, lorſque celles de la ſuperficie ont encore trop de fermeté.

J’ai donc préféré d’indiquer, pour cuire les pommes de terre de les mettre dans un vaſe avec un peu d’eau, & de le fermer exactement, parce que l’eau venant à ſe réduire en vapeur, eſt retenue, refoulée ſur les racines, les baigne & les échauffe de manière que chaque tubercule cuit doucement dans ſa propre humidité, ſans que ſes parties conſtituantes ſoient bouleverſées par le mouvement de l’ébullition. Les pommes de terre ſont alors plus savoureuſes. On peut au ſortir du chaudron, pour leur donner encore plus de délicateſſe, les expoſer un moment ſur le gril, ce qui achève d’exhaler l’eau ſurabondante, augmente leur ſaveur, & leur donne ce petit goût riſſolé qui rend la méthode de cuire ſous la cendre ſupérieure à toutes les autres : il eſt fâcheux ſeulement qu’elle ſoit toujours embarraſſante & impraticable en grand.

Inſtruit du vœu que je formois de voir renoncer à la manière de cuire les pommes de terre à grande eau, M. Saint-Jean de Crevecœur m’apprit que l’expérience des Américains juſtifioit ma propoſition, & que le moyen qu’ils employoient pour cuire les pommes de terre étoit préciſément celui que j'indiquois, l'intermède de l'eau. Il eut la complaiſance de me faire conſtruire une marmite pareille à la leur. J'ai cru devoir y ajouter quelques changemens, pour la rendre encore plus commode & plus généralement utile. Elle présentoit trop d'avantages pour ne pas mériter l'attention d'une compagnie ſavante, vouée, par ſon inſtitution, à l'utilité publique, & la Société royale d'agriculture l'a fait graver dans le Trimeſtre de printemps I786. Comme la pomme de terre eſt la plante à la cuiſſon de laquelle cet uſtensile économique convient le plus particulièrement, je vais en développer quelques effets.


Marmite à cuire les pommes de terre.


La marmite dont ſe servent les Américains conſiſte dans une chaudière deſtinée à recevoir l’eau, en un tamis qui ſe trouve à la ſurface de cette eau, & ſur lequel on place les pommes de terre, & en un couvercle ſervant à fermer la marmite, qui eſt ſur le feu ; l’eau entre bientôt en ébullition, & les racines cuiſent à la vapeur.

Mais j’ai cru devoir disposer ce chaudron de manière à ce qu’il entre dans le fourneau, & que le rebord poſe ſur celui du fourneau : une cheminée aboutit par ſon orifice ſupérieur au niveau du fourneau. Cette diſpoſition ménage le combuſtible, concentre la chaleur, & hâte l’ébullition. J’ai ſubſtitué auſſi au tamis de crin, une cucurbite en fer blanc percé de trous, garnie de deux mains recourbées extérieurement, & c’eſt cette cucurbite, exactement fermée, qui reçoit les racines.

Il seroit poſſible de rendre cette marmite plus économique encore, en plaçant la boîte de fer blanc troué qui la ſurmonte, au-deſſus d’autres vaſes d’ouverture égale, & en faiſant cuire les viandes, le poiſſon, & généralement toutes les ſubſtances dont on veut extraire quelques principes, ſans employer plus d’eau, de -temps & de feu ; on pourroit même avoir dans ſon ménage deux boîtes de fer blanc, & les adapter alternativement pour cuire ce qu’on déſireroit, ſans avoir beſoin de déranger la marmite de deſſus le fourneau, ſans refroidir le fluide dont la vapeur ſeroit néceſſaire : enfin il ſeroit facile de donner à cette marmite toutes les grandeurs & les formes que le beſoin ou le luxe des tables rendroient néceſſaires. Le ſieur Drapé, maître chaudronnier à Paris, rue de Grenelle, vis-à-vis la fontaine, eſt celui qui m’a paru le mieux entendre ce genre de conſtrucion.


Effets de la marmite.


Les pommes de terre placées dans la boîte percée de trous qui ſurmonte la chaudière, ne perdent abſolument rien de leur ſaveur : ces racines, plongées dans un nuage brûlant, ſont échauffées de tous côtés ; leurs parties conſtituantes, iſolées dans l’état naturel, ſe réuniſſent, ſe combinent de plus en plus ; acquièrent de la molleſſe & de la flexibilité, d’où réſulte ce qu’on nomme la cuiſſon, pendant laquelle il ne s’eſt évaporé qu’un peu d’humidité qui tourne encore au profit de la ſaveur. N’étant pas refroidies, elles ſe pèlent plus aiſément, conſervent la qualité farineuſe qui leur appartient, & peuvent demeurer chaudes auſſi long-temps que l’on veut, ſans aucun inconvénient.

Toutes les ſubſtances végétales aqueuſes, acquièrent, au moyen de cette vapeur de l’eau bouillante, la même ſupériorité ; elles ſont tout à-la-fois fermes & tendres ; la carotte, les navets, le ſalſifis, l’oignon, ſont plus savoureux que cuits à grande eau ; l’aſperge eſt plus verte ; & l’artichaut plus blanc ; la betterave, qu’il faut laiſſer ſi long-temps au four ou ſous les cendres, eſt cuite en moins de trois heures ; les épinards, les oſeilles, les chicorées, que des ébullitions réitérées réduiſent à l’état de ſquelette fibreux, ſont plus nourriſſans & plus ſapides. Enfin les variétés de choux, les cardons ſont moins filandreux ; on a même l’avantage de les cuire enſemble ſans qu’il ſe communiquent de leur ſaveur, ce qui peut procurer ſur-le-champ plusieurs eſpèces de mets auſſi bons que leur qualité première peut le comporter ; il ne s’agiroit que de réunir ceux qui auroient une même manière de cuire.

Les fruits charnus, tels que les pommes & les poires, ſe cuiſent promptement à la vapeur de l’eau bouillante ; ceux qui ſont plus ſecs ne ſe cuiſent pas moins bien ; & la châtaigne eſt excellente cuite par ce procédé. Leur ſurface, il eſt vrai, ne sauroit être riſſolée, comme ſi ces fruits étoient expoſés à une chaleur ſèche.

Pour étendre l’application de la marmite à toutes les parties des végétaux, j’y ai expoſé des haricots verts & blancs, des pois ; des fèves dans leur nouveauté, & je me ſuis apperçu que ces légumes frais pouvoient également cuire par ce moyen, mais qu’au sortir du feu il falloit leur donner les différens accommodages qui leur conviennent, parce qu’en les laiſſant refroidir, ils ne tardoient point à ſe ſécher, particulièrement à la ſurface, & à perdre de leur molleſſe.

La morue deſſalée au point où il le faut pour la cuire, contracte, étant expoſée à la vapeur de l’eau bouillante, beaucoup de fermeté & de blancheur. Tout poiſſon qu’on ne veut ni griller, ni cuire au court-bouillon, peut être traité de cette manière. Enfin les œufs frais, en trois à quatre minutes, acquièrent l’état où on deſire qu’ils ſoient pour les manger à la coque.

Il résulte du peu de temps, que les fruits, les ſemences, les plantes & les racines mettent à cuire dans cette marmite une nouvelle preuve de cette propoſition, que la vapeur de l’eau en ébullition a, au moins ſur les ſubſtances végétales & animales, une action égale à celle de l’eau bouillante elle-même qui leur eſt appliquée immédiatement ; mais elle a une foule d’avantages.


Avantages de la marmite.


Quand bien même les avantages de la marmite ſe borneroient à ceux qui viennent d’être énoncés, cet inſtrument n’en ſeroit pas moins néceſſaire dans l’économie domestique, pour cette claſſe d’hommes habitués à ne pas déguiſer par divers aſſaiſonnemens les préſens de la nature, & à n’y chercher que leur ſaveur naturelle ; mais elle deviendra d’un uſage indiſpenſable, ſi c’eſt le seul moyen de rendre toutes ſortes d’eaux propres à la cuiſſon de beaucoup d’alimens.

Car, il en eſt des pommes de terre, comme des autres racines potagères & des ſemences légumineuſes ; la nature de l’eau influe d’une manière plus ou moins marquée ſur leur bonne cuiſſon ; Or, comme ce fluide en vapeur n’enlève rien de ſa crudité, que dans cet état ce n’eſt que de l’eau diſtillée, l’eau de puits pourroit convenir à leur uſage. Ainsi les cantons qui ſe plaignent avec raiſon de cet obſtacle à la bonté de leurs légumes, recueilleroient, au moyen de la marmite, tous les avantages dont jouiſſent les habitans des endroits favoriſés d’une bonne eau de rivière ou de fontaine.

D’après ce principe, confirmé par des expériences ſans nombre, on doit bien préſumer qu’il n’y a pas juſques à l’eau de mer qu’on ne feroit également ſervir à la cuiſſon des légumes frais, des racines, des fruits & du poiſſon, puiſque la vapeur qui s’en élève, n’eſt ni ſalée, ni âcre, & qu’elle eſt ſemblable à l’eau diſtillée. On pourroit peut-être par ce moyen offrir une reſſource de plus aux matelots, & diminuer l’effet des ſalaiſons, ſans qu’il ſoit néceſſaire d’augmenter la conſommation de l’eau douce.


Obſervations.


Comme les pommes de terre ſont ſuſceptibles de cuire plus ou moins promptement suivant le terrain, les eſpèces & la groſſeur des tubercules, il faut toujours avoir la précaution de les aſſortir autant qu’il eſt poſſible, ſoit pour la qualité, ſoit pour le volume, parce qu’il arriveroit ſouvent que l’une auroit atteint le degré de cuiſſon desiré, tandis que l’autre s’en trouveroit encore éloignée : il convient encore de ne les faire cuire qu’à mesure du beſoin, car du jour au lendemain elles ſe pèlent difficilement, & ne paroiſſent plus auſſi farineuſes.

Tout en développant les effets & les avantages de la marmite à cuire les pommes de terre, mon intention n’eſt pas d’en admettre excluſivement l’uſage, & de proſcrire par conſéquent la cuiſſon à grande eau. Il y a des matières végétales dont il faut extraire par des décoctions répétées ce qu’elles ont de mal-ſain, ou bien qu’on eſt obligé de ramollir par l’application de l’eau en maſſe, ſans quoi il ne ſeroit guère poſſible de les cuire, ni d’en former un comeſtible salutaire : alors on ne ſauroit trop employer de véhicule.

Dans la vue de multiplier les avantages de la marmite dont il s’agit, j’ai entrepris une ſuite d’expériences dont le réſultat ne me paroît pas encore aſſez utile pour pouvoir en rendre compte. Je me bornerai à faire ſentir d’avance, que toutes ſubſtances auxquelles on a ſouſtrait le principe aqueux ſurabondant, ou qui ſont naturellement ſèches, étant ſoumiſes à la vapeur de l’eau bouillante, ne pourroient acquérir le degré de molleſſe & de flexibilité, en quoi conſiſte la cuiſſon, ſi on ne leur reſtituoit, ou qu’on ne leur donnât l’humidité dont elles ont beſoin pour en devenir ſuſceptibles.

J’ai donc cherché à m’aſſurer ſi en laiſſant macérer dans l’eau pendant douze heures des graines légumineuſes ſèches, telles que les haricots, les groſſes fèves & les pois, elles deviendroient ſuſceptibles de ce genre de cuiſſon. Je me suis apperçu qu’en effet on pourroit y parvenir par ce moyen.

J’ai été auſſi bien empreſſé d’appliquer la marmite à la cuiſſon du riz, mais les tentatives que j’ai faites n’ont été couronnées d’aucun ſuccès : ce grain mouillé & expoſé long-temps à la vapeur de l’eau bouillante, ne ſe gonfle ni ne ſe crève, mais il acquiert une molleſſe aſſez ſèche pour être enveloppé de papier ſans le mouiller. C’eſt vraiſemblablement ſous cette forme qu’il ſert de pain aux Chinois, & à tous les peuples qui en font la baſe de leur nourriture.

Ces différens moyens ont beſoin d’être repris & continués plus attentivement encore par les citoyens occupés de tout ce qui a rapport à la marine : ils épargneroient peut-être dans les voyages de long cours, la conſommation de l’eau douce, & préſerveroient des suites pernicieuſes de l’usage des grandes marmites, tapiſſées ordinairement dans l’intérieur d’une couche épaiſſe de verd-de-gris, occasionnée par la négligence & le long ſéjour de mets humides & gras.

Enfin le procédé de cuire les pommes de terre à la vapeur de l’eau bouillante, peut s’exécuter facilement ſans la marmite dont il s’agit. Il ſuffit que le vaiſſeau qui contient les objets ne touche point à l’eau, & que la vapeur de ce fluide en ébullition y arrive fort chaude : ce vaiſſeau pourroit bien être tout ſimplement un panier d’oſier qui entreroit dans une marmite à quelque diſtance du fond & des parois quand les pommes de terre ſeroient cuites, on pourroit les retirer au moyen de deux anſes auſſi d’oſier attachés au rebord du panier. Déja nos femmes de marché vendent ces racines comme les châtaignes, après les avoir fait cuire à la vapeur, de l’eau, au moyen d’une claie ou d’un grillage placé au-deſſus de l’eau dans le chaudron garni d’un couvercle qui ferme exactement.


Article II.


Pain de pommes de terre.



La poſſibilité entrevue par les Irlandois dès I740, de transformer les pommes de terre en pain, c’eſt-à-dire d’augmenter la maſſe de celui qu’on prépare avec la farine de différens grains, a eu de nos jours une vogue étonnante ; chacun a prétendu au mérite de l’invention, & tout le monde a cru réellement que ces racines, confondues dans la pâte ordinaire, avoient diſparu à la faveur du pétriſſage de manière à ne préſenter après la cuiſſon qu’un tout homogène parfaitement levé, en un mot un véritable pain.

Mais cette diſparition n’a pas plus le droit de nous ſurprendre que ce phénomène que nous avons ſouvent ſous les yeux, lorſqu’on aſſocie par exemple avec la farine de froment, des fruits pulpeux, tels que le potiron, la citrouille, les tiges herbacées des racines charnues, toutes ſubſtances qui, ſans être farineuſes, pas même mucilagineuſes, peuvent, à l’inſtar de nos tubercules s’aſſimiler à la pâte du froment. Doit-on conclure, comme on l’a fait, que ces ſubſtances ont été changées en pain, ou bien qu’en doublant & triplant la maſſe panaire, la faculté nutritive ait reçu un pareil accroiſſement ?

Quelques renſeignemens pris dans la ſomme des réſultats, ſoit du côté de l’analyſe des pommes de terre, ſoit relativement au déchet qu’elles éprouvent après leur converſion en pain, ou bien enfin par rapport au degré alimentaire de ce même pain, comparativement à celui ſans mélange, auroient dû deſſiller les yeux ſur cette prétendue métamorphoſe, & apprendre que ſi la nature a refuſé aux pommes de terre toutes les propriétés panaires ; comme elle les a prodiguées au froment, il a fallu que l’art les créât pour obtenir cette eſpèce de triomphe ; qu’enfin il ſeroit déraiſonnable d’exiger qu’une racine très aqueuſe produisît autant d’effets nutritifs qu’une ſemence ſèche, qui, pour agir en qualité d’aliment, a beſoin d’être recombinée avec l’eau.

Mais ſéduit par un zèle aſſurément bien louable, on s’eſt flatté que le ſupplément découvert dans ces racines offroit encore un grand moyen d’économie, & d’enthouſiasme qu’il a d’abord excité, n’a fait que renchérir encore à l’égard des avantages que l’on pouvoit en retirer. N’ayant épargné ni temps ni dépenſe pour multiplier les eſſais & apprécier à ſa juſte valeur une reſſource trop vantée par les uns & trop déprimée par les autres, je crois avoir acquis le droit de prononcer.

Ainsi, après avoir payé le tribut d’éloges aux citoyens éclairés qui ont cherché à employer les pommes de terre ſous des états variés, & à des doses différentes dans la composition du pain de froment, je ferai remarquer que ces racines ne contiennent réellement qu’un tiers de leur poids de matière nourricière comparable à la farine, & que le ſurplus n’eſt que de l’eau de végétation, qui, dans la fabrication de la pâte, fait les fonctions d’eau de pétriſſage, & qui en partie s’évapore au four durant la cuiſſon : or quoiqu’on ſe ſoit flatté d’être parvenu à introduire dans la pâte des différens grains les pommes de terre à parties égales, je déclare qu’elles n’y ont jamais entré que dans les proportions d’un tiers au plus, parce que toujours on a dédaigné de mettre en ligne de compte la maſſe plus ou moins conſidérable de levain employé, dont le poids équivaut ordinairement à celui de la farine, d’où il ſuit qu’en défalquant l’eau conſtituant ces racines, & les réduiſant à l’état ſolide des grains, elles n’y exiſtent par le fait que pour un huitième, ce qui prouve que l’économie tant vantée n’eſt nullement en raiſon du ſupplément ; que j’ai été autoriſé à établit autrefois que s’il falloir deux livres de pain à un homme par jour, il étoit néceſſaire qu’il mangeât ſix livres de pommes de terre environ pour obtenir le même effet. Ainſi pour que la faculté nutritive des pommes de terre balançât celle du froment dans une livre de pain mélangé, il auroit fallu joindre à ſix onces de farine, dix-huit onces de ces racines : or, cette proportion des trois quarts rendroit difficile & même impoſſible la manutention, parce que l’eau conſtituante la pomme de terre étant trop abondante, relativement à la quantité de matière farineuſe à absorber, la pâte, alors trop molle, n’offriroit plus aſſez de réſiſtance à la fermentation, & ne produiroit plus qu’un pain gras & humide.

Mais en ſuppoſant que la pomme de terre ſous forme de pain ſoit tout à-la-fois un ſupplément & une économie, les différens procédés, par l’embarras & les dépenſes de leurs manipulations, feroient bientôt évanouir ce double avantage. Les uns, en prescrivant de râper les pommes de terre crues, & de les employer ainsi ſans rien perdre de leur ſuc & de leur parenchyme, n’obtiennent qu’un pain compact & de mauvais goût, les autres, en les coupant par tranches, les portant au four, & enſuite au moulin pour les réduire en farine, ne produiſent que des maſſes lourdes, plus embarraſſante encore, mais moins défectueuſe, conſiſte à laver les pommes de terre, à les cuire, à les peler, à les délayer dans l’eau, à les paſſer à travers un tamis, à ajouter cette eau épaiſſie pour pétrir la farine, d’où il réſulte un pain paſſable ; mais ce pain revient plus cher que s’il étoit compoſé de farine pure, & nourrit un tiers de moins.

On ne peut ſe diſſimuler que ſi ces eſſais plus ou moins défectueux n’avoient pas toujours été conidérés comme des ſimples tentatives du moment, leur uſage continué & appliqué en grand n’eût fatigué, découragé le zéle de ceux qui les ont propoſés avec le plus d’acharnement ; on s’eſt borné à préparer pendant pluſieurs jours quelques livres de pain de pommes de terre, & ce pain a été trouvé plus ou moins ſupérieur, relativement au pays où on le fabriquoit, & à la qualité de pain qui lui ſervoit d’objet de comparaiſon. Ainsi fabriqué, par exemple, dans un des cantons de la Bretagne, & comparé au pain de ſarraſin, il paroîtroit ſuperbe, lorſque ce pain mis à côté du beau pain blanc de froment, lui eſt très-inférieur.

Tant qu’on s’obſtinera donc à chercher dans les pommes de terre ſous forme de pain, mélangé ou non, une reſſource précieuſe pour toutes les claſſes dans les circonſtances malheureuſes, on ſe trompera, parce que, quoique nous ſoyons parvenus à en abréger infiniment les manipulations, nous ne penſons pas que les habitans des villes puiſſent jamais en tirer un parti avantageux pour leur subſiſtance journalière : les cultivateurs en revanche y trouveroient non-ſeulement un ſupplément, mais encore une économie. Cette obſervation développée ſervira à faire voir que les auteurs qui ont écrit pour ou contre le pain de pommes de terre, n’ont apperçu ni ſes avantages réels, ni ſes inconveniens : tâchons de les expoſer ſans prévention ; nous n’avons aucun intérêt de déguiſer la vérité.


Inconvéniens des pommes de terre ſous forme de pain.


La pomme de terre cuite & réduite à l’état de pulpe, ſelon le procédé ordinaire, mêlée enſuite pour un tiers à la farine de froment, augmente tellement l’effet mécanique de la matière glutineuſe, contenue dans ce grain, que la pâte bouffe beaucoup en levant ; ensorte que le pain après la cuiſſon eſt d’une légèreté extrême, tient peu dans l’eſtomac, & paſſe très rapidement dans les ſecondes voies : auſſi les habitans du pays de Vaud, qui ont mangé beaucoup de pain mélangé dans les proportions & ſous la forme mentionnées, ſe ſont plaints qu’ils s’en raſſasioient difficilement. Mais quand cet inconvénient ceſſeroit d’exiſter en rendant la pâte plus ferme & augmentant les proportions des pommes de terre, il ne ſeroit pas moins vrai que le pain qui en proviendroit ne pourroit remplacer dans tous les temps comme on s’en eſt flatté, une partie des grains avec leſquels on le fabrique, puiſque nous ne pouvons jouir de ces racines plus de ſix mois de l’année, après quoi, il n’eſt guère poſſible d’en conſerver que de petites proviſions pour la table. Alors l’homme habitué à l’uſage de ce pain ſeroit donc privé la moitié de l’année d’une même qualité de nourriture qu’il lui faut tous les jours, & forcé de paſſer alternativement d’une nature de pain à l’autre, il seroit expoſé à quelques inconvéniens.

D’un autre côté, les boulangers des villes ne ſont nulle part logés pour tenir en réſerve la quantité de ſeptiers de pommes de terre qui leur ſeroit néceſſaire s’ils s’adonnoient à ce genre particulier de fabrication ; trois ſacs de ces racines ne repréſentent qu’un ſac de bled, ils ne ſe manœuvrent pas auſſi aiſément, & occupent par conſéquent trois fois plus de place. On peut pendant l’hiver oublier ſes grains & ſes farines au grenier, mais ſi les pommes de terre ne ſont pas ſurveillées, elles vont geler ou germer ſelon la température. La saiſon eſt-elle rigoureuſe, comment s’en approviſionner à mesure de la conſommation ? les gens de la campagne ſe gardent bien alors d’en expoſer ſur les marchés. Si les boulangers ſe déterminent à les y envoyer chercher, elles ſont surpriſes en route par le froid ; & ſi à leur arrivée le temps s’adoucit, quel embarras pour eux, quel danger pour les matières ſerrées à côté ! les pommes de terres mouillent les sacs en inondant tout le magaſin.

Suppoſons à préſent que tous ces inconvéniens ſont prévus par un achat fait à-propos, & par un local favorable ; le boulanger qui ne peut vivre de ſon état à moins qu’il ne cuiſe un certain nombre de fournées, ne parviendra jamais à en faire aſſez de pain de pommes de terre dans le même cercle de temps : l’opération de cuire ces racines, de faire lever la pâte & de la laiſſer ſéjourner au four, en exige au moins le double que pour le pain ordinaire.

Le citadin ne peut & ne doit donc voir dans le pain de pommes de terre qu’un aliment de fantaiſie, qu’il ne faut jamais eſpérer d’introduire dans le commerce de la boulangerie, ni l’aſſimiler pour le prix à aucun autre pain. S’il veut en faire uſage par goût ou par régime, qu’il le commande & le paye au boulanger ce que celui-ci exigera raiſonnablement. La moindre dépenſe du riche, & la plus forte du pauvre, eſt le pain.


Avantages des pommes de terre ſous forme de pain.


C’eſt particulièrement aux fermiers environnés de terrains couverts de pommes de terre que ces racines ſous forme de pain procureront tous les avantages qu’on leur a attribué indiſtinctement, ſi, aprés une mauvaiſe récolte, ils étoient menacés d’une diſette prochaine de grains, ils pourroient, dès le mois de ſeptembre, commencer à jouïr de ce ſupplément, en envoyant au champ déterrer le matin un demi-ſac de pommes de terre pesant 110 liv., qui, tous frais de culture payés ne leur reviendroit pas à 15 ſous, & l’ajouter par parties égales à la fournée. Le temps eſt à eux, peu leur importe qu’il faille quelques heures de plus ; ils ne cuiſent qu’une fois la ſemaine, & en général ils ſont maîtres du four. L’emplacement favoriſe encore l’usage, de ce ſupplément ; il permet la conſervation en grand des pommes : de terre : ſont-elles menacées d’être détériorées par quelques intempéries, ils ont ſous la main du foin & de la paille, des celiers, des cuves & des hangards, pour les garantir du chaud ou du froid, des bras pour les remuer, & des animaux pour conſommer le ſuperflu de la proviſion ; enfin ils épargnent beaucoup de frais de main-d’œuvre & de tranſport, qui dans certains temps, doublent & triplent le prix d’achat des matières premières qu’on amène à la ville.

D’ailleurs, ſi le froment & le ſeigle, enſemble ou séparément, donnent d’excellent pain ſans avoir beſoin d’y rien ajouter, il s’en faut que l’orge, l’avoine & le ſarraſin, le millet, les pois, les fèves, les veſces, &c. dont on prépare le pain dans les campagnes de pluſieurs cantons du royaume, offrent un auſſi bon résultat ; il eſt conſtamment lourd, compact & de mauvais goût.

Dans ce cas, l’aſſociation des pommes de terre à parties égales, apporteroit des changemens heureux à tous ces réſultats, en donnant plus de liant & de viſcoſité à la pâte, en favoriſant le mouvement de fermentation, en affoibliffant & même en détruiſant ce goût déſagréable, particulier à chacun de ces pains, avantage précieux pour des cantons entiers qui ne conſomment que ces ſortes de grains, parce qu’ils les ont au plus bas prix, ou qu’ils penſent que leur ſol n’eſt propre qu’à ces cultures, Ce seroit donc en faveur de leurs habitans, un moyen d’épargner ſur la quantité de grains, & d’obtenir une amélioration dans la qualité.

Le pain de pommes de terre offre en outre aux habitans des campagnes une forme de plus pour rendre l’aliment de ces racines plus ſubſtantiel &t plus commode, pour en prolonger la durée, & les approprier encore à la nourriture, lors même qu’elles valent peu de choſe en ſubſtance. La fermentation panaire, qui perfectionne en général les farineux fait perdre à celui-ci les légers défauts que la gelée, la germination & la ſaiſon tardive auroient pu’lui faire contracter, ſans qu’il en. réſulte aucun danger pour la ſanté. Enfin, les pommes de terre ſous cette forme peuvent être mangées froides, partout, long-temps après leur cuiſſon, & dans les cantons qui n’auroient d’autres reſſources que ces racines, elles ſerviroient tout à-la fois, & de pain & de bonne chère.

Si les villes où ſe ſont faites les premières tentatives du pain de pommes de terre ne ſauroient participer ä ſes avantages directs, elles y trouveroient cependant auſſi leur compte, puiſqu’en devenant un ſoulagement pour les campagnes dans les temps de diſette, ce pain menagera la proviſion de grains ; les communautés, les hôpitaux, à en général tous les propriétaires bienfaiſans qui font cuire à la maiſon, pourront aiſément, à l’inſtar des fermiers, le préparer, & augmenter par ce moyen leurs aumônes, ſans augmenter les ſommes qu’ils y deſtinent : ce qui épargneroit ſur la conſommation des farines, ſouvent fort rares par la ſuſpenſion des moutures, & procurera à la claſſe indigente la même maſſe d'alimens dont l'habitude a fait un beſoin impérieux ſous cette forme.


Obſervations


Puiſque les pommes de terre cuites dans l’eau ou à la vapeur, & aſſaiſonnées de quelques grains de ſel, ſont une sorte de pain très-digeſtible, que la providence offre tout fait aux hommes, qui nourrit également bien : qu’eſt-il néceſſaire de ſoumettre ces racines à une préparation compliquée & dispendieuſe, qui ne fait que diminuer leur volume, & ajouter au prix de l’aliment. L’opération de les cuire eſt ſi simple ſi facile, ſi peu coûteuſe ! elle eſt pratiquée avec tant de ſuccès chez des nations éclairées !

Perſonne, j’oſe le dire, n’a plus cherché à faire valoir la force de cette objection que moi, & il n’eſt aucun de mes ouvrages, où je n’aie cherché à oppoſer une barrière contre cette fureur, dont ſont atteintes quelques perſonnes qui prétendent réduire ſous cette forme une foule de végétaux. J’ai prouvé que la plupart des ſubſtances deſtinées à la nourriture, perdoient une grande partie de la faculté alimentaire, dès qu’on leur faiſoit ſubir une préparation pénible, conteuſe, & pour laquelle elles ne convenoient pas encore. Mais la manie du jour eſt de vouloir tout mettre en pain ; on croit même que c’eſt le ſeul aliment digne de nos ſoins.

Ces raiſons & tant d’autres, qu’il ſeroit trop long de rappeler ici, prouvent de reſte que ſi je vais propoſer encore d’introduire les pommes de terre dans la pâte des différens grains, ou d’en faire du pain ſans aucun mélange, je suis bien éloigné de prétendre que ce ſoit l’unique forme qu’il faille donner à ces tuberculles pour s’en alimenter ; & ſi d’après ce que je viens de dire, on pouvoir ſoupçonner que je chante aujourd’hui la palinodie, il ſeroit facile de ſe déſabuſer, en conſultant les deux ouvrages où je me ſuis le plus étendu ſur cet objet : ils ſont intitulés, l’un Traité de la Châtaigne, l’autre Recherches ſur les végétaux nourriſſans.

Je le répète, ce n’eſt que dans la circonſtance, où il n’y aurait pas ſuffiſamment de grains pour fournir à la conſommation journalière, & que pour ſubſiſter il ne reſteroit que des pommes de terre en abondance : alors il ſeroit eſſentiel d’avoir de quoi les remplacer, puiſqu’il faut abſolument du pain à certains hommes, & que ſi l’aliment ne leur eſt pas préſenté en cet état, ils croient n’être pas nourris. Le peuple, en ceci comme en toute autre choſe, tient bien plus à la forme, qu’au fonds, ſur-tout dans les temps de détreſſe ; il veut ſa nourriture fondamentale & habituelle, ſous la figure accoutumée, quel qu’en ſoit l’état ſubſtantiel. On a vu dans les années calamiteuſes, des ſeigneurs bienfaiſans, faire préparer chez eux, & ſous les yeux des malheureux qu’ils avoient intention de ſoulager, de très-bon riz, qu’ils refusoient avec ce refrain : Ce n’eſt pas la du pain.

On ne doit pas, il eſt vrai, regarder toujours le bénéfice de changer la pomme de terre en pain, comme ſatiſfaiſant ſeulement l’imagination du peuple. Indépendamment des circonſtances énoncées, qui démontrent que ce moyen d’en tirer parti peut devenir utile, nous penſons que les habitans des campagnes, qui ne récoltent que des pommes de terre, y trouveroient l’avantage de s’en ſuſtenter, ſans donner néanmoins excluſion aux autres formes ſous leſquelles ils les mangent ordinairement.

Le pain de pommes de terre tel qu’on la compoſé juſqu’à préſent, ne mérite nullement qu’on le qualifie de ce nom, puiſque ce ſont toujours les farines avec leſquelles on le prépare qui dominent : à peine l’organe du goût parvient-il à y diſtinguer la préſence de ces racines. Il eſt donc plus naturel de caractériſer leurs réſultats par ces nuances :

Pain de grains mélangé avec des pommes de terre.

Pain de pommes de terre mélangé avec des grains.

Pain de pommes de terre ſans mélange.


Article III.


Procédés pour faire le pain de pommes de terre, mélangé ou non.



On jugera de la quantité de grains que les pommes de terre, ſous forme de pain, peuvent épargner, & quelle ſera leur influence comme objet d’économie.


Pain de grains mélangé avec des pommes de terre.


Prenez 25 livres de farine de froment, de ſeigle ou d’orge, suivant l’uſage & les reſſources du canton ; délayez-y un peu de levain quelconque, avec aſſez d’eau chaude pour en former une pâte extrêmement ferme, que vous laiſſerez fermenter comme un levain ordinaire : Ayez 25 livres de pommes de terre préalablement cuites ; mélez-les toutes chaudes au levain, & à un demi-quarteron de ſel (ſi l’on peut) fondu dans un peu d’eau. Quand le mélange sera ſuffisamment pétri, au moyen d’un roulleau de bois, diviſez par pains de deux, de quatre livres : dès qu’ils ſeront bien levés, enfournez-les avec la précaution de chauffer moins le four, & d’y laiſſer la pâte plus long-temps ſéjourner.

Ce procédé conſiſte donc à n’employer la farine que ſous forme de levain, à y mêler les pommes de terre auſſitôt qu’elles ſont cuites, ſans avoir beſoin de les peler, de les réduire en pâte ; d’y ajouter d’eau pour pétrir, à tenir la pâte extrêmement ferme & à ne la mettre au four que quand elle eſt parfaitement levée.

Les racines bien ſaines n’éprouvent point de déchet pour paſſer à l’état panaire, à moins qu’elle ne s’écraſent dans l’eau deſtinée à leur cuiſſon. Mêlée ainsi avec le levain au ſortir du chaudron immédiatement, la chaleur qu’elles ont ſe conſerve un certain temps, & la pâte qui en réſulte eſt plus ſolide, moins graſſe par conſéquent lève mieux & plus promptement. Cette obſervation eſt due en partie à M. Colle, maître. boulanger de Paris, jeune homme plein de zèle & d’intelligence, qui m’a prêté généreuſement ſa boulangerie, lorſque je me suis occupé, de panifier les pommes de terre gelées pendant l’hiver rigoureux que nous venons d’éprouver.

J’ai porté les proportions de pommes de terre juſqu’aux deux tiers en, employant la farine blanche, & la réduiſant à l’état d’un levain encore plus ferme, plus avancé ; mais comme le pain le plus beau des habitans des campagnes eſt rarement compoſé de froment pur, qu’il y entre toujours du ſeigle, & qu’on n’extrait de la farine de ces deux grains que le gros & le petit ſon, le mélange, déjà gras par lui-même, ne pourroit pas absorber l’humidité contenue dans une auſſi grande quantité de racines : la chose n’eſt donc poſſible que pour la farine blanche de gruau.

On pourrait peler des pommes de terre pour avoir un pain plus blanc & plus délicat ; mais ce travail, long & embaraſſant, n’eſt pas absolument néceſſaire ; il n’en résulteroit jamais la différence qu’il y a du pain blanc au pain bis ; car la proportion de la pelure à la pulpe de la racine n’eſt pas à beaucoup près la même que celle du ſon aux grains.


Pain de pommes de terre mélangé avec des grains.


A vingt-cinq livres de farine miſe en levain ordinaire, on ajoute la même quantité de pommes de terre cuites réduites en pulpe, & vingt-cinq livres de leur amidon, & ſuffisamment d’eau chaude pour former du tout une maſſe que l’on diviſe, après l’avoir bien pétrie, en pains de deux & quatre livres. Lorſque la pâte eſt bien levée, on l’enfourne, en obſervant toujours que le four ſoit doux, & que le pain y ſéjourne plus long-temps. La fécule de pommes de terre ajoutée à la farine de bled ou de ſeigle, ne les diſpoſe pas, comme on l’a prétendu, à la fermentation : au contraire le pain eſt toujours un peu plus lourd que lorſqu’on emploie leurs farines pures, ainsi que je m’en suis aſſuré en la mêlant à petite doſe dans la pâte de ces grains ; mais le pain qui réſulte de ce procédé eſt très bon & bien nourriſſant.


Pain de pommes de terre ſans mélange.


La pomme de terre n’exige aucuns ſecours étrangers pour prendre la forme de cet aliment : tout l’art conſiſte à ſoumettre ces racines à deux opérations préliminaires : l’une eſt la préparation de la fécule, & l’autre celle de la pulpe. On prend huit onces d’eau chaude dans laquelle on délaie un peu de levain ; on y ajoute une livre de pulpe de pommes de terre, & autant de leur amidon ; on porte le mélange dans un endroit tempéré. Au bout de cinq à ſix heures, plus ou moins, ſuivant la saiſon, il eſt en état de ſervir comme levain, dès qu’il exhale une odeur légèrement vineuſe. Pour préparer la pâte, on place le levain au milieu de l’amidon, environné de la pulpe diviſée par morceaux, l’un & l’autre dans la proportion du double du poids du levain ; on délaie ce levain avec de l’eau chaude, à laquelle on ajoute un gros de ſel par livre de mélange. Quand tout eſt confondu par le pétriſſage, on fait ſubir à la pâte les différentes opérations qui peuvent augmenter ſa viſcosité & ſa tenacité.

Auſſitôt que la pâte eſt pétrie, il faut la diviſer, la façonner en pain, & la diſtribuer par demi-livres & par livres dans des ſebiles & paniers d’oſier revêtus intérieurement de toile bien ſaupoudrée de petit ſon. On expoſe ces paniers dans un endroit chaud, l’eſpace de deux ou trois heures ; après quoi on met au four suivant les règles preſcrites.

Le pain de pommes de terre eſt donc compoſé de moitié amidon & moitié pulpe, d’un demi-gros de ſel par livre de mélange : l’eau, qui forme le cinquième environ de la maſſe générale, ſe diſſipe en entier durant la cuiſſon, enſorte que pour obtenir une livre de ce pain, il faut trois livres & demie de pommes de terre, c’eſt-à-dire, neuf onces d’amidon & autant de pulpe.


Biſcuit de mer de pommes de terre.


A peine le procédé du pain de pommes de terre ſans mélange fut-il rendu public, que des hommes faits par leur état & par leurs lumières, pour apprécier la valeur de cette expérience & l’utilité dont elle pourroit devenir un jour, s’empreſſèrent de me communiquer leurs réflexions, & m’engagèrent à l’appliquer au biſcuit de mer, en ajoutant combien cet eſſai seroit intéreſſant s’il réuſſiſſoit. On présume bien que je devois accueillir une propoſition qui pouvoit étendre les reſſources de ces racines ſur toutes les claſſes de citoyens, & en prolonger la durée un temps infini. Pour compoſer le biſcuit de mer de pommes de terre, on prend cinquante livres d’amidon & autant de pulpe, on les ajoute à quinze livres de levain de farine blanche de froment délayé dans l’eau chaude. Quand le mélange eſt formé en une pâte que l’on tient extrêmement ferme au moyen d’un rouleau, on en détache enſuite des morceaux pesant trois quarterons, qu’on aplattit de manière à ne plus donner que vingt-quatre pouces de circonférence, & quinze à ſeize lignes d’épaiſſeur.

Quand la pâte eſt diviſée & façonnée, on la diſtribue ſur des tablettes, & une heure après on la met au four, en la piquant avec un fer armé de pluſieurs dents, pour empêcher le bourſoufflement, & favoriſer l’évaporation de tous les points. Comme cette pâte a peu d’eau, la cuiſſon en devient plus difficile ; il faut la laiſſer au four plus long-temps que le pain, & pouſſer ſa cuiſſon plus loin. Ce biſcuit a tous les caractères généraux du biſcuit ordinaire : il ſe caſſe net ; il eſt ſonore, & trempe bien dans l’eau ſans s’émietter.

Déſirant particulièrement conſtater s’il seroit poſſible de conſerver ce biſcuit auſſi aiſément que celui de froment, M. le maréchal de Caſtries a ordonné qu’il en fût envoyé quelques quintaux à Breſt, pour les embarquer ſur pluſieurs bâtimens deſtinés pour les îles. Les intentions du miniſtre ont été parfaitement remplies ; & les procès-verbaux dreſſés à l’arrivée de ce biſcuit dans nos colonies, & à ſon retour à Paris, lui ont été extrêmement favorables.

Les pommes de terre cultivées abondamment dans nos îles permettroient d’y jouir de l’avantage d’approviſionner les navires qui y relâchent, ſur-tout lors de la cherté des farines, & dans les circonſtances où les haſards de la mer rendent les communications difficiles. M. de Badier, correſpondant de la ſociété royale d’agriculture, vient de faire, dans cette vue, un travail bien intéreſſant ſur les bananes & les ignames.


Obſervations.


Lorſqu’on a pour objet ſpécial d’éclairer les gens de la campagne ſur leurs véritables intérêts, il faut ſe mettre dans leur poſition, & bien examiner ſi ce que l’on va leur indiquer dans cette vue, eſt facilement praticable ; ſi les ſoins, le temps & les dépenſes, qu’on ne calcule pas aſſez dans les eſſais qu’on fait ſouvent à la ville, ne ſont pas trop au-deſſus de leurs moyens.

En proposant aux cultivateurs d’introduire des pommes de terre dans leur pain, j’ai cherché autant qu’il m’a été poſſible à leur épargner tout ce qui pouvoit nuire au ſuccès de l’opération, & à rapprocher ce pain mélangé de celui qui fait ordinairement la baſe de leur nourriture, ſans égard pour la délicateſſe & la blancheur qui conſtituent l’aliment des citadins : pourvu qu’il ſoit bon, pas cher, & bien nourriſſant, c’eſt là le but auquel tendent toutes mes recherches.

La plupart des habitans de la capitale, qui ne paroiſſent dans la campagne que pendant quelques momens, pour en admirer les payſages, ne voient pas ceux qui la vivifie ; ils ont même la manie de croire qu’il faut abſolument que le pain ſoit bien blanc, bien léger, bien œilleté, & par conſéquent de pur froment, & que quiconque ſe nourrit d’un pain moins beau, eſt réellement à plaindre. Ils ignorent ſans doute que pluſieurs millions de leurs concitoyens, ſans ſe croire plus malheureux, ſe nourriſſent d’un pain noir, compact & gras, & que le vrai pain de ménage & de ſanté, ſe trouve préciſément dépourvu de cette blancheur & de cette légèreté qu’ils admirent ; qu’enfin c’eſt celui compoſé de toutes les farines de bled, & dans lequel on a encore introduit un quart ou un tiers de ſeigle, qui ſeul ſoit digne de ce nom.

Mais ce n’eſt point à ces palais de ſenſualité & de luxe (s’il eſt permis de s’exprimer ainſi) que je m’en ſuis rapporté pour juger la qualité du pain de pommes de terre mélangé ou non. Je l’ai fait goûter à ceux qui ont eu le courage de voir de près les payſans, de viſiter avec intérêts ces hommes courbés ſous le poids accablant des travaux les plus pénibles. Tous m’ont aſſuré que ce pain étoit infiniment meilleur que celui dont ces hommes utiles s’alimentent même dans les temps d’abondance.

En recommandant de tenir toujours très ferme la pâte des pains de pommes de terre mélangés, je n’ai pas indiqué la quantité d’eau qu’il falloit y faire entrer, ni celle qui reſtoit après la cuiſſon, parce qu’elle dépend abſolument de la nature des grains ou de la farine employés ; ce que je puis aſſurer, c’eſt que par le premier procédé on épargne réellement un tiers de grains, au moins les trois quarts par le ſecond, & qu’on les ſupplée en totalité au moyen du troiſième procédé. L’économie qui pourra en réſulter dépendra du prix local des pommes de terre comparé à celui des grains que ces racines remplaceront.

J’ajouterai qu’il n’y a point de circonſtances que je n’aie ſaiſie pour faciliter l’intelligence de ce procédé, en l’exécutant publiquement par-tout où il m’a paru néceſſaire de le faire connoître. Je ne rappellerai point ici les noms des citoyens diſtingués qui l’ont répété avec ſuccès ; mais je ne puis me diſpenſer de faire mention de M. Buſquet, maître boulanger à Tours, parce qu’il eſt le premier qui ait offert à ſes compatriotes pour eſſai, le pain de pommes de terre ſans mélange, & de convaincre les plus incrédules d’entre eux, en répétant ce procédé ſous leurs yeux. Il m’a envoyé un de ces pains, que j’ai trouvé auſſi bon qu’il ſoit poſſible dans ſon eſpèce ; il m’a appris en même temps, que le moyen qu’il avoit employé pour obtenir des maſſes plus conſidérables que moi, conſiſtoit à mettre la pâte ſur des feuilles fanées ou de choux, ou de bette, ou de châtaignier, & à l’enfourner ainsi recouverte de ces feuilles, qui la garantiſſent de l’action trop vive de la chaleur.

Je ne connois M. Busguet que par ſa correſpondance, mais je le juge un homme très-inſtruit, & un excellent citoyen : je l’engage à poursuivre ſes eſſais, & à ne pas ſe décourager par les clameurs de quelques ignorans, ou gens de mauvaiſe foi. Quand on veut être utile à ſes semblables, il faut ſavoir braver leur injuſtice & leur ingratitude. Ne dût-il réſulter de ſon travail, qu’une plus grande extenſion de la culture des pommes de terre dans la Touraine, il aura toujours rendu un ſervice ſignalé à ſa province.

Il eſt impoſſible de faire du pain de pommes de terre, mélangé ou non, ſans le concours de la pulpe ; c’eſt cette pulpe qui donne du liant à l’amidon, qui en eſt absolument dépourvu : mais je conviens en même temps auſſi que le moyen employé à la préparation de cette pulpe n’expédie pas beaucoup à-la-fois ; il eſt vrai que l’extraction de l’amidon a déja été abrégée par un moulin ſubſtitué à la râpe, & qu’il y a tout lieu d’eſpérer que le rouleau employé à la pulpe éprouvera auſſi des réformes heureuſes. J’engage ceux qui dirigeront leurs recherches vers cet objet, de voir la machine dont ſe sert le vermicellier, pour combiner l’eau chaude avec la farine, & en former une pâte tenace & ferme. Il n’en faut pas davantage pour réunir immédiatement les pommes de terre cuites & entières à la farine, au levain & à l’amidon.



Article IV.


Des différens usages des pommes de terre.



De toutes les propriétés qui rendent les pommes de terre recommandables au peuple des villes & des campagnes, la plus précieuſe eſt celle de lui offrir une nourriture toute préparée & convenable à ſon état : les cantons qui ont adopté cette culture, attendent avec impatience la ſaiſon qui ramène ce légume dans nos marchés ; & la privation de ce bienfait ſeroit un véritable fléau pour eux. Il exiſte maintenant en Europe des pays entiers, qui en ſont pendant l’hiver leur principale nourriture ; & pourquoi l’aliment de ces racines ſeroit-il plus groſſier que celui des ſemences graminées ou légumineuſes ? leurs parties conſtituantes n’ont-elles pas atteint le même degré d’atténuation que celles des autres organes de la fructification ? Il n’y a pas de farineux non fermentés dont on puiſſe manger en plus grande quantité, & auſſi ſouvent que des pommes de terre.


Uſage des pommes de terre en nature.


Elles ſe déguiſent de mille manières différentes ſous la main habile du cuisinier, en perdant dans les accommodages le petit goût ſauvage qu’on leur reproche quelquefois. On en prépare des pâtes de légumes, des boulettes excellentes ; on les mange en ſalade, à l’étuvée, au roux, à la ſauce blanche, avec la morue, en haricot, en friture & ſous les gigots : on en farcit les dindons & les oies. Mais un moyen ſimple d’en faire un mets délicat, ſur-le-champ, c’eſt quand elles ſont cuites & un peu riſſolées à leur ſurface, de les ouvrir & d’y mettre du beurre frais, du ſel & des petites herbes hachées.

L’extrême facilité avec laquelle la pomme de terre ſe prête à toutes ſortes de métamorphoſes, m’a fait naître l’idée d’en compoſer un repas entier, auquel j’invitai pluſieurs amateurs éclairés choiſis dans les différents ordres. Le dîné fut gai ; & ſi, comme on l’a ſouvent avancé ſans preuves, nos racines ſont aſſoupiſſantes, lourdes & indigeſtes, elles produiſirent ſur les convives un effet abſolument contraire. C’eſt ainſi, je crois, qu’il faut s’y prendre quand on veut combattre avec quelque ſuccès les préjugés toujours prêts à s’armer contre les objets utiles, auſſi bien que contre les nouveautés agréables. Les pommes de terre peuvent encore ſervir à la nourriture, quoique dans différens états. Nous voici arrivé au moment d’en indiquer les uſages.


Uſage des pommes de terre ſéchées.


Lorſqu’elles ont été traitées ſuivant le procédé indiqué à la neuvième pratique de conſervation, c’eſt-à-dire cuites à moitié, coupées par tranches & ſéchées, elles ne perdent rien de leur ſaveur & de leurs propriétés ; tandis que par la deſſiccation la plus ménagée, ſans ce préalable, elles ne donnent jamais qu’une farine d’un blanc ſale, & combinées avec l’eau, une pâte ſans continuité, d’un vilain aspect & d’un goût désagréable.

Les pommes de terre cuites, ſéchées, miſes ainſi dans un vaſe avec un peu d’eau ou tout autre véhicule ſur un feu doux, reprennent leur molleſſe, deviennent en un inſtant un aliment ſain, comparable à celui de la pomme de terre fraîche. Cette réduction ſous un moindre volume, donne donc le très-grand avantage de conſerver pendant des années le ſuperflu de la proviſion de chaque hiver, que la germination détruiroit néceſſairement au retour du printemps, de la ſerrer par-tout, d’occuper peu de place, & de ſe procurer dans tous les temps de l’année la reſſource de ce légume.

Les pommes de terre dans cet état, diviſées ſous l’effort du pilon, offrent une poudre blanchâtre, & preſque ſemblable à celle de la gomme arabique. Cette poudre ſe diſſout dans la bouche, & donne à l’eau un état muqueux ; ſes propriétés analogues au ſalep, m’ont fait croire qu’on pourroit l’adminiſtrer aux malades en guiſe de cette ſubſtance mucilagineuſe, & je l’ai nommée, à cauſe du bas prix auquel elle revient, le ſalep des pauvres gens.


Usage de leur farine ou amidon.


Tous les liquides peuvent ſervir d’excipient à cette fécule : on la fait cuire dans l’eau, dans du lait, dans du bouillon, & elle ſert dans cet état aux malades, aux convaleſcens, aux eſtomacs foibles. M. Gendron, l’un de nos plus habiles pâtiſſiers, en prépare auſſi des gâteaux, des biſcuits excellens, qui n’ont aucuns des inconvéniens des mêmes préparations avec les autres farineux.

On a ſouvent éprouvé que deux onces d’amidon diſſous dans du lait ou dans de l’eau, avec un peu de ſel ou de ſucre, étoient capables de nourrir toute une journée un enfant qu’on vouloit ſévrer, & qu’une pareille nourriture valoit infiniment mieux que cette bouillie pernicieuſe de farine de froment, qui, quoique préparée avec ſoin, immole chaque année tant de victimes.

Les expériences faites à l’hôpital des enfans-trouvés à Paris, ne laiſſent plus de doute ſur la préférence que mérite la bouillie d’amidon de pommes de terre, vu qu’elle eſt plus ſubſtantielle & plus légère, que celle dont on ſe sert ordinairement ; & M. Cadet de Vaux, membre de la Société royale d’agriculture, a ſauvé par ce moyen un enfant à la mamelle, menacé d’une mort prochaine : l’uſage de cet amidon accommodé au gras ou au maigre, empêche les coliques dont ſont tourmentées les nourrices, & convient aux mères délicates.

Une excellente ménagère, dont je déſirerois bien faire l’éloge, mais elle eſt ma ſœur, a imaginé depuis long-temps d’en préparer une crême délicate, & voici de quelle manière. On prend une chopine de lait, dont la moitié eſt miſe ſur le feu avec un quarteron de ſucre : dans l’autre, on délaie trois jaunes d’œufs, & une cuillerée à bouche d’amidon de pommes de terre, qu’on jette dans le lait prêt à bouillir ; on remue le tout, & après deux ou trois bouillons, on ajoute un peu d’eau de fleur d’orange, & la crême eſt faite. Elle a encore obſervé qu’on pourroit donner à cette crème toutes les couleurs & les ſaveurs qu’on déſireroit, en la prenant pour baſe de toutes les crèmes : l’amidon de pommes de terre devroit même remplacer conſtamment la farine de froment, dans les circonſtances où elle eſt employée pour la cuiſine, puiſqu’il fait des ſauces blanches moins viſqueuſes, moins collantes, & plus légères à l’eſtomac.

Peu de ménages dans les campagnes ſont aſſez pauvres, pour ne pas pouvoir ſe procurer du lait écrêmé : ils feroient avec cet amidon & un peu de ſel, la bouillie la plus agréable & la plus ſubſtancielle qui ſoit à la portée de leur facultés.

Quant aux effets de l’amidon de pommes de terre dans l’économie animale, que l’enthouſiasme de la nouveauté & la reconnoiſſance ont un peu groſſis, c’eſt à l’expérience & aux médecins à prononcer. Je me félicite tous les jours d’avoir commencé le premier à encourager l’uſage d’une préparation qui offre, au public une reſſource importante dans la plupart des maladies, & dans la ſanté un aliment auſſi agréable & auſſi ſain qu’il eſt peu diſpendieux.


Uſage des pommes de terre non mûres.


Il arrive ſouvent que le beſoin ou l’amour des primeurs, font arracher les pommes de terre avant quelles ne ſoient parfaitement mûres, & qu’on les mange avec une sorte d’avidité, ſans que leur uſage ſoit suivi d’aucuns inconvéniens. Les Anglois en ſont ſi friands, qu’on en voit dans les marchés de Londres, lorſque à peine ces tubercules ſont formés, ainsi que beaucoup d’autres racines. On enlève les plus groſſes en fourrant la main ſous le pied ſans remuer la plante ; on couvre ensuite le trou avec le plus grand ſoin : elle n’en continue pas moins ſa végétation juſqu’au véritable moment de la récolte, mais il faut éviter d’opérer durant les grandes chaleurs.

Cette circonſtance bien avérée, jointe à l’examen des parties conſtituantes des pommes de terre non mûres, prouve qu’elles ſont déja douées alors de toutes leurs propriétés, & devroit raſſurer les hommes chargés de veiller à la ſalubrité des alimens, & les empêcher de proſcrire l’usage des pommes de terre, ſous le simple ſoupçon que n’ayant pas atteint la perfection de leur maturité, elles peuvent, comme les grains dans ce cas, devenir dangereuſes à la ſanté.


Uſage des pommes de terre gelées.


Quelques degrés de froid ſuffiſent malheureuſement pour anéantir la pomme de terre. Lorſque cet accident arrive, au lieu de s'abandonner à la douleur & au déſeſpoir, on peut encore les faire ſervir aux mêmes uſages qu’avant la gelée, en employant quelques précautions.

Lorſqu’elles ſont gelées, il faut faire enſorte qu’elles reſtent dans cet état auſſi long-temps que l’on peut, & les mettre tremper dans l’eau froide à meſure qu’on les conſomme. Nous nous ſommes aſſurés que les blanches particulièrement ne diffèrent pas ſenſiblement de celles non gelées ; & comment pourroient-elles avoir quelques inconvéniens pour la ſanté ? les principes n’ont ſubi aucune altération : c’eſt l’eau de végétation glacée, qui en ſe ſéparant par le dégel, affoiblit néceſſairement leur goût. L’uſage des racines potagères gelées n’a jamais produit de mauvais effets ; & combien dans l’hiver rigoureux de l’année dernière, en a-t-on mangé ſans éprouver d’indiſpoſition ?

Si on les faiſoit cuire à moitié, couper par tranches & ſécher, elles ſerviroient encore aux uſages que nous avons déjà indiqués : M. Hell, a ſauvé ainsi la récolte de pluſieurs cantons, qui, dans un avis patriotique qu’il a adreſſé à leurs habitans, alloient jeter au fumier leur proviſion, la reſſource principale de l’hiver.

Comme des parties conſtituantes des pommes de terre, j’ai fait voir que la dernière à s’altérer étoit l’amidon, la partie principalement nourriſſante, on peut donc en ſéparer cette dernière ſubſtance, lorſqu’on en a de grandes proviſions, mais ſans perdre de temps dès que le dégel survient. L’amidon des pommes de terre ſaiſies du froid, eſt auſſi sain ; auſſi nourriſſant, auſſi blanc qu’avant la gelée.

Un autre emploi utile auquel on peut encore conſacrer de grandes proviſions de pommes de terre gelées, ce ſeroit d’en préparer du pain : celui que j’en ai fabriqué pendant le froid de l’hiver dernier n’a offert aucune différence remarquable. Or, ce pain qui ſe tient frais des mois entiers ſans ſe moiſir pourvu qu’il ſoit ſans ouverture & expoſé dans un endroit ſec, offre le moyen de tirer parti d’une denrée qu’il faudroit néceſſairement jeter au dégel ; ſans avoir jamais rien à craindre des ſuites de ſon usage.


Uſage des pommes de terre germées.


La faculté germinative des pommes de terre leur eſt ſans doute très-inhérente ; on la voit ſe développer au retour de la belle ſaiſon, les racines végètent, prennent un goût âcre, herbacé ; mais cette faculté ne ſubſiſte plus dans leur amidon, & on peut l’extraire encore des pommes de terre germées, avec cette différence qu’il ne s’y trouve plus dans les mêmes proportions.

Quand on ne peut ſe paſſer de ces racines pour la nourriture, & que bien avant le printemps on les a laiſſés arriver à la germination ; il faut les cuire à grande eau, parce que dans ce cas, c’eſt le moyen d’en extraire une portion de l’âcreté qui y domine : lorſqu’on approche de l’époque de la plantation, on pourroit les traiter de cette manière.

En ſuppoſant toujours qu’on ait de grandes proviſions de pommes de terre germées, il conviendroit de ſe hâter de les employer pour prévenir un plus grand déſordre, & de les ſoumettre à la boulangerie ou à l’amidonerie l

Obſervations.


Aux obſervations que j’ai déjà publiées ſur la ſalubrité des pommes de terre, j’ajouterai celles qui réſultent de leur analyſe : elle nous apprend combien ces racines doivent être exemptes du ſoupçon de peſer ſur l’eſtomac de ceux qui s’en alimentent, puiſqu’elles contiennent juſqu’à onze onces & demie d’eau par livre, & que les quatre onces de parties ſolides reſtantes fourniſſent à peine un gros de produits terreux.

N’ayant pas au nombre de leur principes cette ſubſtance viſqueuſe, & cette abondance d’air élaſtique que renferment en général les ſemences légumineuſes, leur uſage n’eſt ſuivi ordinairement ni d’aigreur, ni de flatuoſité, ni de gonflement. Je connois quelques personnes qui ne vivent que de pommes de terre, & c’eſt le ſeul aliment qu’elles aient pu digérer. J’en connois d’autres dont le ſang viroit au ſcorbut, qui n’ont été guéries qu’en ſe mettant au régime de ces racines ; & bien loin que leur eſtomac ait été fatigué, il avoit acquis plus de force & de vigueur.

Quelques ſavans ont objecté que les pommes de terre appartenant à la claſſe des Solanum, elles devoient avoir une propriété ſoporifique ; mais l'expérience apprend depuis long-temps le peu de confiance qu'on doit avoir à toutes ces analogies botaniques. Ne ſavons-nous pas que la famille des convolvulus, par exemple, qui fournit à la médecine les purgatifs les plus formidables, offre auſſi à l'économie, dans la patate, un aliment doux & ſucré, à auquelle il ne faut que la cuiſſon ſous les cendres ou au four pour devenir un comeſtible salutaire.

En conſidérant toutes les propriétés des pommes de terre, on ne peut ſe dispenſer de convenir que s'il exiſte un aliment médicamenteux, ce ne ſoit dans ces racines qu'il ſe trouve placé. Lemery dans ſon traité des alimens, M. Tiſſot dans ſon eſſai ſur les maladies des gens du monde, M. Engel dans ſon inſtruction ſur la culture des pommes de terre, accordent à cette plante les plus grands éloges.

Ellis & Magellan leur donnent également les épithètes les plus pompeuſes, en les annonçant comme l’aliment le plus analogue à leurs compatriotes, par rapport à l’uſage où ils ſont de manger beaucoup de viande ; ce qui eſt conſtaté par une multitude de faits que j’ai raſſemblés dans les Recherches ſur les végétaux nourriſſans.

Quels avantages ineſtimables, ſi l’on parvenoit à réunir un jour aux vivres des matelots le vrai remède d’une maladie qui déſole & fait périr cette claſſe ſi précieuſe à l’État ! Ne pourroit-on pas faire entrer parmi les objets qui compoſeroient leur ration des pommes de terre fraîches ou ſéchées, où bien entendu leur amidon qui eſt inaltérable.

A ces témoignages reſpectables, je me permettrai d’en ajouter un ſeul qu’il seroit également difficile de révoquer en doute ; c’eſt celui des commiſſaires nommés par la Faculté de Médecine, lorſque cette savante compagnie fut conſultée ſur l’usage des pommes de terre inculpées. Voici comme ils terminent leur rapport. « Une des principales propriétés des pommes de terre, & qui les rend particulièrement recommandables, c’eſt d’améliorer le lait des animaux, & d’en augmenter la quantité. Nous avons remarqué qu’elles produiſoient les mêmes effets chez les nourrices pauvres, mal alimentées, & que c’étoit à cette cauſe qu’il falloir attribuer le changement survenu dans les enfans. »

Je suis donc entièrement convaincu que cette plante eſt digne de la plus sérieuſe attention de la part des médecins, auxquels elle pourra fournir des moyens efficaces, lorſque l’emploi en ſera dirigé par une main exercée, & par l’eſprit d’obſervation qui eſt la baſe & le fondement de l’art de guérir.


Article V.


Des différens usages des pommes de terre pour les animaux.



Tous les animaux s’accommodent fort bien de la pomme de terre, & l’embonpoint qu’ils prennent prouve combien cette nourriture eſt préférable à une multitude d’autres moins ſalutaires & plus coûteuſes. Dans la ſaiſon où ils ne ſauroient trouver de quoi paître, il faut bien y pourvoir par des fourrages ſecs, qui donnent moins de lait. Avec cette denrée les effets du verd ſe prolongent toute l’année, & les fermiers, au lieu d’être forcés de ſe défaire des beſtiaux à l’approche de l’hiver, pourroient conſerver de grands troupeaux dans toute leur valeur, & ils ne négligeroient plus de faire des élèves pendant l’été.

L’avantage de nourrir les animaux domeſtiques en ménageant les grains utiles à la conſommation eſt également inconteſtable, & dans le nombre des ſuſbtances propres à y ſuppléer, la pomme de terre doit ſans doute être regardée comme la plus ſubſtantielle ; ſouvent le gland manque, quelquefois le ſon eſt trop cher ; enfin il arrive qu’une extrême ſéchereſſe, ou trop de pluie, rendent les fourrages rares, ou leur donnent une mauvaiſe qualité. Quel bénéfice, ſi le fermier pouvoit ſe déterminer à conſacrer annuellement à la culture de ces racines deux champs d’une étendue proportionnée, l’un aux beſoins de la famille, & l’autre à la quantité du bétail ; on ne verroit plus tant de terrains inutiles ou ſtériles dans le royaume, parce qu’ils ne ſont pas ſuffisamment fumés & bien travaillés.

L’épargne ſur les grains eſt sur-tout une chose qui me paroît bien importante dans cette circonſtance. Les habitans des montagnes du Lyonnois emploient des pommes de terre pour engraiſſer les bœufs qu’ils deſtinent à la boucherie ; & ils ſuivent pour cet engrais la méthode ſuivante lorſque les ſemailles ſont achevées, ils envoient leur bétail dans de bons pâturages ; & après qu’ils ſont conſommés, ils les nourriſſent à l’écurie, avec du foin, des raves & des pommes de terre. Quand les bœufs ſont bien établis & devenus gras ; ils ſupriment les raves & les pommes de terre crues, qu’ils remplacent par des pommes de terre cuites, auxquelles, ils ajoutent un quart de farine d’avoine. C’eſt cette nourriture qui donne aux bœufs ce que les bouchers appellent graiſſe fine ; elle dure deux mois : il en réſulte que pour une paire de bœufs il faut 290 livres d’avoine réduite en farine, avec 1800 livres de pommes de terre ; ce qui donne pour l’engrais d’un bœuf en farine d’avoine 145 livres, & en pommes de terre 900 livres.

Comme il n’y a point de nourriture qui ne demande quelques précautions avant d’en commencer l’uſage, nous avertiſſons qu’il faut laver les pommes de terre, les couper par tranches quand on les donne crues ; mais qu’il convient d’attendre qu’ elles ſoient refroidies lorſqu’on les fait cuire, d’en régler la quantité ſur les forces & l’embonpoint des animaux, vu qu’une ſurabondance de nourriture pourroit leur nuire ; mais il exiſte une multitude d’obſervations dans les Ouvrages de Médecine vétérinaire, qui doivent rendre à cet égard bien circonſpect.

Il n’eſt pas douteux qu’il ſeroit toujours plus avantageux de faire cuire les pommes de terre, parce qu’au moyen de la cuiſſon, la partie aqueuſe ſe combine avec les autres principes, d’où il réſulte un aliment plus ſolide, dont les effets ſont peut-être auſſi augmentés ; mais on ſent bien que pour de grands troupeaux cette opération ſeroit bien embarraſſante, qu’elle coûteroit du bois & ne dédommageroit pas des frais : on ne doit donc la pratiquer que les quinze derniers jours de l’engrais, parce qu’alors tout ce qu’on donne aux beſtiaux doit avoir plus de ſubſtance ſous moins de volume.

Les animaux comme l’on ſait, montrent toujours une ſorte de répugnance pour tous les genres de nourriture qu’on leur préſente les premières fois, même pour ceux qui ſont les plus analogues à leur conſtitution, tant l’effet de l’habitude eſt général ſur tous les êtres ; mais dès qu’ils ont contracté l’uſage de ces racines, ils les mangent volontiers, ſurtout ſi, pour les y déterminer plus promptement, on les a mêlés avec leur manger ordinaire.

Il ſeroit bien à ſouhaiter que par-tout on pût arroſer les pommes de terre d’un peu d’eau, dans laquelle on aurait fait diſſoudre du sel ; elles auroient plus de goût, & deviendroient une nourriture moins rafraîchiſſsante pour les beſtiaux, comme la ſi judicieuſement obſervé M. de Ladebat, ſavant diſtingué, qui a traité avec un égal ſuccès des queſtions rurales & politiques, lorſqu’elles avoient pour objet direct les progrès de l’agriculture & le bonheur de l’humanité.

Nous croyons encore qu’il faudroit toujours aſſocier les pommes de terre avec d’autres genres de subſiſtances, non-ſeulement à cauſe de la ſurabondance d’eau, qui pourroit donner à la graiſſe & à la chair des animaux plus de fermeté, mais encore parce que les mélanges plaiſent à tous les êtres. Les turneps ou gros navets en rendroient la nourriture plus conſiſtante, & la betterave champêtre plus savoureuſe. En inſiſtant ſur les avantages que l’économie rurale retireroit de ces deux plantes, ſéparément ou réunies, pourrois-je me dispenſer de nommer M. Brouſſonet, qui a donné dans pluſieurs de nos provinces une heureuſe impulſion ſur la culture & l’emploi de la première ; & M. l’abbé de Commerel, qui a étendu la connoiſſance de la ſeconde dans les deux mondes.

On a remarqué que les animaux qui commencent l’uſage des pommes de terre, fientent plus liquide qu’à l’ordinaire. Cet inconvénient, qui ceſſe bientôt d’en être un, ſe manifeſte également lorſque les animaux paſſent du fourrage sec au verd. Une obſervation importante, faite par tous les cultivateurs qui ont nourri leurs beſtiaux avec ces racines, c’eſt que ceux de ces animaux qui font des crottins naturellement ſecs & brûlans, rendent des excrémens viſqueux & glutineux, ſemblables en quelque façon à ceux des vaches ; de manière que le ſol léger, qui procureroit au bétail une excellente nourriture, recevroit en échange la nature d’engrais qui lui convient le mieux pour, produire de bonnes qualités de légumes.

Mais ce qui nous manque encore, c’eſt une ſuite d’expériences variées & comparées, pour conſtater la différence qu’il y a, ſoit du côté de l’économie, ſoit relativement à la qualité des animaux auxquels les pommes de terre ont ſervi de nourriture & d’engrais ; M. de la Bergerie de Bléneau, membre de la Société royale d’agriculture, à qui la France doit un bon ouvrage ſur les principaux abus qui s’oppoſent aux progrès de l’agriculture, a commencé ce travail ſur les bœufs : déjà deux de ces animaux nourris & engraiſſés avec des pommes de terre & du foin par intervalle, ont été vendus plus cher au, marché de Sceaux, que deux autres nourris en même temps avec du foin, de l’avoine, & abreuvés d’eau blanche.

Il seroit interreſſant en même temps de vérifier ſi, ce que je ne puis croire, les pommes de terre groſſes-blanches donnent une graiſſe moins ferme que les eſpèces rouges. En attendant que l’expérience ait prononcé, je recommande toujours la première pour le bétail, à moins que par la ſuite on n’en obtienne, au moyen des ſemis, une autre variété auſſi convenable à tous les terrains, mais encore plus féconde & plus hâtive.


Uſage des feuilles de pommes de terre


Ce feuillage peut ſervir de nourriture pendant un mois aux beſtiaux ; ils le mangent aiſément, pourvu qu’il ſoit toujours mèlé, vu que donné ſeul, il n’a pas aſſez de saveur pour les appâter. Pour savoir ſi ce feuillage étoit ſuſceptible de produire les mauvais effets dont on l’a inculpé, j’en ai nourri pendant un mois une vache laitière ; & loin que ſon lait ait tari, il a augmenté ſenſiblement.

J’ai fait enſuite, à l’approche de l’automne, entrer de grands troupeaux de moutons ſur des pièces d’une certaine étendue couvertes de pommes de terre : ils ont enlevé avec avidité aux tiges tout ce qu’elles avoient de ſucculent & de flexible, ſans avoir éprouvé aucun inconvénient.

Cette nouvelle reſſource que fourniſſent les pommes de terre, n’appartient guère qu’à l’eſpèce groſſe-blanche, vu que ſon feuillage foiſonne considérablement, & qu’elle eſt d’une végétation ſi vigoureuſe dans preſque tous les terrains, que bientôt après le retranchement, elle pouſſe de nouvelles feuilles : je le lui ai enlevé juſqu’à trois fois dans l’eſpace de deux mois, & les racines ne m’ont pas paru moins fécondes. La bonté du terrain, il eſt vrai, réparoit tout, car il ſeroit dangereux pour la production de couper ce feuillage à toutes les époques.

Si c’eſt une erreur de croire qu’en retranchant les tiges encore vertes, on fait groſſir les pommes de terre, c’en eſt une autre de regarder ce retranchement comme nuiſible, lorſqu’il eſt fait après que les baies ſont formées, & qu’on n’a plus rien à redouter de la part du hâle : on a donc été trop loin de part & d’autre, & on peut ſans danger profiter de ce fourrage pour l’arrière-ſaiſon.

On prétend que dans quelques cantons d’Allemagne, on a trouvé l’art de conſerver ce feuillage pendant l’hiver, comme celui des vignes ; mais les expériences de M. Chancey, entrepriſes dans cette vue, n’ont eu aucun ſuccès ; la fermentation acide & putride s’y eſt bientôt établie. Peut-être, au moyen de la deſſiccation & de l’addition du ſel, pourroit-on en tirer parti dans cet état ; mais à moins d’une néceſſité urgente, il faut laiſſer les fanes Juſqu’à la récolte, parce qu’elles annoncent la maturité des racines, & que ſouvent elles ſont d’une trop chétive valeur pour leur ſacrifier la bonté des pommes de terre.


Uſage de la matière fibreuſe


Nous avons vu qu’en préparant la farine ou amidon des pommes de terre, il reſtoit ſur le tamis une matière qui eſt le corps fibreux de la racine ; cette matière quoique dépouillée de fécule & d’extrait, peut ſervir de nourriture aux beſtiaux ; à-peu-près comme le ſon des grains, elle contient encore quelque chose de ſubſtantiel, ſur-tout quand on peut y ajouter un peu de ſel. Le fabricant de farine de pommes de terre à Paris, vend ce réſidu aux nourriſſeurs, qui le font manger aux vaches : j’en ai également donné aux porcs avec ſuccès.


Pour les bœufs.



Un boiſſeau de pommes de terre, peſant environ dix-huit livres, coupées & données matin & ſoir, mêlées avec du ſon, du foin & un peu de ſel, dans les provinces où cet aſſaiſonnement eſt à bon compte, avance beaucoup l’engrais des bêtes à cornes. M. Blanchet a même remarqué que dix à douze livres de pommes de terre nourriſſent autant qu’un quintal de navets ; mais il recommande toujours de les faire cuire les quinze derniers jours de l’engrais.


Pour les vaches.


C’eſt environ un tiers de moins que pour les bœufs : un boiſſeau dans la journée ſuffit, en y aſſociant toujours de la paille hachée, du foin, le réſidu de la bière, les ſons & les eaux des amidonniers. On pourroit même former de la pomme de terre, la baſe de la nourriture lactifère qui convient aux veaux, & en les ſevrant de bonne heure, déterminer les fermiers des environs de Paris à faire des élèves, sans nuire à leur commerce de lait : ils ſeroient en outre indemniſés de la dépenſe qu’ils feroient, par la qualité & l’abondance de beurre & de fromage qu’ils retireroient.

Combien d’obſervations favorables à l’uſage des pommes de terre pour les vaches ? M. Gilbert, profeſſeur de l’école vétérinaire à Alfort, & correſpondant de la Société royale d’agriculture, a fait ſur les prairies artificielles, un mémoire très-intéreſſant, puiſqu’il a mérité d’être couronné par cette compagnie : ce mémoire eſt terminé par des obſervations relatives aux effets des pommes de terre, qu’il a ſuivis ſur les vaches ; M. Gilbert s’eſt apperçu que leur lait diminuoit de qualité & de conſiſtance, comme il arrive pour tout changement de nourriture, mais que bientôt il s’épaiſſiſſoit, & devenoit plus abondant, plus jaune & plus crémeux.


Pour les chevaux.


Les pommes de terre les ſoutiennent aux travaux du labourage, & aux autres exercices, à-peu-près comme s’ils étoient à leur ration ordinaire ; il ſuffit de les mêler avec le fourrage, & d’en donner une meſure ſemblable à celle de l’avoine. M. de Lannoy, correſpondant de la Société royale d’agriculture, paroît être le premier en France qui ait tenté l’uſage des pommes de terre ſur les chevaux : pour les y acoutumer, il a fait bouillir & pétrir ces racines avec de l’avoine ; ce grain leur a donné envie d’en manger : au bout de deux jours, il diminua l’avoine, fit peu cuire les racines ; enfin il les employa toutes crues, & ils en ont tellement contracté l’habitude, qu’ils grattent du pied quand ils voient arriver le panier qui les contient, comme les autres chevaux à qui l’on porteroit de l’avoine : ils ont engraiſſé viſiblement, ayant le poil auſſi fin ; qu’il eſt poſſible. Pluſieurs autres faits de ce genre atteſtent la vérité de cette obſervation. M. l’abbé Conty d’Hargicourt, membre de la Société royale d’agriculture, a suivi pendant quatre hivers les effets des pommes de terre ſur deux chevaux, en leur donnant à chacun un demi-boiſſeau meſure de Paris, & alternativement de l’avoine : il a remarqué que pendant ce régime, ils n’étoient ni moins gras ni moins vigoureux au travail, & que l’uſage de cette nourriture pourroit devenir un préſervatif contre quelques accidens auxquels ces animaux ſont ſujets.

Les Anglois ont auſſi obſervé que les pommes de terre pouvoient devenir un bon remède contre les jambes gorgées ou enflées ; qu’en les donnant aux chevaux de chaſſe, le lendemain de fortes courſes, on les délaſſoit. M. Saint-Jean de Crevecœur aſſure n’avoir jamais vu de chevaux plus ſains & plus robuſtes que ceux qu’il a hivernés avec cette nourriture, & qu’elle les conſervoit frais comme s’ils alloient paître dans les prairies.


Pour les moutons.


Les expériences que M. Cretté de Palluel a faites avec les racines ſur ſes beſtiaux l’ont convaincu de la poſſibilité qu’il y avoit non-ſeulement de les nourrir, mais même de les engraiſſer avantageuſement par ce moyen : ce cultivateur, dont je ne ſaurois aſſez faire l’éloge, a tenu ſeize moutons pendant deux mois aux carottes, aux betteraves, aux gros navets, aux pommes de terre ; ils ont parfaitement bien engraiſſé ; & ſi une de ces productions lui a paru mériter quelque préférence, c’étoit la pomme de terre, puiſque les moutons auxquels elle avoit ſervi de nourriture, produiſoient plus de ſuif, & avoient moins conſommé



Pour les cochons.



Il eſt difficile de trouver parmi les racines une nourriture plus ſubſtantielle, qui paroiſſe plus propre à la conſtitution de ces animaux, aux vues qu’on a de les engraiſſer promptement & à peu de frais, que les pommes de terre. D’abord on peut les leur donner ſeules & crues ; mais il faut les cuire & les mêler ſur la fin de l’engrais, suivant les reſſources locales, avec la farine de quelques grains, tels que le ſarrasin, le mais, l’orge, pour en augmenter la conſiſtance, & diminuer l’état aqueux.

Une manière de nourrir les cochons à peu de frais, c’eſt lorſque les pommes de terre ont acquis leur maturité, de diviſer le champ où elles ſont venues, au moyen de paliſſades, & d’y lâcher enſuite ces animaux, avec l’attention d’y mettre une auge pour les abreuver. En fouillant la terre, ils trouvent aiſément le fruit qu’ils aiment ; on les tranſporte enſuite dans une autre place : quelque ſoin qu’on ſe ſoit donné pour n’en plus laiſſer dans les champs où elles ont été récoltées, ils deviennent également une reſſource pour les cochons, ſi on les y conduit pluſieurs jours de ſuite.


Pour les volailles.


Les différentes eſpèces de volailles peuvent être nourries & engraiſſées avec une pâte compoſée de deux tiers de pulpe de pommes de terre, & d’un tiers de farine de menus grains ou de ſon, pétris avec du lait de beurre, ſi l’on en a, du miel, des œufs, &c. Les dindons, cette race d’oiſeau qui a valu tant de profit à l’Europe, par la facilité de ſa multiplication moyennant les ſoins particuliers qu’on prend de ſon enfance ; les oies qui produiſent auſſi un grand bénéfice, par le rapport de leurs œufs & de leurs plumes, ſe trouvent très bien de cette pâte : elle peut ſervir auſſi avantageuſement quand on veut ſouffler les chapons & les poulardes ; mais il faut ſe diſpenſer de donner ce mélange aux volailles qui pondent, dans la crainte qu’elles n’engraiſſent trop, & ne deviennent par conſéquent ſtériles.


Pour le poiſſon.


Il eſt poſſible de donner aux carpes, dans les étangs & dans les viviers, les pommes de terre cuites : en les mêlant avec de la farine & du ſon, ſous forme de boulettes, & jetant ensuite ces boulettes dans les environs de la bonde de l’étang, & toujours au même endroit, le poiſſon s’accoutume à venir y chercher ſa nourriture.


Obſervations.



Les pommes de terre conſidérées ſous les rapports de nourriture & d’engrais pour les beſtiaux, ſont également à l’abri de tout reproche ; elles méritent la préférence ſur les courges, les citrouilles, les choux, & toutes les autres racines potagères, ſoit qu’on les leur donne crues ou cuites, pourvu qu’on les aſſocie toujours avec d’autres ſubſtances. Les meilleurs agriculteurs ont cependant remarqué qu’une surabondance de pommes de terre faiſoit enfler les bêtes à cornes. Mais quel eſt l’aliment dont l’excès ne ſoit pas sujet à inconvénient ? il exiſte une foule d’herbages qui ont également ce défaut dès qu’on en emploie trop à-la-fois. M. Chancey a donné près de 60 livres de ces racines à une vache, ſans qu’elle ait enflé ; c’étoit ſans doute beaucoup trop, mais il a obſervé que cette année le fourrage avoit été extrêmement rare dans tout le royaume.

Les pommes de terre données en quantité ſont laxatives, & l’on ſait, d’après les obſervations des engraiſſeurs, qu’il faut tenir le ventre libre aux bêtes à corne qu’on engraiſſe. M. Gilbert, qui ne s’eſt pas borné de ſoumettre des vaches à la nourriture des pommes de terre, a tenu auſſi à ce régime des chevaux qui ont bientôt acquis de l’embonpoint, ſans cependant prendre de force en proportion ; mais il obſerve que cet effet n’eſt point particulier aux racines, qu’il étoit commun à toute eſpèce de nourriture verte, & qu’il diminuoit inſenſiblement. On a encore objecté que l’uſage des pommes de terre pour les cochons avoit l’inconvénient de rendre leur lard mou & ſans conſiſtance ; il seroit poſſible en effet que vu la quantité d’eau de ces racines, la graiſſe des animaux n’en ſoit pas très-ferme ; mais en ſuppoſant que ce reproche ſoit fondé, on pourroit y remédier, en ajoutant à ce manger, vers la fin, du ſon, de la farine d’orge & de maïs, afin d’absorber la ſurabondance d’eau ; peut-être quelques fruits acerbes & ſauvages pareroient à un pareil inconvénient ; on m’a aſſuré que les Anglois y ajoutoient un peu de tan, qui vraiſemblablement produit dans ce cas l’effet tonique & aſtringent.

Mais je en ceſſe de me récrier contre l’uſage abuſif de donner les grains ſecs & entiers aux animaux, vu qu’ils les rendent fort peu altérés, & ſans en avoir obtenu par conſéquent rien d’alimentaire ; ne pourroit-on pas tirer un parti plus économique des grains ? Combien de fois, dans les diſettes de fourrage n’a-t-on pas été obligé de recourir au pain pour les remplacer ? M. Chancey, qui a adopté cette méthode pour ſes volailles & ſes mules, a remarqué que trois livres de pain les nourriſſoient autant que quatre livres de farine & ſix livres de grains ſans être mouillés ni écraſés ; qu’il y auroit même du bénéfice a ne pas donner les ſons en nature, mais dans l’état panaire, & mélangés avec l’avoine, le ſarraſin & l’orge moulus, dont la pulpe de pommes de terre ſeroit toujours la baſe : cette opinion ſe trouve conforme à celle des meilleurs artiſtes vétérinaires.

La culture des pommes de terre pourra encore reſtraindre celle de l’avoine & du ſarraſin, qui, en certains endroits, abſorbent une grande partie des meilleurs terrains ; l’uſage du, premier de ces deux grains eſt déja, dans quelques cantons, remplacé par l’orge, dont la végétation eſt plus facile, le produit plus riche, plus ſubſtantiel & plus généralement utile. Le ſarraſin, auſſi abondant en ſon qu’en farine, & avec lequel on prépare le plus miſérable de tous les pains, effrite davantage le ſol que les autres grains ; la grêle peut le détruire, les éclairs font couler ſa fleur, & il eſt très-ſenſible au froid ; ſa paille ne sauroit ſervir ni de fourrage ni de litière : enfin, le cultivateur de ſarraſin, alléché par l’excellente bouillie & la galette qui en réſultent, ne trouvera jamais dans cette production de quoi nourrir & engraiſſer ſa vache & ſon cochon.

Ce ſont ces déſavantages marqués qui avoient déterminé Sully à vouloir proſcrire du royaume le ſarraſin, & ce projet eût été exécuté, ſi du temps de ce grand miniſtre la pomme de terre avoit été connue : elle vient par-tout où ce grain réuſſit : elle ſouffre peu des ravages de la chaſſe, parce que ſon feuillage ne paroît qu’en mai & juillet ; le gibier a lors de quoi vivre ſur les graminées qu’il préfère. Je n’adopte cependant point le ſentiment de ceux qui voudroient ſubſtituer la pomme de terre aux autres productions, quoiqu’elle puiſſe les ſuppléer toutes : je déſirerois au contraire qu’on reconnût bien la néceſſité de varier les cultures, de ne pas borner ſes reſſources à un petit nombre de plantes : c’eſt de les augmenter pour rendre moins préjudiciable aux récoltes l’inclémence des ſaiſons, parce qu’une production réuſſit dans un temps par exemple humide, qui seroit nuiſible à l’autre ; enfin, c’eſt qu’en multipliant les moyens qu’on peut aſſurer la subſiſtance dans tous les cas.

Ce n’eſt à la vérité qu’après des expériences & des obſervations répétées qu’on parviendra à établir le degré de préférence que mérite la culture plus étendue des pommes de terre ſur celle des grains que je viens de nommer. Mettons entre les mains du peuple ces racines pour l’apprivoiſer avec elles, pour l’empêcher de regretter ſon avoine & ſon sarrasin : déja une de nos plus belles provinces, où l’on ne trouvoit pas il y a quelques années de pommes de terre pour en couvrir un quart d’arpent, commence à adopter l’uſage de cette plante, au point que M. l’abbé Dicquemare m’a écrit l’année dernière, qu’un jour ſe promenant dans les environs du Havre, il avoit entendu une mère rappeler ſon enfant, en lui criant : Viens à la maiſon, tu auras des pommes de terre. Enfin M. Chancey, dont le nom ſe retrouve toujours ſous ma plume, lorſqu’il s’agit des propagateurs éclairés de la culture des pommes de terre, & de tout ce qui eſt relatif au bien public, ayant déterminé quelques personnes charitables à en couvrir un champ au profit des pauvres, l’une a prêté le terrain, l’autre a fourni l’engrais, la troiſième la ſemence, une quatrième enfin a payé les frais de culture : le réſultat a été ſuffisant pour ſoulager pendant l’hiver cinquante familles indigentes. Puiſſe cet exemple de bienfaiſance rurale avoir partout des imitateurs !