Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre VIII

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 202-210).


CHAPITRE VIII.

Des fins de la Société et du Gouvernement Politique.


Ier. Si l’homme, dans l’état de nature, est aussi libre que j’ai dit, s’il est le seigneur absolu de sa personne et de ses possessions, égal au plus grand et sujet à personne ; pourquoi se dépouille-t-il de sa liberté et de cet empire, pourquoi se soumet-il à la domination et à l’inspection de quelqu’autre pouvoir ? Il est aisé de répondre, qu’encore que, dans l’état de nature, l’homme ait un droit, tel que nous avons posé, la jouissance de ce droit est pourtant fort incertaine et exposée sans cesse à l’invasion d’autrui. Car, tous les hommes étant Rois, tous étant égaux et la plupart peu exacts observateurs de l’équité et de la justice, la jouissance d’un bien propre, dans cet état, est mal assurée, et ne peut guère être tranquille. C’est ce qui oblige les hommes de quitter cette condition, laquelle, quelque libre qu’elle soit, est pleine de crainte, et exposée à de continuels dangers, et cela fait voir que ce n’est pas sans raison qu’ils recherchent la société, et qu’ils souhaitent de se joindre avec d’autres qui sont déjà unis ou qui ont dessein de s’unir et de composer un corps, pour la conservation mutuelle de leurs vies, de leurs libertés et de leurs biens ; choses que j’appelle, d’un nom général, propriétés.

II. C’est pourquoi, la plus grande et la principale fin que se proposent les hommes, lorsqu’ils s’unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c’est de conserver leurs propriétés, pour la conservation desquelles bien des choses manquent dans l’état de nature.

III. Premièrement, il y manque des loix établies, connues, reçues et approuvées d’un commun consentement, qui soient comme l’étendart du droit et du tort, de la justice et de l’injustice, et comme une commune mesure capable de terminer les différends qui s’élèveroient. Car bien que les loix de la nature soient claires et intelligibles à toutes les créatures raisonnables ; cependant les hommes étant poussés par l’intérêt aussi bien qu’ignorans à l’égard de ces loix, faute de les étudier, ne sont guère disposés, lorsqu’il s’agit de quelque cas particulier qui les concerne, à considérer les loix de la nature, comme des choses qu’ils sont très-étroitement obligés d’observer.

IV. En second lieu, dans l’état de nature, il manque un juge reconnu, qui ne soit pas partial, et qui ait l’autorité de terminer tous les différends, conformément aux loix établies. Car, dans cet état-là, chacun étant juge et revêtu du pouvoir de faire exécuter les loix de la nature, et d’en punir les infracteurs, et les hommes étant partiaux, principalement lorsqu’il s’agit d’eux-mêmes et de leurs intérêts, la passion et la vengeance sont fort propres à les porter bien loin, à les jeter dans de funestes extrémités et à leur faire commettre bien des injustices ; ils sont fort ardens lorsqu’il s’agit de ce qui les regarde, mais fort négligens et fort froids, lorsqu’il s’agit de ce qui concerne les autres : ce qui est la source d’une infinité d’injustices et de désordres.

V. En troisième lieu, dans l’état de nature, il manque ordinairement un pouvoir qui soit capable d’appuyer et de soutenir une sentence donnée, et de l’exécuter. Ceux qui ont commis quelque crime, emploient d’abord, lorsqu’ils peuvent, la force pour soutenir leur injustice ; et la résistance qu’ils font, rend quelquefois la punition dangereuse, et mortelle même à ceux qui entreprennent de la faire.

VI. Ainsi, les hommes, nonobstant tous les privilèges de l’état de nature, ne laissant pas d’être dans une fort fâcheuse condition, tandis qu’ils demeurent dans cet état-là, sont vivement poussés à vivre en société. De-là, vient que nous voyons rarement, qu’un certain nombre de gens vivent quelque tems ensemble, en cet état. Les inconvéniens auxquels ils s’y trouvent exposés, par l’exercice irrégulier et incertain du pouvoir que chacun a de punir les crimes des autres, les contraignent de chercher dans les loix établies d’un gouvernement, un asyle et la conservation de leurs propriétés. C’est cela, c’est cela précisément, qui porte chacun à se défaire de si bon cœur du pouvoir qu’il a de punir, à en commettre l’exercice à celui qui a été élu et destiné pour l’exercer et à se soumettre à ces réglemens que la communauté ou ceux qui ont été autorisés par elle, auront trouvé bon de faire. Et voilà proprement le droit original et la source, et du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, aussi bien que des sociétés et des gouvernemens même.

VII. Car, dans l’état de nature, un homme, outre la liberté de jouir des plaisirs innocens, a deux sortes de pouvoirs.

Le premier est de faire tout ce qu’il trouve à propos pour sa conservation, et pour la conservation des autres, suivant l’esprit et la permission des loix de la nature, par lesquelles loix, communes à tous, lui et les autres hommes font une communauté, composent une société qui les distingue du reste des créatures ; et si ce n’étoit la corruption des gens dépravés, on n’auroit besoin d’aucune autre société, il ne seroit point nécessaire que les hommes se séparassent et abandonnassent la communauté naturelle pour en composer de plus petites.

L’autre pouvoir qu’un homme a dans l’état de nature, c’est de punir les crimes commis contre les loix. Or, il se dépouille de l’un et de l’autre, lorsqu’il se joint à une société particulière et politique, lorsqu’il s’incorpore dans une communauté distincte de celle du reste du genre-humain.

VIII. Le premier pouvoir, qui est de faire tout ce qu’on juge à propos pour sa propre conservation et pour la conservation du reste des hommes, on s’en dépouille afin qu’il soit réglé et administré par les loix de la société, de la manière que la conservation de celui qui vient à s’en dépouiller, et de tous les autres membres de cette société le requiert : et ces loix de la société resserrent en plusieurs choses la liberté qu’on a par les loix de la nature.

IX. On se défait aussi de l’autre pouvoir, qui consiste à punir, et l’on engage toute sa force naturelle qu’on pouvoit auparavant employer, de son autorité seule, pour faire exécuter les loix de la nature, comme on le trouvoit bon : on se dépouille, dis-je, de ce second pouvoir, et de cette force naturelle, pour assister et fortifier le pouvoir exécutif d’une société, selon que ses loix le demandent. Car un homme, étant alors dans un nouvel état, dans lequel il jouit des commodités et des avantages du travail, de l’assistance et de la société des autres qui sont dans la même communauté, aussi bien que de la protection de l’entière puissance du corps politique, est obligé de se dépouiller de la liberté naturelle, qu’il avoit de songer et pourvoir à lui-même ; oui, il est obligé de s’en dépouiller, autant que le bien, la prospérité, et la sûreté de la société à laquelle il s’est joint, le requièrent : cela est non-seulement nécessaire, mais juste, puisque les autres membres de la société font la même chose.

X. Cependant, quoique ceux qui entrent dans une société, remettent l’égalité, la liberté, et le pouvoir qu’ils avoient dans l’état de nature, entre les mains de la société, afin que l’autorité législative en dispose de la manière qu’elle trouvera bon, et que le bien de la société requerra ; ces gens-là, néanmoins, en remettant ainsi leurs privilèges naturels, n’ayant d’autre intention que de pouvoir mieux conserver leurs personnes, leurs libertés, leurs propriétés (car, enfin, on ne sauroit supposer que des créatures raisonnables changent leur condition, dans l’intention d’en avoir une plus mauvaise), le pouvoir de la société ou de l’autorité législative établie par eux, ne peut jamais être supposé devoir s’étendre plus loin que le bien public ne le demande. Ce pouvoir doit se réduire à mettre en sûreté et à conserver les propriétés de chacun, en remédiant aux trois défauts, dont il a été fait mention ci-dessus, et qui rendoient l’état de nature si dangereux et si incommode. Ainsi, qui que ce soit, qui a le pouvoir législatif ou souverain d’une communauté, est obligé de gouverner suivant les loix établies et connues du peuple, non par des décrets arbitraires et formés sur-le-champ ; d’établir des Juges désintéressés et équitables qui décident les différends par ces loix ; d’employer les forces de la communauté au-dedans, seulement pour faire exécuter ces loix, ou au-dehors pour prévenir ou réprimer les injures étrangères, mettre la communauté à couvert des courses et des invasions ; et en tout cela de ne se proposer d’autre fin que la tranquillité, la sûreté, le bien du peuple.