Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre VII

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 164-202).


CHAPITRE VII.

Du commencement des Sociétés politiques.


Ier. Les hommes, ainsi qu’il a été dit, étant tous naturellement libres, égaux et indépendans, nul ne peut être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir politique d’autrui, sans son propre consentement, par lequel il peut convenir, avec d’autres hommes, de se joindre et s’unir en société pour leur conservation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l’abri des insultes de ceux qui voudroient leur nuire et leur faire du mal. Un certain nombre de personnes sont en droit d’en user de la sorte, à cause que cela ne fait nul tort à la liberté du reste des hommes, qui sont laissés dans la liberté de l’état de nature. Quand un certain nombre de personnes sont convenues ainsi de former une communauté et un gouvernement, ils sont par-là en même-tems incorporés, et composent un seul corps politique, dans lequel le plus grand nombre a droit de conclure et d’agir.

II. Car lorsqu’un certain nombre d’hommes ont, par le consentement de chaque individu, formé une communauté, ils ont par-là fait de cette communauté, un corps qui a le pouvoir d’agir comme un corps doit faire, c’est-à-dire, de suivre la volonté et la détermination du plus grand nombre ; ainsi une société est bien formée par le consentement de chaque individu ; mais cette société étant alors un corps, il faut que ce corps se meuve de quelque manière : or, il est nécessaire qu’il se meuve du côté où le pousse et l’entraîne la plus grande force, qui est le consentement du plus grand nombre, autrement il seroit absolument impossible qu’il agît ou continuât à être un corps et une société, comme le consentement de chaque particulier, qui s’y est joint et uni, a voulu qu’il fût : chacun donc est obligé, par ce consentement-là, de se conformer à ce que le plus grand nombre conclut et résout. Aussi voyons-nous que dans les assemblées qui ont été autorisées par des loix positives, et qui ont reçu de ces loix le pouvoir d’agir, quoiqu’il arrive que le nombre ne soit pas déterminé pour conclure un point, ce que fait et conclut le plus grand nombre, est considéré comme étant fait et conclu par tous ; les loix de la nature et de la raison dictant que la chose doit se pratiquer et être regardée de la sorte.

III. Ainsi, chaque particulier convenant avec les autres de faire un corps politique, sous un certain gouvernement, s’oblige envers chaque membre de cette société, de se soumettre à ce qui aura été déterminé par le plus grand nombre, et d’y consentir : autrement cet accord original, par lequel il s’est incorporé avec d’autres dans une société, ne signifieroit rien ; et il n’y auroit plus de convention, s’il demeuroit toujours libre, et n’avoit pas des engagemens différens de ceux qu’il avoit auparavant, dans l’état de nature. Car quelle apparence, quelle marque de convention et de traité y a-t-il en tout cela ? Quel nouvel engagement paroît-il, s’il n’est lié par les décrets de la société, qu’autant qu’il le trouvera bon, et qu’il y consentira actuellement ? S’il peut ne se soumettre et consentir aux actes et aux résolutions de sa société, qu’autant et selon qu’il le jugera à propos, il sera toujours dans une aussi grande liberté qu’il étoit avant l’accord, ou qu’aucune autre personne puisse être dans l’état de nature.

IV. Car si le consentement du plus grand nombre ne peut raisonnablement être reçu comme un acte de tous, et obliger chaque individu à s’y soumettre, rien autre chose que le consentement de chaque individu ne sera capable de faire regarder un arrêt et une délibération, comme un arrêt et une délibération de tout le corps. Or, si l’on considère les infirmités et les maladies auxquelles les hommes sont exposés, les distractions, les affaires, les différens emplois, qui ne peuvent qu’empêcher, je ne dirai pas seulement, un aussi grand nombre de gens qu’il y en a dans une société politique, mais un beaucoup moins grand nombre de personnes, de se trouver dans les assemblées publiques ; et que l’on joigne à tout cela la variété des opinions et la contrariété des intérêts, qui ne peuvent qu’être dans toutes les assemblées : on reconnoîtra qu’il seroit presque impossible, que jamais aucun décret fût valable et reçu. En effet, si l’on n’entroit en société que sous telles conditions, cette entrée seroit semblable à l’entrée de Caton au théâtre, tantum ut exiret. Il y entroit seulement pour en sortir. Une telle constitution rendroit le plus fort Léviathan[1], d’une plus courte durée que ne sont les plus foibles créatures, et sa durée ne s’étendroit pas au-delà du jour de sa naissance, ce que nous ne saurions supposer devoir être, sans avoir présupposé, ce qui seroit ridicule, que des créatures raisonnables désireroient et établiroient des sociétés, uniquement pour les voir se dissoudre. Car, où le plus grand nombre ne peut conclure et obliger le reste à se soumettre à ses décrets ; là on ne sauroit résoudre et exécuter la moindre chose ; là ne sauroit se remarquer nul acte, nul mouvement d’un corps ; et par conséquent cette espèce de corps de société se dissoudroit d’abord.

V. Quiconque donc sort de l’état de nature, pour entrer dans une société, doit être regardé comme ayant remis tout le pouvoir nécessaire, aux fins pour lesquelles il y est entré, entre les mains du plus grand nombre des membres, à moins que ceux qui se sont joints pour composer un corps politique, ne soient convenus expressément d’un plus grand nombre. Un homme qui s’est joint à une société, a remis et donné ce pouvoir dont il s’agit, en consentant simplement de s’unir à une société politique, laquelle contient en elle-même toute la convention, qui est ou qui doit être, entre des particuliers qui se joignent pour former une communauté. Tellement que ce qui a donné naissance à une société politique, et qui l’a établie, n’est autre chose que le consentement d’un certain nombre d’hommes libres, capables d’être représentés par le plus grand nombre d’eux ; et c’est cela, et cela seul qui peut avoir donné commencement dans le monde à un gouvernement légitime.

VI. À cela, on fait deux objections. La première, qu’on ne sauroit montrer dans l’histoire aucun exemple d’une compagnie d’hommes indépendans et égaux, les uns à l’égard des autres, qui se soient joints et unis pour composer un corps, et qui, par cette voie, aient commencé à établir un gouvernement.

La seconde, qu’il est impossible, de droit, que les hommes aient fait cela, à cause que naissant tous sous un gouvernement, ils sont obligés de s’y soumettre, et n’ont pas la liberté de jeter les fondemens d’un nouveau.

VII. Quant à la première, je réponds qu’il ne faut nullement s’étonner, si l’histoire ne nous dit que peu de choses touchant les hommes qui ont vécu ensemble dans l’état de nature. Les inconvéniens d’une telle condition, le desir et le besoin de la société, ont obligé ceux qui se trouvoient ensemble, en un certain nombre, à s’unir incessamment et à composer un corps, s’ils souhaitoient que la société durât. Que si nous ne pouvons pas supposer que des hommes aient jamais été dans l’état de nature, parce que nous n’apprenons presque rien sur ce point, nous pouvons aussi douter que les gens qui composoient les armées de Salmanassar ou de Xerxès, aient jamais été enfans, à cause que l’histoire ne le marque point et qu’il n’y est fait mention d’eux que comme d’hommes faits, que comme d’hommes qui portoient les armes. Le gouvernement précède toujours sans doute les registres, et rarement les belles-lettres sont cultivées parmi un peuple, avant qu’une longue continuation de la société civile ait, par d’autres arts plus nécessaires, pourvu à sa sûreté, à son aise et à son abondance. C’est alors que l’on commence à fouiller dans l’histoire de ces fondateurs, et à rechercher son origine, quand la mémoire s’en est perdue ou obscurcie. Car les sociétés ont cela de commun avec les personnes particulières, qu’elles sont d’ordinaires fort ignorantes dans leur naissance et dans leur enfance, et si elles apprennent et savent quelque chose, ce n’est que par le moyen des registres et des monumens que d’autres ont conservés par hazard. Ceux que nous avons du commencement des sociétés politiques, si l’on excepte celle des Juifs, dans laquelle Dieu lui-même est intervenu immédiatement, en accordant à cette nation des faveurs très-particulières, nous ont conservé des exemples clairs de ces commencemens de sociétés, dont j’ai parlé, ou du moins ils nous en font voir des traces manifestes.

VIII. Il faut avouer qu’on a un étrange penchant à nier les choses de fait les plus évidentes, lorsqu’elles ne s’accordent pas avec les hypothèses qu’on a une fois embrassées. Qui est-ce aujourd’hui qui ne m’accordera que Rome et Venise ont commencé par des gens libres et indépendans au regard les uns des autres, entre lesquels il n’y avoit nulle supériorité, nulle sujétion naturelle ? Que si nous voulons écouter Joseph Acosta, il nous dira que dans la plus grande partie de l’Amérique, il ne se trouva nul gouvernement. Il y a de grandes et fort apparentes conjectures, dit-il, que ces gens-là (parlant de ceux du Pérou), n’ont eu, durant long-tems, ni Rois, ni communautés, mais qu’ils ont vécu et sont allés en troupes, ainsi que font aujourd’hui ceux qui habitent la Floride, et comme pratiquent encore les Cheriquanas et les gens du Brésil, et plusieurs autres nations qui n’ont pas certains Rois, mais qui, suivant que l’occasion de la paix ou de la guerre se présente, choisissent leurs capitaines, selon leur volonté, liv. 1, chap. 25. Si l’on dit que chacun naît sujet à son père ou au chef de sa famille, nous avons prouvé que la soumission due par un enfant à son père, ne détruit point la liberté qu’il a toujours de se joindre à la société politique qu’il juge à propos. Mais, quoi qu’il en soit, il est évident que ceux, dont il vient d’être fait mention, étoient actuellement libres, et quelque supériorité que certains politiques veuillent aujourd’hui placer dans quelques-uns d’entr’eux, il est constant qu’ils ne la reconnoissent ni ne se l’attribuent point ; mais, d’un commun consentement, ils sont tous égaux, jusqu’à ce que, par le même consentement, ils aient établi des gouverneurs sur eux-mêmes. Tellement que toutes leurs sociétés politiques ont commencé par une union volontaire, et par un accord mutuel de personnes, qui ont agi librement, dans le choix qu’ils ont fait de leurs gouverneurs, et de la forme du gouvernement.

IX. JE ne doute point que ceux qui vinrent de Sparte avec Palante, et dont Justin fait mention, n’eussent assuré qu’ils avoient été des gens libres et indépendans, les uns à l’égard des autres ; et qu’ils avoient établi un gouvernement, et s’y étoient soumis par leur propre consentement. Voilà des exemples que l’histoire nous fournit, des personnes libres et dans l’état de nature, qui s’étant assemblées ont formé des corps et des sociétés. Et même, si parce que l’on ne pourroit produire sur ce sujet aucun exemple, on étoit en droit d’en tirer un argument pour prouver que le gouvernement n’a point commencé, ni n’a pu commencer, de la manière que nous prétendons ; je crois que les défenseurs de l’empire paternel feroient beaucoup mieux d’abandonner cette sorte de preuve, que d’y insister et de la pousser contre la liberté naturelle. Car, quand même ils pourroient alléguer un grand nombre d’exemples tirés de l’Histoire des Gouvernemens, qui auroient commencé par le droit paternel, sur lequel ils auroient été fondés (quoiqu’après tout un argument employé pour prouver par ce qui a été, ce qui devroit être de droit, ne soit pas d’une grande force) ; on peut, sans grand danger, accorder ce qu’ils avancent. Mais si je puis leur donner un conseil, ce seroit qu’ils feroient mieux de ne pas rechercher trop l’origine des gouvernemens pour connoître comment ils ont commencé, de facto, de peur qu’ils ne trouvent dans la fondation de la plupart, quelque chose qui favorise peu leur dessein, et le pouvoir pour lesquels ils combattent.

X. Mais pour conclure, puisque de notre côté il paroît, même très-clairement, que les hommes sont naturellement libres, et que les exemples pris de l’histoire montrent que les gouvernemens du monde, qui ont commencé en paix, ont été fondés de la manière que nous avons dit, et ont été formés par le consentement des peuples, il ne peut plus y avoir lieu de douter du droit et de la justice de ces sortes de gouvernemens, ni de l’opinion dans laquelle ont été les hommes à cet égard, et de la pratique qu’ils ont observée dans l’érection des sociétés.

XI. Je ne veux pas nier que, si on pénètre bien avant dans l’histoire, et si l’on remonte aussi haut qu’il est possible, vers l’origine des sociétés, on ne les trouve généralement sous le gouvernement et l’administration d’un seul homme. Je suis même fort disposé à croire que, quand une famille étoit assez nombreuse pour subsister et se soutenir d’elle-même, et qu’elle continuoit à demeurer unie en elle-même, mais séparée des autres sans se mêler avec elles, dans un tems où il y avoit beaucoup de terres et peu de peuples, le gouvernement commençoit et résidoit ordinairement dans le père. Car le père ayant, par les loix de la nature, le même pouvoir qu’avoit tout autre homme, de punir, comme il jugeoit à propos, la violation de ces loix, pouvoit punir les fautes de ses enfans, lors mêmes qu’ils étoient hommes faits et hors de minorité ; et il y a apparence qu’ils se soumettoient tous à lui et consentoient d’être punis tous par ses mains et par son autorité seule ; qu’ils se joignoient tous à lui dans le besoin, contre celui qui avoit fait quelque méchante action ; et que par-là ils donnoient le pouvoir d’exécuter sa sentence pour punir quelque crime, et l’établissoient effectivement législateur et gouverneur de tous ceux qui demeuroient unis à sa famille. C’étoit, sans doute, la meilleure précaution et le meilleur parti qu’ils pouvoient prendre. L’affection paternelle ne pouvoit que prendre grand soin de ce qui appartenoit à chacun, et le mettre en sûreté. Et comme, dans leur enfance, ils étoient accoutumés à obéir à leur père, ils trouvoient infailliblement qu’il étoit plus commode, plus aisé et plus avantageux de se soumettre à lui, qu’il ne leur auroit été de se soumettre à quelque autre. Et, s’il avoit besoin de quelqu’un qui les gouvernât, parce que des gens qui vivent ensemble ne peuvent se passer qu’avec peine de quelque gouvernement, qui pouvoit le faire mieux que leur père commun ? à moins que sa négligence, sa cruauté ou quelqu’autre défaut de l’esprit ou du corps ne l’en rendît incapable. Mais quand le père venoit à mourir, et que le plus proche héritier qu’il laissoit n’étoit pas capable de gouvernement, faute d’âge, de sagesse, de prudence, de courage ou de quelque autre qualité, ou bien lorsque diverses familles convenoient de s’unir et de continuer à vivre ensemble dans une même société : il ne faut point douter qu’alors tous ceux qui composoient ces familles, n’usassent pleinement de leur liberté naturelle, pour établir sur eux celui qu’ils jugeoient le plus capable de les gouverner. Conformément à cela, nous voyons que les peuples de l’Amérique, qui vivent éloignés des épées des conquérans, et de la domination ambitieuse des deux grands Empires du Pérou et du Méxique, jouissent de leur naturelle liberté ; quoique, cœteris paribus, ils préfèrent d’ordinaire l’héritier du Roi défunt. Cependant, s’ils viennent à remarquer en lui quelque foiblesse, quelque défaut considérable, quelque incapacité essentielle, ils le laissent ; et ils établissent pour leur gouverneur, le plus vaillant et le plus brave d’entre eux.

XII. Ainsi, quoiqu’en remontant aussi haut que les monumens de l’histoire des nations le permettent, l’on trouve que dans le tems que le monde se peuploit, le gouvernement des peuples étoit entre les mains d’un seul ; cela ne détruit pourtant point ce que j’affirme ; savoir, que le commencement de la société politique, dépend du consentement de chaque particulier, qui veut bien se joindre avec d’autres pour composer une société, ensorte que tous ceux qui y entrent, peuvent établir la forme de gouvernement qu’ils jugent à propos. Mais cela ayant donné occasion à quelques-uns de tomber dans l’erreur, et de s’imaginer que par nature, le gouvernement est monarchique, et appartient au père ; il ne faut point oublier d’examiner pourquoi du commencement les peuples se sont attachés à cette forme-là de gouvernement. Dans la première institution des communautés, la prééminence des pères peut l’avoir produite, peut avoir été cause que tout le pouvoir a été remis entre les mains d’un seul : cependant, il est clair que ce qui obligea dans la suite, de continuer à vivre dans la même forme de gouvernement, ne regardoit point l’autorité paternelle, puisque toutes les petites monarchies, proche de leur origine, ont été ordinairement, du moins par occasion, électives.

XIII. Premièrement donc, dans le commencement des choses, le gouvernement des pères ayant accoutumé leurs enfans, dès leur bas-âge, au gouvernement d’un seul homme, et leur ayant appris que, lorsqu’il étoit exercé avec soin, diligence et affection, à l’égard de ceux qui y étoient soumis, il suffisoit, pour protéger et procurer tout le bonheur qu’on pouvoit espérer raisonnablement ; il ne faut pas s’étonner si les hommes se sont attachés à cette forme de gouvernement, à laquelle ils avoient été accoutumés tous dès leur enfance et qu’ils avoient, outre cela, trouvée, par l’expérience aisée et sûre. On peut ajouter à cette réflexion, que la monarchie étant quelque chose de simple, et qui se présentoit de soi-même à l’esprit des hommes, que l’expérience n’avoit pas encore instruits des différentes formes possibles du gouvernement, et qui n’avoient aucune idée de l’ambition ou de l’insolence des empires, ils n’ont pu se mettre en garde contre les maux de l’autorité suprême, et les inconvéniens du pouvoir absolu, que la monarchie dans la succession des tems devoit s’attribuer et exercer. On trouvera de même moins étrange, qu’ils ne se soient pas mis en peine de penser aux moyens de réprimer les entreprises outrées de ceux à qui ils avoient commis l’autorité, et de balancer le pouvoir du gouvernement, en mettant diverses parties de ce pouvoir en différentes mains. Ils n’avoient jamais senti l’oppression de la domination tyrannique ; et les mœurs de leur tems, leurs possessions, leur manière de vivre, qui fournissoient peu de matière à l’avarice ou à l’ambition, ne leur faisoient point appréhender cette domination, et ne les obligoient point de se précautionner contre elle. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’ils aient établi cette forme de gouvernement, qui, comme j’ai dit, non-seulement s’offroit d’abord à l’esprit, mais étoit la plus conforme à leur condition et à leur état présent. Car ils avoient bien plus besoin de défense contre les invasions et les attentats du dehors, que d’un grand nombre de loix, de gouverneurs et d’officiers, pour régler le dedans et punir les criminels, à cause qu’ils n’avoient alors que peu de biens propres, et qu’il y en avoit peu d’entre eux qui fissent tort aux autres. Comme ils s’étoient joints en société volontairement et d’un commun accord, on ne peut que supposer qu’ils avoient de la bienveillance et de l’affection les uns pour les autres, et qu’il y avoit entre eux une mutuelle confiance. Ils craignoient bien plus ceux qui n’étoient pas de leur corps, qu’ils ne se craignoient les uns les autres : et par conséquent leur principal soin, et leur principale attention étoit de se mettre à couvert de la violence du dehors ; et il leur étoit fort naturel d’établir entre eux la forme de gouvernement qui pouvoit le plus servir à cette fin, et de choisir le plus sage et le plus brave, qui les conduisît dans leurs guerres, et les menât avec succès contre leurs ennemis, et qui, en cela principalement, fût leur gouverneur.

XIV. Aussi voyons-nous que les Rois des Indiens dans l’Amérique, dont les manières et les coutumes doivent toujours être regardées comme un modèle de ce qui s’est pratiqué dans le premier âge du monde, en Asie et en Europe, pendant que les habitans de cette partie de la terre, si éloignée des autres, ont été en petit nombre, et que ce petit nombre de gens, dans un pays si grand, et le peu d’usage et de connoissance de l’argent monnoyé, ne les ont pas sollicités à étendre leurs possessions et leurs terres, ou à contester pour une étendue déserte de pays, n’ont été guère plus que généraux de leur armée. Quoiqu’ils commandent absolument pendant la guerre, ils n’exercent chez eux, en tems de paix, qu’une autorité fort mince, et n’ont qu’une souveraineté très-modérée. Les résolutions, au sujet de la paix et de la guerre, sont, pour l’ordinaire les résolutions du peuple ou du conseil. Du reste, la guerre elle-même, qui ne s’accommode guère de la pluralité des généraux, fait tomber naturellement le commandement entre les mains des rois seuls.

XV. Parmi le peuple d’Israël même, le principal emploi des Juges, et des premiers Rois, semble n’avoir consisté qu’à faire la fonction de général, en tems guerre, et à conduire les armées. Cela paroît clairement, non-seulement par cette expression si fréquente de l’Écriture, sortir et revenir devant le peuple, ce qui étoit se mettre en marche pour la guerre, et revenir ensuite à la tête des troupes, mais aussi particulièrement par l’histoire de Jephté. Les Ammonites faisant la guerre à Israël, les Galaadites, saisis de crainte, envoyèrent des députés à Jephté, qu’ils avoient chassé comme un bâtard de leur famille, et convinrent avec lui qu’il seroit leur gouverneur, à condition qu’il les secourût contre les Ammonites[2]. Le peuple l’établit sur soi pour chef et pour capitaine : ce qui étoit, comme il paroît, la même chose que Juge[3]. Et Jephté jugea Israël, c’est-à-dire, fut son général six ans. De même, lorsque Jonatham reproche aux Sichemites les obligations qu’ils avoient à Gédéon, qui avoit été leur Juge et leur conducteur, il leur dit[4] : Mon père a combattu pour vous et a hasardé sa vie, et vous a délivrés des mains de Madian. Il ne dit autre chose de lui, ainsi qu’on voit, sinon qu’il avoit agi comme un général d’armée a coutume de l’aire. Certainement, c’est tout ce qui se trouve dans son histoire, aussi bien que dans l’histoire du reste des Juges. Abimélec, particulièrement, est appelé Roi, quoique tout au plus il ne fût que général. Et lorsque les enfans d’Israël étant las de la mauvaise conduite des fils de[5] Samuel, desirèrent avoir un Roi, comme toutes les nations, qui les jugeât, et sortît devant eux, et conduisît leurs guerres, que Dieu leur accorda ce qu’ils souhaitoient avec tant d’ardeur, il dit à Samuel[6] : Je t’envoierai un homme, et tu l’oindras pour être capitaine de mon peuple Israël, et il délivrera mon peuple des mains des Philistins : comme si toute l’occupation et tout l’emploi du Roi des Israélites, ne consistoit qu’à conduire leurs armées, et à combattre pour leur dépense, aussi, lorsque Saül fut sacré, Samuel, en versant une phiole d’huile sur lui, lui déclara que[7] le Seigneur l’avoit oint sur son héritage pour en être le capitaine. C’est par la même raison et dans les mêmes vues, que ceux qui, après que Saül eut été choisi solemnellement, et salué Roi par les tribus, à Mispah, étant fâchés qu’il fût leur Roi, ne firent d’autre objection que celle-ci[8] : Comment nous délivreroit cet homme ? Comme s’ils avoient dit, cet homme n’est pas propre pour être notre Roi, il n’a pas assez d’adresse, d’habileté, de conduite, de capacité pour nous défendre. Quand Dieu encore résolut de transférer le gouvernement et de le donner à David, Samuel parla à Saül de cette sorte[9] : Mais maintenant ton règne ne sera point affermi. Le seigneur s’est choisi un homme selon son cœur ; et le Seigneur lui a commandé d’être capitaine de son peuple, comme si toute l’autorité royale n’étoit autre chose que l’autorité de général. Aussi, lorsque les tribus qui avoient demeuré attachées à la famille de Saül, après sa mort, et s’étoient opposées de tout leur pouvoir au règne de David, allèrent enfin en Hébron, pour lui faire hommage, elles alléguèrent, entre les motifs qui les obligeoient de se soumettre à lui et de reconnoître son autorité, qu’il étoit effectivement leur Roi, du tems même de Saül, et qu’ainsi il n’y avoit nulle raison de ne le pas recevoir et considérer comme leur Roi, dans le tems et les circonstances où ils se trouvoient[10]. Ci-devant, quand Saül étoit Roi sur nous, tu étois celui qui menois et ramenois Israël : et le Seigneur t’a dit, tu paîtras mon peuple d’Israël, et seras capitaine d’Israël.

XVI. Soit donc qu’une famille, par degrés, ait formé une communauté, et que l’autorité paternelle ayant été continuée, et ayant passé dans l’aîné, de sorte que chacun, à son tour, l’ayant exercée, chacun aussi s’y étoit soumis tacitement, surtout puisque cette facilité, cette égalité, cette bonté qui se trouvoient dans ceux qui composoient une même famille, empêchoit que personne ne pût être offensé, jusqu’à ce que le tems eût confirmé cette autorité, et fondé un droit de succession, soit que diverses familles, ou les descendans de diverses familles, que le hasard, le voisinage, ou les affaires avoient ramassées, se soient, par ce moyen, jointes en société ; le besoin d’un général, dont la conduite et la valeur pût les défendre contre leurs ennemis dans la guerre, et la grande confiance qu’inspiroit naturellement l’innocence et la sincérité de ces pauvres, mais vertueux tems, tels qu’ont été presque tous ceux qui ont donné naissance aux gouvernemens, qui ont été jamais dans le monde, ont engagé les premiers institueurs des communautés à remettre généralement le gouvernement entre les mains d’un seul. Le bien public, la sûreté, le but des communautés obligèrent d’en user de la sorte, dans l’enfance, pour ainsi dire, des sociétés et des états. Et l’on ne peut disconvenir que si l’on n’avoit pratiqué cela, les nouvelles, les jeunes sociétés, n’auroient pu subsister long-tems. Sans ces pères sages et affectionnés, dont nous avons parlé tant de fois, sans les soins de ces gouverneurs établis, tous les gouvernenens seroient bientôt fondus, et auroient été détruits dans la foiblesse et les infirmités de leur enfance ; le Prince et le peuple seroient péris tous ensemble dans peu de tems.

XVII. Le premier âge du monde étoit un âge d’or. L’ambition, l’avarice, amor sceleratus habendi, les vices qui règnent aujourd’hui, n’avoient pas encore corrompu les cœurs des hommes, dans ce bel âge, et ne leur avoient pas donné de fausses idées au sujet du pouvoir des Princes et des gouverneurs. Comme il y avoit beaucoup plus de vertu, les gouverneurs y étoient beaucoup meilleurs, et les sujets moins vicieux. En ce tems-là, les gouverneurs et les magistrats, d’un côté, n’étendoient pas leur pouvoir et leurs privilèges, pour opprimer le peuple, ni de l’autre, le peuple ne se plaignoit point des priviléges et de la conduite des gouverneurs et des magistrats, et ne s’efforçoit point de diminuer ou de réprimer leur pouvoir ; ainsi, il n’y avoit entre eux nulle contestation au sujet du gouvernement. Mais lorsque l’ambition, le luxe et l’avarice, dans les siècles suivans, ont voulu retenir et accroître le pouvoir, sans se mettre en peine de considérer comment et pour quelle fin il avoit été commis ; et que la flatterie s’y étant mêlée, a appris aux Princes à avoir des intérêts distincts et séparés de ceux du peuple ; on a cru qu’il étoit nécessaire d’examiner avec plus de soin, l’origine et les droits du gouvernement ; et de tâcher de trouver des moyens de réprimer les excès et de prévenir les abus de ce pouvoir, qu’on avoit pour son propre bien, confié à d’autres, et qu’on voyoit pourtant n’être employé qu’à faire du mal à ceux qui l’avoient remis[11].

XVIII. Ainsi nous voyons combien il est probable que les hommes, qui étoient naturellement libres, et qui, de leur propre consentement, se sont soumis au gouvernement de leurs pères, ou se sont joints ensemble, pour faire de diverses familles un seul et même corps, ont remis le gouvernement entre les mains d’un seul, sans limiter, par des conditions expresses, ou régler son pouvoir, qu’ils croient être assez en sûreté, et devoir conserver assez sa justice et sa droiture dans la probité et dans la prudence de celui qui avoit été élu. Il ne leur étoit jamais monté dans l’esprit que la monarchie fût, jure divino, de droit divin ; on n’avoit jamais entendu parler de rien de semblable avant que ce grand mystère eût été révélé par la Théologie des derniers siècles. Ils ne regardoient point non plus le pouvoir paternel comme un droit à la domination, ou comme le fondement de tous les gouvernemens. Il suffit donc d’être convaincu que les lumières, que l’histoire nous peut fournir sur ce point, nous autorisent à conclure que tous les commencemens paisibles des gouvernemens ont eu pour cause le consentement des peuples. Je dis les commencemens paisibles, parce que j’aurai occasion, dans un autre endroit, de parler des conquêtes, que quelques-uns estiment être des causes du commencement des gouvernemens.

XIX. L’autre objection que je trouve être faite contre le commencement des sociétés politiques, tel que je l’ai représenté, est celle-ci ; que tous les hommes étant nés sous quelque gouvernement, il est impossible qu’aucun d’eux ait jamais été libre, ait jamais eu la liberté de se joindre à d’autres pour en commencer un nouveau, ou qu’il ait jamais pu ériger un légitime gouvernement. Si ce raisonnement est juste, je demande comment sont devenues légitimes les monarchies dans le monde ? Car, si quelqu’un peut me montrer un homme, dans quelque siècle, qui ait été en liberté de commencer une monarchie légitime, je lui en montrerai dix autres, qui, dans le même tems, auront eu la liberté et le pouvoir de s’unir, et de commencer un nouveau gouvernement sous la forme royale, ou sous quelque autre forme. N’est-ce pas une démonstration évidente, que si quelqu’un né sous la domination d’un autre, a été assez libre pour avoir droit de commander aux autres, dans un empire nouveau et distinct, tous ceux qui sont nés sous la domination d’autrui, peuvent avoir été aussi libres, et être devenus, par la même voie, les gouverneurs ou les sujets d’un gouvernement distinct et séparé ? Et ainsi, par le propre principe de ceux qui font l’objection, ou bien tous les hommes sont nés libres à cet égard, ou il n’y a qu’un seul légitime Prince, et un seul gouvernement juste dans le monde ? Qu’ils aient la bonté de nous marquer et indiquer simplement quel il est ; je ne doute point que tout le monde ne soit d’abord disposé à lui faire hommage, à s’y soumettre, et à lui obéir.

XX. Quoique cette réponse, qui fait voir que l’objection jette ceux qui la proposent dans les mêmes difficultés où ils veulent jeter les autres, puisse suffire ; je tâcherai, néanmoins, de mettre encore mieux dans tout son jour la foiblesse de l’argument des adversaires.

Tous les hommes, disent-ils, sont nés sous un gouvernement ; et, par cette raison, ils ne sont point dans la liberté d’en instituer aucun nouveau. Chacun naît sujet de son père ou de son Prince, et par conséquent chacun est dans une perpétuelle obligation de sujétion et de fidélité. Il est clair que jamais les hommes n’ont considéré cette sujétion naturelle dans laquelle ils soient nés, à l’égard de leurs pères où à l’égard de leurs princes, comme quelque chose qui les obligeât, sans leur propre consentement, à se soumettre à eux ou à leurs héritiers.

XXI. Il n’y a pas dans l’Histoire, soit sacrée, soit profane, de plus fréquens exemples que ceux des gens qui se sont retirés de l’obéissance et de la jurisdiction sous laquelle ils étoient nés, et de la famille ou de la communauté dans laquelle ils avoient pris naissance, et avoient été nourris, et qui ont établi de nouveaux gouvernemens en d’autres endroits. C’est ce qui a produit un si grand nombre de petites sociétés au commencement des siècles, lesquelles se répandirent peu-à-peu en différens lieux, et se multiplièrent autant que l’occasion s’en présenta et qu’il se trouva de place pour les contenir ; jusqu’à ce que les plus fortes engloutirent les plus foibles ; et qu’ensuite les plus grands Empires étant tombés dans la décadence et ayant été, pour ainsi dire, mis en pièces, se sont partagés en diverses petites dominations. Or, toutes ces choses sont de puissans témoignages contre la souveraineté paternelle, et prouvent clairement que ce n’a point été un droit naturel du père passé à ses héritiers, qui a fondé les gouvernemens dans le commencement du monde, puisqu’il est impossible, sur ce fondement-là, qu’il y ait eu tant de petits Royaumes, et qu’il ne devroit s’y être, trouvé qu’une seule Monarchie universelle, s’il est vrai que les hommes n’aient pas eu la liberté de se séparer de leurs familles, et de leur gouvernement tel qu’il ait été, et d’ériger différentes communautés et d’autres gouvernemens, tels qu’ils jugeoient à propos.

XXII. Telle a été la pratique du monde, depuis son commencement jusqu’à ce jour ; et aujourd’hui ceux qui sont nés sous un gouvernement établi et ancien, ont autant de droit et de liberté qu’on en a jamais eu et qu’ils en pourroient avoir, s’ils étoient nés dans un désert, dont les habitans ne reconnoîtroient nulles loix et ne vivroient sous aucuns réglemens. J’affirme ceci, parce que ceux qui veulent nous persuader que ceux qui sont nés sous un gouvernement y sont naturellement sujets, et n’ont plus de droit et de prétention à la liberté de l’état de nature, ne produisent d’autre raison, si l’on excepte celles qu’ils tirent du pouvoir paternel, à laquelle nous avons déjà répondu ; ne produisent, dis-je, d’autre raison que celle-ci, savoir que nos pères ayant renoncé à leur liberté naturelle, et s’étant soumis à un gouvernement, se sont mis et ont mis leurs descendans dans l’obligation d’être perpétuellement sujets à ce gouvernement-là. J’avoue qu’un homme est obligé d’exécuter et accomplir les promesses qu’il a faites pour soi, et de se conduire conformément aux engagemens dans lesquels il est entré ; mais il ne peut, par aucune convention, lier ses enfans ou sa postérité. Car un fils, lorsqu’il est majeur, étant aussi libre que son père ait jamais été, aucun acte du père ne peut plus ravir au fils la liberté, qu’aucun acte d’aucun autre homme peut faire. Un père peut, à la vérité, attacher certaines conditions aux terres dont il jouit, en qualité de sujet d’une communauté, et obliger son fils à être membre de cette communauté, s’il veut jouir, comme lui, des possessions de ses pères : la raison de cela est que les biens qu’un père possède, étant ses biens propres, il en peut disposer comme il lui plaît.

XXIII. Or, cela a donné occasion de tomber généralement dans l’erreur sur cette matière. Car les communautés ne permettant point qu’aucunes de leurs terres soient démembrées, et voulant qu’elles ne soient toutes possédées que par ceux qui sont de la communauté, un fils ne peut d’ordinaire jouir des possessions de son père, que sous les mêmes conditions, sous lesquelles son père en a joui, c’est-à-dire, qu’en devenant membre de la même société, et se soumettant par conséquent au gouvernement qui y est établi tout de même que tout autre sujet de cette société-là. Ainsi, le consentement d’hommes libres, nés dans une société, lequel seul est capable de les en faire membres, étant donné séparément par chacun à son tour, selon qu’il vient en âge, et non par une multitude de personnes assemblées, le peuple n’y prend point garde, et pensant ou que cette sorte de consentement ne se donne point, ou que ce consentement n’est point nécessaire, il conclut que tous sont naturellement sujets, en tant qu’hommes.

XXIV. Il est manifeste que les Gouvernemens eux-mêmes conçoivent et considèrent la chose autrement. Ils ne prétendent point avoir de pouvoir sur le fils, parce qu’ils en ont sur le père ; et ils ne regardent point les enfans comme leurs sujets, sur ce fondement que leurs pères le sont. Si un sujet d’Angleterre a, en France, un enfant d’une femme anglaise, de qui sera sujet cet enfant ? Non du Roi d’Angleterre, car auparavant il faut qu’il obtienne la permission d’avoir part à ce privilège, non du Roi de France, car alors son père a la liberté de l’emporter en un autre pays et de l’élever comme il lui plaît. Et, qui, je vous prie, a jamais été regardé comme un traître ou un déserteur y pour avoir pris naissance dans un pays, de parens, qui y étoient étrangers, et avoir vécu dans un autre ? Il est donc clair, par la pratique des gouvernemens même, aussi bien que par les loix de la droite raison, qu’un enfant ne naît sujet d’aucun pays, ni d’aucun gouvernement. Il demeure sous la tutelle et l’autorité de son père, jusques à ce qu’il soit parvenu à l’âge de discrétion ; alors il est homme libre, il est dans la liberté de choisir le gouvernement sous lequel il trouve bon de vivre, et de s’unir au corps politique qui lui plaît le plus. En effet, si le fils d’un Anglais, né en France, est dans cette liberté-là, et peut en user de la sorte, il est évident que de ce que son père est sujet de ce Royaume, il ne s’ensuit point qu’il soit obligé de l’être. Si le père même a des engagemens à cet égard, ce n’est point à cause de quelque traité qu’aient fait ses ancêtres. Pourquoi donc son fils, par la même raison, n’aura-t-il pas la même liberté que lui, quand même il seroit en quelqu’autre lieu que ce fût ; puisque le pouvoir qu’un père a naturellement sur son enfant est le même partout, en quelque lieu qu’il naisse ? et que les liens des obligations naturelles ne sont point renfermés dans les limites positives des Royaumes et des communautés ?

XXV. Chacun étant naturellement libre, ainsi qu’il a été montré, et rien n’étant capable de le mettre sous la sujétion d’aucun autre pouvoir sur la terre, que son propre consentement, il faut considérer en quoi consiste cette déclaration suffisante du consentement d’un homme, pour le rendre sujet aux loix de quelque Gouvernement. On distingue, communément entre un consentement exprès et un consentement tacite, et cette distinction fait à notre sujet. Personne ne doutera, je pense, que le consentement exprès de quelqu’un, qui entre dans une société, ne le rende parfait membre de cette société-là, et sujet du gouvernement auquel il s’est soumis. La difficulté est de savoir ce qui doit être regardé comme un consentement tacite, et jusqu’où il oblige et lie, c’est-à-dire, jusqu’où quelqu’un peut être censé avoir consenti et s’être soumis à un gouvernement, quoiqu’il n’ait pas proféré une seule parole sur ce sujet. Je dis que tout homme qui a quelque possession, qui jouit de quelque terre et de quelque bien qui est de la domination d’un gouvernement, donne par-là son consentement tacite, et est obligé d’obéir aux loix de ce gouvernement, tant qu’il jouit des biens qui y sont renfermés, autant que puisse l’être aucun de ceux qui s’y trouvent soumis. Si ce qu’il possède est une terre, qui lui appartienne et à ses héritiers, ou une maison où il n’ait à loger qu’une semaine, ou s’il voyage simplement et librement dans les grands chemins ; en un mot, s’il est sur le territoire d’un gouvernement, il doit être regardé comme ayant donné son consentement tacite, et comme s’étant soumis aux loix de ce gouvernement-là.

XXVI. Pour comprendre encore mieux ceci, il est à propos de considérer que quelqu’un du commencement, lorsqu’il s’est incorporé à quelque communauté, a en même-tems, par cet acte, annexé et soumis à cette communauté les possessions qu’il a ou qu’il pourra acquérir, pourvu qu’elles n’appartiennent point déjà à quelque autre gouvernement. En effet, ce seroit une contradiction manifeste, que de dire qu’un homme entre dans une société pour la sûreté et l’établissement de ses biens propres ; et de supposer au même-tems que ses biens, que ses terres, dont la propriété est réglée et établie par les loix de la société, soient exemptes de la jurisdiction du gouvernement, à laquelle, et le propriétaire et la propriété sont soumis. C’est pourquoi, par le même acte, par lequel quelqu’un unit sa personne, qui étoit auparavant libre, à quelque communauté, il y unit pareillement ses possessions, qui étoient auparavant libres, et sa personne et ses possessions deviennent également sujettes au gouvernement et à la domination de cette communauté. Quiconque donc désormais poursuit la permission de posséder quelque héritage ou de jouir autrement de quelque partie de terre annexée, et soumise au gouvernement de cette société, doit prendre ce bien-là sous la condition sous laquelle il se trouve, qui est d’être soumis au gouvernement de cette société, sous la jurisdiction de laquelle il est autant que puisse être aucun sujet du même gouvernement.

XXVII. Mais si le gouvernement n’a de jurisdiction directe que sur les terres, et sur les possesseurs considérés précisément comme possesseurs, c’est-à-dire, comme des gens qui possèdent des biens et habitent dans une société, mais qui ne s’y sont pas encore incorporés ; l’obligation où ils sont, en vertu des biens qu’ils possèdent, de se soumettre au gouvernement qui y est établi, commence et finit avec la jouissance de ces biens. Tellement que toutes les fois que des propriétaires de cette nature, qui n’ont donné qu’un consentement tacite au gouvernement, veulent, par donation, par vente ou autrement, quitter leurs possessions, ils sont en liberté de s’incorporer dans une autre communauté ; ou de convenir avec d’autres pour en ériger une nouvelle, in vacuis locis, en quelqu’endroit du monde qui soit libre et sans possesseur. Mais si un homme a, par un accord actuel et par une déclaration expresse, donné son consentement, pour être de quelque société, il est perpétuellement et indispensablement obligé d’en être, et y doit être constamment soumis toute sa vie, et ne peut rentrer dans l’état de nature ; à moins que, par quelque calamité, le gouvernement ne vînt à se dissoudre.

XXVIII. Mais se soumettre aux loix d’un pays, vivre paisiblement, et jouir des privilèges et de la protection de ce pays, sont des circonstances qui ne rendent point un homme membre de la société qui y est établie : ce n’est qu’une protection locale, et qu’un hommage local, qui doivent se trouver entre des gens qui ne sont point en état de guerre. Mais cela ne rend pas plus un homme membre et sujet perpétuel d’une société, qu’un autre le seroit de quelqu’un dans la famille duquel il trouveroit bon de demeurer quelque tems, encore que pendant qu’il continueroit à y être, il fût obligé de se conformer aux réglemens qu’on y suivroit. Aussi voyons-nous que les étrangers, qui passent toute leur vie dans d’autres états que ceux dont ils sont sujets, et jouissent des privilèges et de la protection qu’on y accorde ; quoiqu’ils soient tenus, même en conscience de se soumettre à l’administration qui y est établie, ne deviennent point néanmoins par-là sujets ou membres de ces états. Rien ne peut rendre un homme membre d’une société, qu’une entrée actuelle, qu’un engagement positif, que des promesses et des conventions expresses. Or, voilà ce que je pense touchant le commencement des sociétés politiques, et touchant ce consentement qui rend quelqu’un membre d’une société.



  1. Ce mot se trouve souvent dans l’Écriture pour signifier un grand poisson ; mais suivant son origine, Leviat et Tan, il signifie un grand tout, composé de parties liées ensemble, ce qui a donné lieu au fameux Hobbes, d’intituler Leviathan, son Traité du Gouvernement politique, auquel M. Locke fait ici allusion.
  2. Jug. XI, 11.
  3. Jug. XII, 7.
  4. Jug. IX. 17.
  5. I. Sam. VIII. 20.
  6. IX. 16.
  7. X. 1.
  8. v. 37.
  9. XIII. 34.
  10. 2 Sam. V. 2.
  11. « Dans le commencement, lorsque quelque sorte de gouvernement fut formée, il peut être arrivé qu’on n’ait fait autre chose que de remettre tout à la sagesse et à la discrétion de ceux qui étoient choisis pour gouverneurs. Mais ensuite, par l’expérience, les hommes ont reconnu que ce gouvernement auquel ils se trouvoient soumis, étoit sujet à toutes sortes d’inconvéniens, et que ce qu’ils avoient établi pour remédier à leurs maux, ne faisoit que les augmenter, et on dit que, vivre selon la volonté d’un seul homme, c’est la cause et la source de toutes les misères. C’est pourquoi ils ont fait des loix, dans lesquelles chacun pût contempler et lire son devoir, et connoître les peines que méritent ceux qui les violent. Hooker, Eccl. I, §. 10. »