Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre VI

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 136-163).


CHAPITRE VI.

De la Société Politique ou Civile.


Ier. Dieu ayant fait l’homme une certaine créature, à qui, selon le jugement que ce sage Créateur en avoit porté lui-même, il n’étoit pas bon d’être seul, il l’a mis dans l’obligation, la nécessité et la convenance qu’il lui a inspirée, avec le desir de se joindre en société. La première société a été celle de l’homme et de la femme ; et elle a donné lieu à une autre qui a été entre le père, la mère et les enfans. À ces deux sortes de sociétés s’en est jointe une troisième, avec le tems, savoir celle des maîtres et des serviteurs. Quoique ces trois sortes de sociétés se soient rencontrées ordinairement ensemble dans une même famille, dans laquelle le maître ou la maîtresse avoit quelque espèce de gouvernement, et le droit de faire des loix propres et particulières à une telle famille. Chacune de ces sociétés-là, ou toutes ensemble, étoient différentes de ce que nous appelons aujourd’hui sociétés politiques, ainsi que nous en serons convaincus, si nous considérons les différentes fins, et les différentes obligations de chacune d’elles.

II. La société conjugale a été formée, par un accord volontaire, entre l’homme et la femme ; et bien qu’elle consiste particulièrement dans le droit que l’un a sur le corps de l’autre, par rapport à la fin principale et la plus nécessaire, qui est de procréer des enfans, elle ne laisse pas d’emporter avec soi, et d’exiger une complaisance et une assistance mutuelle, et une communauté d’intérêts nécessaire, non-seulement pour engager les mariés à se secourir et à s’aimer l’un l’autre, mais aussi pour les porter à prendre soin de leurs enfans, qu’ils sont obligés de nourrir et d’élever, jusqu’à ce qu’ils soient en état de s’entretenir et de se conduire eux-mêmes.

III. Car la fin de la société, entre le mâle et la femelle, n’étant pas simplement de procréer, mais de continuer l’espèce ; cette société doit durer du moins, même après la procréation, aussi longtems qu’il est nécessaire pour la nourriture et la conservation des procréés, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’ils soient capables de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins. Cette règle, que la sagesse infinie du Créateur a établie sur les œuvres de ses mains, nous voyons que les créatures inférieures à l’homme l’observent constamment et avec exactitude. Dans ces animaux qui vivent d’herbe, la société entre le mâle et la femelle ne dure pas plus long-tems que chaque acte de copulation, parce que les mamelles de la mère étant suffisantes pour nourrir les petits, jusqu’à ce qu’ils soient capables de se nourrir d’herbe, le mâle se contente d’engendrer, et il ne se mêle plus, après cela, de la femelle, ni des petits, à la subsistance desquels il ne peut rien contribuer. Mais à l’égard des bêtes de proie, la société dure plus long-tems, à cause que la mère ne pouvant pas bien pourvoir à sa subsistance propre, et nourrir en même tems ses petits par sa seule proie, qui est une voie de se nourrir, et plus laborieuse et plus dangereuse que n’est celle de se nourrir d’herbe, l’assistance du mâle est tout-à-fait nécessaire pour le maintien de leur commune famille, si l’on peut user de ce terme, laquelle, jusqu’à ce qu’elle puisse aller chercher quelque proie, ne sauroit subsister que par les soins du mâle et de la femelle. On remarque la même conduite dans tous les oiseaux, si on excepte quelques oiseaux domestiques, qui se trouvent dans des lieux où la continuelle abondance de nourriture exempte le mâle du soin de nourrir les petits : on voit que pendant que les petits, dans leurs nids, ont besoin d’alimens, le mâle et la femelle y en portent, jusqu’à ce que ces petits-là puissent voler et pourvoir à leur propre subsistance.

IV. Et en cela, à mon avis, consiste la principale, si ce n’est la seule raison, pour laquelle le mâle et la femelle, dans le genre-humain, sont obligés à une société plus longue que n’entretiennent les autres créatures. Cette raison est, que la femme est capable de concevoir, et est, de facto, pour l’ordinaire, de rechef enceinte et accouche long-tems avant que l’enfant qu’elle a déjà, soit en état de se passer du secours de ses parens, et puisse lui-même pourvoir à ses besoins. Ainsi, un père étant obligé de prendre soin de ceux qu’il a engendrés, et de prendre ce soin-là pendant long-tems, il est aussi dans l’obligation de continuer à vivre dans la société conjugale, avec la même femme, de qui il les a eus, et de demeurer dans cette société beaucoup plus long-tems que les autres créatures, dont les petits pouvant subsister d’eux-mêmes avant que le tems d’une nouvelle procréation vienne, le lien du mâle et de la femelle se rompt de lui-même, et l’un et l’autre se trouvent en une pleine liberté ; jusqu’à ce que cette saison, qui a coutume de solliciter les animaux à se joindre ensemble, les oblige à se choisir de nouvelles compagnes. Et ici, on ne sauroit admirer assez la sagesse du grand créateur, qui ayant donné à l’homme des qualités propres pour pourvoir à l’avenir, aussi bien que pour pourvoir au présent, a voulu et a fait ensorte que la société de l’homme et de la femme durât beaucoup plus long-tems que celle du mâle et de la femelle parmi les autres créatures ; afin que par-là l’industrie de l’homme et de la femme fût plus excitée, et que leurs intérêts fussent mieux unis, dans la vue de faire des provisions pour leurs enfans, et de leur laisser du bien : rien ne pouvant être plus préjudiciable à des enfans qu’une conjonction incertaine et vague, ou une dissolution facile et fréquente de la société conjugale.

V. Ce sont-là certainement les fondemens de l’union conjugale, qui est infiniment plus ferme et plus durable parmi les hommes, que parmi les autres espèces d’animaux. Cependant, cela ne laisse pas de donner occasion de demander, pourquoi le contrat de mariage, après que les enfans ont été procréés et élevés, et qu’on a eu soin de leur laisser un bon héritage, ne peut être déterminé de sorte que le mari et la femme puissent disposer d’eux comme il leur plaira, par accord, pour un certain tems, ou sous de certaines conditions, conformément à ce qui se pratique dans tous les autres contrats et traités volontaires. Il semble qu’il n’y a pas une absolue nécessité, dans la nature de la chose, ni eu égard à ses fins, que le contrat de mariage doive avoir lieu durant toute la vie. J’entends parler du mariage de ceux qui ne sont soumis à aucunes loix positives, qui ordonnent que les contrats de mariage soient perpétuels.

VI. Le mari et la femme, qui n’ont au fonds que les mêmes intérêts, ont pourtant quelquefois des esprits si différens, des inclinations et des humeurs si opposées, qu’il est nécessaire qu’il se trouve alors quelque dernière détermination, quelque règle qui remédie à cet inconvénient-là, et que le droit de gouverner et de décider soit placé quelque part, ce droit est naturellement le partage du mari, la nature le lui donne comme au plus capable et au plus fort. Mais cela ne s’étendant qu’aux choses qui appartiennent en commun au mari et à la femme, laisse la femme dans une pleine et réelle possession, de ce qui, par le contrat, est reconnu son droit particulier, et du moins ne donne pas plus de pouvoir au mari sur la femme, que la femme en a sur sa vie. Le pouvoir du mari est si éloigné du pouvoir d’un monarque absolu, que la femme a, en plusieurs cas, la liberté de se séparer de lui, lorsque le droit naturel, ou leur contrat le lui permettent, soit que ce contrat ait été fait par eux-mêmes, dans l’état de nature, soit qu’il ait été fait selon les coutumes et les loix du pays où ils vivent ; et alors les enfans, dans la séparation, échoient au père ou à la mère, comme ce contrat le détermine.

VII. Car toutes les fins du mariage devant être considérées, et avoir leur effet, sous un gouvernement politique, aussi bien que dans l’état de nature, le Magistrat civil ne diminue point le droit ou le pouvoir du mari, ou de la femme, naturellement nécessaire pour ces fins, qui sont de procréer des enfans, de se supporter, et de s’assister mutuellement pendant qu’ils vivent ensemble. Tout ce que le Magistrat fait, c’est qu’il termine les différends qui peuvent s’élever entre eux à l’égard de ces choses-là. S’il en arrivoit autrement, si la souveraineté absolue, et le pouvoir de vie et de mort, appartenoit naturellement au mari, et n’étoit nécessaire à la société de l’homme et de la femme, il ne pourroit y avoir de mariage en aucun de ces pays, où il n’est point permis aux maris d’avoir et d’exercer une telle autorité, et un tel pouvoir absolu ; mais les fins du mariage, ne requérant point un tel pouvoir dans les maris, il est clair qu’il ne leur est nullement nécessaire ; la condition de la société conjugale ne l’établit point, mais bien tout ce qui peut s’accorder avec la procréation et l’éducation des enfans, que les parens sont absolument obligés de nourrir et d’élever, jusqu’à ce qu’ils puissent pourvoir à leurs besoins et se secourir eux-mêmes. Pour ce qui regarde l’assistance, la défense, les consolations réciproques, elles peuvent varier, et être réglées par ce contrat qui a uni d’abord les mariés, et les a mis en société ; rien n’étant nécessaire à une société, que par rapport aux fins pour lesquelles elle a été faite.

VIII. Dans le chapitre précédent, j’ai traité assez au long de la société qui est entre les pères et mères, et les enfans, et des droits et des pouvoirs distincts et divers qui leur appartiennent respectivement : c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que j’en parle ici. Il suffit de reconnoître combien cette société est différente d’une société politique.

IX. Les noms de maîtres et de serviteurs sont aussi anciens que l’histoire, et ne sont donnés qu’à ceux qui sont de condition fort différente. Car un homme libre se rend serviteur et valet d’un autre, en lui vendant, pour un certain tems, son service, moyennant un certain salaire. Or, quoique cela le mette communément dans la famille de son maître, et l’oblige à se soumettre à sa discipline et aux occupations de sa maison, il ne donne pourtant de pouvoir au maître sur son serviteur ou son valet, que pendant quelque tems, que pendant le tems qui est contenu et marqué dans le contrat ou le traité fait entr’eux. Mais il y a une autre sorte de serviteurs, que nous appelons, d’un nom particulier, esclaves, et qui ayant été faits prisonniers dans une juste guerre, sont, par le droit de la nature, sujets à la domination absolue et au pouvoir arbitraire de leurs maîtres. Ces gens-là ayant mérité de perdre la vie[1], à laquelle ils n’ont plus de droit par conséquent, non plus aussi qu’à leur liberté, ni à leurs biens, et se trouvant dans l’état d’esclavage, qui est incompatible avec la jouissance d’aucun bien propre, ils ne sauroient être considérés, en cet état, comme membres de la société civile[2] dont la fin principale est de conserver et maintenir les biens propres.

X. Considérons donc le maître d’une famille avec toutes ces relations subordonnées de femme, d’enfans, de serviteurs et d’esclaves, unis et assemblés sous un même gouvernement domestique. Quelque ressemblance que cette famille puisse avoir, dans son ordre, dans ses offices, dans son nombre, avec un petit état ; il est certain pourtant qu’elle en est fort différente, soit dans sa constitution, soit dans son pouvoir, soit dans sa fin : ou si elle peut être regardée comme une Monarchie, et que le père de famille y soit un Monarque absolu, la Monarchie absolue a un pouvoir bien resserré et bien petit : puisqu’il est manifeste, par tout ce qui a été dit auparavant, que le maître d’une famille a sur ces diverses personnes qui la composent, des pouvoirs distincts, des pouvoirs limités différemment, soit à l’égard du tems, soit à l’égard de l’étendue. Car, si l’on excepte les esclaves, lesquels après tout ne contribuent en rien à l’essentiel d’une famille, le maître, dont nous parlons, n’a point un pouvoir législatif sur la vie ou sur la mort d’aucun de ceux qui composent sa famille ; et la maîtresse en a autant que lui. Et certainement, un père de famille ne sauroit avoir un pouvoir absolu sur toute sa famille, vu qu’il n’a qu’un pouvoir limité sur chacun de ceux qui en sont membres. Nous verrons mieux comment une famille, ou quelqu’autre semblable société d’hommes diffère de ce qui s’appelle proprement société politique, en considérant en quoi une société politique consiste elle-même.

XI. Les hommes étant nés tous également, ainsi qu’il a été prouvé, dans une liberté parfaite, et avec le droit de jouir paisiblement et sans contradiction, de tous les droits et de tous les priviléges des loix de la nature ; chacun a, par la nature, le pouvoir, non-seulement de conserver ses biens propres, c’est-à-dire, sa vie, sa liberté et ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres ; mais encore de juger et de punir ceux qui violent les loix de la nature, selon qu’il croit que l’offense le mérite, de punir même de mort, lorsqu’il s’agit de quelque crime énorme, qu’il pense mériter la mort. Or, parce qu’il ne peut y avoir de société politique, et qu’une telle société ne peut subsister, si elle n’a en soi le pouvoir de conserver ce qui lui appartient en propre, et, pour cela, de punir les fautes de ses membres ; là seulement se trouve une société politique, où chacun des membres s’est dépouillé de son pouvoir naturel, et l’a remis entre les mains de la société, afin qu’elle en dispose dans toutes sortes de causes, qui n’empêchent point d’appeler toujours aux loix établies par elle. Par ce moyen, tout jugement des particuliers étant exclus, la société acquiert le droit de souveraineté ; et certaines loix étant établies, et certains hommes autorisés par la communauté pour les faire exécuter, ils terminent tous les différends qui peuvent arriver entre les membres de cette société-là, touchant quelque matière de droit, et punissent les fautes que quelque membre aura commises contre la société en général, ou contre quelqu’un de son corps, conformément aux peines marquées par les loix. Et par-là il est aisé de discerner ceux qui sont ou qui ne sont pas ensemble en société politique. Ceux qui composent un seul et même corps, qui ont des loix communes établies et des juges auxquels ils peuvent appeler, et qui ont l’autorité de terminer les disputes et les procès, qui peuvent être parmi eux, et de punir ceux qui font tort aux autres et commettent quelque crime : ceux-là sont en société civile les uns avec les autres ; mais ceux qui ne peuvent appeler de même à aucun tribunal sur la terre, ni à aucunes loix positives, sont toujours dans l’état de nature ; chacun, où il n’y a point d’autre juge, étant juge et exécuteur pour soi-même, ce qui est, comme je l’ai montré auparavant, le véritable et parfait état de nature.

XII. Une société vient donc, par les voies que nous venons de marquer, à avoir le pouvoir de régler quelles sortes de punitions sont dues aux diverses offenses et aux divers crimes, qui peuvent se commettre contre ses membres, ce qui est le pouvoir législatif : comme elle acquiert de même par-là le pouvoir de punir les injures faites à quelqu’un de ses membres par quelque personne qui n’en est point ; ce qui est le droit de la guerre et de la paix. Tout cela ne tend qu’à conserver, autant qu’il est possible, ce qui appartient en propre aux membres de cette société. Mais quoique chacun de ceux qui sont entrés en société ait abandonné le pouvoir qu’il avoit de punir les infractions des loix de la nature, et de juger lui-même des cas qui pouvoient se présenter, il faut remarquer néanmoins qu’avec le droit de juger des offenses, qu’il a remis à l’autorité législative, pour toutes les causes dans lesquelles il peut appeler au Magistrat, il a remis en même-tems à la société le droit d’employer toute sa force pour l’exécution des jugemens de la société, toutes les fois que la nécessité le requerra : en sorte que ces jugemens sont au fonds ses propres jugemens, puisqu’ils sont faits par lui-même ou par ceux qui le représente. Et ici nous voyons la vraie origine du pouvoir législatif et exécutif de la société civile, lequel consiste à juger par des loix établies et constantes, de quelle manière les offenses, commises dans la société, doivent être punies ; et aussi, par des jugemens occasionnels fondés sur les présentes circonstances du fait, de quelle manière doivent être punies les injures de dehors, et à l’égard des unes et des autres, à employer toutes les forces de tous les membres, lorsqu’il est nécessaire.

XIII. C’est pourquoi, par-tout où il y a un certain nombre de gens unis de telle sorte en société, que chacun d’eux ait renoncé à son pouvoir exécutif des loix de la nature et l’ait remis au public, là et là seulement, se trouve une société politique ou civile. Et au nombre des membres d’une telle société, doivent être mises non-seulement ces diverses personnes, qui, étant dans l’état de nature, ont voulu entrer en société, pour composer un peuple et un corps politique, sous un gouvernement souverain, mais aussi tous ceux qui seront joints ensuite à ces gens-là, qui se sont incorporés à la même société, qui se sont soumis à un gouvernement déjà établi. Car de cette manière ils autorisent la société dans laquelle ils entrent volontairement, confirment le pouvoir qu’y ont les Magistrats et les Princes de faire des loix, selon que le bien public le requiert, et s’engagent encore à joindre leur secours à celui des autres s’il est nécessaire, pour la sûreté des loix et l’exécution des jugemens, qu’ils doivent regarder comme leurs jugemens et leurs arrêts propres. Les hommes donc sortent de l’état de nature, et entrent dans une société politique, lorsqu’ils créent et établissent des Juges et des Souverains sur la terre, à qui ils communiquent l’autorité de terminer tous les différends, et de punir toutes les injures qui peuvent faites à quelqu’un des membres de la société ; et par-tout où l’on voit un certain nombre d’hommes, de quelque manière d’ailleurs qu’ils se soient associés, parmi lesquels ne se trouve pas un tel pouvoir décisif, auquel on puisse appeler, on doit regarder l’état où ils sont, comme étant toujours l’état de nature.

XIV. Il paroît évidemment, par tout ce qu’on vient de lire, que la monarchie absolue, qui semble être considérée par quelques-uns comme le seul gouvernement qui doive avoir lieu dans le monde, est, à vrai dire, incompatible avec la société civile, et ne peut nullement être réputée une forme de gouvernement civil. Car la fin de la société civile étant de remédier aux inconvéniens qui se trouvent dans l’état de nature, et qui naissent de la liberté où chacun est, d’être juge dans sa propre cause ; et dans cette vue, d’établir une certaine autorité publique et approuvée, à laquelle chaque membre de la société puisse appeler et avoir recours, pour des injures reçues, ou pour des disputes et des procès qui peuvent s’élever, et être obligés d’obéir ; par-tout où il y a des gens qui ne peuvent point appeler et avoir recours à une autorité de cette sorte, et faire terminer par elle leurs différends[3], ces gens-là sont assurément toujours dans l’état de nature, aussi bien que tout Prince absolu y est, à l’égard de ceux qui sont sous sa domination.

XV. En effet, ce Prince absolu, que nous supposons, s’attribuant à lui seul, tant le pouvoir législatif, que le pouvoir exécutif, on ne sauroit trouver parmi ceux, sur qui il exerce son pouvoir, un Juge à qui l’on puisse appeler, comme à un homme qui soit capable de décider et régler toutes choses librement, sans prendre parti et avec autorité, et de qui l’on puisse espérer de la consolation et quelque réparation, au sujet de quelqu’injure ou de quelque dommage qu’on aura reçu, soit de lui-même, ou par son ordre. Tellement qu’un tel homme, quoiqu’il s’appelle Czar ou Sultan, ou de quelqu’autre manière qu’on voudra, est aussi bien dans l’état de nature avec tous ceux qui sont sous sa domination, qu’il l’y est avec tout le reste du genre-humain. Car, par-tout où il y a des gens qui n’ont point de réglemens stables, et quelque commun Juge, auquel ils puissent appeler sur la terre, pour la décision des disputes de droit qui sont capables de s’élever entre eux, on y est toujours dans l’état de nature[4], et exposé à tous les inconveniens qui l’accompagnent, avec cette seule et malheureuse différence qu’on y est sujet, ou plutôt esclave d’un Prince absolu : au lieu que dans l’état ordinaire de nature, chacun a la liberté de juger de son propre droit, de le maintenir et de le défendre autant qu’il peut. Mais toutes les fois que les biens propres d’un homme seront envahis par la volonté ou l’ordre de son Monarque, non-seulement il n’a personne à qui il puisse appeler, et ne peut avoir recours à une autorité publique, comme doivent avoir la liberté de faire ceux qui sont dans une société ; mais comme s’il étoit dégradé de l’état commun de créature raisonnable, il n’a pas la liberté et la permission de juger de son droit et de le soutenir : et par-là, il est exposé à toutes les misères et à tous les inconvéniens, qu’on a sujet de craindre et d’attendre d’un homme, qui étant dans un état de nature, où il se croit tout permis, et où rien ne peut s’opposer à lui, est de plus corrompu par la flatterie, et armé d’un grand pouvoir.

XVI. Car si quelqu’un s’imagine que le pouvoir absolu purifie le sang des hommes, et élève la nature humaine, il n’a qu’à lire l’histoire de ce siècle ou de quelqu’autre, pour être convaincu du contraire. Un homme, qui, dans les déserts de l’Amérique, seroit insolent et dangereux, ne deviendroit point sans doute meilleur sur le trône, sur-tout lorsque le savoir et la religion seroient employés pour justifier tout ce qu’il feroit à ses sujets, et que l’épée et le glaive imposeroient d’abord la nécessité du silence à ceux qui oseroient y trouver à redire. Après tout, quelle espèce de protection est celle d’un Monarque absolu ? Quelle sorte de père de la patrie est un tel Prince ? Quel bonheur, quelle sûreté en revient à la société civile, lorsqu’un gouvernement, comme celui dont il s’agit, a été amené à sa perfection, nous le pouvons voir dans la dernière relation de Ceylan ?

XVII. À la vérité, dans les monarchies absolues, aussi bien que dans les autres formes de gouvernemens, les sujets ont des loix pour y appeler, et des Juges pour faire terminer leurs différends et leurs procès, et réprimer la violence que les uns peuvent faire aux autres. Certainement, il n’y a personne qui ne pense que cela est nécessaire, et qui ne croie que celui qui voudroit entreprendre de l’abolir, mériteroit d’être regardé comme un ennemi déclaré de la société et du genre-humain. On peut raisonnablement douter que cet usage établi ne vienne d’une véritable affection pour le genre-humain et pour la société, et soit un effet de cette charité que nous sommes tous obligés d’avoir les uns pour les autres ; cependant, il ne se pratique rien en cela, que ce que ceux qui aiment leur pouvoir, leur profit et leur agrandissement, peuvent et doivent naturellement laisser pratiquer, qui est d’empêcher que ces animaux, dont le travail et le service sont destinés aux plaisirs de leurs maîtres et à leur avantage, ne se fassent du mal les uns aux autres, et ne se détruisent. Si leurs maîtres en usent de la sorte, s’ils prennent soin d’eux, ce n’est par aucune amitié, c’est seulement à cause du profit qu’ils en retirent. Que si l’on se hasardoit à demander, ce qui n’a garde d’arriver souvent, quelle sûreté et quelle sauve-garde se trouve dans un tel état et dans un tel gouvernement, contre la violence et l’oppression du gouverneur absolu ? On recevroit bientôt cette réponse, qu’une seule demande de cette nature mérite la mort. Les Monarques absolus, et les défenseurs du pouvoir arbitraire, avouent bien qu’entre sujets et sujets, il faut qu’il y ait de certaines règles, des loix et des Juges pour leur paix et leur sûreté mutuelle ; mais ils soutiennent qu’un homme qui a le gouvernement entre ses mains, doit être absolu et au-dessus de toutes les circonstances et des raisonnemens d’autrui ; qu’il a le pouvoir de faire le tort et les injustices qu’il lui plaît, et que ce qu’on appelle communément tort et injustice, devient juste, lorsqu’il le pratique. Demander alors comment on peut être à l’abri du dommage, des injures, des injustices qui peuvent être faites à quelqu’un par celui qui est le plus fort ; ah ! ce n’est pas moins d’abord, que la voix de la faction et de la rebellion. Comme si lorsque les hommes quittant l’état de nature, pour entrer en société, convenoient que tous, hors un seul, seroient soumis exactement et rigoureusement aux loix ; et que ce seul privilégié retiendroit toujours toute la liberté de l’état de nature, augmentée et accrue par le pouvoir, et devenue licencieuse par l’impunité. Ce seroit assurément s’imaginer que les hommes sont assez fous pour prendre grand soin de remédier aux maux que pourroient leur faire des fouines et des renards, et pour être bien aises, et croire même qu’il seroit fort doux pour eux d’être dévorés par des lions.

XVIII. Quoique les flatteurs puissent dire, pour amuser les esprits du peuple, les hommes ne laisseront pas de sentir toujours les inconvéniens qui naissent du pouvoir absolu. Lorsqu’ils viendront à appercevoir qu’un homme, quel que soit son rang, est hors des engagemens de la société civile, dans lesquels ils sont, et qu’il n’y a point d’appel pour eux sur la terre, contre les dommages et les maux qu’ils peuvent recevoir de lui, ils seront fort disposés à se croire dans l’état de nature, à l’égard de celui qu’ils verront y être, et à tâcher, dès qu’il leur sera possible, de se procurer quelque sûreté et quelque protection efficace dans la société civile, qui n’a été formée, du commencement, que pour cette protection et cette sûreté ; et ceux qui en sont membres, n’ayant consenti d’y entrer que dans la vue d’être à couvert de toute injustice, et de vivre heureusement. Et quoiqu’au commencement (ainsi que je le montrerai plus au long dans la suite de ce Traité), quelque vertueux et excellent personnage, ayant acquis, par son mérite, une certaine prééminence sur le reste des gens qui étoient dans le même lieu que lui, ceux-ci aient bien voulu récompenser, d’une grande déférence, ses vertus et ses talens extraordinaires, comme étant une espèce d’autorité naturelle, et aient remis entre ses mains, d’un commun accord, le gouvernement et l’arbitrage de leurs différends, sans prendre d’autre précaution, que celle de se confier entièrement en sa droiture et en sa sagesse ; néanmoins, lorsque le tems eut donné de l’autorité, et, comme quelques-uns veulent nous le persuader, eut rendu sacrée et inviolable cette coutume, que la négligente et peu prévoyante innocence a fait naître, et a laissé parvenir à des tems différens, et à des successeurs d’une autre trempe, le peuple a trouvé que ce qui lui appartient en propre, n’étoit pas en sûreté et hors d’atteinte, sous le gouvernement dans lequel il vivoit, comme il devroit être, puisqu’il n’y avoit point d’autre fin d’un gouvernement, que de conserver ce qui appartient à chacun[5] : alors il n’a pu se croire en sûreté, ni être en repos, ni se regarder comme étant en société civile, jusqu’à ce que l’autorité législative ait été placée en un corps collectif de gens, qu’on appelera Sénat, Parlement, ou de quelqu’autre manière qu’on voudra, et par le moyen duquel chacun, sans excepter le premier et le principal de la société, devienne sujet à ces loix, que lui-même, comme étant une partie de l’autorité législative, a établies, et jusqu’à ce qu’il ait été résolu, que qui que ce soit ne pourra, par sa propre autorité, diminuer la force des loix, quand une fois elles auront été faites, ni sous aucun prétexte de supériorité, prétendre être exempt d’y obéir, pour se permettre, ou à quelques-uns de ceux de sa dépendance, des choses qui y soient contraire[6]. Personne, sans doute, dans la société civile, ne peut être exempt d’en observer les Loix. Car, si quelqu’un pense pouvoir faire ce qu’il voudra, et qu’il n’y ait d’appel sur la terre contre ses injustices et ses violences, je demande, si un tel homme n’est pas toujours entièrement dans l’état de nature, s’il n’est pas incapable d’être membre de la société civile ? Il faut demeurer d’accord de cela, à moins qu’on n’aime mieux dire, que l’état de nature et la société civile, sont une seule et même chose ; ce que je n’ai jamais vu, comme je n’ai jamais entendu dire, qu’aucun l’ait soutenu, quelque grand défenseur qu’il ait été de l’anarchie.

  1. « C’est ce que nie, avec raison, l’Auteur de l’Esprit des Loix. Liv. XV, c. 2. Il est faux, dit-il, qu’il soit permis de tuer, dans la guerre, que dans un cas de nécessité, mais dès qu’un homme en a fait un autre prisonnier, on ne peut pas dire qu’il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu’il ne l’a pas fait. Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs, est de s’assurer tellement de leur personne, qu’ils ne puissent plus nuire. Les homicides faits de sang-froid par les soldats, et après la chaleur de l’action, sont rejetés de toutes les nations du monde ».
  2. Donc, dit le même Auteur, l. c., il n’y a pas de loi civile qui puisse empêcher un esclave de fuir ; lui qui n’est pas dans la société, et que par conséquent aucune loi civile ne concerne.
  3. « Le pouvoir public de toute société s’étend sur chaque personne qui est contenue dans une société : et le principal usage de ce pouvoir, est de faire des loix pour tous ceux qui y sont soumis, auxquelles, en tel cas, ils doivent obéir ; à moins qu’il ne se présente quelque raison qui force nécessairement de ne le pas faire, c’est-à-dire, à moins que les loix de la raison, ou de Dieu, n’enjoignent le contraire. Hooker, Eccl. Pol., lib. 1, §. 16 ».
  4. « Pour éloigner toutes ces fâcheries mutuelles, toutes ces injures, toutes ces injustices, savoir celles qui sont à craindre dans l’état de nature, il n’y avoit qu’un moyen à pratiquer, qui étoit d’en venir à un accord entre eux, par lequel ils formassent quelque sorte de gouvernement public, et s’y soumissent : ensorte que sous ceux à qui ils auroient commis l’autorité du gouvernement, ils pussent voir fleurir la paix, la tranquillité, et toutes les autres choses qui peuvent rendre heureux. Les hommes ont toujours reconnu que lorsqu’on usoit de violence envers eux, et qu’on leur faisoit tort, ils pouvoient se défendre eux-mêmes ; que chacun peut chercher sa propre commodité, mais que si en la cherchant on faisoit tort à autrui, cela ne devoit point être souffert, et que tout le monde devoit s’y opposer, par les meilleurs moyens ; et qu’enfin, personne ne pouvoit raisonnablement entreprendre de déterminer son propre droit ; et conformément à sa détermination et à sa décision, de passer ensuite à le maintenir : à cause que chacun est partial et envers soi, et envers ceux pour qui il a de l’affection, et que par conséquent les désordres ne finiraient point, si l’on ne donnait, d’un commun consentement, l’autorité et le pouvoir de décider et de régler tout, à quelques-uns qu’on choisiroit ; personne n’étant en droit, sans le consentement dont nous parlons, de s’ériger en seigneur et en juge d’aucun autre. Hooker, Eccl. Pol., lib. 1, §. 10 ».
  5. « Dans le commencement, lorsque quelque sorte de gouvernement fut formée, il peut être arrivé qu’on n’ait fait autre chose, que de remettre tout à la sagesse et à la discrétion de ceux qui étoient chois pour gouverneurs. Mais ensuite, par l’expérience, les hommes ont reconnu que ce gouvernement, auquel ils se trouvoient soumis, étoit sujet à toutes sortes d’inconvéniens, et que ce qu’ils avoient établi pour remédier à leurs maux, ne faisoit que les augmenter ; et on dit que vivre selon la volonté d’un seul homme, c’est la cause et la source de toutes les misères. C’est pourquoi ils ont fait des loix, dans lesquelles chacun pût contempler et lire son devoir, et connoître les peines que méritent ceux qui les violent ». Hooker, Ecc. Pol., lib. 1, §. 10.
  6. Les loix civiles étant des actes de tout le corps politique, sont par conséquent au-dessus de chaque partie de ce corps. Hooker dans le même endroit.