Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre V

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 102-136).


CHAPITRE V.

Du pouvoir paternel.


Ier. Il se pourroit qu’on trouvât impertinent et hors de sa place, un trait de critique dans un discours tel que celui-ci, ce qui ne m’empêchera pas de me recrier contre l’usage d’une expression que la coutume a établi pour désigner le pouvoir dont j’ai dessein de parler dans ce Chapitre ; et je crois qu’il n’y a point de mal, à employer des mots nouveaux, lorsque les anciens et les ordinaires font tomber dans l’erreur, ainsi qu’a fait apparemment le mot pouvoir paternel, lequel semble faire résider tout le pouvoir des pères et des mères sur leurs enfans, dans les pères seuls, comme si les mères n’y avoient aucune part. Au lieu que si nous consultons la raison ou la révélation, nous trouverons qu’ils ont l’un et l’autre un droit et un pouvoir égal[1] : ensorte que je ne sais s’il ne vaudroit pas mieux appeler ce pouvoir, le pouvoir des parens, ou le pouvoir des pères et des mères. Car, enfin, tous les engagemens, toutes les obligations qu’impose aux enfans le droit de la génération, tirent également leur origine des deux causes qui ont concouru à cette genération. Aussi, voyons-nous que les loix positives de Dieu, touchant l’obéissance des enfans, joignent par-tout, inséparablement, et sans nulle distinction le père et la mère[2]. Honore ton père et ta mère[3]. Quiconque maudit son père ou sa mère[4]. Que chacun craigne son père et sa mère[5]. Enfans, obéissez à vos pères et à vos mères. C’est-là le langage uniforme de l’ancien et du nouveau Testament.

II. On peut comprendre, seulement parce qui vient d’être remarqué, et sans entrer plus avant dans cette matière, que si on y avoit fait réflexion, on auroit pu s’empêcher de tomber dans les grossières bévues où l’on est tombé à l’égard du pouvoir des parens, lequel, sans outrer les choses, ne peut être nommé domination absolue, ou autorité royale ; lorsque, sous le titre de pouvoir paternel, on semble l’approprier au père. Si ce prétendu pouvoir absolu sur les enfans avoit été appelé le pouvoir des parens, le pouvoir des pères et des mères, on auroit senti infailliblement l’absurdité qu’il y a à soutenir un pouvoir de cette nature ; et l’on auroit reconnu que le pouvoir sur les enfans appartient aussi bien à la mère qu’au père. Les partisans et les défenseurs outrés du monarchisme auroient été convaincus que cette autorité fondamentale, d’où ils font descendre leur Gouvernement favori, la monarchie, ne devoit point être mise et renfermée en une seule personne, mais en deux conjointement. Mais en voilà assez pour le nom et le titre de ce dont nous ayons à traiter.

III. Quoique j’aie posé dans le premier Chapitre, que naturellement tous les hommes sont égaux, il ne faut pas pourtant entendre qu’ils soient égaux à tous égards ; car l’âge ou la vertu peut donner à quelques-uns de la supériorité et de la préséance. Des qualités excellentes et un mérite singulier peuvent élever certaines personnes sur les autres, et les tirer du rang ordinaire. La naissance, l’alliance, d’autres bienfaits, et d’autres engagemens de cette nature, obligent aussi à respecter, à révérer, d’une façon particulière certaines personnes. Cependant, tour cela s’accorde fort bien avec cette égalité dans laquelle se trouve tous les hommes, par rapport à la jurisdiction ou à la domination des uns sur les autres, et dont nous entendions parler précisément au commencement de cet ouvrage : car là il s’agissoit d’établir le droit égal que chacun a à sa liberté, et qui fait que personne n’est sujet à la volonté ou à l’autorité d’un autre homme.

IV. J’avoue que les enfans ne naissent pas dans cet entier état d’égalité, quoi qu’ils naissent pour cet état. Leurs père et mère ont une espèce de domination et de jurisdiction sur eux, lorsqu’ils viennent au monde, et ensuite durant quelque tems ; mais cela n’est qu’à tems. Les liens de la sujétion des enfans sont semblables à leurs langes et à leurs premiers habillemens, qui leur sont absolument nécessaires à cause de la foiblesse de l’enfance. L’âge et la raison les délivrent de ces liens, et les mettent dans leur propre et libre disposition.

V. Adam fut créé un homme parfait ; son corps et son ame, dès le premier moment de sa création, eurent toute leur force et toute leur raison ; et par ce moyen il étoit capable de pourvoir à sa conservation et à son entretien, et de se conduire conformément à la loi de la raison, dont Dieu avoit orné son ame. Depuis, le monde a été peuplé de ses descendans, qui sont tous nés enfans, foibles, incapables de se donner aucun secours à eux-mêmes, et sans intelligence. C’est pourquoi, afin de suppléer aux imperfections d’un tel état, jusqu’à ce que l’âge les eût fait disparoître, Adam et Ève, et après eux, tous les pères et toutes les mères ont été obligés, par la loi de la nature, de conserver, nourrir et élever leurs enfans, non comme leur propre ouvrage, mais comme l’ouvrage de leur Créateur, comme l’ouvrage du Tout-Puissant, à qui ils doivent en rendre compte.

VI. La loi qui devoit régler la conduite d’Adam, étoit la même que celle qui devoit régler la conduite et les actions de toute sa postérité, c’est-à-dire, la loi de la raison. Mais ceux qui sont descendus de lui, entrant dans le monde par une voie différente de celle par laquelle il y étoit entré, y entrant par la naissance naturelle, et par conséquent naissant ignorans et destitués de l’usage de la raison, ils ne sont point d’abord sous cette loi : car personne ne peut être sous une loi qui ne lui est point manifestée ; or, la loi de la raison ne pouvant être manifestée et connue, que par la raison seule, il est clair que celui qui n’est pas encore parvenu à l’usage de sa raison, ne peut être dit soumis à cette loi : et aussi par un enchaînement de conséquences, les enfans d’Adam n’étant point dès qu’ils sont nés, sous cette loi de la raison, ne sont point non plus d’abord libres. En effet, une loi, suivant sa véritable notion, n’est pas tant faite pour limiter, que pour faire agir un agent intelligent et libre conformément à ses propres intérêts : elle ne prescrit rien que par rapport au bien général de ceux qui y sont soumis. Peuvent-ils être plus heureux sans cette loi-là ? Dès-lors cette sorte de loi s’évanouit d’elle-même, comme une chose inutile ; et ce qui nous conduit dans des précipices et dans des abîmes, mérite sans doute d’être rejeté. Quoi qu’il en soit, il est certain que la fin d’une loi n’est point d’abolir ou de diminuer la liberté, mais de la conserver et de l’augmenter. Et certes, dans toutes les sortes d’états des êtres créés capables de loix, où il n’y a point de loi, il n’y a point non plus de liberté. Car la liberté consiste à être exempt de gêne et de violence, de la part d’autrui : ce qui ne sauroit se trouver où il n’y a point de loi, et où il n’y a point, selon ce que nous avons dit ci-dessus, une liberté, par laquelle chacun peut faire ce qu’il lui plaît. Car qui peut être libre, lorsque l’humeur fâcheuse de quelque autre pourra dominer sur lui et le maîtriser ? Mais on jouit d’une véritable liberté, quand on peut disposer librement et comme on veut, de sa personne, de ses actions, de ses possessions, de tout son bien propre, suivant les loix sous lesquelles on vit, et qui font qu’on n’est point sujet à la volonté arbitraire des autres, mais qu’on peut librement suivre la sienne propre.

VII. Le pouvoir donc que les pères et les mères ont sur leurs enfans, dérive de cet obligation sont les pères et les mères de prendre soin de leurs enfans durant l’état imparfait de leur enfance. Ils sont obligés de les instruire, de cultiver leur esprit, de régler leurs actions, jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de raison, et qu’ils puissent se conduire eux-mêmes. Car Dieu ayant donné à l’homme un entendement pour diriger ses actions, lui a accordé aussi la liberté de la volonté, la liberté d’agir, conformément aux loix sous lesquelles il se trouve. Mais pendant qu’il est dans un état, dans lequel il n’a pas assez d’intelligence pour diriger sa volonté il ne faut pas qu’il suive sa volonté propre, celui qui a de l’intelligence pour lui, doit vouloir pour lui, doit régler sa conduite. Mais lorsqu’il est parvenu à cet état qui a rendu son père un homme libre, le fils devient homme libre aussi.

VIII. Cela a lieu dans toutes les loix sous lesquelles on vit, et dans les loix naturelles, et, dans les loix civiles. Quelqu’un se trouve-t-il sous les loix de la nature : qu’est-ce qui peut établir sa liberté sous ces loix ? Qu’est-ce qui peut lui donner la liberté de disposer, comme il lui plaît, de son bien, en demeurant dans les bornes de ces loix ? Je réponds que c’est l’état dans lequel il peut être supposé capable de connoître ces loix-là, et de se contenir dans les bornes qu’elles prescrivent. Lorsqu’il est parvenu à cet état, il faut présumer qu’il connoît ce que les loix exigent de lui, et jusqu’où s’étend la liberté qu’elles lui donnent. Donc, tout homme qui sait l’étendue de la liberté que les loix lui donnent, est en droit de se conduire lui-même. Que si un tel état de raison, si tel état de discrétion a pu rendre quelqu’un libre, le même état rend libre aussi son fils. Quelqu’un est-il soumis aux loix d’Angleterre : qu’est-ce qui le fait libre, au milieu de ces loix ? c’est-à-dire, qu’est-ce qui fait qu’il a la liberté de disposer de ses actions et de ses possessions, selon sa volonté, conformément pourtant à l’esprit des loix dont il s’agit ? C’est un état qui le rend capable de connoître de la nature de ces loix. Et c’est aussi ce qu’elles supposent elles-mêmes, lorsqu’elles déterminent, pour cela, l’âge de vingt ans, et dans de certains cas, un âge moins avancé. Si un état semblable rend le père libre, il doit rendre de même le fils libre. Nous voyons donc que les loix veulent qu’un fils, dans sa minorité, n’ait point de volonté, mais qu’il suive la volonté de son père ou de son conducteur, qui a de l’intelligence pour lui : et si le père meurt sans avoir substitué quelqu’un qui eût soin de son fils, et tînt sa place, s’il ne lui a point nommé de tuteur pour le gouverner, durant sa minorité, durant son peu d’intelligence, en ce cas les loix se chargent de ce soin et de cette direction, l’un ou l’autre peut gouverner cet orphelin, et lui proposer sa volonté pour règle, jusqu’à ce qu’il ait atteint l’état de liberté, et que son esprit puisse être propre à gouverner sa volonté selon les loix. Mais après cela, le père et le fils, le tuteur et le pupille sont égaux ; ils sont tous également soumis aux mêmes loix : et un père ne peut prétendre alors avoir nulle domination sur la vie, sur la liberté, sur les biens de son fils, soit qu’ils vivent seulement dans l’état et sous les loix de la nature, soit qu’ils se trouvent soumis aux loix positives d’un gouvernement établi.

IX. Mais si par des défauts qui peuvent arriver, hors du cours ordinaire de la nature, une personne ne parvient pas à ce degré de raison, dans lequel elle peut être supposée capable de connoître les loix et d’en observer les règles, elle ne peut point être considérée comme une personne libre, on ne peut jamais la laisser disposer de sa volonté propre, à laquelle elle ne sait pas quelles bornes elle doit donner. C’est pourquoi étant sans l’intelligence nécessaire, et ne pouvant se conduire elle-même, elle continue à être sous la tutelle et sous la conduite d’autrui, pendant que son esprit demeure incapable de ce soin. Ainsi, les lunatiques et les idiots sont toujours sous la conduite et le gouvernement de leurs parens[6]. Or, tout ce droit et tout ce pouvoir des pères et des mères, ne semble être fondé que sur cette obligation, que Dieu et la nature ont imposée aux hommes, aussi bien qu’aux autres créatures, de conserver ceux à qui ils ont donné la naissance, et de les conserver jusqu’à ce qu’ils soient capables de se conduire eux-mêmes ; et tout ce droit, tout ce pouvoir ne sauroit que difficilement produire un exemple, ou une preuve de l’autorité royale des parens.

X. Ainsi, nous naissons libres, aussi bien que raisonnables, quoique nous n’exercions pas d’abord actuellement notre raison et notre liberté. L’âge qui amène l’une, amène aussi l’autre. Et par-là nous voyons comment la liberté naturelle, et la sujétion aux parens peuvent subsister ensemble, et sont fondées l’une et l’autre sur le même principe. Un enfant est libre, sous la protection et par l’intelligence de son père, qui le doit conduire jusqu’à ce qu’il puisse régler ses propres actions. La liberté d’un homme, à l’âge de discrétion, et la sujétion où est un enfant, pendant un certain tems, à l’égard de son père et de sa mère, s’accordent si bien, et sont si peu incompatibles, que les plus entêtés défenseurs de la monarchie, de cette monarchie qu’ils fondent sur le droit de paternité[7], ne sauroient s’empêcher de le reconnoître. Car quand même ce qu’ils enseignent seroit entièrement vrai, quand le droit hérité d’Adam seroit à présent tout-à-fait reconnu, et qu’en conséquence de ce droit, de cette prérogative excellente, celui qui l’auroit héritée du premier homme, seroit assis sur son trône, en qualité de monarque, revêtu de tout ce pouvoir absolu et sans bornes, dont parle le Ch. Filmer, s’il venoit à mourir dès que son héritier seroit né, ne faudroit-il pas que l’enfant, quoiqu’il n’eût été jamais plus libre, jamais plus souverain qu’il ne seroit en ce cas, fût dans la sujétion à l’égard de sa mère, de sa nourrice, de ses tuteurs, de ses gouverneurs, jusques à ce que l’âge et l’éducation eussent amené la raison, et eussent rendu le jeune monarque capable de se conduire lui-même, et de conduire les autres. Les nécessités de sa vie, la santé de son corps, l’instruction et la culture dont son esprit a besoin, demandent qu’il soit conduit et gouverné par la volonté des autres, non par la sienne propre. Qui pourra, après cela, soutenir raisonnablement que cette sujétion ne sauroit s’accorder avec cette liberté de souveraineté à laquelle il a droit, ou qu’elle le dépouille de son empire et de sa domination, pour en revêtir ceux qui le gouvernent durant sa minorité ? Ce qu’ils font ne tend qu’à le rendre plus capable de conduire les autres, et à le mettre en état de prendre plutôt les rênes du gouvernement. Si donc quelqu’un me demandoit, quand est-ce que mon fils est en âge de liberté ? Je répondrois : justement lorsque ce Monarque est en âge et en état de gouverner. Mais dans quel tems, dit le judicieux Hooker[8], un homme peut-il être regardé comme ayant l’usage de la raison ? Ce tems, c’est celui où il est capable de connoître la nature de ces loix, suivant lesquelles tout homme est obligé de régler ses actions. Du reste, c’est une chose plus aisée à discerner par les sens, qu’à déterminer et décider par la plus grande habileté et par le plus profond savoir.

XI. Les sociétés elles-mêmes prennent connoissance de ce point, et prescrivent l’âge auquel on peut commencer à faire les actes d’homme libre : et pendant qu’on se trouve au-dessous de cet âge, elles ne requièrent nul serment, ni aucun autre acte public de cette nature, par lequel on se soumet au gouvernement du pays où l’on est.

XII. La liberté de l’homme, par laquelle il peut agir comme il lui plaît, est donc fondée sur l’usage de la raison, qui est capable de lui faire bien connoître ces loix, suivant lesquelles il doit se conduire, et l’étendue précise de la liberté que ces loix laissent à sa volonté. Mais le laisser dans une liberté entière, avant qu’il puisse se conduire par la raison, ce n’est pas le laisser jouir du privilège de la nature, c’est le mettre dans le rang des brutes, et l’abandonner même à un état pire que le leur, à un état beaucoup au-dessous de celui des bêtes. Or, c’est par cette raison que les pères et les mères acquièrent cette autorité avec laquelle ils gouvernent la minorité de leurs enfans. Dieu les a chargés du soin de ceux à qui ils ont donné la naissance, et a mis dans leur cœur une grande tendresse pour tempérer leur pouvoir, et les engager à ne s’en servir que par rapport à ce à quoi sa sagesse l’a destiné, c’est-à-dire, au bien et à l’avantage de leurs enfans, pendant qu’ils ont besoin de leur conduite et de leur secours.

XIII. Mais quelle raison peut changer ce soin, que les pères et les mères sont obligés de prendre de leurs enfans, en une domination absolue et arbitraire du père, dont certainement le pouvoir ne s’étend pas plus loin, qu’à user des moyens les plus efficaces et les plus propres, pour rendre leurs corps vigoureux et sains, et leurs esprits forts et droits, ensorte qu’ils puissent être un jour par-là plus utiles, et à eux-mêmes et aux autres ; et si la condition de leur famille le requiert, travailler de leurs mains pour pourvoir à leur propre subsistance. Mais la mère a aussi bien sa part que le père à ce pouvoir.

XIV. Il appartient si peu au père, par quelque droit particulier de la nature, et il est si certain qu’il ne l’a qu’en qualité de gardien et de gouverneur de ses enfans, que lorsqu’il vient à n’avoir plus soin d’eux et à les abandonner, dans le même tems qu’il se dépouille des tendresses paternelles, il se dépouille du pouvoir qu’il avoit auparavant sur eux, qui étoit inséparablement annexé au soin qu’il prenoit de les nourrir et de les élever, et qui passe ensuite tout entier au père nourrissier d’un enfant exposé, et lui appartient autant, qu’appartient un semblable pouvoir au père naturel et véritable d’un autre. Le simple acte de génération donne, sans doute, à un homme un pouvoir bien mince sur ses enfans ; si ces soins n’alloient pas plus avant, et s’il n’alléguoit point d’autre fondement du nom et de l’autorité de père, ce fondement ne seroit pas grand chose. Et je puis demander ici, qu’arrivera-t-il de ce pouvoir paternel, dans cette partie du monde où une femme a deux maris en même tems ? ou dans ces endroits de l’Amérique, dans lesquelles quand le mari et la femme viennent à se séparer, ce qui arrive fréquemment, les enfans sont tous laissés à la mère, la suivent, et sont entièrement sous sa conduite ? Que si un père meurt pendant que ses enfans sont jeunes et dans le bas-âge, ne sont-ils pas obligés naturellement d’obéir à leur mère, durant leur minorité, comme ils obéissoient à leur père, lorsqu’il vivoit ? Et quelqu’un dira-t-il qu’une mère a un pouvoir législatif sur ses enfans, qu’elle peut leurs dresser et proposer des règles, qui soient d’une perpétuelle obligation, et par lesquelles elle puisse disposer de tout ce qui leur appartient, limiter leur liberté pendant toute leur vie, et les obliger, sur des peines corporelles, à observer ses loix, et à se conformer aveuglément à sa volonté ? Car c’est-là le pouvoir propre des magistrats, duquel les pères n’ont que l’ombre. Le droit que les pères ont de commander à leurs enfans, ne subsiste qu’un certain tems, et ne s’étend point jusqu’à leur vie et à leurs biens propres et particuliers. Ce droit-là n’est établi, pour un tems, que pour soutenir la foiblesse du bas-âge et remédier aux imperfections de la minorité ; c’est une discipline nécessaire pour l’éducation des enfans : et quoiqu’un père puisse disposer de ses propres possessions, comme il lui plaît, lorsque ses enfans sont hors de danger de mourir de faim : son pouvoir néanmoins ne s’étend point jusqu’à leur vie, ou jusqu’à leurs biens, soit que ces biens aient été acquis par leur propre industrie, ou qu’ils soient des effets de la bonté et de la libéralité de quelqu’un. Il n’a nul pouvoir aussi sur leur liberté, dès qu’ils sont parvenus à l’âge de discrétion. Alors l’empire des pères cesse ; et ils ne peuvent non plus disposer de la liberté de leur fils, que de celle d’aucun autre homme. Et certes, il faut bien que le pouvoir, qu’on nomme paternel, soit bien différent d’une jurisdiction absolue et perpétuelle, puisque l’autorité divine permet de se soustraire à ce pouvoir[9]. L’homme laissera père et mère, et se joindra à sa femme.

XV. Cependant, bien que l’âge de discrétion soit le tems auquel un enfant est délivré de la sujétion où il étoit auparavant par rapport à la volonté et aux ordres de son père, lequel n’est nullement tenu lui-même de suivre la volonté de qui que ce soit ; et qu’ils soient l’un et l’autre obligés à observer les mêmes réglemens, soient qu’ils se trouvent soumis aux seules loix de la nature, ou qu’ils soient soumis aux loix positives de leur pays : néanmoins cette sorte de liberté n’exempte point un fils de l’honneur que les loix de Dieu et de la nature l’obligent de rendre à son père et à sa mère. Dieu s’étant servi des pères et des mères comme d’instrumens propres pour accomplir son grand dessein, touchant la propagation et la conservation du genre-humain, et comme des causes occasionnelles pour donner la vie à des enfans ; il a véritablement imposé aux pères et aux mères, une forte obligation de nourrir, conserver et élever leurs enfans : mais aussi, il a imposé en même-tems aux enfans, une obligation perpétuelle d’honorer leurs pères et leurs mères, d’entretenir dans le cœur une estime et une vénération particulière pour eux, et de marquer cette vénération et cette estime par leurs paroles et leurs expressions, d’avoir un grand éloignement pour tout ce qui pourroit tant soit peu les offenser, les fâcher, nuire à leur vie, ou à leur bonheur ; de les défendre, de les assister, de les consoler, par tous les moyens possibles et légitimes. Il n’y a ni biens, ni établissemens, ni dignités, ni âge, ni liberté qui puisse exempter des enfans de s’acquitter de ces devoirs envers ceux de qui ils ont reçu le jour, et à qui ils ont des obligations si considérables. Mais tout cela est bien éloigné d’un droit qu’auroient les pères de commander, d’une manière absolue à leurs enfans ; cela est bien éloigné d’une autorité par laquelle les pères puissent faire des loix perpétuelles par rapport à leurs enfans, et disposer, comme il leur plaira, de leur vie et de leur liberté. Autre chose est honorer, respecter, secourir, témoigner de la reconnoissance ; autre chose, être obligé à une obéissance et à une soumission absolue. Quant à l’honneur dû aux parens, un Monarque même, et le plus grand Monarque, est obligé d’honorer sa mère : mais cela ne diminue rien de son autorité, et ne l’oblige point à se soumettre au gouvernement de celle de qui il a reçu la vie.

XVI. La sujétion d’un mineur établit dans le père un gouvernement d’un certain tems, qui finit avec la minorité du fils : et l’honneur auquel un enfant est obligé, établit dans son père et dans sa mère un droit perpétuel d’exiger du respect, de la vénération, du secours, et de la consolation, plus ou moins, selon qu’ils ont eu plus ou moins de soin de son éducation, lui ont donné plus ou moins de marque de tendresse, et ont plus ou moins dépensé pour lui. Et ce droit ne finit point avec la minorité ; il subsiste tout entier et a lieu dans tous les tems et dans toutes les conditions de la vie. Faute de bien distinguer ces deux sortes de pouvoirs qu’un père a, l’un par le droit de tutelle durant la minorité, l’autre par le droit à cet honneur, qui lui est dû pendant toute sa vie, on est apparemment tombé dans les erreurs dans lesquelles on a été sur cette matière. Car, pour en parler proprement et selon la nature des choses, le premier est plutôt un privilège des enfans, et un devoir des pères et des mères, qu’une prérogative du pouvoir paternel. Les pères et les mères sont si étroitement obligés à nourrir et à élever leurs encans, qu’il n’y a rien qui puisse les exempter de cela. Et quoique le droit de leur commander et de les châtier aille toujours de pair avec le soin qu’ils ont de leur nourriture et de leur éducation, Dieu a imprimé dans l’ame des pères et des mères tant de tendresse pour ceux qui sont engendrés d’eux, qu’il n’y a guère à craindre qu’ils abusent de leur pouvoir par trop de sévérité : les principes de la nature humaine portent plutôt les pères et les mères à un excès d’amour et de tendresse, qu’à un excès de sévérité et de rigueur. C’est pour cela que, quand Dieu veut bien faire connoître sa conduite pleine d’affection envers les Israélites, il leur dit que bien qu’il les ait châtiés, il ne les aime pas moins, parce qu’il les a châtiés, comme l’homme châtie son enfant[10], c’est-à-dire, avec affection et avec tendresse, et leur donne à entendre qu’il ne les tenoit pas sous une discipline plus sévère, que leur bien et leur avantage ne le requéroit. Or, c’est par rapport à ce pouvoir que les enfans sont tenus d’obéir à leurs pères et à leurs mères, afin que leurs soins et leurs travaux en puissent être moins grands et moins longs, ou afin qu’ils ne soient pas mal récompensés.

XVII. De l’autre côté, l’honneur et tous les secours que la gratitude exige des enfans, à cause de tant de bienfaits qu’ils ont reçus de leurs pères et de leurs mères, sont des devoirs indispensables des enfans, et les propres privilèges des pères et des mères. Ce dernier article tend à l’avantage des pères et des mères, comme le premier tend à l’avantage des enfans ; quoique l’éducation, qui est le devoir des parens, semble emporter plus de pouvoir et donner plus d’autorité, à cause que l’ignorance et la foiblesse de l’enfance requièrent quelque crainte, quelque correction, quelque châtiment, certains réglemens, et l’exercice d’une espèce de domination : au lieu que le devoir qui est compris dans le mot d’honneur, demande, à proportion, moins d’obéissance, et cela par rapport à l’âge plus ou moins avancé des enfans. En effet, qui est-ce qui ira s’imaginer que ce commandement : enfans, obéissez, à vos pères et à vos mères, oblige un homme, qui a des enfans, à avoir la même soumission à l’égard de son père, qu’il oblige ses jeunes enfans à en avoir à son égard ; et que par ce précepte on est tenu d’obéir toujours et en toutes choses à un père, qui, parce qu’il s’imagine avoir une autorité sans bornes, aura l’indiscrétion de traiter son fils comme un valet.

XVIII. La première partie donc du pouvoir paternel, qui est au fond plutôt un devoir qu’un pouvoir, savoir l’éducation, appartient au père, en sorte qu’il finit dans un certain tems ; car lorsque l’éducation est achevée, ce pouvoir cesse, et même auparavant il a dû être aliéné, puisqu’un homme peut remettre son fils en d’autres mains pour l’élever et en avoir soin ; et que celui qui met son fils en apprentissage chez un autre, le décharge par-là, pendant le tems de cet apprentissage, d’une grande partie de l’obéissance qu’il devoit, soit à lui, soit à sa mère. Mais pour ce qui regarde le devoir de respect, il subsiste toujours dans son entier, rien ne peut l’abolir, ni le diminuer ; et il appartient si inséparablement au père et à la mère, que l’autorité du père ne peut déposséder la mère du droit qu’elle y a, ni exempter son fils d’honorer celle qui l’a porté dans ses flancs. Mais l’un et l’autre sont bien éloignés d’avoir le pouvoir de faire des loix et de contraindre à les observer, par la crainte des peines qui regardent les biens, la liberté, les membres, la vie. Le pouvoir de commander finit avec la minorité : et quoique ensuite l’honneur le respect, les consolations, les secours, la défense, tout ce que peut produire la gratitude au sujet des plus grands bienfaits qu’on peut avoir reçus, soit toujours dû à un père et à une mère ; tout cela pourtant ne met point le sceptre entre les mains d’un père, et ne lui donne point le pouvoir souverain de commander. Un père ne peut prétendre d’avoir domination sur les biens propres et sur les actions de son fils, ni d’avoir le droit de lui prescrire en toutes choses ce qu’il trouvera à propos : néanmoins, il faut qu’un fils, lorsque lui ou sa famille n’en reçoivent pas de choses injustes, ait de la déférence pour son père, et ait égard à ce qui lui est agréable.

XIX. Un homme peut honorer et respecter une personne âgée, ou d’un grand mérite ; défendre et protéger son enfant ou son ami ; consoler et secourir une personne affligée ou qui est dans l’indigence ; témoigner de la gratitude à un bienfaiteur, à qui il aura des obligations infinies : cependant, tout cela ne lui confère point l’autorité ni le droit d’imposer des loix à ces personnes ; et il est clair que tout ce à quoi un fils est obligé, n’est pas fondé sur le simple titre de père, puisqu’il est tenu de s’acquitter des mêmes devoirs envers sa mère, et que ses engagemens peuvent varier selon les différens soins, selon les degrés de bonté et d’affection de son père ou de sa mère, et selon la dépense qu’ils auront faite pour son éducation : il peut arriver aussi qu’un père et une mère prennent plus de soin d’un enfant que d’un autre ; et il ne faut point douter que de deux enfans, dont l’un a reçu des témoignages particuliers de ses parens, à l’exclusion de l’autre, le premier n’ait aussi plus de devoirs à remplir envers eux, et ne soit obligé à une plus grande reconnoissance.

XX. Ceci fait voir la raison pour laquelle les pères et les mères, dans les sociétés et les états, dont ils sont sujets, retiennent leurs pouvoirs sur leurs enfans, et ont autant de droit à leur obéissance, que ceux qui se trouvent dans l’état de nature : ce qui ne pourroit pas arriver si tout le pouvoir politique étoit purement paternel, si le pouvoir politique et le pouvoir paternel n’étoient qu’une seule et même chose. Car, alors tout le pouvoir paternel résidant dans le Prince, les sujets n’y pourroient naturellement avoir nulle part. C’est pourquoi, il faut reconnoître que ces deux pouvoirs, le politique, et le paternel, sont véritablement distincts et séparés, sont fondés sur différentes bases, et ont des fins différentes ; que chaque sujet, qui est père, a autant de pouvoir paternel sur ses enfans, que le Prince en a sur les siens ; et qu’un Prince qui a un père ou une mère, leur doit autant de respect et d’obéissance, que le moindre de ses sujets en doit aux siens.

XXI. Quoique l’obligation où sont les pères et les mères par rapport à leurs enfans, et l’obligation où sont les enfans à l’égard de leurs pères et de leurs mères, produisent d’un côté, en général, le pouvoir, et de l’autre la soumission ; néanmoins, il y a souvent dans les pères un certain pouvoir qui naît de ce qui n’a pas toujours lieu, parce que ce qui le produit ne se trouve pas toujours. Ce pouvoir vient de la liberté où sont les hommes de donner et laisser leurs biens à ceux à qui il leur plaît. Les biens et les possessions d’un père étant d’ordinaire regardés comme l’héritage de ses enfans, conformément aux différentes loix et aux différentes coutumes des pays, il peut en donner aux uns plus ou moins qu’aux autres, selon la conduite qu’ils auront tenue envers lui, selon le soin qu’ils auront eu de lui obéir, et de se conformer à sa volonté et à son humeur.

XXII. Ce n’est pas un petit motif pour obliger les enfans à une exacte obéissance. Et comme à la jouissance des biens qui sont dans un certain pays, est jointe la sujétion au gouvernement établi, on suppose d’ordinaire qu’un père peut obliger, même étroitement, sa postérité à se soumettre à ce gouvernement, aux loix de cet état, dont il est sujet, et que l’engagement dans lequel il est à l’égard de cet état, oblige indispensablement ses successeurs à un semblable : au lieu que cette condition n’étant nécessaire qu’à cause des terres et des biens qui sont dans l’état dont nous parlons, elle n’oblige véritablement que ceux qui veulent bien l’accepter, n’étant point un engagement naturel, mais purement volontaire. En effet, des enfans étant par la nature aussi libres que leur père, ou qu’aient été leurs ancêtres, peuvent, pendant qu’ils se trouvent dans cette liberté, choisir la société qu’il leur plaît, pour en être membres et en observer les loix. Mais s’ils veulent jouir de l’héritage de leurs ancêtres et de leurs prédécesseurs, il faut qu’ils le fassent sous les mêmes conditions sous lesquelles ils en ont joui eux-mêmes, qu’ils se soumettent aux conditions qui y sont attachés. Certainement, les pères ont le pouvoir d’obliger leurs enfans de leur obéir à cet égard, après même que le tems de leur minorité est expiré, et de se soumettre à un tel ou à un tel pouvoir politique : mais ni l’un ni l’autre de ces pouvoirs n’est fondé sur aucun droit de paternité, mais sur les avantages qu’ils accordent à des enfans, pour récompenser leur déférence ; et il n’y a pas, en cela, plus de pouvoir naturel, qu’en a, par exemple, un Français sur un Anglais, duquel, par l’espérance qu’il lui donne de lui laisser du bien, il a droit d’exiger et d’attendre de la soumission et de la complaisance ; et qui, lorsqu’il est tems, s’il veut jouir du bien qui lui a été laissé, est assurément tenu de le prendre sous les conditions annexées au lieu où il se trouve, soit en France ou en Angleterre.

XXIII. Pour conclure donc ; quoique le pouvoir qu’ont les pères de commander, ne s’étend point au-delà de la minorité de leurs enfans, et ne tende qu’à les élever et à les conduire dans leur bas-âge ; que l’honneur, le respect, tout ce que les latins appellent piété, et qui est dû indispensablement aux pères et aux mères, durant toute la vie, et dans toutes sortes d’états et de conditions, ne leur donne point le pouvoir du gouvernement, c’est-à-dire, le pouvoir de faire des loix, et d’établir des peines, pour obliger leurs enfans à les observer ; et que par-là un père n’a nulle domination sur les biens propres de son fils, ou sur ses actions ; cependant, il est aisé de concevoir que dans les premiers tems du monde, et dans les lieux qui n’étaient guère peuplés, des familles venant à se séparer et à occuper des terres inhabitées, un père devenoit le prince de sa famille[11] et le gouverneur de ses enfans, dans leurs premières années, et aussi après qu’ils étoient parvenus à l’âge de discrétion. En effet, il leur auroit été assez difficile de vivre ensemble, sans quelque espèce de gouvernement ; et il y a apparence que le gouvernement du père fut établi par un consentement exprès ou tacite des enfans, et qu’il continua ensuite sans interruption, par le même consentement. Et certes, il ne pouvoit y avoir alors rien de plus expédient qu’un gouvernement par lequel un père exerçât seul dans sa famille le pouvoir exécutif des loix de la nature, que chaque homme libre a naturellement, et que par la permission qui lui en avoit été donnée, il eût un pouvoir monarchique. Mais cela, comme on voit, n’étoit point fondé sur aucun droit paternel, mais simplement sur le consentement des enfans. Pour en être tout-à-fait convaincus supposons qu’un étranger, par hasard, ou pour affaires, soit venu alors chez un père de famille, et y ait tué un de ses enfans, ou ait commis quelque autre crime. Qui doute que ce père de famille n’eût pu condamner cet étranger, et le faire mourir, ou lui infliger quelque autre peine, conformément au cas, aussi bien qu’auroit pu faire aucun de ses enfans ? Or, il est clair qu’il auroit été impossible qu’il en eût usé de la sorte, par la vertu de quelque autorité paternelle, sur un homme qui n’étoit point son fils ; il n’auroit pu le faire qu’en vertu du pouvoir exécutif des loix de la nature, auquel, en qualité d’homme, il avoit droit : et parce que l’exercice de ce pouvoir lui avoit été remis entre les mains par le respect de ses enfans, lui seul pouvoit punir un tel homme dans sa famille, laquelle avoit bien voulu faire résider en sa personne toute l’autorité et toute la dignité du pouvoir exécutif.

XXIV. Il étoit aisé et presque naturel aux enfans, de revêtir leur père de l’autorité du gouvernement, par un consentement tacite. Ils avoient été accoutumés, dans leur enfance, à se laisser conduire par lui, et à porter devant lui leurs petits différends : quand ils furent devenus des hommes faits, qui pouvoit être plus propre que leur père pour les gouverner ? Leurs petits biens, et le peu de lieu qu’il y avoit en ce tems-là à l’avarice, ne pouvoit que rarement produire des disputes ; et lorsqu’il s’en élevoit quelqu’une, qui étoit plus propre à les terminer que celui par les soins duquel ils avoient été nourris et élevés, que celui qui avoit tant de tendresse pour eux tous ? Il ne faut donc pas s’étonner si l’on ne distingua pas alors entre minorité et âge parfait ; si l’on n’examinoit point si quelqu’un avoit vingt ans, s’il étoit dans un âge où il pût disposer librement de sa personne et de ses biens, puisqu’en ce tems-là on ne pouvoit desirer de sortir de tutelle. Le gouvernement auquel on étoit soumis, continuoit toujours, à la satisfaction de chacun, et étoit plutôt une protection et une sauve-garde qu’un frein et une sujétion, et les enfans n’auroient pu trouver une plus grande sûreté pour leur paix, pour leurs libertés, pour leurs biens, que dans la conduite et le gouvernement de leur père.

XXV. C’est pourquoi les pères, par un changement insensible, devinrent les monarques politiques de leurs familles : et comme ils vivoient long-tems et laissoient des héritiers capables, et dignes de leur succéder, ils jetèrent ainsi insensiblement les fondemens de royaumes héréditaires ou électifs, qui pouvoient être réglés par diverses constitutions, et par diverses loix, que le hasard, les conjonctures et les occasions obligeoient de faire. Mais si les Princes veulent fonder leur autorité sur le droit des pères, et que ce soit une preuve suffisante du droit naturel des pères à l’autorité politique, parce que ce sont eux, entre les mains de qui nous trouvons au commencement, de facto, l’exercice du gouvernement ; je dis que si l’argument est bon, il prouve de même, et aussi fortement ; que tous les Princes, même les Princes seuls, doivent être Prêtres et Ecclésiastiques, puisqu’il est certain que dans le commencement, les pères, et les pères seuls, étoient sacrificateurs dans leurs familles, tout de même qu’ils en étoient les gouverneurs, et les seuls gouverneurs.



  1. Les Auteurs qui ont écrit sur ce sujet depuis Locke, n’ont pas suivi son sentiment, puisqu’ils donnent toute l’autorité au père seul ; c’est ce qu’enseignent le Docteur Cumberland dans son Traité philosophique des Loix Naturelles, M. Burlamaqui dans ses Principes du Droit Naturel, et M. Strube de Piermont dans son Ébauche des Loix Naturelles. Ce qui n’est arrivé que parce qu’ils n’ont pas fait attention à la distinction qu’emploie le Docteur des Loix de la Nature et des Gens ; le Savant Puffendorff, en examinant la question si le père a plus d’autorité que la mère sur son enfant, ou la mère plus que le père, il dit qu’il faut distinguer si l’on vit dans l’indépendance de l’état de nature, ou dans une société civile ; dans le premier cas, l’enfant est à la mère, ce que le Droit Romain a suivi. Dig. Lib. I, T. 1 ; dans l’autre cas, qui suppose quelque engagement ou convention entre le père et la mère, on doit voir, par les stipulations de cette convention, lequel des deux doit avoir l’autorité sur l’enfant ; car il est hors des règles, dit-il, que deux personnes aient en même-tems une autorité souveraine sur quelqu’un.
  2. Exod. XX. 12.
  3. Levit. XX. 9.
  4. Levit. XIX. 3.
  5. Éphes. VI. 1.
  6. Voyez Hooker, Eccl. Pol., lib. 1, §. 7.
  7. Tels que Hobbes dans son Léviathan et Filmer dans son Patriarcha ; parfaitement réfutés par Algernon Sidney, et par Locke ; et cela en leur opposant une raison très-simple, qui est que le pouvoir paternel n’ayant jamais été despotique et absolu, ne peut être l’origine du Gouvernement Monarchique.
  8. Eccl. Pol., lib. 1, §. 6.
  9. Gen. II. 24. Éphes. V. 31.
  10. Deuter. VIII. 5.
  11. « L’opinion du prince des Philosophes est assez probable que le chef de chaque famille en étoit le Roi. Ainsi, lorsqu’un certain nombre de familles se joignirent, pour composer un corps de société civile, les Rois étoient la première sorte des gouverneurs parmi elles ; et il semble que c’est la raison pourquoi ils ont toujours retenu le nom de pères, car on avoit coutume de choisir les pères pour gouverner, ç’a été aussi une fort ancienne coutume, ainsi qu’on voit en la personne de Melchisedec, que ces Rois et ces gouverneurs exerçaient la charge de prêtre et de sacrificateur, que les pères exercèrent peut-être au commencement et pour le même sujet. Quoi qu’il en soit, ce ne fut pas la seule sorte de gouvernement qui fut reçue dans le monde : les inconvéniens d’une sorte de gouvernement obligèrent ceux qui en étoient membres, de se diviser, de le changer, et d’en former d’autres. En un mot, tous les gouvernemens publics, de quelque nature qu’ils aient été, semblent évidemment avoir été formés de l’avis de chacun, par délibération, par consultation, par accord, et après qu’on avoit jugé qu’ils étoient utiles et nécessaires ; quoiqu’il ne fût pas impossible, à considérer la nature en elle-même, que des hommes pussent vivre sans aucun gouvernement public. Hooker, Eccl. lib. 1, §. 10 ».