Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre IV

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 67-102).


CHAPITRE IV.

De la Propriété des choses.


Ier. Soit que nous considérions la raison naturelle, qui nous dit que les hommes ont droit de se conserver, et conséquemment de manger et de boire, et de faire d’autres choses de cette sorte, selon que la nature les fournit de biens pour leur subsistance ; soit que nous consultions la révélation, qui nous apprend ce que Dieu a accordé en ce monde à Adam, à Noé, et à ses fils ; il est toujours évident, que Dieu, dont David dit[1], qu’il a donné la terre aux fils des hommes, a donné en commun la terre au genre-humain. Mais cela étant, il semble qu’il est difficile de concevoir qu’une personne particulière puisse posséder rien en propre. Je ne veux pas me contenter de répondre, que s’il est difficile de sauver et d’établir la propriété des biens, supposé que Dieu ait donné en commun la terre à Adam et à sa postérité, il s’ensuivroit qu’aucun homme, excepté un Monarque universel, ne pourroit posséder aucun bien en propre : mais je tâcherai de montrer, comment les hommes peuvent posséder en propre diverses portions de ce que Dieu leur a donné en commun, et peuvent en jouir sans aucun accord formel fait entre tous ceux qui y ont naturellement le même droit.

II. Dieu, qui a donné la terre aux hommes en commun, leur a donné pareillement la raison, pour faire de l’un et de l’autre l’usage le plus avantageux à la vie et le plus commode. La terre, avec tout ce qui y est contenu, est donnée aux hommes pour leur subsistance et pour leur satisfaction. Mais, quoique tous les fruits qu’elle produit naturellement, et toutes les bêtes qu’elle nourrit, appartiennent en commun au genre humain, en tant que ces fruits sont produits, et ces bêtes sont nourries par les soins de la nature seule, et que personne n’a originellement aucun droit particulier sur ces choses-là, considérées précisément dans l’état de nature ; néanmoins, ces choses étant accordées par le Maître de la nature pour l’usage des hommes, il faut nécessairement qu’avant qu’une personne particulière puisse en tirer quelque utilité et quelque avantage, elle puisse s’en approprier quelques-unes. Le fruit ou gibier qui nourrit un Sauvage des Indes, qui ne reconnoît point de bornes ; qui possède les biens de la terre en commun, lui appartient en propre, et il en est si bien le propriétaire, qu’aucun autre n’y peut avoir de droit, à moins que ce fruit ou ce gibier ne soit absolument nécessaire pour la conservation de sa vie.

III. Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu’il a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne sauroit avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, sur-tout, s’il reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses communes.

IV. Un homme qui se nourrit de gland qu’il amasse sous un chêne, ou de pommes qu’il cueille sur des arbres, dans un bois, se les approprie certainement par-là. On ne sauroit contester que ce dont il se nourrit, en cette occasion, ne lui appartienne légitimement. Je demande donc : Quand est-ce que ces choses qu’il mange, commencent à lui appartenir en propre ? Lorsqu’il les digère, ou lorsqu’il les mange, ou lorsqu’il les cuit, ou lorsqu’il les porte chez lui, ou lorsqu’il les cueille ? Il est visible qu’il n’y a rien qui puisse les rendre siennes, que le soin et la peine qu’il prend de les cueillir et de les amasser. Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs ; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère commune de tous, n’y a mis ; et, par ce moyen, ils deviennent son bien particulier. Dira-t-on, qu’il n’a point un droit de cette sorte sur ce gland et sur ces pommes, qu’il s’est appropriées, à cause qu’il n’a pas là-dessus le consentement de tous les hommes ? Dira-t-on que c’est un vol, de prendre pour soi, et de s’attribuer uniquement, ce qui appartient à tous en commun ? Si un tel consentement étoit nécessaire, la personne dont il s’agit, auroit pu mourir de faim, nonobstant l’abondance au milieu de laquelle Dieu l’a mise. Nous voyons que dans les communautés qui ont été formées par accord et par traité, ce qui est laisse en commun, seroit entièrement inutile, si on ne pouvoit en prendre et s’en approprier quelque partie et par quelque voie. Il est certain qu’en ces circonstances on n’a point besoin du consentement de tous les membres de la société. Ainsi, l’herbe que mon cheval mange, les mottes de terre que mon valet a arrachées, et les creux que j’ai faits dans des lieux, auxquels j’ai un droit commun avec d’autres, deviennent mon bien et mon héritage propre, sans le consentement de qui que ce soit. Le travail, qui est mien, mettant ces choses hors de l’état commun où elles étoient, les a fixées et me les a appropriées.

V. S’il étoit nécessaire d’avoir un consentement exprès de tous les membres d’une société, afin de pouvoir s’approprier quelque partie de ce qui est donné ou laissé en commun ; des enfans ou des valets ne sauroient couper rien, pour manger, de ce que leur père ou leur maître, leur auroit fait servir en commun, sans marquer à aucun sa part particulière et précise. L’eau qui coule d’une fontaine publique, appartient à chacun ; mais si une personne en a rempli sa cruche, qui doute que l’eau qui y est contenue, n’appartienne à cette personne seule ? Sa peine a tiré cette eau, pour ainsi dire, des mains de la nature, entre lesquelles elle étoit commune et appartenoit également à tous ses enfans, et l’a appropriée à la personne qui l’a puisée.

VI. Ainsi, cette loi de la raison, fait que le cerf qu’un Indien a tué, est réputé le bien propre de cet homme, qui a employé son travail et son adresse, pour acquérir une chose sur laquelle chacun avoit auparavant un droit commun. Et parmi les peuples civilisés, qui ont fait tant de loix positives pour déterminer la propriété des choses, cette loi originelle de la nature, touchant le commencement du droit particulier que des gens acquièrent sur ce qui auparavant étoit commun, a toujours eu lieu, et a montré sa force et son efficace. En vertu de cette loi, le poisson qu’un homme prend dans l’Océan, ce commun et grand vivier du genre-humain, ou l’ambre-gris qu’il y pêche, est mis par son travail hors de cet état commun où la nature l’avoit laissé, et devient son bien propre. Si quelqu’un même, parmi nous, poursuit à la chasse un lièvre, ce lièvre est censé appartenir, durant la chasse, à celui seul qui le poursuit. Ce lièvre est bien une de ces bêtes qui sont toujours regardées comme communes, et dont personne n’est le propriétaire : néanmoins, quiconque emploie sa peine et son industrie pour le poursuivre et le prendre, le tire par-là de l’état de nature, dans lequel il étoit commun, et le rend sien.

VII. On objectera, peut-être, que si en cueillant et amassant des fruits de la terre, un homme acquiert un droit propre et particulier sur ces fruits, il pourra en prendre autant qu’il voudra. Je réponds qu’il ne s’ensuit point qu’il ait droit d’en user de cette manière. Car la même loi de la nature, qui donne à ceux qui cueillent et amassent des fruits communs, un droit particulier sur ces fruits-là, renferme en même tems ce droit dans de certaines bornes[2]. Dieu nous a donné toutes choses abondamment. C’est la voix de la raison, confirmée par celle de l’inspiration. Mais à quelle fin ces choses nous ont-elles été données de la sorte par le Seigneur ? Afin que nous en jouissions. La raison nous dit que la propriété des biens acquis par le travail, doit donc être réglée selon le bon usage qu’on en fait pour l’avantage et les commodités de la vie. Si l’on passe les bornes de la modération, et que l’on prenne plus de choses qu’on n’en a besoin, on prend, sans doute, ce qui appartient aux autres. Dieu n’a rien fait et créé pour l’homme, qu’on doive laisser corrompre et rendre inutile. Si nous considérons l’abondance des provisions naturelles qu’il y a depuis long tems dans le monde ; le petit nombre de ceux qui peuvent en user, et à qui elles sont destinées, et combien peu une personne peut s’en approprier au préjudice des autres, principalement s’il se tient dans les bornes que la raison a mises aux choses dont il est permis d’user, on reconnoîtra qu’il n’y a guère de sujets de querelles et de disputes à craindre par rapport à la propriété des biens ainsi établie.

VIII. Mais la principale matière de la propriété, n’étant pas à présent les fruits de la terre, ou les bêtes qui s’y trouvent, mais la terre elle-même, laquelle contient et fournit tout le reste, je dis que, par rapport aux parties de la terre, il est manifeste qu’on en peut acquérir la propriété en la même manière que nous avons vu qu’on pouvoit acquérir la propriété de certains fruits. Autant d’arpens de terre qu’un homme peut labourer, semer, cultiver, et dont il peut consumer les fruits pour son entretien, autant lui en appartient-il en propre. Par son travail, il rend ce bien-là son bien particulier, et le distingue de ce qui est commun à tous. Et il ne sert de rien d’alléguer que chacun y a autant de droit que lui, et que, par cette raison, il ne peut se l’approprier, il ne peut l’entourer d’une clôture, et le fermer de certaines bornes, sans le consentement de tous les autres hommes, lesquels ont part, comme lui, à la même terre commune. Car, lorsque Dieu a donné en commun la terre au genre-humain, il a commandé en même-tems à l’homme de travailler ; et les besoins de sa condition requièrent assez qu’il travaille. Le créateur et la raison lui ordonnent de labourer la terre, de la semer, d’y planter des arbres et d’autres choses, la cultiver, pour l’avantage, la conservation et les commodités de la vie, et lui apprennent que cette portion de la terre, dont il prend soin, devient, par son travail, son héritage particulier. Tellement que celui qui, conformément à cela, a labouré, semé, cultivé un certain nombre d’arpens de terre, a véritablement acquis, par ce moyen, un droit de propriété sur ses arpens de terre, auxquels nul autre ne peut rien prétendre, et qu’il ne peut lui ôter sans injustice.

IX. D’ailleurs, en s’appropriant un certain coin de terre, par son travail et par son adresse, on ne fait tort à personne, puisqu’il en reste toujours assez et d’aussi bonne, et même plus qu’il n’en faut à un homme qui ne se trouve pas pourvu. Un homme a beau en prendre pour son usage et sa subsistance, il n’en reste pas moins pour tous les autres : et quand d’une chose on en laisse beaucoup plus que n’en ont besoin les antres, il leur doit être fort indifférent, qu’on s’en soit pourvu, ou qu’on ne l’ait pas fait. Qui, je vous prie, s’imaginera qu’un autre lui fait tort en buvant, même à grands traits, de l’eau d’une grande et belle rivière, qui, subsistant toujours toute entière, contient et présente infiniment plus d’eau qu’il ne lui en faut pour étancher sa soif ? Or, le cas est ici le même, et ce qui est vrai à l’égard de l’eau d’un fleuve, l’est aussi à l’égard de la terre.

X. Dieu a donné la terre aux hommes en commun : mais, puisqu’il la leur a aussi donnée pour les plus grands avantages, et pour les plus grandes commodités de la vie qu’ils en puissent retirer, on ne sauroit supposer et croire qu’il entend que la terre demeure toujours commune et sans culture. Il l’a donnée pour l’usage des hommes industrieux, laborieux, raisonnables ; non pour être l’objet et la matière de la fantaisie ou de l’avarice des querelleurs, des chicaneurs. Celui à qui on a laissé autant de bonne terre qu’il en peut cultiver et qu’il s’en est déjà approprié, n’a nul sujet de se plaindre ; et il ne doit point troubler un autre dans une possession qu’il cultive à la sueur de son visage. S’il le fait, il est manifeste qu’il convoite et usurpe un bien qui est entièrement dû aux peines et au travail d’autrui, et auquel il n’a nul droit ; sur-tout puisque ce qui reste sans possesseur et propriétaire, est aussi bon que ce qui est déjà approprié, et qu’il a en sa disposition beaucoup plus qu’il ne lui est nécessaire, et au-delà de ce dont il peut prendre soin.

XI. Il est vrai que pour ce qui regarde une terre qui est commune en Angleterre ou en quelque autre pays, où il y a quantité de gens, sous un même Gouvernement, parmi lesquels l’argent roule, et le commerce fleurit, personne ne peut s’en approprier et fermer de bornes aucune portion, sans le consentement de tous les membres de la société. La raison en est, que cette sorte de terre est laissée commune par accord, c’est-à-dire, par les loix du pays, lesquelles on est obligé d’observer. Cependant, bien que cette terre-là soit commune par rapport à quelques hommes qui forment un certain corps de société, il n’en est pas de même à l’égard de tout le genre-humain : cette terre doit être considérée comme une propriété de ce pays ou de cette paroisse, où une certaine convention a été faite. Au reste, on peut ajouter à la raison, tirée des loix du pays, cette autre qui est d’un grand poids ; savoir, que si on venoit à fermer de certaines bornes, et à s’approprier quelque portion de la terre commune, que nous supposons, ce qui en resteroit ne seroit pas aussi utile et aussi avantageux aux membres de la communauté, que lorsqu’elle étoit toute entière. Et, en cela, la chose est tout autrement aujourd’hui qu’elle ne l’étoit au commencement du monde, lorsqu’il s’agissoit de peupler la terre, qui étoit donnée en commun au genre-humain. Les loix sous lesquelles les hommes vivoient alors, bien loin de les empêcher, de s’approprier quelque portion de terre, les obligeoient fortement à s’en approprier quelqu’une. Dieu leur commandoit de travailler, et leurs besoins les y contraignoient assez. De sorte que ce, en quoi ils employoient leurs soins et leurs peines, devenoit sans difficulté, leur bien propre ; et on ne pouvoit, sans injustice, les chasser d’un lieu où ils avoient fixé leur demeure et leur possession, et dont ils étoient les maîtres, les propriétaires, de droit divin : car, enfin, nous voyons que labourer, que cultiver la terre, et avoir domination sur elle, sont deux choses jointes ensemble. L’une donne droit à l’autre. Tellement que le Créateur de l’univers, commandant de labourer et cultiver la terre, a donné pouvoir, en même-tems, de s’en approprier autant qu’on en peut cultiver ; et la condition de la vie humaine, qui requiert le travail et une certaine matière sur laquelle on puisse agir, introduit nécessairement les possessions privées.

XII. La mesure de la propriété a été très-bien réglée par la nature, selon l’étendue du travail des hommes, et selon la commodité de la vie. Le travail d’un homme ne peut être employé par rapport à tout, il ne peut s’approprier tout ; et l’usage qu’il peut faire de certains fonds, ne peut s’étendre que sur peu de chose : ainsi, il est impossible que personne, par cette voie, empiète sur les droits d’autrui, ou acquière quelque propriété, qui préjudicie à son prochain, lequel trouvera toujours assez de place et de possession, aussi bonne et aussi grande que celle dont un autre se sera pourvu, et que celle dont il auroit pu se pourvoir auparavant lui-même. Or, cette mesure met, comme on voit, des bornes aux biens de chacun, et oblige à garder de la proportion et user de modération et de retenue ; en sorte qu’en s’appropriant quelque bien, on ne fasse tort à qui que ce soit. Et, dans le commencement du monde, il y avoit si peu à craindre que la propriété des biens nuisît à quelqu’un, qu’il y avoit bien plus de danger que les hommes périssent, en s’éloignant les uns des autres ; et s’égarant dans le vaste désert de la terre, qu’il n’y en avoit qu’ils ne se trouvassent à l’étroit, faute de place et de lieu qu’ils pussent cultiver et rendre propre. Il est certain aussi que la même mesure peut toujours être en usage, sans que personne en reçoive du préjudice. Car, supposons qu’un homme ou une famille, dans l’état où l’on étoit au commencement, lorsque les enfans d’Adam et de Noé peuploient la terre, soit allé dans l’Amérique, toute vuide et destituée d’habitans ; nous trouverons que les possessions que cet homme ou cette famille aura pu acquérir et cultiver, conformément à la mesure que nous avons établie, ne seront pas d’une fort grande étendue, et qu’en ce tems-ci même elles ne pouvoient nuire au reste des hommes, ou leur donner sujet de se plaindre, et de se croire offensés et incommodés par les démarches d’un tel homme ou d’une telle famille ; quoique la race du genre-humain ayant extrêmement multiplié, se soit répandue par toute la terre, et excède infiniment, en nombre, les habitans du premier âge du monde. Et l’étendue d’une possession est de si peu de valeur sans le travail, que j’ai entendu assurer qu’en Espagne même, un homme avoit permission de labourer, semer et moissonner dans des terres, sur lesquelles il n’avoit d’autre droit, que le présent et réel usage qu’il faisoit de ces sortes de fonds. Bien loin même que les propriétaires trouvent mauvais le procédé d’un tel homme ; ils croient, au contraire, lui être fort obligés à cause que, par son industrie et ses soins, des terres négligées et désertes ont produit une certaine quantité de bled, dont on manquoit. Quoi qu’il en soit, car je ne garantis pas la chose, j’ose hardiment soutenir que la même mesure et la même régle de propriété ; savoir, que chacun doit posséder autant de bien qu’il lui en faut pour sa subsistance, peut avoir lieu aujourd’hui, et pourra toujours avoir lieu dans le monde, sans que personne en soit incommodé et mis à l’étroit, puisqu’il y a assez de terre pour autant encore d’habitans qu’il y en a ; quand même l’usage de l’argent n’auroit pas été inventé. Or, quand à l’accord qu’ont fait les hommes au sujet de la valeur de l’argent monnoyé, dont ils se servent pour acheter de grandes et vastes possessions, et en être les seuls maîtres ; je ferai voir ci-après[3] comment cela s’est fait, et sur quels fondemens, et je m’étendrai sur cette matière autant qu’il sera nécessaire pour l’éclaircir.

XIII. Il est certain qu’au commencement, avant que le desir d’avoir plus qu’il n’est nécessaire à l’homme, eût altéré la valeur naturelle des choses, laquelle dépendoit uniquement de leur utilité par rapport à la vie humaine ; ou qu’on fût convenu qu’une petite pièce de métal, qu’on peut garder sans craindre qu’il diminue et déchoie, balanceroit la valeur d’une grande pièce de viande, ou d’un grand monceau de bled : il est certain, dis-je, qu’au commencement du monde, encore que les hommes eussent droit de s’approprier, par leur travail, autant des choses de la nature qu’il leur en falloit pour leur usage et leur entretien, ce n’étoit pas, après tout, grand chose, et personne ne pouvoit en être incommodé et en recevoir du dommage, à cause que la même abondance subsistoit toujours en son entier, en faveur de ceux qui vouloient user de la même industrie, et employer le même travail.

XIV. Avant l’appropriation des terres, celui qui amassoit autant de fruits sauvages, et tuoit, attrapoit, ou apprivoisoit autant de bêtes qu’il lui étoit possible, mettoit, par sa peine, ces productions de la nature hors de l’état de nature, et acquéroit sur elles un droit de propriété : mais si ces choses venoient à se gâter et à se corrompre pendant qu’elles étoient en sa possession, et qu’il n’en fît pas l’usage auquel elles étoient destinées ; si ces fruits qu’il avoit cueillis, se gâtoient, si ce gibier qu’il avoit pris, se corrompoit, avant qu’il pût s’en servir, il violoit, sans doute, les loix communes de la nature, et méritoit d’être puni, parce qu’il usurpoit la portion de son prochain, à laquelle il n’avoit nul droit, et qu’il ne pouvoit posséder plus de bien qu’il lui en falloit pour la commodité de la vie.

XV. La même mesure règle assez les possessions de la terre. Quiconque cultive un fonds, y recueille et moissonne, en ramasse les fruits, et s’en sert, avant qu’ils se soient pourris et gâtés, y a un droit particulier et incontestable. Quiconque aussi a fermé d’une clôture une certaine étendue de terre, afin que le bétail qui y paîtra, et les fruits qui en proviendront, soient employés à sa nourriture, est le propriétaire légitime de cet endroit-là. Mais si l’herbe de son clos se pourrit sur la terre, ou que les fruits de ses plantes et de ses arbres se gâtent, sans qu’il se soit mis en peine de les recueillir et de les amasser, ce fonds, quoique fermé d’une clôture et de certaines bornes, doit être regardé comme une terre en friche et déserte, et peut devenir l’héritage d’un autre. Au commencement, Caïn pouvoit prendre tant de terre qu’il en pouvoit cultiver, et faire, de l’endroit qu’il auroit choisi, son bien propre et sa terre particulière, et en même-tems en laisser assez à Abel pour son bétail. Peu d’arpens suffisoient à l’un et à l’autre. Cependant, comme les familles crûrent en nombre, et que l’industrie des hommes s’accrut aussi, leurs possessions furent pareillement plus étendues et plus grandes, à proportion de leurs besoins. On n’avoit pas coutume pourtant de fixer une propriété à un certain endroit, cela ne s’est pratiqué qu’après que les hommes eurent composé quelque corps de société particulière, et qu’ils eurent bâti des villes : alors, d’un commun consentement, ils ont distingué leurs territoires par de certaines bornes ; et, en vertu des loix qu’ils ont faites entre eux, ils ont fixé et assigné à chaque membre de leur société telles ou telles possessions. En effet, nous voyons que, dans cet endroit du monde qui demeura d’abord quelque tems inhabité, et qui vraisemblablement étoit commode, les hommes, du tems d’Abraham, alloient librement çà et là, de tous côtés, avec leur bétail et leurs troupeaux, qui étoient leurs richesses. Et il est à remarquer qu’Abraham en usa de la sorte dans une contrée où il étoit étranger. De-là, il s’ensuit, même bien clairement, que du moins une grande partie de la terre étoit commune, et que les habitans du monde ne s’approprioient pas plus de possessions qu’il leur en falloit pour leur usage et leur subsistance. Que si, dans un même lieu, il n’y avoit pas assez de, place pour nourrir et faire paître ensemble leurs troupeaux ; alors, par un accord entre eux, ils se séparoient[4], ainsi que firent[5] Abraham et Lot, et étendoient leurs pâturages par-tout où il leur plaisoit. Et c’est pour cela aussi qu’Esaü abandonna son père[6] et son frère, et établit sa demeure en la montagne de Séir.

XVI. Ainsi, sans supposer en Adam aucune domination particulière, ou aucune propriété sur tout le monde, exclusivement à tous les autres hommes, puisque l’on ne sauroit prouver une telle domination et une telle propriété, ni fonder sur elle la propriété et la prérogative d’aucun autre homme, il faut supposer que la terre a été donnée aux enfans des hommes en commun ; et nous voyons, d’une manière bien claire et bien distincte, par tout ce qui a été posé, comment le travail en rend propres et affectées, à quelques-uns d’eux, certaines parties, et les consacrent légitimement à leur usage ; ensorte que le droit que ces gens-là ont sur ces biens déterminés, ne peut être mis en contestation, ni être un sujet de dispute.

XVII. Il ne paroît pas, je m’assure, aussi étrange que ci-devant, de dire, que la propriété fondée sur le travail, est capable de balancer la communauté de la terre. Certainement c’est le travail qui met différens prix aux choses. Qu’on fasse réflexion à la différence qui se trouve entre un arpent de terre, où l’on a planté du tabac ou du sucre, ou semé du bled ou de l’orge, et un arpent de la même terre, qui est laissé commun, sans propriétaire qui en ait soin : et l’on sera convaincu entièrement que les effets du travail font la plus grande partie de la valeur de ce qui provient des terres. Je pense que la supputation sera bien modeste, si je dis que des productions d’une terre cultivée, 9 dixièmes sont les effets du travail. Je dirai plus. Si nous voulions priser au juste les choses, conformément à l’utilité que nous en retirons, compter toutes les dépenses que nous faisons à leur égard, considérer ce qui appartient purement à la nature, et ce qui appartient précisément au travail : nous verrions, dans la plupart des revenus, que 99 centièmes doivent être attribués au travail.

Il ne peut y avoir de plus évidente démonstration sur ce sujet, que celle que nous présentent les divers peuples de l’Amérique. Les Américains sont très-riches en terres, mais très-pauvres en commodités de la vie. La nature leur a fourni aussi libéralement qu’à aucun autre peuple, la matière d’une grande abondance, c’est-à-dire, qu’elle les a pourvus d’un terroir fertile et capable de produire abondamment tout ce qui peut être nécessaire pour la nourriture, pour le vêtement, et pour le plaisir : cependant, faute de travail et de soin, ils n’en retirent pas la centième partie des commodités que nous retirons de nos terres ; et un Roi en Amérique, qui possède de très-amples et très-fertiles districts, est plus mal nourri, plus mal logé, et plus mal vêtu, que n’est en Angleterre et ailleurs un ouvrier à la journée.

XVIII. Pour rendre tout ceci encore plus clair et plus palpable, entrons un peu dans le détail, et considérons les provisions ordinaires de la vie, ce qui leur arrive avant qu’elles nous puissent être utiles. Certainement, nous trouverons qu’elles reçoivent de l’industrie humaine leur plus grande utilité et leur plus grande valeur. Le pain, le vin, le drap, la toile, sont des choses d’un usage ordinaire, et dont il y a une grande abondance. À la vérité, le gland, l’eau, les feuilles, les peaux nous peuvent servir d’aliment, de breuvage, de vêtement : mais le travail nous procure des choses beaucoup plus commodes et plus utiles. Car le pain, qui est bien plus agréable que le gland ; le vin, que l’eau ; le drap et la soie, plus utiles que les feuilles, les peaux et la mousse, sont des productions du travail et de l’industrie des hommes. De ces provisions, dont les unes nous sont données pour notre nourriture et notre vêtement par la seule nature, et les autres nous sont préparées par notre industrie et par nos peines, qu’on examine combien les unes surpassent les autres en valeur et en utilité : et alors on sera persuadé que celles qui sont dues au travail, sont bien plus utiles et plus estimables ; et que la matière que fournit un fonds, n’est rien en comparaison de ce qu’on en retire par une diligente culture. Aussi, parmi nous-même, une terre qui est abandonnée, où l’on ne sème et ne plante rien, qu’on a remise pour parler de la sorte, entre les mains de la nature, est appelée, et avec raison, un désert, et ce qu’on en peut retirer, monte à bien peu de chose.

XIX. Un arpent de terre, qui porte ici trente boisseaux de bled, et un autre dans l’Amérique, qui, avec la même culture, seroit capable de porter la même chose, sont, sans doute, d’une même qualité, et ont dans le fonds la même valeur. Cependant, le profit qu’on reçoit de l’un, en l’espace d’une année, vaut 5 liv., et ce qu’on reçoit de l’autre, ne vaut peut-être pas un sol. Si tout le profit qu’un Indien en retire, étoit bien pesé, par rapport à la manière dont les choses sont prisées et se vendent parmi nous, je puis dire véritablement qu’il y auroit la différence d’un centième. C’est donc le travail qui donne à une terre sa plus grande valeur, et sans quoi elle ne vaudroit d’ordinaire que fort peu ; c’est au travail que nous devons attribuer la plus grande partie de ses productions utiles et abondantes. La paille, le son, le pain qui proviennent de cet arpent de bled, qui vaut plus qu’un autre d’aussi bonne terre, mais laissé inculte, sont des effets et des productions du travail. En effet, ce n’est pas seulement la peine d’un laboureur, la fatigue d’un moissonneur ou de celui qui bat le bled, et la sueur d’un boulanger, qui doivent être regardées comme ce qui produit enfin le pain que nous mangeons ; il faut compter encore le travail de ceux qui creusent la terre, et cherchent dans ses entrailles le fer et les pierres ; de ceux qui mettent en œuvre ces pierres et ce fer ; de ceux qui abattent des arbres, pour en tirer le bois nécessaire aux charpentiers ; des charpentiers, des faiseurs de charrues ; de ceux qui construisent des moulins et des fours, de plusieurs autres dont l’industrie et les peines sont nécessaires par rapport au pain. Or, tout cela doit être mis sur le compte du travail. La nature et la terre fournissent presque les moins utiles matériaux, considérés en eux-mêmes ; et l’on pourroit faire un prodigieux catalogue des choses que les hommes ont inventées, et dont ils se servent, pour un pain ; par exemple, avant qu’il soit en état d’être mangé, ou pour la construction d’un vaisseau, qui apporte de tous côtés tant de choses si commodes et si utiles à la vie : je serois infini, sans doute, si je voulois rapporter tout ce qui a été inventé, tout ce qui se fabrique, tout ce qui se fait, par rapport à un seul pain, ou à un seul vaisseau.

XX. Tout cela montre évidemment, que bien que la nature ait donné toutes choses en commun, l’homme néanmoins, étant le maître et le propriétaire de sa propre personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand fondement de la propriété ; et que tout ce, en quoi il emploie ses soins et son industrie, pour le soutien de son être, et pour son plaisir, sur-tout depuis que tant de belles découvertes ont été faites, et que tant d’arts ont été mis en usage et perfectionnés pour la commodité de la vie, lui appartient entièrement en propre, et n’appartient point aux autres en commun.

XXI. Ainsi, le travail, dans le commencement, a donné droit de propriété, par-tout même où il plaisoit à quelqu’un de l’employer, c’est-à-dire, dans tous les lieux communs de la terre ; d’autant plus qu’il en restoit ensuite, et en a resté, pendant si long-tems, la plus grande partie, et infiniment plus que les hommes n’en pouvoient souhaiter pour leur usage. D’abord, les hommes, la plupart du moins, se contentèrent de ce que la pure et seule nature fournissoit pour leurs besoins. Dans la suite, quoiqu’en certains endroits du monde, qui furent fort peuplés, et où l’usage de l’argent monnoyé commença à avoir lieu, la terre fût devenue rare, et par conséquent d’une plus grande valeur ; les sociétés ne laissèrent pas de distinguer leurs territoires par des bornes qu’elles plantèrent, et de faire des loix pour régler les propriétés de chaque membre de la société : et ainsi par accord et par convention fut établie la propriété, que le travail et l’industrie avoient déjà commencé d’établir. De plus, les alliances et les traités, qui ont été faits entre divers états et divers royaumes, qui ont renoncé, soit expressément, soit tacitement, au droit qu’ils avoient auparavant sur les possessions des autres, ont, par le consentement commun de ces royaumes et de ces états, aboli toutes les prétentions qui subsistaient, et qu’on avoit auparavant au droit commun que tous les hommes avoient naturellement et originellement sur les pays dont il s’agit : et ainsi, par un accord positif, ils ont réglé et établi entre eux leurs propriétés en des pays différens et séparés. Pour ce qui est de ces grands espaces de terre, dont les habitans ne se sont pas joints aux états et aux peuples, dont je viens de parler, et n’ont pas consenti à l’usage de leur argent commun, qui sont déserts et mal peuplés ; et où il y a beaucoup plus de terroir qu’il n’en faut à ceux qui y habitent, ils demeurent toujours communs. Du reste, ce cas se voit rarement dans ces parties de la terre où les hommes ont établi entre eux, d’un commun consentement, l’usage et le cours de l’argent monnoyé.

XXII. La plupart des choses qui sont véritablement utiles à la vie de l’homme, et si nécessaires pour sa subsistance que les premiers hommes y ont eu d’abord recours, à-peu-près comme font aujourd’hui les Américains, sont généralement de peu de durée ; et si elles ne sont pas consumées, dans un certain tems, par l’usage auquel elles sont destinées, elles diminuent et se corrompent bientôt d’elles-mêmes. L’or, l’argent, les diamans, sont des choses sur lesquelles la fantaisie ou le consentement des hommes, plutôt qu’un usage réel, et la nécessité de soutenir et conserver sa vie, a mis de la valeur.[7] Or, pour ce qui regarde celles dont la nature nous pourvoit en commun pour notre subsistance, chacun y a droit, ainsi qu’il a été dit, sur une aussi grande quantité qu’il en peut consumer pour son usage et pour ses besoins, et il acquiert une propriété légitime au regard de tout ce qui est un effet et une production de son travail : tout ce à quoi il applique ses soins et son industrie, pour le tirer hors de l’état où la nature l’a mis, devient, sans difficulté, son bien propre. En ce cas, un homme qui amasse ou cueille cent boisseaux de glands, ou de pommes, a, par cette action, un droit de propriété sur ces fruits-là, aussi-tôt qu’il les a cueillis et amassés. Ce à quoi seulement il est obligé, c’est de prendre garde de s’en servir avant qu’ils se corrompent et se gâtent : car autrement ce seroit une marque certaine qu’il en auroit pris plus que sa part, et qu’il auroit dérobé celle d’un autre. Et, certes, ce seroit une grande folie, aussi bien qu’une grande malhonnêteté, de ramasser plus de fruits qu’on n’en a besoin et qu’on n’en peut manger. Que si cet homme, dont nous parlons, a pris, à la vérité, plus de fruits et de provisions qu’il n’en falloit pour lui seul ; mais qu’il en ait donné une partie à quelqu’autre personne, ensorte que cette partie ne se soit pas pourrie, mais ait été employée à l’usage ordinaire ; on doit alors le considérer comme ayant fait de tout un légitime usage. Aussi, s’il troque des prunes, par exemple, qui ne manqueraient point de se pourrir en une semaine, avec des noix qui sont capables de se conserver, et seront propres pour sa nourriture durant toute une année, il ne fait nul tort à qui que ce soit : et tandis que rien ne périt et ne se corrompt entre ses mains, faute d’être employé à l’usage et aux nécessités ordinaires, il ne doit point être regardé comme désolant l’héritage commun, pervertissant le bien d’autrui, prenant avec la sienne la portion d’un autre. D’ailleurs, s’il veut donner ses noix pour une pièce de métal qui lui plaît, eu échanger sa brebis pour des coquilles, ou sa laine pour des pierres brillantes, pour un diamant ; il n’envahit point le droit d’autrui : il peut ramasser, autant qu’il veut, de ces sortes de choses durables ; l’excès d’une propriété ne consistant point dans l’étendue d’une possession, mais dans la pourriture et dans l’inutilité des fruits qui en proviennent.

XXIII. Or, nous voilà parvenus à l’usage de l’argent monnoyé, c’est-à-dire, à une chose durable, que l’on peut garder long-tems, sans craindre qu’elle se gâte et se pourrisse ; qui a été établie par le consentement mutuel des hommes ; et que l’on peut échanger pour d’autres choses nécessaires et utiles à la vie, mais qui se corrompent en peu de tems.

Et comme les différens degrés d’industrie donnent aux hommes, à proportion, la propriété de différentes possessions ; aussi l’invention de l’argent monnoyé leur a fourni l’occasion de pousser plus loin, d’étendre davantage leurs héritages et leurs biens particuliers. Car supposons une isle qui ne puisse entretenir aucune correspondance et aucun commerce avec le reste du monde, dans laquelle se trouve seulement une centaine de familles, où il y ait des moutons, des chevaux, des bœufs, des vaches, d’autres animaux utiles, des fruits sains, du bled, d’autres choses capables de nourrir cent mille fois autant de personnes qu’il y en a dans l’isle ; mais que, soit parce que tout y est commun, soit parce que tout y est sujet à la pourriture, il n’y a rien qui puisse tenir lieu d’argent : quelle raison peut obliger une personne d’étendre sa possession au-delà des besoins de sa famille, et de l’abondance dont il peut jouir, soit en se servant de ce qui est une production précise de son travail, ou en troquant quelqu’une de ces productions utiles et commodes, mais périssables, pour d’autres à-peu-près de la même nature ? Où il n’y a point de choses durables, rares, et d’un prix assez considérable, pour devoir être gardées long-tems, on n’a que faire d’étendre fort ses possessions et ses terres, puisqu’on en peut toujours prendre autant que la nécessité le requiert. Car enfin, je demande, si un homme occupoit dix mille ou cent mille arpens de terre très-bien cultivée, et bien pourvue et remplie de bétail, au milieu de l’Amérique, où il n’auroit nulle espérance de commerce avec les autres parties du monde, pour en attirer de l’argent par la vente de ses revenus et des productions de ses terres, toute cette grande étendue de terre vaudroit-elle la peine d’être fermée de certaines bornes, d’être appropriée ? Il est manifeste que le bon sens voudroit que cet homme laissât, dans l’état commun de la nature, tout ce qui ne seroit point nécessaire pour le soutien et les commodités de la vie, de lui et de sa famille.

XXIV. Au commencement, tout le monde étoit comme une Amérique, et même beaucoup plus dans l’état que je viens de supposer, que n’est aujourd’hui cette partie de la terre, nouvellement découverte. Car alors on ne savoit nulle part ce que c’étoit qu’argent monnoyé. Et il est à remarquer que dès qu’on eut trouvé quelque chose qui tenoit auprès des autres la place de l’argent d’aujourd’hui, les hommes commencèrent à étendre et à agrandir leurs possessions.

XXV. Mais depuis que l’or et l’argent, qui, naturellement sont si peu utiles à la vie de l’homme, par rapport à la nourriture, au vêtement, et à d’autres nécessités semblables, ont reçu un certain prix et une certaine valeur, du consentement des hommes, quoiqu’après tout le travail contribue beaucoup à cet égard ; il est clair, par une conséquence nécessaire, que le même consentement a permis les possessions inégales et disproportionnées. Car dans les gouvernemens où les loix règlent tout, lorsqu’on y a proposé et approuvé un moyen de posséder justement, et sans que personne puisse se plaindre qu’on lui fait tort, plus de choses qu’on en peut consumer pour sa subsistance propre, et que ce moyen c’est l’or et l’argent, lesquels peuvent demeurer éternellement entre les mains d’un homme, sans que ce qu’il en a, au-delà de ce qui lui est nécessaire, soit en danger de se pourrir et de déchoir, le consentement mutuel et unanime rend justes les démarches d’une personne qui, avec des espèces d’argent, agrandit, étend, augmente ses possessions, autant qu’il lui plaît.

XXVI. Je pense donc qu’il est facile à présent de concevoir, comment le travail a pu donner, dans le commencement du monde, un droit de propriété sur les choses communes de la nature ; et comment l’usage que les nécessités de la vie obligeoient d’en faire, régloit et limitoit ce droit-là : ensorte qu’alors il ne pouvoit y avoir aucun sujet de dispute par rapport aux possessions. Le droit et la commodité alloient toujours de pair. Car, un homme qui a droit sur tout ce en quoi il peut employer son travail, n’a guère envie de travailler, plus qu’il ne lui est nécessaire pour son entretien. Ainsi, il ne pouvoit y avoir de sujet de dispute touchant les prétentions et les propriétés d’autrui, ni d’occasion d’envahir et d’usurper le droit et le bien des autres. Chacun voyoit d’abord, à-peu-près, qu’elle portion de terre lui étoit nécessaire ; et il auroit été aussi inutile, que malhonnête, de s’approprier et d’amasser plus de chose qu’on n’en avoit besoin.



  1. Psalm. CXV, 16.
  2. 1. Tim. VI, 17.
  3. Dans le §. XXIII. et suiv.
  4. C’est ainsi qu’en usent encore les tribus d’Arabes sorties des Arabies Pétrée et Déserte, qui se sont retirées dans la Thébaide et aux environs des piramides d’Égypte, où chaque Tribu a son Scheïk el Kebir ou Grand-Scheïk, et chaque famille son Scheïk ou Capitaine.
  5. Gen. XIII, 5.
  6. Gen. XXXVI, 5.
  7. Quibus praetium fecit Libido, dit Tite-Live, auxquels nos passions ont mis le prix.