Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre III

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 63-67).


CHAPITRE III.

De l’Esclavage.


Ier. La liberté naturelle de l’homme, consiste à ne reconnoître aucun pouvoir souverain sur la terre, et de n’être point assujéti à la volonté ou à l’autorité législative de qui que ce soit ; mais de suivre seulement les loix de la nature. La liberté, dans la société civile, consiste à n’être soumis à aucun pouvoir législatif, qu’à celui qui a été établi, par le consentement de la communauté, ni à aucun autre empire qu’à celui qu’on y reconnoît, ou à d’autres loix qu’à celles que ce même pouvoir législatif peut faire, conformément au droit qui lui en a été communiqué. La liberté donc n’est point ce que le Chevalier Filmer nous marque, O. A. 55. Une liberté, par laquelle chacun fait ce qu’il veut, vit comme il lui plaît, et n’est lié par aucune loi[1]. Mais la liberté des hommes, qui sont soumis à un Gouvernement, est d’avoir, pour la conduite de la vie, une certaine règle commune, qui ait été prescrite par le pouvoir législatif, qui a été établi, ensorte qu’ils puissent suivre et satisfaire leur volonté en toutes les choses auxquelles cette règle ne s’oppose pas ; et qu’ils ne soient point sujets à la fantaisie, à la volonté inconstante, incertaine, inconnue, arbitraire d’aucun autre homme : tout démontre de même que la liberté de la nature consiste à n’être soumis à aucunes autres loix, qu’à celles de la nature.

II. Cette liberté par laquelle l’on n’est point assujéti à un pouvoir arbitraire et absolu, est si nécessaire, et est unie si étroitement avec la conservation de l’homme, qu’elle n’en peut être séparée que par ce qui détruit en même-tems sa conservation et sa vie. Or, un homme n’ayant point de pouvoir sur sa propre vie, ne peut, par aucun traité, ni par son propre consentement, se rendre esclave de qui que ce soit, ni se soumettre au pouvoir absolu et arbitraire d’un autre, qui lui ôte la vie quand il lui plaira. Personne ne peut donner plus de pouvoir qu’il n’en a lui-même ; et celui qui ne peut s’ôter la vie, ne peut, sans doute, communiquer à un autre aucun droit sur elle. Certainement, si un homme, par sa mauvaise conduite et par quelque crime, a mérité de perdre la vie, celui qui a été offensé, et qui est devenu, en ce cas, maître de sa vie, peut, lorsqu’il a le coupable entre ses mains, différer de la lui ôter, et a droit de l’employer à son service. En cela, il ne lui fait aucun tort ; car au fonds, quand le criminel trouve que son esclavage est plus pesant et plus fâcheux que n’est la perte de sa vie, il est en sa disposition de s’attirer la mort qu’il desire, en résistant et désobéissant à son maître.

III. Voilà quelle est la véritable condition de l’esclavage, qui n’est rien autre chose que l’état de guerre continué entre un légitime conquérant et un prisonnier. Que si ce conquérant et ce prisonnier venoient à faire entre eux un accord, par lequel le pouvoir fût limité à l’égard de l’un, et l’obéissance fût limitée à l’égard de l’autre, l’état de guerre et d’esclavage cesse, autant que le permet l’accord et le traité qui a été fait[2]. Du reste, comme il a été dit, personne ne pouvant, par convention, et de son consentement, céder et communiquer à un autre ce qu’il n’a point lui-même, ne peut aussi donner à un autre aucun pouvoir sur sa propre vie.

IV. J’avoue que nous lisons que, parmi les Juifs[3], aussi bien que parmi les autres nations, les hommes se vendoient eux-mêmes : mais il est visible que c’étoit seulement pour être serviteurs, et non esclaves. Et comme ils ne s’étoient point vendus pour être sous un pouvoir absolu, arbitraire, despotique ; aussi leurs maîtres ne pouvoient les tuer en aucun tems, puisqu’ils étoient obligés de les laisser aller en un certain tems[4], et de ne trouver pas mauvais qu’ils quittassent leur service. Les maîtres même de ces serviteurs, bien loin d’avoir un pouvoir arbitraire sur leur vie, ne pouvoient point les mutiler ; et s’ils leur faisoient perdre un œil, ou leur faisoient tomber une dent, ils étoient tenus de leur donner la liberté[5].



  1. C’est-là plutôt la définition du libertinage et de la licence. La liberté a des bornes, et c’est la saine raison, que le Créateur a donnée à tous les hommes, qui les lui prescrit. Chacun en porte les loix tracées dans son cœur, du doigt même de la Divinité.
  2. Il n’y a de véritablement esclaves que ceux qui ont été pris en guerre. Or, dans l’état de guerre le conquérant est absolument maître de son prisonnier, qu’il peut, conformément à la loi naturelle, traiter comme celui-ci auroit pu le traiter, s’il l’eût pris, c’est-à-dire, le dépouiller de ses biens, et même de sa vie. Mais quand le conquérant a accordé la vie à son esclave, à condition de le servir, je soutiens que c’est un contrat, qui ôte au premier le droit de vie sur le dernier, qu’il ne peut même vendre ou donner à un autre maître.
  3. Lorsque ton frère étant réduit à la pauvreté, se sera vendu à toi, tu ne le contraindras pas à te servir comme un esclave. Levit. XXV, 39. Ce passage prouve qu’il y avoit avant Moïse des esclaves dont la condition étoit pire que celle des serviteurs, gens qui s’étoient vendus ou engagés pour servir celui qui leur donnoit la nourriture et les choses nécessaires à la vie, ce qui fait dire à Chrysipe, au rapport de Séneque, que ce sont des mercenaires perpétuels.
  4. Cela s’entend des Juifs, en l’année du Jubilé.
  5. Exode XXI, 27.