Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre II

Traduction par David Mazel.
Royez (p. 53-62).


CHAPITRE II.

De l’État de Guerre.


Ier. Létat de guerre, est un état d’inimitié et de destruction. Celui qui déclare à un autre, soit par paroles, soit par actions, qu’il en veut à sa vie, doit faire cette déclaration, non avec passion et précipitamment, mais avec un esprit tranquille : et alors cette déclaration met celui qui l’a fait, dans l’état de guerre avec celui à qui il l’a faite. En cet état, la vie du premier est exposée, et peut être ravie par le pouvoir de l’autre, ou de quiconque voudra se joindre à lui pour le défendre et épouser sa querelle : étant juste et raisonnable que j’aie droit de détruire ce qui me menace de destruction ; car, par les loix fondamentales de la nature, l’homme étant obligé de se conserver lui-même, autant qu’il est possible ; lorsque tous ne peuvent pas être conservés, la sûreté de l’innocent doit être préférée, et un homme peut en détruire un autre qui lui fait la guerre, ou qui lui donne à connoître son inimitié et la résolution qu’il a prise de le perdre[1] : tout de même que je puis tuer un lion ou un loup, parce qu’ils ne sont pas soumis aux loix de la raison, et n’ont d’autres règles que celles de la force et de la violence. On peut donc traiter comme des bêtes féroces ces gens dangereux, qui ne manqueroient point de nous détruire et de nous perdre, si nous tombions en leur pouvoir.

II. Or, de-là vient que celui qui tâche d’avoir un autre en son pouvoir absolu, se met par-là dans l’état de guerre avec lui, lequel ne peut regarder son procédé que comme une déclaration et un dessein formé contre sa vie. Car j’ai sujet de conclure qu’un homme ; qui veut me soumettre à son pouvoir, sans mon consentement, en usera envers moi, si je tombe entre ses mains, de la manière qu’il lui plaira, et me perdra, sans doute, si la fantaisie lui en vient. En effet, personne ne peut desirer de m’avoir en son pouvoir absolu, que dans la vue de me contraindre par la force à ce qui est contraire au droit de ma liberté, c’est-à-dire, de me rendre esclave… Afin donc que ma personne soit en sûreté, il faut nécessairement que je sois délivré d’une telle force et d’une telle violence ; et la raison m’ordonne de regarder comme l’ennemi de ma conservation, celui qui est dans la résolution de me ravir la liberté, laquelle en est, pour ainsi dire, le rempart. De sorte que celui qui entreprend de me rendre esclave, se met par-là avec moi dans l’état de guerre. Lorsque quelqu’un dans l’état de nature, veut ravir la liberté qui appartient à tous ceux qui sont dans cet état, il faut nécessairement supposer qu’il a dessein de ravir toutes les autres choses, puisque la liberté est le fondement de tout le reste ; tout de même qu’un homme, dans un état de société ; qui raviroit la liberté, qui appartient à tous les membres de la société, doit être considéré comme ayant dessein de leur ravir toutes les autres choses, et par conséquent comme étant avec eux dans l’état de guerre.

III. Ce que je viens de poser, montre qu’un homme peut légitimement tuer un voleur qui ne lui aura pourtant pas causé le moindre dommage, et qui n’aura pas autrement fait connoître qu’il en voulut à sa vie, que par la violence dont il aura usé pour l’avoir en son pouvoir, pour prendre son argent, pour faire de lui tout ce qu’il voudroit. Car ce voleur employant la violence et la force, lorsqu’il n’a aucun droit de me mettre en son pouvoir et en sa disposition ; je n’ai nul sujet de supposer, quelque prétexte qu’il allègue, qu’un tel-homme entreprenant de ravir ma liberté, ne me veuille ravir toutes les autres choses, dès que je serai en son pouvoir. C’est pourquoi, il m’est permis de le traiter comme un homme qui s’est mis avec moi dans un état de guerre, c’est-à-dire, de le tuer, si je puis : car enfin, quiconque introduit l’état de guerre, est l’agresseur en cette rencontre, et il s’expose certainement à un traitement semblable à celui qu’il a résolu de faire à un autre, et risque sa vie.

IV. Ici paroît la différence qu’il y a entre l’état de nature, et l’état de guerre, lesquels quelques-uns ont confondus, quoique ces deux sortes d’états soient aussi différens et aussi éloignés l’un de l’autre, que sont un état de paix, de bienveillance, d’assistance et de conservation mutuelle, et un état d’inimitié, de malice, de violence et de mutuelle destruction. Lorsque les hommes vivent ensemble conformément à la raison, sans aucun supérieur sur la terre, qui ait l’autorité de juger leurs différends, ils sont précisément dans l’état de nature : ainsi la violence, ou un dessein ouvert de violence d’une personne à l’égard d’une autre, dans une circonstance où il n’y a sur la terre nul supérieur commun, à qui l’on puisse appeler, produit l’état de guerre ; et faute d’un Juge, devant lequel on puisse faire comparoître un agresseur, un homme a, sans doute, le droit de faire la guerre à cet agresseur, quand même l’un et l’autre seroient membres d’une même société, et sujets d’un même état. Ainsi, je puis tuer sur-le-champ un voleur qui se jette sur moi, se saisit des rênes de mon cheval, arrête mon carrosse ; parce que la loi qui a été faite pour ma conservation, si elle ne peut être interposée pour assurer, contre la violence et un attentat présent et subit, ma vie, dont la perte ne sauroit jamais être réparée, me permet de me défendre : me met dans le droit que nous donne l’état de guerre, de tuer mon agresseur, lequel ne me donne point le tems de l’appeler devant notre commun Juge, et de faire décider, par les loix, un cas, dont le malheur peut être irréparable[2]. La privation d’un commun Juge, revêtu d’autorité, met tous les hommes dans l’état de nature : et la violence injuste et soudaine, dans le cas qui vient d’être marqué, produit l’état de guerre, soit qu’il y ait, ou qu’il n’y ait point de commun Juge.

V. Mais quand la violence cesse, l’état de guerre cesse aussi entre ceux qui sont membres d’une même société ; et ils sont tous également obligés de se soumettre à la pure détermination des loix : car alors ils ont le remède de l’appel pour les injures passées, et pour prévenir le dommage qu’ils pourroient recevoir à l’avenir. Que s’il n’y a point de tribunal devant lequel on puisse porter les causes, comme dans l’état de nature ; s’il n’y a point de loix positives et de Juges revêtus d’autorité ; l’état de guerre ayant une fois commencé, la partie innocente y peut continuer avec justice, pour détruire son ennemi, toutes les fois qu’il en aura le moyen, jusques à ce que l’agresseur offre la paix et desire se reconcilier, sous des conditions qui soient capables de réparer le mal qu’il a fait, et de mettre l’innocent en sûreté pour l’avenir. Je dis bien plus, si on peut appeler aux loix, et s’il y a des Juges établis pour régler les différends, mais que ce remède soit inutile, soit refusé par une manifeste corruption de la justice, et du sens des loix, afin de protéger et indemniser la violence et les injures de quelques-uns et de quelque parti ; il est mal-aisé d’envisager ce désordre autrement que comme un état de guerre : car lors même que ceux qui ont été établis pour administrer la justice, ont usé de violence, et fait des injustices ; c’est toujours injustice, c’est toujours violence, quelque nom qu’on donne à leur conduite, et quelque prétexte, quelques formalités de justice qu’on allègue, puisque, après tout, le but des loix est de protéger et soutenir l’innocent, et de prononcer des jugemens équitables à l’égard de ceux qui sont soumis à ces loix. Si donc on n’agit pas de bonne-foi en cette occasion, on fait la guerre à ceux qui en souffrent, lesquels ne pouvant plus attendre de justice sur la terre, n’ont plus pour remède, que le droit d’appeler au Ciel.

VI. Pour éviter cet état de guerre, où l’on ne peut avoir recours qu’au Ciel, et dans lequel les moindres différends peuvent être si soudainement terminés, lorsqu’il n’y a point d’autorité établie, qui décide entre les contendans ; les hommes ont formé des sociétés, et ont quitté l’état de nature : car s’il y a une autorité, un pouvoir sur la terre, auquel on peut appeler, l’état de guerre ne continue plus, il est exclu, et les différends doivent être décidés par ceux qui ont été revêtus de ce pouvoir. S’il y avoit eu une Cour de justice de cette nature, quelque Jurisdiction souveraine sur la terre pour terminer les différends qui étoient entre Jephté et les Ammonites, ils ne se seroient jamais mis dans l’état de guerre : mais nous voyons que Jephté fut contraint d’appeler au Ciel[3]. Que l’Éternel, dit-il, qui est le Juge, juge aujourd’hui entre les enfans d’Israël, et les enfans d’Ammon. Ensuite, se reposant entièrement sur son appel il conduit son armée pour combattre. Ainsi, dans ces sortes de disputes et de contestations, si l’on demande : Qui sera le Juge ? L’on ne peut entendre, qui décidera sur la terre et terminera les différends ? Chacun sait assez, et sent assez en son cœur ce que Jephté nous marque par ces paroles : l’Éternel, qui est le Juge, jugera. Lorsqu’il n’y a point de Juge sur la terre, l’on doit appeler à Dieu dans le Ciel. Si donc l’on demande, qui jugera ? on n’entend point, qui jugera si un autre est en état de guerre avec moi, et si je dois faire comme Jephté, appeler au Ciel ? Moi seul alors puis juger de la chose en ma conscience, et conformément au compte que je suis obligé de rendre, en la grande journée, au Juge souverain de tous les hommes.



  1. Les Jurisconsultes Romains approuvent cette conduite, Jure hoc evenit, disent-ils, Digist. Lib. I, T. I de Just. et Jure. Leg. III, ut quod quisque ob tutellam corporis sui fecerit : jure fecisse existimetur. Et Hérodien dit expressément : « Il est également juste et nécessaire de repousser par la force les insultes d’un agresseur plutôt que de les souffrir patiemment, puisque autrement avec le malheur d’être tué, on a encore la honte de passer pour un homme sans cœur ». Liv. IV, c. 10. Pufendorff est du même sentiment, dans le Chap. 5. du Liv. II, où il traite de la juste défense de soi-même ; cependant, il veut que, avant d’en venir à l’extrémité avec un agresseur injuste, on met en œuvre toutes les voies qui peuvent conduire à un accommodement : « Mais, dit-il, lorsque ces voies de douceur ne suffisent pas pour nous sauver ou pour nous mettre en sûreté, il faut en venir aux mains. En ce cas, si l’agresseur continue malicieusement à nous insulter sans être touché d’aucun repentir de ses mauvais desseins, ou peut le repousser de toutes ses forces en le tuant même… si dans l’état de nature, dit-il plus bas, on donnoit quelques bornes à cette liberté, c’est alors que la vie deviendroit véritablement insociable ». L. c.
  2. C’est par cette raison-là que la loi permet de tuer un voleur que vous découvrez sur votre sol, à heure indue, dans la supposition qu’il n’y vient que pour vous voler, et que s’il ne peut le faire sans vous assassiner, il pourra se porter à cette extrémité, qui ne vous laisseroit pas le tems, ou d’appeler du secours, ou de le citer devant le Magistrat. Outre cela cette conduite, toute sévère qu’elle paroisse, est autorisée par le souverain législateur, Exod. ch. XXII, v. 2. Solon et Platon sont du même sentiment, et chez les Romains les XII Tables disent expressément. Si nox furtum faxit, si eum aliquis occidit jure occisus esto. Voici comme s’explique sur ce sujet un auteur très-estimé. Dans un pareil cas l’on rentre en quelque manière en l’état de nature, où les moindres crimes peuvent être punis de mort ; et ici il n’y a point d’injustice dans une défense poussée si loin pour conserver son bien. Car comme ces sortes d’attentats ne parviennent guère à la connoissance du Magistrat, le tems ne permettant pas souvent d’en implorer la protection, ils demeurent très-souvent impunis. Lors donc qu’on trouve moyen de les punir, on le fait à toute rigueur, afin que, si d’un côté, l’espérance de l’impunité rend les scélérats plus entreprenans, de l’autre, la crainte d’un châtiment si sévère, soit capable de rendre la malice plus timide. Cumberl.
  3. Jug. 11, 27