Traité des aliments de carême/Partie 3/Article 1

Jean-Baptiste Coignard (Tome IIp. 112-237).


TROISIÉME PARTIE,
Contenant divers Eclaircissemens sur le Jeûne.



Nostre dessein dans cette troisiéme Partie, comme nous l’avons déja dit, est d’éclaircir plusieurs points importans sur la matiere du Jeûne par rapport à la santé. Nous nous sommes attachez, quand il s’est agi de l’Abstinence, à représenter les alimens maigres tels qu’ils sont, c’est-à-dire, comme moins nourissans que la viande, mais en même tems comme assez innocens par eux-mêmes, pour n’être point contraires à la nature de nos corps. Nous tâcherons, à l’égard du jeûne, de nous tenir dans les mêmes bornes de la vérité. Nous nous garderons bien de souscrire aux plaintes injustes de la plûpart des gens du monde, qui prétendent que le jeûne est incompatible avec la santé ; mais nous ne donnerons pas, non plus, dans l’excés opposé, comme a fait l’Auteur du Traité des Dispenses, qui prétend que le jeûne du Carême n’abbat point le corps ; qu’il est au contraire si propre à le conserver, que c’est le meilleur de tous les moïens pour prolonger les jours : Que le jeûne du Carême sert à délasser l’estomac, & à lui donner plus de force : Que selon la constitution naturelle du corps, le boire & le manger ne sont presque pas nécessaires aux adultes : Qu’on peut, suivant les forces ordinaires de la nature, se passer de tout aliment pendant quatorze jours, sans en être malade : Que le jeûne ne sçauroit faire aucun tort, dés qu’on a atteint l’âge de douze ou de quatorze ans : Qu’il ne sçauroit nuire, non plus, ni aux femmes grosses, ni aux graveleux, ni aux gouteux, ni à ceux qui ont à soûtenir de rudes travaux, soit de corps, soit d’esprit, &c. Maximes peu sages, que l’on veut mettre mal-à-propos sur le compte de la Medecine, & que nous nous croïons d’autant plus obligez de combattre, qu’elles exposeroient à de trop fréquens mécontes ceux qui voudroient se conduire par de telles regles : ce qui pourroit dans la suite, inspirer d’autant plus d’éloignement pour le jeûne, qu’on reconnoîtroit moins de vérité dans la peinture trop flateuse qu’on s’en seroit faite.

Nous ne nous bornerons pas à l’examen de ces seules propositions : nous en considérerons plusieurs autres qui ne sont pas d’une moindre conséquence ; nous verrons quelle est la quantité de nourriture qu’on peut se permettre à collation ; s’il est vrai, comme on le prétend dans le Traité des Dispenses, que le Tabac rompe le jeûne ; que la soif qu’on doit souffrir en jeûnant mette le desordre dans toutes les fonctions du corps, fasse languir toutes les visceres, & porte le desséchement par tout. Nous verrons s’il est vrai que l’usage du vin, de la bierre, du cidre, soit illicite les jours de jeûne dans les repas même, comme on l’enseigne dans le même Livre. Nous remarquerons, au sujet de ce dernier article, l’utilité de ces sortes de boissons par rapport au jeûne, & nous les examinerons en particulier, pour en faciliter le choix à ceux qui n’auront d’autre vûë dans l’usage qu’ils en feront, que de ne pas se rendre le jeûne impraticable.

Pour nous conduire avec plus d’ordre, nous diviserons cette troisiéme Partie en deux Articles ; nous examinerons dans le premier ce qui concerne le jeûne en général ; & dans le second, ce qui regarde en particulier l’usage des boissons les jours de jeûne.


ARTICLE PREMIER,
Concernant l’Examen de plusieurs Points sur le Jeûne en général.




Examen des Raisons

Par lesquelles ont prétend prouver : 1o. Que dans le Jeûne du Carême l’estomac se délasse, qu’il acquiert de nouvelles forces, & que par conséquent rien n’est plus propre que le Jeûne pour prolonger les jours. 2o. Que selon les forces ordinaires de la nature, on peut se passer d’aliment pendant quatorze jours sans en être malade. 3o. Que la nourriture n’est nécessaire aux adultes que comme en passant, & qu’ainsi les Jeûnes les plus austeres ne sçauroient alterer la santé.



Le Régime du Carême, comme nous l’avons remarqué dés le commencement, ne consiste pas seulement dans l’abstinence de la viande, il consiste encore dans le jeûne, c’est-à-dire, dans le retranchement d’une partie du boire & du manger. L’Auteur du Traité des Dispenses, sous prétexte de recommander cette seconde partie du régime du Carême, avance plusieurs propositions outrées, qu’il met sur le compte de la Medecine, & que la Medecine ne connoît point. Nous commencerons par l’examen de celles que nous venons d’exposer dans le titre de cet article.

« Le jeûne du Carême, nous dit-on, n’abbat point le corps, & rien n’est plus propre à prolonger les jours. » La raison qu’on en apporte, c’est « qu’il épargne les forces de l’estomac, qui étant mis à des épreuves moins réïterées, se conserve dans sa vigueur, ensorte que les digestions en sont plus parfaites. Supposé, par exemple, continuë-t-on, que l’estomac puisse digerer par jour quatre livres d’alimens, & que la distribution s’en fasse exactement, quelle ressource de force & de vigueur ne trouvera-t-on pas dans une sorte de jeûne qui retrancheroit tout d’un coup deux livres de nourriture ? Ce seroit le moïen d’épargner la moitié du travail à ce viscere, & de prolonger la vie de moitié, pourvû que les deux livres restantes, pussent suffire à sa conservation, ce qu’il n’est pas impossible de prouver.

» On peut, ajoûte l’Auteur, manger moins qu’à l’ordinaire sans tomber malade, & ce moins peut aller souvent à plus de la moitié de ce que l’on s’accordoit, puisqu’on se trouve encore en état de survivre & de se bien porter, aprés avoir passé quatorze jours dans des tempêtes sans avoir rien pris, comme il se lit dans les Actes des Apôtres.

» Mais d’ailleurs, poursuit-il, à quoi bon tant de nourriture dans les adultes, car c’est d’eux qu’il est question ? Le corps d’un adulte aïant pris toutes ses dimensions, & n’aïant plus à croître, n’a guéres besoin de nourriture que comme en passant, car les sucs nourriciers ne doivent plus s’y accumuler, ils ne lui deviennent nécessaires que pour arroser ses parties, les humecter, & les préserver du desséchement, en quoi consiste la vieillesse. »

1o. Ces paroles méritent bien quelques reflexions. Premierement, il est visible que l’Auteur confond ici le jeûne avec la sobrieté, quand il dit que le jeûne n’abbat point le corps ; il l’abbat, & c’est pour l’abbattre qu’il est ordonné. Il est vrai que si on entend par jeûne, faire quatre petits repas par jour comme nôtre Auteur le met dans la suite, ainsi que nous le verrons, cette sorte de jeûne ne sçauroit beaucoup abbattre les forces ; mais outre que c’est là un jeûne chimerique que l’Eglise ne connoît point, & que les Casuistes les plus accommodans ne se sont pas encore avisez de proposer, ce n’est point d’un tel jeûne dont il s’agit ici. Rien, continuë-t-il, n’est plus propre que le jeûne du Carême à prolonger les jours. Nous verrons dans peu combien cette proposition s’accorde mal avec ce que l’Auteur dit plus bas de l’excessive soif qu’il veut qu’on souffre pour satisfaire à l’obligation du jeûne ; nous nous contenterons en attendant, d’observer que le jeûne, tel que celui qui est ordonné par l’Eglise, n’abbrege point les jours ; qu’il n’est point incompatible avec la santé, & que ce seroit une erreur de le regarder comme un obstacle à la longue vie : mais de soûtenir que rien n’est plus propre à prolonger les jours, c’est une exagération si on parle d’un véritable jeûne, d’un jeûne exact, tel que celui dont il est ici question ; & une vérité, si on ne parle que de la sobriété. Les raisons qu’on apporte ensuite, sçavoir que le jeûne épargne les forces de l’estomac, &c. conviennent mieux encore à la sobriété qu’au jeûne ; car il ne s’agit pas ici d’un jeûne qui s’observe un jour seulement, il s’y agit d’un jeûne de quarante jours. Or ce jeûne, qui, selon nôtre Auteur, épargne les forces de l’estomac, ne laisse pas néanmoins de les affoiblir quelquefois, ce que ne fait jamais la sobriété ; c’est pourquoi le jeûne demande des adoucissemens en plus d’une occasion, au lieu que la sobriété est de toutes les compléxions, de tous les âges, de tous les tempéramens, de tous les états, de tous les tems, &c. En un mot, on peut quelquefois se dispenser de jeûner, & on ne peut jamais se dispenser d’être sobre.

« L’estomac, par le moïen du jeûne, étant mis à des épreuves moins réïterées, se conserve en vigueur : supposé, par exemple, qu’il puisse digerer par jour quatre livres de nourriture, & que la distribution s’en fasse exactement, quelle ressource de force & de vigueur ne trouvera-t-on pas dans une sorte de jeûne qui retranchera tout d’un coup deux livres de nourriture ? ce seroit le moïen d’épargner la moitié du travail à ce viscere, & de prolonger la vie de moitié. »

C’est-là une pure imagination de cabinet, laquelle se trouve réfutée par l’Auteur même à la page 424. où voulant décrire ce que c’est que la faim, il dit que lorsque l’estomac n’a point d’alimens à broïer, il broïe à vuide, & ne laisse pas d’user ses forces. « La faim, dit-il, vient d’un estomac vigoureux qui sent sa force, & qui l’excite. Vuide qu’il est de sucs, mais plein de ressort, il agit lui-même. Ses fibres s’exercent & travaillent en vain, & ne trouvant rien à briser, elles se fatiguent & se lassent toutes seules : c’est un moulin qui mout à vuide[1]. »

Voilà comme l’estomac se repose pendant le jeûne, & s’épargne du travail.

2o. Quant au témoignage que l’Auteur allegue des Actes des Apôtres, pour prouver qu’on peut se bien porter aprés avoir demeuré quatorze jours sans rien prendre, il ne s’agit pas moins ici que de deux cens soixante & seize personnes, qui aprés avoir été battuës de la tempête pendant quatorze jours, sans avoir pris aucune nourriture, ne laisserent pas de se bien porter[2]. Saint Paul, comme l’on sçait, étoit dans le vaisseau ; c’est lui qui exhorta tout le monde à manger, & qui, sur l’assurance que lui en avoit donné un Ange, avertit que personne ne périroit : circonstance qui nous découvre d’une maniere incontestable la main divine. Ce n’est pas, qu’absolument parlant, il ne se puisse trouver des compléxions à pouvoir se passer de nourriture pendant un si long-tems, sans même en être malade ; mais que deux cens soixante & seize personnes assemblées le puissent faire, c’est un prodige qui paroît surnaturel ; principalement dans une occasion comme celle-ci, où S. Paul déclare en termes exprés, qu’il a vû un Ange pendant la nuit, lequel lui a dit : Je vous annonce que Dieu vous a donné tous ceux qui navigent avec vous.

Que l’Auteur du Traité des Dispenses n’allegue donc que des faits constamment naturels, quand il voudra prouver ce qui se peut faire naturellement. Il a un peu besoin d’avis sur ce sujet ; & la maniere dont il a parlé un peu plus haut, du miracle qui s’opéra sur les eaux de Jericho, montre bien qu’il a un grand penchant à faire honneur de tout à la nature. C’est un vice qu’on ne reproche déja que trop aux Medecins ; il devoit bien s’être un peu plus tenu en garde de ce côté-là. Mais que disons-nous ? Si d’un côté il a recours à la nature dans les choses miraculeuses, de l’autre il fait une espece de compensation en recourant au miracle dans les choses naturelles, ainsi que nous verrons bien-tôt par l’explication qu’il donnera de l’accroissement des animaux & des plantes, à l’aide d’une matiere que Dieu crée tout exprés.

Mais revenons à l’exemple des Actes des Apôtres, s’il n’est point merveilleux que deux cens soixante & seize personnes aïent pû, sans en être incommodées, se passer de nourriture pendant quatorze jours ; & s’il est vrai, comme on le suppose dans le Traité des Dispenses, qu’il n’y ait rien en cela qui passe les forces les plus communes de la nature, on ne sçauroit trop s’étonner de la conduite de celui qui connoissant si bien la condition de nos corps, ne laissa pas de craindre que s’il renvoïoit à jeûn des troupes qui ne le suivoient néanmoins que depuis trois jours dans le Desert, elles ne tombassent en défaillance sur les chemins[3]. Si nôtre Auteur avoit vêcu dans ce tems-là, & qu’il eût été du nombre de ceux à qui leur Maître demanda en cette rencontre, combien ils avoient de pains, il n’eût pas manqué de répondre que cette multitude, n’étant que depuis trois jours dans le Desert, pouvoit sans risque se passer encore plusieurs jours de manger, peut-être se seroit-il relâché en faveur des enfans ; mais pour les adultes, il auroit représenté qu’il ne falloit pas se mettre en peine de la nourriture de gens dont les corps aïant pris toutes leurs dimensions, & n’aïant plus à croître, ne pouvoient tout au plus avoir besoin de nourriture que comme en passant, & par maniere d’acquit.

Nous lisons que certains Peuples se nourrissent uniquement d’odeurs qu’ils[4] respirent ; qu’un homme passa naturellement & sainement toute sa vie, qui fut assez longue, sans autre aliment que les raïons du Soleil[5]. Avec de telles observations, nôtre Auteur, de l’humeur dont il est, pourroit bien entreprendre de montrer qu’il n’est pas même nécessaire de jamais manger. Au reste, toutes fables à part, on ne peut nier qu’il n’y ait des exemples de personnes qui naturellement se soient passées de toute nourriture pendant un nombre considerable de jours[6] : mais ce sont des cas qui ne sçauroient faire de regles ; premierement, parce qu’ils ne sont pas assez fréquens ; & en second lieu, parce qu’ils supposent une circonstance dont il ne s’agit point ici ; car nous remarquerons que ces jeûnes extraordinaires, quand ils sont naturels, sont toûjours l’effet de quelque maladie. C’est de quoi on trouve divers exemples dans les Livres des Medecins ; & sans parler de ce fou qui étoit dans les petites Maisons de Harlem en 1695. lequel s’imaginant être le Messie, & voulant l’imiter, fit un jeûne de quarante jours & de quarante nuits, ne prenant aucune nourriture quelle qu’elle fût. On lit dans Joseph Quercetan deux exemples d’une abstinence bien plus longue, provenuë de maladie, & desquels l’Auteur assure avoir été témoin oculaire : l’un, d’une fille de quatre ans, extrêmement morne & mélancholique, dont l’estomac, les intestins & tout le ventre absolument desséchez & applatis, étoient devenus presque aussi durs que du marbre, laquelle ne pouvant prendre en cet état aucun aliment, ni solide ni liquide, vêcut ainsi un an & demi, aprés quoi le ventre s’étant ramolli peu à peu, elle commença à boire & à manger, & se porta bien : l’autre, d’une fille de douze ans, trés-mélancolique aussi, laquelle, aprés avoir commencé dés l’âge de neuf ans, à sentir un dégoût extrême, premierement pour le pain, puis pour les autres alimens solides, & enfin pour les boüillons & pour toutes sortes de boissons, dont elle ne pouvoit même avaler une goute, sans souffrir des douleurs horribles dans l’estomac, demeura un an tout entier sans boire ni manger[7]. Jonston recherche la cause de ces effets extraordinaires, & aprés avoir rapporté là-dessus les sentimens de divers Auteurs, il dit que la raison la plus naturelle qu’on en puisse donner, c’est qu’en ces sortes de maladies, la substance du corps devient si tenace, & la chaleur naturelle si débile, que le corps ne transpire plus, ce qui doit nécessairement ôter non seulement l’appétit, mais encore tout besoin de nourriture, la nécessité de l’aliment ne provenant que de la dissipation continuelle qui se fait de la substance du corps. Cette explication paroît fort s’accorder avec l’expérience, tous ceux que l’on dit avoir soûtenu naturellement de si longs jeûnes, se trouvant avoir été atteints de mélancolies extraordinaires[8].

3o. « Le corps d’un adulte, aïant pris toutes ses dimensions, n’a guéres besoin de nourriture que comme en passant. » Nous avouërons à l’Anonyme qu’en un sens, les adultes ont moins besoin de nourriture que les enfans ; cependant nous ne lui accorderons point qu’ils en aïent si peu besoin, qu’il ne leur en faille presque pas, ou, comme il dit, qu’elle ne leur convienne guéres qu’en passant. Mais avant que de faire voir quelle est en ceci son erreur, si tant est qu’il pense ce qu’il dit, qu’il nous soit permis de comparer un moment cet Auteur avec lui-même. A quoi bon, dit-il, tant de nourriture dans les adultes ? car c’est d’eux qu’il est question : le corps d’un adulte aïant pris toutes ses dimensions, n’a guéres, &c. Voilà comme il parle dans le Chapitre 2. de la II. Partie. Ecoutons-le à present dans le Chapitre 12. de la même Partie. La mesure de manne que Dieu regla pour la nourriture de chacun des Hebreux au milieu du Désert, n’étoit que d’un Gomor… Quelques-uns n’en mangeoient qu’une partie, puisque la même mesure tomboit également pour les enfans, ausquels il en falloit certainement moins qu’aux adultes. Voilà un langage bien différent du premier. Selon ce dernier, les adultes, bien loin d’avoir moins besoin de nourriture que les enfans, en ont besoin d’une plus grande quantité ; & selon le premier, non seulement il leur en faut moins, mais même elle ne leur convient guéres qu’en passant, & pour ainsi dire, comme par maniere d’acquit. Nous ne laisserons pas, nonobstant cette contradiction, qui, aprés tout, n’est rien en comparaison de tant d’autres que nous avons rapportées, & que nous rapporterons, d’examiner dans les formes la proposition de nôtre Auteur. Le corps d’un adulte, selon lui, n’a donc guéres besoin de nourriture que comme en passant. Mais qu’est-ce donc que cette dissipation qui se fait à tout moment par la transpiration insensible, & qui, de l’aveu de tous les Medecins, est plus grande en un jour, que ne le sont en plusieurs toutes les autres ensemble ? Une telle perte ne rendra-t-elle la nourriture nécessaire que comme en passant ? Si nous étions comme les tortuës, les viperes, & quelques autres animaux, qui ne transpirent presque point, & qui pour cette raison demeurent plusieurs mois sans manger, alors on pourroit dire que la nourriture ne nous seroit nécessaire qu’en passant ; mais comme nous transpirons sans cesse, & abondamment, nous avons besoin de recourir souvent à la nourriture, pour réparer ce que nous perdons.

C’est le chyle qui nourrit & qui fortifie le corps : ce suc formé des alimens que nous prenons, transpire sans cesse, tandis que le sang qui le porte aux differentes parties, se conserve presque sans déchet dans les vaisseaux où il circule, ainsi que le prouve le sçavant Lister[9]. Cette dissipation ou transpiration se fait si promptement & si abondamment, encore que les yeux ne l’apperçoivent pas, elle est plus grande en un jour, comme nous venons de le dire, que ne l’est en plusieurs celle qui se fait par l’anus, par la vessie, par le nez, & par la bouche. Le fait est constant, & les Medecins n’en doutent point. De-là vient qu’on a si souvent faim, & si souvent soif, & que lorsqu’on a été un certain tems sans nourriture, on devient foible &

languissant. Ce n’est pas assez que les veines soient remplies de sang, il faut au corps une certaine quantité de chyle, sinon ce corps, quelque pourvû de sang qu’on le suppose, tombe dans l’inanition & périt[10]. Le sang est comme un fleuve, & le chyle comme des vivres portez sur ce fleuve, lesquels ne sont pas plûtôt abordez qu’ils sont enlevez. Que l’Anonyme prouve donc qu’il ne se fait presque point de dissipation de chyle dans les adultes, & on lui accordera que la nourriture ne leur est presque pas nécessaire. Mais comme le corps de l’homme, aussi bien que celui de la plûpart des animaux, souffre une dissipation & une perte considerable de substance, par tant de sensations différentes ausquelles il faut qu’il fournisse, & par le mouvement rapide des esprits, cette perte ne peut être suffisamment réparée que par une nourriture qui y réponde ; or puisque la perte est grande, il est donc nécessaire de se nourrir autrement qu’en passant & par maniere d’acquit. Encore si en ne prenant point de nourriture, le corps des adultes avoit le privilege de ne point perdre de sa substance, l’Anonyme auroit-il raison ; mais comme cette substance se dissipe même d’autant plus, qu’on a moins de soin de la réparer, c’est une étrange proposition, de dire que la nourriture ne soit nécessaire aux adultes qu’en passant, & sur tout qu’elle leur soit si peu nécessaire, qu’ils puissent en être privez pendant quatorze jours, & se bien porter encore aprés, sans qu’il y ait rien en cela de merveilleux. De la maniere dont le corps est construit, il n’est pas nécessaire d’une si étrange inanition pour mourir, ou pour être prés de mourir. Galien[11] dit avoir vû des personnes attaquées les unes de violentes syncopes, les autres d’horribles convulsions, pour avoir demeuré trop long-tems sans nourriture, & ces personnes assurément n’avoient pas été des quatorze jours sans boire ni manger. A peine peut-on se passer d’aliment pendant un jour sans tomber dans un abbattement extrême ; & comme l’observe Hippocrate[12], si l’on veut seulement se retrancher un repas, lorsqu’on a coûtume d’en faire deux, la santé en souffre quelquefois à l’excès ; témoin, dit-il, les défaillances de tout le corps, les chaleurs d’urine, la pâleur des yeux, l’amertume de la bouche, les tiraillemens d’entrailles, la tristesse de l’esprit, les vertiges, & plusieurs autres accidens qui arrivent dans ces rencontres : ensorte, comme l’observe encore ce grand homme, que s’il est quelque-fois salutaire de souffrir la faim, rien aussi quelquefois ne peut être plus pernicieux[13], & que si la répletion a ses dangers, l’inanition a aussi les siens, qui ne sont pas moins grands : ce sçavant Auteur a même laissé pour maxime qu’il y a plus de péril à se nourrir trop peu, qu’à se nourrir[14] trop. La faim & la soif sont innocentes, pourvû qu’on s’en tienne à certaines bornes ; mais si l’inanition est trop poussée, le corps s’altere jusqu’à alterer quelquefois l’esprit, les sucs nourriciers se consument, le baume du sang se dissipe, la substance la plus intime se résout en sérositez qui causent même quelquefois des enflûres en différentes parties, & sur tout aux extrêmitez inférieures : la bile qui n’est plus temperée par aucun nouveau suc qu’elle reçoive, fermente jusqu’à regorger dans l’estomac, où la rencontre d’une pituite extrêmement acre, la fait boüillir encore avec plus de violence : les intestins dépourvûs de chyle, ne fournissent plus aux vaisseaux lactez que des sucs grossiers & impurs, &c. Ecoutons ce que nous rapportent là-dessus deux sçavans Anatomistes. J’affamai un chien pendant trois jours[15] ; dit l’un, & puis l’aïant ouvert, je lui trouvai l’estomac rempli d’une bile si épaisse & si boüillante, qu’elle ressembloit à cette écume qu’on voit nager sur les lescives qui se font pour blanchir le linge : experience qui ne réüssissant pas de même quand le chien a bû & mangé, fait voir évidemment, que lorsque l’inanition est grande, la bile remonte du foïe dans l’estomac, où une pituite extraordinairement acre la fait boüillonner outre mesure. Je fis, dit le second[16], jeûner un chien pendant plus de quarante heures, puis je lui donnai quelques onces de chair cuite bien séche, afin d’augmenter sa soif. Cinq heures aprés je lui ouvris legerement, & avec le plus d’adresse qu’il me fut possible, la portion du boïau qui est à l’issue de l’estomac, & par le moïen d’un syphon bien mince, j’introduisis dans cet intestin une suffisante quantité d’eau tiéde, où j’avois mêlé de l’indigo ; je recousus aussi-tôt l’ouverture qui étoit fort peu considerable, & aïant délié le chien, je le laissai libre pendant trois heures, au bout desquelles, je lui ouvris le ventre pour voir ce qu’étoit devenuë la liqueur que venois de seringuer, & j’eus le plaisir de trouver les veines lactées toutes remplies de cet indigo. Je voulus faire ensuite la même épreuve sur d’autres chiens, j’affamai les uns, & je nourris les autres : elle ne réüssit que sur ceux qui avoient été affamez. Plusieurs Anatomistes, aprés moi, ont essaïé la même chose, & ils ont eu le même succés : ce qui ne permet pas de douter que les veines lactées, lorsqu’elles ont été trop vuidées par le jeûne, ne tirent indifféremment tout ce qu’elles rencontrent dans les intestins, jusqu’aux sucs même les plus grossiers, qui n’auroient pû auparavant y trouver entrée.

On voit par ces Observations combien les jeûnes outrez sont dangereux, puisque rien n’est plus propre à allumer la bile, & à introduire dans le sang des matieres impures. C’est ce qui fait dire à un sçavant Medecin[17], que les maladies qui viennent d’inanition, sont plus longues & plus dangereuses que celles qui viennent de répletion : Morbi si quidem ab inanitione longiores & periculosiores iis qui à repletione fiunt.

L’Anonyme, pour faire voir qu’il n’est presque pas nécessaire de boire & de manger, se sert d’une autre preuve dont nous n’avons point encore fait mention, & qui par sa singularité, mérite plus qu’aucune d’être rapportée.

« C’est moins, dit-il[18], par le volume des alimens, que par la maniere de se placer dans nos corps & de s’y arranger, que la nourriture se fait, & tourne à profit. Pour le comprendre, continuë-t-il, imaginons que le tissu des parties qui nous composent est un assemblage d’un million de filets creux, imperceptibles aux sens, mais tous capables de se gonfler, de s’étendre, & de s’allonger. La matiere donc qui doit pénetrer & remplir ces tuïaux, qui sont d’une finesse immense, & d’une multiplicité inimaginable, doit être par conséquent d’un affinement, & d’une subtilité presque infinie. C’est donc quelque chose de moins grossier encore que la plus fine liqueur, que ce qui doit passer par des voïes si étroites, ce sera comme une vapeur trés déliée qui seule en sera capable. Or parce que l’on connoît des substances, comme l’encens & le musc, lesquelles, sous un trés-petit volume, répandent une vapeur qui remplit d’immenses espaces, on doit aussi concevoir qu’un aliment, quoi qu’en petite quantité, pourra remplir, nourrir par conséquent, & grossir toutes les parties, pourvû qu’il soit bien digeré & parfaitement broïé ; car enfin si un atome de musc grossierement divisé, pénetre toutes les parties de l’air d’une vaste étenduë, une petite partie d’aliment, broïée & affinée dans nos corps par une force si considerable tant multipliée, & si universellement répanduë dans tous les organes, pourra se répandre par tout le corps, & s’insinuer dans tous les filets qui le composent. »

Nôtre Auteur, pour donner plus de jour à cette preuve, qui lui paroît sans replique, continuë ainsi, tout rempli de confiance que chacun se rendra à ses raisons.

« On se persuadera de ce que nous disons, par cette refléxion : qu’une trés-petite quantité de matiere réduite en fumée, reçoit une surface ou une étenduë infiniment au dessus de son volume naturel. “On croit[19] cette division incompréhensible, parce que l’imagination s’y perd, & qu’on confond l’imagination avec l’esprit ; mais combien de choses dont on peut avoir des idées claires & certaines, & qu’on ne peut imaginer ? c’est-à-dire, dont on ne peut peindre à l’esprit ni les représentations, ni les images. Il n’en est pourtant pas tout-à-fait de même de la division des sucs qui se fait dans nos corps. Quoiqu’elle soit immense cette division[20], puisque son terme est de rendre le suc divisé insensible par la transpiration, on peut du moins, avant qu’elle soit à ce terme, l’imaginer sous un volume assez sensible, pour en conclurre que la matiere aïant été divisée dans nos corps autant qu’elle peut l’être, a infiniment moins de masse que la cent quarante-quatre milliéme partie d’un grain, puisqu’on peut se représenter sensiblement cette cent quarante-quatre milliéme partie, sans pouvoir se figurer le poids ou le volume infiniment petit que prend le suc nerveux quand il se résout en vapeur : voici comment. Un grain pesant de soïe qui sort de l’enveloppe du ver à soïe, peut prendre jusqu’à six-vingts aulnes de longueur ; or en tirant une ligne de six-vingts aulnes, autant déliée puisse-t-elle être, on peut marquer dessus avec la pointe d’une plume qui ne sera pas bien fine, cent quarante mille points d’encre trés-distinguez : voilà donc un grain de matiere partagé en cent quarante-quatre mille parties trés-sensibles[21]. Or l’encre est un liquide composé de galle, de vitriol, de vin blanc, au lieu que le suc nerveux est un suc simple & homogene ; ainsi le suc nerveux au poids d’un grain, sera capable d’une division de beaucoup superieure à celle-ci, il pourra donc remplir sous un volume imperceptible, mais réel, de vastes espaces, & s’allonger jusqu’à l’infini.” L’étenduë donc, en ce cas, croît à mesure que la matiere est plus ou moins divisée. » Mais, reprend nôtre Auteur[22], (& c’est ici qu’il conclut tout ce long discours,) « mais parce qu’il n’est ni art ni force que l’on conçoive capable d’affiner une matiere autant que la force qui digere & divise les alimens dans le corps humain, on doit reconnoître qu’il peut se nourrit de trés-peu de chose ; on ne peut en douter, puisqu’une petite quantité de matiere peut s’y diviser jusqu’à s’anéantir, & s’en aller presque à rien, tant que les forces qui y sont destinées, sont dans leur entier, comme on le doit supposer dans l’état de santé, qui est celui où l’on oblige principalement au jeûne[23]. »

Voilà par quelles raisons l’on prétend démontrer, dans le Traité des Dispenses, qu’un seul atome d’aliment est plus qu’il ne faut pour nourrir jusqu’à répletion, l’homme le plus robuste. Que de dépenses inutiles en vivres dans les Armées, & que de troupes on pourroit faire subsister à peu de frais ! On a regardé jusqu’ici comme un prodige, que cinq mille hommes aïent été nourris avec cinq pains d’orge & deux poissons. Mais suivant l’heureuse découverte de nôtre Auteur, il n’y a rien en cela de si extraordinaire ; & si l’on a peine à le comprendre, qu’on se souvienne de ce grain d’encens, ou de cet atome de musc, qui divisé en vapeur, remplit d’immenses espaces : Qu’on rappelle ce grain pesant de soïe, lequel peut s’étendre jusqu’à six-vingts aulnes, & sur lequel on peut marquer alors avec la pointe d’une plume, qui ne sera pas bien fine, cent quarante-quatre mille points d’encre trés-distinguez : Qu’on fasse en même tems refléxion qu’il n’y a ni art ni force capable d’affiner une matiere au point que le fait la force qui digere en nous les alimens, & on se trouvera pleinement convaincu qu’un atome de pain ou de viande est plus que suffisant pour nourrir abondamment le plus gros mangeur, pourvû que ce gros mangeur ait l’estomac bon, & qu’il soit dans une parfaite santé ; car ce sont-là les conditions que l’Anonyme demande, parce que plus la santé sera grande, & l’estomac fort, & plus cet homme sera en état de briser & d’affiner cette matiere.

Nôtre Auteur cependant semble craindre que ce même atome ne puisse pas suffire absolument ; car il suppose ensuite que Dieu supplée ici au défaut de la matiere, en en créant une nouvelle portion par sa toute-puissance. Ô merveilleuse œconomie de la nature ! s’écrie-t-il, ô preuve admirable de la sagesse du Créateur ! qui ne conserve nos corps qu’en les créant[24] presque tous les jours de nouveau[25], tant au moïen des lois qu’il a établies, il emploie peu de matiere pour les faire vivre. Aprés cette exclamation, il a recours aux exemples pour confirmer son sentiment : ces exemples sont les plantes, & les anciens ermites. « La vegetation des plantes, dit-il, confirme ce que je viens d’avancer ; une rosée légere, un peu de pluie, rend fécondes des campagnes entieres ; de gros arbres subsistent, & croissent dans des endroits arides & pierreux ; & à voir un million de plantes qui croissent, fleurissent, & pullulent dans des rochers, & sur des murailles, peut-on imaginer que ce soit à force de sucs nourriciers que les corps s’entretiennent & se nourrissent. Les Histoires rapportent quelque chose de semblable touchant la nourriture des saints Hermites qui passoient les journées entieres, souvent des semaines, sans d’autre nourriture que de quelques dattes, ou de semblables fruits secs dont ils ne faisoient que goûter. »

Un tel discours ne mériteroit guéres d’être réfuté, nous ne laisserons pas cependant de montrer qu’il n’y a rien ici qui ne puisse s’expliquer naturellement ; & pour commencer par la vegetation des plantes, ces rosées légeres, sont néanmoins si abondantes, que lorsqu’on veut se donner la peine de recuëillir ce qu’il en tombe dans un médiocre espace, on est surpris de la quantité qu’on en retire. Ce peu de pluie qui rend fécondes des campagnes entieres, est aussi trés-abondant ; & l’on remarque que lorsque la pluïe n’est que légere, ou de trop peu de durée, les herbes séchent ou n’avancent pas, ce qui oblige les Jardiniers à suppléer alors par leurs soins au défaut de la pluie.

Les prez ne profitent que par le moïen de l’eau qui les humecte : l’Anonyme dit lui-même, dans un autre endroit de son Traité, que l’eau est si amie des plantes, que c’est pour cette raison que les étangs & les marécages produisent plus de plantes que le reste de la terre[26]. C’est encore pour la même raison, selon lui, que les fonds des mers Rouge, Méditerranée, & de tout l’Ocean Oriental, sont couverts de forêts.

Quant aux plantes qui croissent, fleurissent & pullulent dans des rochers & sur des murailles arides, si l’on en considere la nature & le volume, on verra que la seule fraîcheur des nuits est plus que suffisante pour leur fournir l’humidité nécessaire.

Au regard de ces gros arbres qui subsistent & croissent dans des lieux secs & pierreux, ils portent leurs racines si bas, qu’ils ne manquent jamais d’humidité.

Nous n’expliquerons point comment l’eau peut nourrir les arbres & les plantes, il y a apparence que c’est à la faveur du nitre de l’air dont elle est toute pénetrée, & qui dans le sein de la terre, se modifie en une infinité de façons differentes. Mais de quelque maniere que la chose se fasse, il suffit de reconnoître ici que les arbres & les plantes, en quelques lieux qu’ils croissent, trouvent assez de matiere pour leur accroissement, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une création nouvelle, pour expliquer leur vegetation. On doit donc convenir que si un arbre pese cent livres, deux cens livres, &c. il a reçu ce poids par la nourriture qu’il a tirée. Si l’on joint à ces cent, à ces deux cens livres, &c. la matiere qui chaque jour s’est échapée de l’arbre par la transpiration insensible : transpiration qui répond à celle de nos corps, & qui peut-être la surpasse ; on verra certainement que ce n’est pas sans une grande quantité de sucs nourriciers, que cet arbre a pris son accroissement. Ces gros fruits qui sont si pleins de sucs, d’où ont-ils puisé la matiere qui les remplit ? n’y aura-t-il en tout cela qu’un atome ou deux qu’on puisse regarder comme leur véritable nourriture ? Tour le reste aura-t-il été créé de nouveau ? Mais si Dieu crée ainsi & sans cesse une nouvelle matiere pour l’accroissement de chaque être, que devient cette matiere quand le mixte se détruit ? Retourne-t-elle dans son premier néant ? ou se conserve-t-elle ? Si elle se conserve, il y a donc à présent dans le monde incomparablement plus de matiere, qu’il n’y en avoit au commencement : si elle est anéantie, voilà donc un second miracle que Dieu fait, aprés celui de l’avoir créée. Que penser d’une hypothese où il faut nécessairement admettre l’une ou l’autre de ces conséquences ?

Pour ce qui est des anciens Hermites de la Thebaïde, car il faut, puisque nous avons commencé, continuer de répondre aussi sérieusement aux prétenduës raisons de nôtre Auteur, que si elles méritoient quelque attention. Pour ce qui est de ces anciens Hermites, nous remarquerons 1o. que l’homme a plus ou moins besoin de nourriture, selon les différens climats qu’il habite. Les Espagnols, par exemple, les Africains, supportent la faim avec moins de peine que les François, & les François plus facilement que les Anglois & les Allemands. En un mot, dans les Païs chauds, on mange beaucoup moins ; & dans les Régions froides, on mange davantage[27]. Ainsi l’exemple des anciens Hermites de la Thebaïde ne sçauroit faire de regle.

Nous remarquerons en second lieu que Cassien, qui décrit la Vie de ces saints Hermites, dit qu’ils prenoient une livre de nourriture par jour, sur quoi nous observerons que cette livre de nourriture ne montoit, à la vérité, qu’à douze onces ; mais que ces douze onces étoient plus en Egypte, que trente ne sont dans la plûpart des Régions de l’Europe ; qu’ainsi le jeûne de ces anciens Hermites, quelque austere qu’il fût d’ailleurs, ne sçauroit confirmer la prétenduë création que nôtre Auteur veut établir, pour expliquer la nourriture de nos corps. Mais peut-être prenons-nous trop à la lettre les paroles de l’Auteur. Peut être n’est-ce qu’une maniere de parler, que cette création qu’il a mise en avant ; peut-être qu’un mot en l’air, à quoi il n’a prétendu donner aucun sens ; nous aimons mieux le croire, que de lui attribuer une telle imagination : laissons donc son prétendu miracle, & revenons à son atome, qui étant bien divisé dans l’estomac, suffit naturellement pour nourrir avec surabondance quelque homme que ce soit, pourvû que ce soit un homme en santé, & qu’il ait ses forces bien entieres. A la vérité, les alimens ne sçauroient nourrir s’ils ne sont divisez ; mais il faut aussi, quand ils le sont, qu’il s’en condense une portion dans les differentes parties où ils sont portez, sans quoi ils ne pourroient jamais faire des os & de la chair : or pour cela il faut sans doute plus d’un atome, nos corps étant du volume dont ils sont. Ajoûtons que cette matiere divisée s’échappe sans cesse, & qu’afin qu’il en reste assez, soit pour accroître, soit pour entretenir la masse du corps, il est absolument nécessaire de prendre une certaine quantité d’alimens. Nôtre Auteur confond ce que l’on nomme en general aliment ou nourriture, avec l’extrait que la nature en tire pour la réparation & le soûtien des parties. Cette réparation se fait par le moïen d’une petite quantité de matiere trés-fine & trés-divisée ; mais cette matiere fine est extraite de l’aliment, & l’aliment, comme l’on sçait, ne la sçauroit fournir, s’il n’est en une plus grande quantité que l’extrait qu’en tire la nature. Pour faire, par exemple, en mangeant du pain, le poids d’un grain de suc nourricier, il faut manger sans doute plus d’un grain de pain ; & qui supputeroit les choses, verroit que la quantité de pain nécessaire pour fournir une dragme de suc nourricier, passe infiniment cette mesure. Il faut donc prendre beaucoup d’aliment, pour faire un peu de suc nourricier, & c’est ce qui est cause qu’il y a dans le corps des voïes destinées à l’évacuation du marc des alimens : évacuation qui, dans les principes de l’Anonyme, ne devroit convenir qu’à ceux qui mangent au-delà du besoin.

Mais qu’est-il nécessaire de recourir à tant de raisons pour justifier l’usage du boire & du manger, contre les discours d’un Auteur qui va tâcher à présent de faire voir que non seulement il est à propos de dîner & de souper ; mais que même, pour se bien porter, il faut encore plus manger le soir qu’à midi ? Il n’y a qu’un moment que, selon nôtre Auteur, il n’étoit presque pas nécessaire de manger ni de boire ; & maintenant, selon ce même Auteur, non seulement on peut faire deux repas par jour, mais il est même mieux de manger plus le soir qu’à midi. La plûpart du monde croit que pour la santé, on ne doit guéres prendre de nourriture sur la fin du jour ; mais l’Anonyme, oubliant sa séverité, soûtient le contraire, en quoi il n’est guéres favorable au Carême, qui ne permet qu’une légere collation le soir. Comme l’éclaircissement de cette Question est de conséquence par rapport au jeûne, il est bon de la traiter ici.


S’IL VAUT MIEUX,
pour la santé, manger plus le soir qu’à midi.



On soûtient dans le Traité des Dispenses[28], que c’est le soir qu’on doit manger davantage ; voïons sur quelles raisons. Il n’est jamais plus sûr, dit-on, de prendre de la nourriture que lorsque les coctions, les dépurations, & les distributions sont achevées, en un mot, que lorsque les vaisseaux vuides des sucs dont ils s’étoient remplis la veille, sont en état de recevoir & de travailler un nouveau chyle. Que « si en même tems l’estomac se trouve parfaitement vuide, & en état de ne s’occuper que des alimens qu’on lui donne à broïer, on aura trouvé l’heure ou il sera permis de manger davantage. » Or cette heure, reprend-on, est celle du soir. L’Auteur n’en demeure pas là. A midi, ajoûte-t-il, que l’on n’a encore fait que la moitié de ce qu’on a à faire dans le jour ; l’action & l’exercice du corps n’ont qu’à demi vuidé les vaisseaux, des sucs dont on les a remplis ; l’estomac lui-même n’a pû encore parfaitement achever la digestion. Ce sera donc le surcharger & gorger les vaisseaux, que de prendre alors beaucoup d’alimens, car l’estomac plein encore & occupé ne les broïera qu’imparfaitement. Le sang se trouvera donc comme empâté par quantité de sucs grossiers, pesans & mal apprêtez. Sur le soir au contraire, les occupations de la vie, & l’exercice du corps aïant, d’une part, aidé à digérer & à distribuer les sucs nourriciers du jour ou de la veille, & la transpiration, de l’autre part, aïant vuidé les vaisseaux, rien ne s’oppose à l’action de l’estomac, & tout le corps vuide, peut, sans inconvénient, se remplir de nouveau.

Il est facile de combattre ces raisons, & l’Auteur prend soin de le faire lui-même en deux endroits. Premiérement à la page 395.[29] où il avertit qu’on ne dort jamais mieux que quand on a peu soupé, ou qu’on n’a point soupé du tout ; & secondement à la page 397.[30] où il dit que ceux d’entre les vieillards qui se sont le mieux étudiez, ont reconnu qu’ils se portoient mieux de ne point souper du tout.

Si les raisons que l’Auteur apporte en faveur du souper étoient véritables, sçavoir, que l’estomac est plus préparé à la digestion le soir, & que les coctions, les dépurations, & les distributions sont alors plus achevées, les vieillards devroient encore plutôt que les jeunes gens, choisir le soir pour faire leur meilleur repas, puisqu’en eux les dépurations & les distributions se font plus lentement.

L’Auteur ajoûte, qu’à midi, comme on n’a fait que la moitié de ses affaires, l’action du corps & la transpiration n’ont pas été suffisantes : au lieu que le soir, les occupations du jour & la transpiration aïant vuidé les vaisseaux, rien ne s’oppose à l’action de l’estomac : mais page 398.[31] il dit, que les vieillards transpirent moins que les jeunes gens, d’où il s’ensuit que, si la raison empruntée de la transpiration étoit véritable, les vieillards seroient plus obligez que les autres à differer au soir leur meilleur repas.

Nous pouvons joindre à tout cela une autre réflexion ; c’est que le même Auteur observe à la page 309.[32] que la transpiration est plus abondante la nuit que le jour ; car, cela supposé, il s’ensuit, selon ses principes, que les vaisseaux aïant donc été fort vuidez pendant la nuit, il n’y a pas tant de danger à placer le plus fort repas à midi.

Au reste, les opinions des Medecins sont assez partagées sur le point dont il s’agit. Quelques-uns veulent qu’il soit plus sain de manger peu à midi, & davantage le soir, parce qu’ils prétendent que le sommeil hâte la digestion ; à quoi ils ajoûtent, qu’il y a plus loin du soupé au dîné, que du dîné au soupé : Celse & Galien sont de ce sentiment. Quelques autres, au contraire, comme Actuarius, Avicenne, Cardan, &c. prétendent, qu’il vaut mieux faire son meilleur repas à midi. Nous ne citons point la maxime triviale de l’Ecole de Salerne :

Ut sis nocte levis, sit tibi cœna brevis ;


parce que cette prétenduë Ecole est d’une si petite autorité parmi les Sçavans, que son témoignage ne doit être compté pour rien[33]. Quoiqu’il en soit, nous disons, qu’à consulter la raison & l’expérience, il vaut mieux souper legerement. Quelques-uns croient, que c’est que pendant le sommeil, les parties solides ont fort peu besoin de réparation, & qu’une grande nourriture, par conséquent, ne pourroit que surcharger la masse du sang. Pour prouver que les parties solides ont moins besoin de réparation quand on dort que quand on veille, ils remarquent que le sommeil ôte la faim.

Il est vrai que pendant le sommeil de la nuit, & même quelque tems aprés le réveil, on ne ressent point de faim, quoique néanmoins il se soit passé plus de dix ou onze heures aprés le soupé ; il est vrai encore que ceux qui veillent la nuit, ressentent plûtôt & plus vivement la faim que les autres. Mais la cause de tout cela n’est point que pendant la nuit le corps ait moins besoin de réparation, puisqu’au contraire il paroît en avoir un si grand besoin, que lorsqu’on lui ôte celle qu’il reçoit du sommeil, il tombe dans l’abbatement. La vraïe raison donc, pour laquelle il est plus à propos de manger légerement le soir, c’est que le sommeil convertit presque tout en nourriture ; (ce qui est même cause qu’on défend ordinairement de dormir aprés une medecine) ensorte que quatre onces d’aliment donnent plus de sucs nourriciers pendant le sommeil, que huit pendant la veille : ce qui fait voir que l’usage de ne s’accorder en Carême qu’une légere collation sur la fin du jour, n’a rien de contraire à la santé, à moins qu’on ne soit d’une constitution particuliere, qui mette quelque exception à cette regle. Si donc l’on s’accoûtume à faire son meilleur repas le soir, sans laisser ensuite un grand intervalle entre le repas & le coucher, les parties du corps recevant alors trop de sucs nourriciers, en seront surchargées, ce qui à la longue produira un embarras général dans les vaisseaux ; & rallentissant par ce moïen le mouvement des sucs, exposera le corps au danger que décrit Hippocrate, dans le troisième Aphorisme du premier Livre : au lieu que pendant la veille les alimens se digerant moins, & fournissant plus de marc aux intestins, le corps peut sans risque prendre une plus abondante nourriture vers le milieu du jour. Au reste, que le sommeil soit plus favorable à la digestion que la veille, la nature l’enseigne elle-même quand elle assoupit les petits des animaux, & les enfans aussi-tôt aprés qu’ils ont pris leur nourriture[34].

En général, soit à dîner, soit à souper, il vaut mieux manger peu que beaucoup, l’Auteur a soin de le dire, & on est fort de son sentiment. Il avertit que le secret pour prévenir le malheur d’être malade de trop manger, c’est de manger au dessous du nécessaire, l’expédient est immanquable ; le moïen seroit encore plus sûr, si on ne mangeoit point du tout. On ne peut nier qu’il ne soit plus sain de manger peu que beaucoup ; mais on soûtient, avec l’Oracle de la Medecine[35], qu’il est dangereux de s’accoûtumer à un régime de vivre trop éxact, & à manger trop peu. Or c’est sans doute manger trop peu, que d’en demeurer au dessous du nécessaire. Nôtre Auteur ajoûte, qu’il faut s’accorder moins que ce que l’appétit demanderoit ; mais cet avis est inutile, aprés le premier. Il quitte enfin cette matiere, pour reprendre celle du jeûne. Nous allons faire diverses Remarques sur ce qu’il nous dit là-dessus.


Remarques diverses.


L’Histoire du jeûne est exposée en abregé dans le Traité des Dispenses ; l’Anonyme copie mot à mot ce qu’ont écrit là-dessus M. Baillet & le Pere Thomassin, aprés quoi il dit que l’abregé qu’il vient de donner des Regles de l’Eglise sur le jeûne, obligera désormais les Medecins & les Directeurs à être plus exacts sur le fait des Dispenses ; que les opinions vulgaires ne pourront plus séduire à l’avenir ni les uns ni les autres[36] ; que les Directeurs seront plus reservez que par le passé, à donner par eux-mêmes des permissions, ne fût-ce que du jeûne ; eux, reprend-il, « qui jusqu’ici craignoient trop peu de dispenser de cette partie de la pénitence, quoiqu’elle ne soit ni moins essentielle au Carême, ni moins recommandée que l’abstinence même : Qu’ils ne seront pas moins surpris que les Medecins, des opinions abusives qu’on tient sur la matiere du jeûne : Que l’exemple des premiers Fidéles qui ne s’avisoient presque point de s’en faire exempter, les encouragera ou à refuser ces graces, ou à renvoïer là-dessus au jugement des Medecins comme seuls capables de le faire avec droit. »

On ne peut en termes plus clairs accuser Messieurs les Directeurs d’ignorer l’Histoire Ecclesiastique, & ce qui concerne les devoirs de leur état. Mais, quelque habileté que l’Anonyme, qui n’est qu’un simple laïque, comme il en avertit dans sa Préface, prétende avoir dans la science Ecclesiastique au dessus des Pasteurs & des Directeurs, nous ne faisons point difficulté de dire, que les Pasteurs n’ont nul besoin ici de ses leçons. Quelque ignorans qu’il les suppose, ils sçavent que le jeûne tire toute sa perfection de celui du cœur, & qu’un esprit plein de lui-même, n’est guéres capable de donner aux autres des leçons sur le jeûne. Les Sectateurs d’Hippocrate, dit l’Anonyme, font profession d’être Disciples de Jesus-Christ[37]. Les Pasteurs répondront, que les Disciples de Jesus-Christ font profession d’être humbles. Quoiqu’il en soit, l’Auteur du Traité des Dispenses fait voir, que le jeûne s’est pratiqué dans tous les tems & dans toutes les Religions, & il rapporte là-dessus un grand nombre de témoignages, tant de l’Histoire sacrée, que de l’Histoire profane. Il remarque, entr’autres choses, que le jeûne étoit en usage chez les Romains ; & aprés quelques exemples citez sur ce sujet, il dit qu’Horace, tout impie qu’il étoit, en rapporte un dans la personne d’une mere affligée par l’opiniâtreté d’une fiévre quarte qui menaçoit son fils. Cette femme, continuë-t-il, promet à Jupiter que son fils célebrera les jours de jeûne établis en son honneur, & qu’il y ajoutera du sien.

Frigida si puerum quartana reliquerit, illo
Mane die quo tu indicis jejunia, nudus
In Tiberi stabit
[38].

Il paroît que l’Anonyme n’a pas puisé le passage dans Horace ; car s’il l’y avoit pris, il se seroit contenté de dire, qu’Horace rapporte un exemple du jeûne ; mais il se seroit bien gardé d’ajoûter, Horace, tout impie qu’il étoit, puisqu’il auroit vû que ce Poëte rapporte tout ceci par dérision. De plus, la réflexion qu’il auroit trouvée ensuite,

    Mater delira necabit
In gelidâ fixum ripâ, febrimque reducet,


l’auroit pû faire appercevoir que ce fils, dont il s’agit, étoit un petit enfant, & que par conséquent ces mots, & qu’il y ajoûtera du sien, ne convenoient pas, puisqu’ils supposent le malade en état de se conduire par raison. Une autre faute qui se pouvoit éviter par la lecture d’Horace, c’est d’avoir mis que ce fils célebrera les jours de jeûne établis en l’honneur de Jupiter, car ce n’est point ce que portent ces paroles :

Mane die quo tu indicis jejunia nudus
In Tiberi stabit
.


puisqu’elles ne signifient autre chose, sinon que cette mere promet à Jupiter, que si son enfant guérit, elle l’exposera le matin nud sur le Tibre, au premier jour de jeûne. Au reste l’Anonyme ne nous marque point de quel endroit d’Horace le passage est tiré, il faut apparemment que l’Auteur où il l’a pris ne l’ait pas marqué.

Il vient, aprés quelques autres réflexions, à ce qui regarde les dispenses du jeûne. Il n’est pas de meilleure composition sur cet article, que sur celui de l’abstinence ; il veut qu’on oblige au jeûne les femmes grosses, les nourrices, les graveleux, les gouteux, les garçons de quatorze ans, & les filles de douze. Sa raison est que le jeûne ne leur sçauroit faire aucun tort. Voïons si cette raison est bien fondée.



S’IL EST VRAI QUE LES
Femmes grosses ne puissent être incommodées du Jeûne.



« Les femmes grosses, nous dit-on, dans le Traité des Dispenses, ont à nourrir un enfant dans leur sein, & les nourrices ont à le faire subsister de leur lait. Mais si une femme fait plus de sang qu’il ne lui en faut en santé, quand elle n’est ni grosse ni nourrice, & si lorsqu’elle est grosse ou nourrice, ce superflu va tout entier, mais sans rien diminuer de son nécessaire, au profit de l’enfant, ou du nourrisson, sera-t-elle en droit de prétendre à l’exemption du jeûne ? Or c’est ce qui lui arrive infailliblement dans ces deux états ; car ce qu’elle avoit de trop, passe en suc nourricier, & devient la matiere de la lymphe dont se nourrit l’enfant avant que de naître, & du lait dont il vit quand il est né. Ces raisons, soûtenuës d’un peu de foi, pourroient faire tomber bien des dispenses. »

Ces raisons, quelque belles qu’elles paroissent à l’Auteur, ne sont qu’un paralogisme. Une femme fait plus de sang qu’il ne lui en faut en santé, quand elle n’est ni grosse ni nourrisse. Ce n’est pas assez dire, il faut supposer en même tems qu’elle jeûne, sans quoi le raisonnement ne sçauroit être juste. En effet, de ce qu’une femme qui ne jeûne pas, fait plus de sang qu’il ne lui en faut quand elle n’est ni grosse ni nourrisse, il ne s’ensuit pas que lorsqu’elle jeûnera, & qu’avec cela elle sera grosse ou nourrice, elle fera encore plus de sang qu’il ne lui en faudra. Il falloit donc supposer ici les choses égales des deux côtez, en disant, par exemple : si une femme qui jeûne fait encore plus de sang qu’il ne lui en faut en santé, lorsqu’elle n’est ni grosse ni nourrice ; & si quand elle est grosse ou nourrisse, ce superflu va au profit de l’enfant, sans rien ôter à la femme de son nécessaire, sera-t-elle en droit de prétendre à l’exemption du jeûne ? Le raisonnement eût été concluant.

De plus, si une femme qui n’est ni grosse ni nourrice, fait plus de sang qu’il ne lui en faut, ainsi qu’il paroît par l’évacuation périodique à laquelle elle est sujette, car c’est là-dessus que l’Anonyme se fonde, il ne s’ensuit pas toûjours pour cela qu’elle fasse plus de sucs nourriciers ; telle femme abondera en sang, laquelle cependant aura plus besoin de nourriture qu’une autre en qui il y aura moins de sang. Une femme éthique est sujette à l’évacuation, ordinaire à son sexe, comme une femme replette, & quelque-fois davantage, l’expérience ne permet pas d’en doûter[39] : or peut-on dire qu’une femme éthique ne puisse être incommodée du jeûne du Carême, sous prétexte qu’elle a du sang superflu. Une femme n’abonde jamais plus en sang, que dans le tems de l’évacuation dont nous parlons, ou lorsque cette évacuation approche : or si le principe de nôtre Auteur étoit vrai, le jeûne ne pourroit jamais nuire au sexe dans ce tems-là ; il lui seroit au contraire toûjours favorable alors.

Dans une maladie de consomption, il arrive trés-souvent qu’on a plus de sang qu’il n’en faut ; & on remarque que dans ce cas, la saignée fait beaucoup de bien. S’ensuit-il pour cela, que le jeûne convienne alors ? Mais ce qui fait bien voir l’erreur de l’Anonyme, c’est qu’on ne laisse pas de mourir d’inanition avec beaucoup de sang dans les veines ; ce n’est point un paradoxe, c’est un fait constant ; & si l’on ouvre un chien qui soit mort de faim, on lui trouvera autant de sang qu’il pouvoit en avoir avant que d’être affamé : c’est dequoi on peut se convaincre, en ouvrant en même tems un autre chien qui ait été bien nourri. Ces observations sont connuës, &

nous ne disons rien de nouveau[40].

Il y a donc une inanition dangereuse,

compatible néanmoins avec une grande quantité de sang ; c’est à l’Anonyme à montrer que dans les femmes grosses ou nourrices, le jeûne du Carême ne sçauroit jamais produire cette dangereuse inanition, car c’est en cela précisément que la question consiste : mais, sans nous arrêter aux raisonnemens d’un Auteur qui écoute si peu l’expérience, nous dirons en général qu’il est dangereux de faire jeûner exactement pendant le Carême, une femme grosse ou nourrice, mais sur tout une femme grosse, parce qu’il est à craindre qu’en jeûnant, elle ne dérobe trop à son enfant, de la nourriture dont il a besoin. Cette crainte est fondée sur un fait de remarque, qui est que l’enfant dans le ventre de la mere, croît dix mille fois plus vîte qu’après sa naissance. La supputation en est facile, & bien loin qu’on doive soupçonner ici quelque exageration, on peut dire qu’à examiner les choses avec exactitude, la vîtesse de cet accroissement va encore plus loin : par où on voit que les sucs nourriciers, dont l’enfant a besoin au ventre de sa mere, doivent être trés-abondans, & c’est ce qui fait que la plûpart des femmes grosses deviennent maigres & décharnées. Ajoûtons que ces sucs abondans dont le fétus se nourrit, sont en même tems les plus fins & les plus délicats, que c’est un extrait de ce qu’il y a de plus balsamique dans les alimens que prend la mere : or pour fournir cet extrait, & le fournir en aussi grande quantité que le demande un accroissement aussi prompt que celui du fétus, il est nécessaire sans doute d’une nourriture abondante. Cette regle a néanmoins ses exceptions, & il se trouve des femmes grosses en qui il se produit tant de sucs nourriciers, qu’elles peuvent jeûner sans faire aucun tort à leur enfant ; mais ce sont des cas singuliers, sur lesquels il ne faut pas compter ; & quand la chose est douteuse, un Medecin qui a de la Religion doit plûtôt s’exposer au risque de défendre le jeûne à une femme grosse qui absolument parlant pourroit jeûner, que de courir celui de l’ordonner ou de le permettre à quelqu’une qui exposeroit peut-être par-là son fruit au danger de mourir avant sa naissance, comme il est arrivé plus d’une fois par l’indiscrétion de certaines meres, peu instruites, & gouvernées par des guides peu éclairez.


S’IL EST VRAI QUE LE
Jeûne du Carême ne puisse faire que du bien aux Graveleux & aux Gouteux ?



Ce qui rend suspecte à l’Auteur du Traité des Dispenses la permission qu’on accorde aux graveleux & aux gouteux de ne pas jeûner, c’est, dit-il, que la gravelle & la goute se guérissent par de grandes évacuations, d’où il conclut que le jeûne, bien loin d’être nuisible dans ces maladies, peut servir au contraire à les guérir. « Un graveleux, remarque-t-il, un gouteux, un apoplectique, obtiennent à coup sûr dispense du jeûne. Cependant, ajoûte-t-il, la saignée guérit, soulage, ou prévient tous ces maux, aidée sur tout de la purgation, qui est encore une des plus considérables évacuations que la Medecine emploïe. Le lait enfin pour toute nourriture, le plus simple & le plus frugal de tous les régimes, est un des plus sûrs remedes pour guérir la goute, qu’on expose tous les jours comme une raison incontestable de dispense. Il se trouvera donc qu’il est peu d’infirmitez qui autorisent les exemptions du jeûne. »

Il y a dans ce raisonnement deux propositions singulieres ; l’une, que le jeûne ne sçauroit faire de tort aux malades à qui la saignée ou la purgation convient ; l’autre, que la gravelle & la goute se guérissent par la purgation. Pour ce qui est de la premiere, nous ferons ici deux refléxions. 1o. Que si elle étoit vraie, il n’y auroit presque aucun malade que le jeûne ne dût accommoder, puisqu’il n’y en a presque point qu’il ne soit à propos de saigner. En cas que l’Anonyme en doutât, on pourroit le renvoïer à M. Hecquet, qui a fait une Dissertation exprès, pour montrer non seulement que ce remede convient dans la plûpart des maladies, mais que c’est l’unique de la Medecine. L’autre refléxion, c’est qu’il ne s’ensuit pas que parce que la saignée ou la purgation conviendront dans une maladie, le jeûne y doive convenir. On ne saigne pas toujours précisément pour diminuer le volume du sang, ce n’est souvent que pour le renouveller, & en faire succeder un meilleur à la place. Combien y a-t-il de maladies où le sang ne peche qu’en qualité, & où la saignée néanmoins est fort utile. C’est lorsqu’il ne s’agit de désemplir les vaisseaux, qu’afin qu’ils puissent plus facilement admettre le nouveau chyle qu’un régime de vivre plus convenable doit produire ; on ne se contente pas, par exemple, de donner aux graveleux, des alimens capables de faire en eux un sang plus doux, on joint à cela le secours des saignées, afin que les vaisseaux étant un peu désemplis, les sucs produits par ces mêmes alimens, s’introduisent avec plus de facilité dans le sang, & en puissent plus promptement changer la qualité. Un sang trop salin & trop dénué de soufres, est non seulement la cause de la gravelle, mais il tient les solides en contraction ; & par de fréquens picotemens, il fronce leurs membranes de telle sorte, que les conduits trop étranglez refusent passage aux sables & aux autres matieres.

On ne sçauroit donc trop adoucir le sang de ceux qui sont sujets à la gravelle ; on en peut dire autant du sang des gouteux, & de la plupart des apoplectiques : leurs maladies viennent d’un sel coagulant qui retarde la circulation des sucs. Or le jeûne, bien loin de pouvoir corriger ce vice dans le sang, ne peut que l’augmenter. Pour le comprendre il faut faire refléxion à ce qui arrive à une liqueur salée, lorsqu’on la laisse évaporer trop long-tems sans la renouveller, les parties les plus douces se dissipent, & la liqueur se sale encore davantage. Il en est ainsi du sang : le chyle dont il est arrosé & qui l’adoucit, se dissipe continuellement par la transpiration insensible, & laisse à la fin dans la masse, les sels les plus picquans, si l’on manque de le renouveller à tems par une nourriture suffisante & convenable. C’est dequoi il est facile de se convaincre en faisant l’analyse du sang de deux animaux de même espece, de même âge & de même grosseur, dont l’un ait été suffisamment nourri, & dont l’autre n’ait eu, pendant quinze jours ou trois semaines, que ce qu’il lui aura fallu précisément pour ne pas mourir. On verra que le sang de celui auquel on aura refusé une partie de la nourriture nécessaire, fournira beaucoup plus de sel. Il faut donc bien se garder, par exemple, de faire jeûner un graveleux pendant tout un Carême, sous prétexte qu’il est à propos de le saigner quelquefois ; ce seroit le vrai moïen de l’échauffer, de rendre son sang. encore plus salin, & d’augmenter par conséquent la cause de sa maladie. Voilà ce qu’il n’est pas permis à un Medecin d’ignorer.

D’ailleurs, quoiqu’on se propose quelquefois en saignant un graveleux. un gouteux, un apoplectique, de diminuer le volume du sang, comme lorsqu’il s’agit de prévenir sur le champ un accés, ou de le dissiper ; il ne s’ensuit pas que le jeûne convienne aux graveleux, aux gouteux & aux apoplectiques ; une des conséquences au contraire, qu’on en doit tirer, c’est que la saignée étant nécessaire alors pour dégager sur l’heure les vaisseaux d’une humeur qui ne s’y arrête, que parce qu’elle s’épaissit, & que les passages se retrécissent, il faut donc éviter le jeûne comme capable de produire ces deux mauvais effets, en rendant le sang plus salin.

Enfin il est si peu vrai que toutes les maladies où il faut saigner viennent de répletion, & qu’ainsi nulle de ces maladies ne dispense de jeûner pendant le Carême, qu’il y en a au contraire plusieurs de celles-là qui viennent d’inanition. Une personne, par exemple, qui pour avoir souffert trop souvent la faim ou la soif, ou tous les deux ensemble, se sera échauffé la poitrine, & crachera le sang, sera-t-elle malade de répletion ? & devra-t-on l’obliger au jeûne sous prétexte que cette maladie demandera quelques saignées ? On pourroit nommer ici un homme de bien qui jeûne le plus exactement qu’il lui est possible pendant le Carême, & qui aprés avoir jeûné quatre jours de suite, ne manque point d’être attaqué d’une violente hemorragie, sans y pouvoir trouver d’autre remede, que d’interrompre son jeûne pour quelque tems, ou de se faire saigner. Or quel est le Medecin un peu sensé, qui, sous prétexte que cette personne se trouve bien de la saignée pour son hemorragie, voulût lui conseiller de jeûner ? C’est donc mal-à-propos qu’on nous dit dans le Traité des Dispenses, que dés qu’une maladie se guérit par la saignée, elle ne peut dispenser du jeûne. Ce que nous remarquons de la saignée, se peut appliquer tout de même à la purgation.

A l’égard du lait qu’on donne aux gouteux avec succés, cet exemple ne prouve pas que les gouteux ne puissent être incommodez du jeûne du Carême ; il prouve seulement qu’ils ont besoin d’une nourriture qui puisse faire en eux un sang plus doux & moins salin ; car se nourrir de lait & jeûner, sont deux choses différentes. Au reste nous ne prétendons pas pour cela, qu’il n’y ait des gouteux à qui le jeûne du Carême puisse être innocent ; mais ce ne sçauroit être pour les raisons alleguées dans le Traité des Disp.

Quant à la seconde erreur, sçavoir que la gravelle, la goute, se guérissent ou se soulagent à force de saignées & de purgations, on ne s’arrêtera point à refuser un tel sentiment, qui ne fut jamais celui d’aucun bon Medecin. On remarquera seulement qu’au regard de la purgation, l’Auteur du Traité des Dispenses est ici bien différent de M. Hecquet, qui dans sa Dissertation sur la Saignée, & dans un Ecrit intitulé, Réponse aux mauvaises plaisanteries que le Journaliste de Paris a faites de cette Dissertation de la Saignée, prétend que la purgation est le plus inutile de tous les remedes de la Medecine, & que même lorsqu’elle fait du bien, c’est moins par l’évacuation qu’elle procure, que par l’ébranlement & la secousse qu’elle cause dans tout le corps. Si on veut voir encore combien l’Anonyme fait cas de la purgation, il faut lire le commencement de la page 303.[41] du Traité des Dispenses, où il dit que les adultes ne croissant plus, courent risque de tomber malades, si à force de fatigues, de purgations, & de semblables secours, ils ne travaillent à consumer le trop de sucs qu’ils ont amassez. On peut rappeller encore ce qu’il a dit plus haut de la purgation en parlant de la vertu des épinards pour lâcher le ventre.

On voit par-là que ce n’est pas M. Hecquet qui s’explique dans le Traité des Dispenses. Nôtre Auteur prétend, comme nous l’avons remarqué, que le jeûne du Carême ne sçauroit nuire aux enfans, dés qu’ils ont atteint l’âge de douze ans, ou de quatorze. Voïons ses raisons.


S’IL EST VRAI QUE LE
Jeûne du Carême ne puisse faire aucun tort aux Enfans dés qu’ils ont douze ou quatorze ans.



L’Opinion commune est qu’on n’est obligé de jeûner qu’à vingt-un an, ce sentiment qui est celui de Saint Thomas & des Docteurs Scolastiques, est fondé sur ce qu’avant l’âge de 21. an, le corps n’a pas encore pris tout son accroissement & toutes ses forces. Mais ce fondement ne suffit pas, s’il en faut croire le Traité des Dispenses. Voici les raisons de l’Auteur.

« Le corps, dit-il, est capable de souffrir quelque retranchement de nourriture, dés qu’il devient capable d’amasser du superflu, c’est-à-dire, dés qu’il commence à accumuler plus de sucs & d’humeurs qu’il ne lui en faut pour se conserver, pour croître & pour subsister ; or le corps d’une jeune personne amasse dés l’âge de 14 ans, plus qu’il ne lui faut de sucs pour sa propre conservation : c’est alors l’âge de puberté, dans lequel les jeunes gens amassent plus qu’il ne leur faut de forces, puisqu’ils en ont suffisamment pour se donner famille. L’âge nubile paroîtroit donc raisonnablement celui où on devroit obliger au jeune. »

Il ajoûte, que du tems de Saint Gregoire le Grand, les enfans de dix ans observoient le jeûne : qu’encore aujourd’hui l’Eglise Grecque fait jeûner ceux de huit ans, & qu’autrefois, en certains cas, elle obligeoit les enfans à la mammelle. Comme ces exemples prouvent visiblement trop, on les passera pour s’arrêter à la premiere preuve de l’Auteur. Il veut donc que dés l’âge nubile, qui est celui de douze ans aux filles, & celui de quatorze aux garçons, on soit obligé au jeûne du Carême, parce qu’alors on est en état de se donner famille : mais il ne fait pas reflexion, que dans les premieres années de cet âge, la nature doit être occupée à faire un fond de forces pour le reste de la vie, & que rien n’est plus capable de l’en détourner, que l’usage trop hâtif du mariage.

« L’adolescence, dit Aristote, n’est pas propre au mariage ; & comme d’ordinaire les premieres portées des animaux ne réüssissent point si bien que les autres, il arrive aussi que les enfans qui naissent de parens trop jeûnes, sont ordinairement plus foibles & plus délicats ; comme on le remarque dans les villes où l’usage est, que les garçons & les filles se marient dés les premieres années de l’âge nubile ; car on n’y voit presque point de Citoïens forts & robustes. Les mariages hâtifs, ajoûte-t-il, ne sont pas seulement contraires aux enfans qui en viennent, ils le sont encore à ceux qui se marient, rien n’étant plus capable d’empêcher le corps de croître & de se fortifier. C’est pourquoi, ajoute-t-il, il seroit à propos que les filles ne se mariassent qu’à dix-huit ans, & les garçons que long-tems aprés cet âge[42]. » Un Auteur moderne qui a donné des regles pour vivre long-tems, dit à ce sujet, qu’on ne sçauroit trop loüer la coütume des anciens Germains, & celle des Lacedemoniens & des Egyptiens, qui ne souffroient pas que leurs enfans se mariassent avant l’âge de 25. ou 30. ans[43]. Mais ce qu’il y a de singulier ici, c’est que nôtre Auteur lui-même déclare plus bas ; que « depuis que l’incontinence a formé les mariages, & que les sexes trop avancez se sont trop pressez de peupler le monde, les enfans qui viennent ne sont plus que des ébauches de corps, si on les compare aux enfans de ces anciens Gaulois, dont la raison, dit-il, plûtôt que l’incontinence, & la refléxion plûtôt que le crime, faisoit des peres. »

On ne peut marquer en termes plus clairs, combien les premiers commencemens de l’âge nubile sont peu propres à la production des enfans. Car enfin, quand cet Auteur nous dit que depuis qu’on se presse si fort de se marier, ces mariages hâtifs ne produisent plus que des ébauches d’hommes, en comparaison des enfans des anciens Gaulois ; il ne prétend pas, sans doute, supposer que depuis ce tems-là, on marie les garçons avant l’âge de quatorze ans, & les filles avant celui de douze, d’autant plus que les Gaulois dont il parle, & qui avoient, selon lui, des enfans si bien formez, se marioient beaucoup plus tard qu’on ne fait aujourd’hui.

La raison prise de l’âge nubile, est donc insuffisante, selon nôtre Auteur même, pour prouver que les filles soient obligées au jeûne dés l’âge de douze ans, & les garçons dés celui de quatorze.

On est en état dans cet âge-là, de soûtenir le jeûne du Carême, comme on est en état de se donner famille, c’est-à-dire, en énervant son corps, & en lui dérobant dés-lors une partie des forces qu’il n’a pas encore. Nous ne prétendons pas cependant que la regle soit générale ; & comme on voit de jeunes personnes se marier dés l’âge nubile, & avoir famille bien-tôt aprés, sans en être ni moins forts, ni moins sains dans la suite, il se trouve aussi des tempéramens avancez, qui dés l’âge de douze ans, peuvent soûtenir sans risque le jeûne du Carême ; mais ce sont des cas rares, dont il y auroit de l’imprudence de vouloir faire une regle générale ; ainsi c’est sans fondement qu’on décide dans le Traité des Dispenses, que dés le commencement de l’âge nubile, on puisse sans risque jeûner le Carême.

L’Auteur, aprés cette décision, propose divers moïens pour rendre les dispenses du jeûne moins nécessaires : voici les avis qu’il nous donne là-dessus, ils méritent l’examen des Lecteurs.


MOYENS POUR RENDRE
les dispenses du Jeûne moins communes.



On pourra, nous dit l’Anonyme, rendre moins commune la nécessité de ces dispenses, en accordant une collation plus forte les soirs, & en y permettant quelques nourritures plus succulentes ; comme des potages sans beurre, des ris, des gruaux, des orgeades à l’eau & au sucre, ou blanchies avec un lait d’amandes, s’il est nécessaire. Il ajoûte, que « la mitigation la plus ordinaire, conseillée ici par les Directeurs, va à se permettre de manger un petit morceau de pain le matin ; mais que ce n’est pas là mitiger le jeûne, que c’est le rompre ou s’en dispenser, parce que manger un petit morceau de pain le matin d’un jour de jeûne, c’est jeûner jusqu’au matin, & non jusqu’à midi, & risquer par conséquent de réduire le jeûne à rien… que si on accorde cette indulgence, parce qu’on la trouve nécessaire, ce doit être en avertissant que le jeûne est rompu. On est, continuë l’Auteur, d’autant mieux fondé à craindre ce surcroît de déchet dans la pénitence, que quelques Communautez s’émancipent jusqu’à avancer le dîner à onze heures. »

Il donne, quelques lignes aprés, un moïen plus sûr & plus commode pour mitiger le jeûne, sans le rompre : C’est d’accorder trois ou quatre repas legers aux personnes à qui un dîner & une collation ne pourroient suffire. En ceci, dit-il, se trouveroit une sorte de jeûne, pourvû que l’on fît ces repas si legers, qu’on en sortît toûjours avec la faim. En effet, poursuit-il, comme jeûner c’est avoir toûjours faim, le moïen qu’on propose répondroit parfaitement à cette idée du jeûne.

Il est difficile de comprendre comment cet Auteur, qui se donne la liberté de permettre quatre petits repas les jours de jeûne, & de soûtenir que ces quatre petits repas n’empêchent pas de jeûner, ose faire le procés aux Directeurs, qui dans les cas de nécessité, permettent un petit morceau de pain le matin. « Ce n’est pas là, dit-il, mitiger le jeûne, c’est le rompre ; & quand on accorde cette indulgence, parce qu’on la juge nénessaire, ce doit être en avertissant que le jeûne est rompu. » Mais ne peut-on pas lui faire avec plus de droit la même leçon, à l’égard des quatre petits repas qu’il permet ? d’autant plus qu’il déclare lui-même, un peu plus haut, que le jeune ne subsiste plus, quand on mange souvent. Saint Gregoire, dit-il, témoigne dans ses Dialogues, la peine qu’il ressentoit d’une infirmité qui l’obligeoit à manger souvent, & qui le privoit par conséquent de la consolation de jeûner. La raison que notre Auteur apporte pour prouver que ces quatre repas ne rompent pas le jeûne est admirable ; c’est qu’on en sort avec la faim, & que c’est jeûner que d’avoir toûjours faim. Mais croit-il que le petit morceau de pain, que les Directeurs accordent aux infirmes dans le besoin, ôte plus la faim que ne fait un petit repas, pour petit & leger qu’il soit ?

Ce qu’il ajoute dans la suite n’est pas moins singulier ; c’est que la perfection du jeûne, au jugement des plus habiles maîtres en spiritualité, consiste à demeurer sur son appétit aprés le repas. Voilà un sentiment bien peu rigide, pour un homme qui veut paroître si sévere ; car enfin, on peut faire une collation beaucoup plus forte qu’il ne convient pour le jeûne, & demeurer néanmoins sur son appétit. Il faut avouer que l’Auteur met là sur le compte des plus habiles maîtres en spiritualité, une maxime bien indigne d’eux. Quotidianam refectionem quotidiana comitetur esuries, qu’il cite pour s’autoriser, ne signifie point que pour jeûner, il suffise de demeurer sur son appétit, aprés le repas. Et quand Saint Paul dit dans l’Epître aux Philippiens, Scio & esurire, le sens de ces paroles n’est pas, qu’il sçait demeurer sur son appétit. Enfin, ce n’est point une pénitence telle que la demande le jeûne, que de demeurer seulement sur son appétit, principalement si on prend cette expression au sens de nôtre Auteur, qui par demeurer sur son appétit, n’entend autre chose, que ne pas manger jusqu’à se rassasier ; ainsi qu’on le peut voir, lorsqu’il dit au même endroit, que cette maniere de jeûner seroit salutaire au corps, & que Galien le pensoit ainsi aprés Hippocrate, qui tenoit pour maxime, que la principale regle de santé consistoit à ne manger jamais jusqu’à se rassasier. Studium sanitatis est non satiari cibis[44]. Comme si le précepte que donne ici Hippocrate de ne pas manger avec excés, étoit celui qu’il suffit d’observer pour satisfaire au jeûne. Etrange pensée pour un Medecin Chrêtien, de confondre ainsi la sobriété avec la pénitence ; & de faire consister non seulement le jeûne, mais la perfection du jeûne, à demeurer sur son appétit ! Bizarre espece de mortification, que de se borner à ne pas boire & manger jusqu’à se remplir ! Studium sanitatis non satiari cibis. Suivant cette morale, il n’y a presque point d’honnêtes gens qui ne jeûnent tous les jours. Nôtre Auteur veut faire le sévere, & il tombe dans l’excés du relâchement. C’est dequoi il nous fournit plusieurs autres exemples ; & puisque l’occasion s’en présente, en voici deux que nous rapporterons.

Premier exemple. Pour montrer le peu de fondement des dispenses du jeûne, il dit que le jeûne ne nous fait faire que ce que faisoient les Romains même, qui se contentoient d’un seul vrai repas, qui étoit celui du soir ; qu’à la vérité ils dînoient & soupoient pour l’ordinaire ; mais que l’un de ces repas n’étoit chez eux qu’un demi repas, puisque du tems de Ciceron, l’on regardoit comme intempérance, de manger son saoul[45] deux fois le jour. Voilà donc la raison qu’on nous apporte, pour montrer qu’encore que les Romains fissent deux repas, il n’y en avoit qu’un qui fût un vrai repas ; c’est que c’étoit intempérance chez eux de manger son saoul deux fois le jour. On nous le prouve par un passage du cinquième Livre des Tusculanes, où Ciceron cite une Lettre de Platon, dans laquelle ce Philosophe dit qu’il a de l’aversion pour la bonne chere, & qu’il ne sçauroit appeller heureuse une vie où l’on ne songe qu’à se remplir de mets, & qui consiste à manger deux fois le jour jusqu’à n’en pouvoir plus : Bis in die saturum fieri[46]. L’approbation que Ciceron donne à cette Lettre de Platon, est ce qui fait dire à nôtre Auteur, que du tems de Ciceron c’étoit intempérance chez les Romains de manger son saoul deux fois le jour ; & qu’ainsi s’ils faisoient deux repas, il s’ensuit que l’un des deux n’étoit qu’un demi repas. Par où on voit 1o. que selon l’Anonyme, un repas où l’on ne mange pas son saoul, car ce sont ses termes, n’est pas un véritable repas. 2o. Que ce n’est pas intempérance de ne manger son saoul qu’une fois le jour. Quelle morale !

Second exemple. Nôtre Auteur défend l’usage du vin en Carême, comme une boisson trop délicieuse ; mais s’appercevant bien qu’on trouvera cette morale difficile à accorder avec la permission qu’il donne de boire alors du chocolat, car il la donne toute entiere, il dit, pour prévenir les scrupules, qu’on « trouvera peut-être le thé, le caffé, & le chocolat, des liqueurs trop délicieuses, dans un tems destiné à la mortification ; mais que cela auroit été vrai autrefois, lorsqu’on s’interdisoit le vin les jours de ce jeûne ; mais que dans la misérable nécessité qu’on s’est faite d’user de quelques liqueurs chaudes pour la digestion, on trouvera dans le thé, le caffé, & le chocolat, moins d’inconvéniens que dans le vin, sur tout en faisant maigre. »

Il accuse un savant Theologien, & trés-injustement, comme le remarque l’Auteur de la Lettre à Monseigneur[47] l’Archevêque d’Aix, de croire que la lâcheté des hommes est une raison légitime qui les dispense de la mortification ; & cependant il n’en allegue lui-même point d’autre pour permettre le chocolat en Carême, ce chocolat sur tout, dans lequel il reconnoît une qualité capable d’attendrir les cœurs, & d’exciter les passions. Car enfin, que veulent dire ces paroles : Que cela auroit été vrai autrefois, lorsqu’on s’interdisoit le vin les jours de jeûne, &c. sinon que parce que les hommes sont aujourd’hui plus lâches & plus sensuels, ils doivent moins se mortifier ? Qui croiroit que cette morale fût d’un homme ennemi de cette fausse prudence du siécle, qui va, dit-il, à flatter l’opinion déja trop répanduë par plus d’un Auteur ; Que les esprits & les tems ne peuvent plus s’accommoder de maximes séveres, & d’opinions rigoureuses ; Qu’il est tems au contraire de donner cours à des sentimens moins gênans, qui contraignent moins les consciences, & qui leur épargnent les scrupules ? N’est-ce pas là vouloir se faire honneur d’une morale chrétienne, & n’avoir néanmoins dans le fonds que des sentimens relâchez ? Mais venons à d’autres Questions.


EXAMEN DE DIVERSES
Décisions sur les Dispenses du Jeûne.


1o. Si la famine dispense du Jeûne.



On nous fait, sur l’obligation du jeûne, une question qui paroît d’abord singuliere dans les termes : c’est, Si la famine oblige à jeûner ; & on répond, qu’oüi : voici la décision.

Plusieurs croient que la famine est une raison invincible d’interrompre le jeûne. « L’Eglise cependant ne prétend accorder en cette occasion que la liberté d’user de viande, & de ce qui se trouvera, sans dispenser du jeûne… La disette donc, elle-même, ne dispense pas absolument du jeûne, elle ne dispense pas même de l’abstinence ceux qui ont bonne volonté de faire pénitence. »

Nôtre Auteur confond ici les idées des choses. Il devoit auparavant définir ce qu’il entend par le mot de famine ; car, à parler en général, ce n’est guéres une question à faire, que de demander si l’on est obligé au jeûne, lorsqu’on n’a pas de quoi le rompre.

Voici trois autres points à examiner : l’un, où l’Auteur nous dit, que de toutes les conditions ausquelles on a crû que la dispense du jeûne étoit dûë, il n’y en a certainement pas qui la méritent à plus juste titre, que celle des Princes Souverains : l’autre, où il prétend prouver aux Medecins, que les travaux du corps ou de l’esprit ne sont capables de causer ni épuisement, ni foiblesse, & qu’ainsi les raisons que les Casuistes ont empruntées là-dessus des Medecins, pour dispenser du jeûne les personnes qui se plaignent que le travail les épuise, sont des raisons chimériques, que la bonne Physique ne connoît point : & le dernier enfin, où il prétend, qu’on est moins tenu de faire maigre en Carême, que de jeûner. Nous allons parcourir ces trois points le plus succinctement que nous pourrons.


2o. Si les Princes Souverains sont dispensez du jeûne.

De toutes les conditions ausquelles on a crû que la dispense du jeûne étoit dûë, il n’y en a point, selon nôtre Auteur, qui la méritent mieux que celle des Princes Souverains. La raison qu’il en donne, c’est que « l’on doit tout craindre & tout prévoir pour la conservation de leurs santez, d’où dépendent le bonheur & le salut des peuples que la Providence leur a soûmis. » Mais il oublie les principes qu’il a posez ; car s’il est vrai, comme il l’a dit plus haut, que rien ne soit plus propre que le jeûne du Carême, pour prolonger les jours, il n’y a rien par conséquent à quoi on doive se déterminer lus difficilement, qu’à dispenser du jeûne les Princes Souverains, puisqu’il n’y a rien qu’on ne doive faire pour prolonger leurs jours.


3o. Si les grands travaux de corps ou d’esprit, dispensent du jeûne.

Pour ce qui est des Medecins qui prétendent que les travaux du corps ou de l’esprit, sont capables d’épuiser, ou du moins d’affoiblir, voici de quelle maniere on s’y prend dans le Traité des Dispenses, pour faire voir qu’ils se trompent, & pour fournir aux Casuistes des raisons qui les empêchent d’exempter du jeûne, ceux qui, aïant ces grands travaux à soûtenir, se plaignent qu’ils en sont épuisez. « Nous opposerons aux Medecins, dit-on, de meilleures raisons, que celles qu’ils ont emploïées pour persuader les Casuistes. L’épuisement & la foiblesse sont les principales, parce qu’on a crû, que les travaux du corps & de l’esprit dissipoient beaucoup d’esprits, qu’ils devoient par conséquent coûter cher à la santé, & que cela supposé, le jeûne deviendroit mortel aux personnes d’un grand travail. »

Aprés ce début, on entreprend de prouver deux points essentiels : l’un, qu’avec peu d’esprits animaux, on ne laisse pas d’avoir beaucoup de force ; & l’autre, que c’est un faux principe, de croire que le travail dissipe beaucoup d’esprits. Quant au premier, l’Auteur avance, que le cœur en est la preuve, parce que peu de visceres, dit-il, ont autant de force que celui-là, & qu’aucun cependant ne reçoit si peu de nerfs & d’esprits.

Mais cet Auteur, pour un Medecin, ne sçait guéres l’Anatomie. Bien loin que le cœur soit de tous les visceres celui qui reçoit moins de nerfs, il en est au contraire tout parsemé. Les nerfs de la huitiéme paire, & les nerfs intercostaux s’entrelassent de telle maniere, par plusieurs branches derriere le tronc de l’aorte, qu’ils y forment un lacis nerveux des plus considerables qui soient dans le corps. De ce lacis & du tronc de ces nerfs, partent un trés-grand nombre de rameaux, qui se répandent dans le tissu du cœur. La membrane propre de ce viscere n’est même, à proprement parler, qu’une expansion de nerfs, & il sort encore de chaque point de la surface interne de cette membrane, une grande quantité de filamens nerveux, qui s’insinuent dans les conduits charnus du cœur. Comment soûtenir, aprés cela, qu’il n’y a point de visceres qui reçoivent si peu de nerfs, que le cœur ! L’Auteur tire néanmoins de cette proposition deux conséquences essentielles ; « l’une, que c’est donc moins de la quantité des esprits qu’on doit s’occuper, par rapport aux forces du corps, que de leur bonne constitution, du tems, & de l’ordre de leurs mouvemens ; l’autre, que le jeûne n’aïant de rapport qu’à la quantité des esprits, & n’étant capable d’apporter aucun dérangement dans leurs mouvemens, il doit faire moins craindre qu’on ne se l’imagine pour les forces du corps. »

Si on veut comparer cette derniere conséquence, avec ce que l’Auteur dit un peu plus bas, des effets de la soif, qui fait partie du jeûne, on découvrira une contradiction, qui enchérit peut-être sur toutes celles qui ont été apportées jusqu’ici. Mais ce parallele trouvera sa place dans le second Article de cette troisiéme Partie. Pour ce qui est de l’autre point ; sçavoir, que c’est une erreur de penser que le travail dissipe beaucoup d’esprits : voici comme l’Auteur le prouve.

« Cette refléxion, dit-il, (que le travail ne peut dissiper les esprits) sera sans replique, si l’on songe que les esprits, comme le sang, circulent dans les nerfs, & qu’ils s’échappent moins hors du corps dans ses mouvemens, qu’ils ne se déplacent. Ils se portent ailleurs au sortir des muscles, & repassent des nerfs dans le sang ; le travail donc pourra les rappeller plus souvent dans les organes du mouvement, mais il en dissipera peu. De plus, ajoûte-t-il, le suc nerveux, par le moïen du travail, circulant plus souvent, s’affine & se cohobe davantage ; plus divisé même alors, il peut occuper plus d’étenduë, puisqu’une liqueur occupe d’autant plus d’espace, qu’elle est plus parfaitement divisée, & qu’une vapeur acquiert plus de superficie, que la liqueur d’où elle sort. On comprend donc qu’un moindre volume de suc nerveux, devenu plus fin & mieux divisé, remplira aussi exactement les nerfs, qu’une quantité plus grande, mais plus grossiérement divisée ; & par cette raison, le travail affoiblit moins qu’on ne pense. »

Voilà qui est convainquant. Y aura-t-il, aprés cela, des Directeurs assez dépourvus de bon sens, pour se laisser persuader qu’un homme, qui, sur sa propre expérience, dira qu’il ressent de grands épuisemens dans des travaux de corps ou d’esprit, dont il ne pourra se dispenser, mérite pour cela plus d’indulgence sur le jeûne, qu’un autre ? Ils sçauront tous à présent, que le travail donnant plus de surfaces au suc nerveux, en le cohobant & l’affinant davantage, produit le même effet que s’il fournissoit de nouveaux esprits, parce qu’un moindre volume de suc nerveux devenu plus fin, remplit aussi exactement les nerfs, qu’une quantité plus grande qui ne seroit pas bien divisée, & là-dessus ils répondront à quiconque se croira affoibli à force de travailler, que les esprits ne faisant que se subtiliser & se cohober de plus en plus quand on travaille, n’en deviennent que plus capables de remplir les organes, & de donner par conséquent de nouvelles forces à tout le corps. Qu’ainsi des épuisemens causez par les fatigues du corps ou de l’esprit, étant de pures chimeres, on ne peut prétendre, sur de si mauvaises raisons, à aucune dispense du jeûne. Mais parlons sérieusement ; comment pour prouver que les esprits ne se dissipent pas par le travail, peut-on s’aviser d’alleguer qu’ils circulent comme le sang, puisqu’il est trés-certain, que la masse du sang, dans laquelle nous comprenons ici le chyle, à force de circuler, se dissipe considérablement par l’insensible transpiration, & que ce sont même ses parties les plus subtiles, qui se dissipent le plus par cette circulation : ensorte que les esprits étant ce qu’il y a de plus subtil dans le sang mêlé de chyle, on doit dire que ce sont les esprits qui, en circulant, s’échappent le plus ? L’Auteur du Traité des Dispenses ignoreroit-il que c’est le suc nerveux qui fait la matiere de l’insensible transpiration, cette évacuation si grande & si continuelle ? S’il en doutoit, on lui feroit remarquer que le suc vaporeux qui s’échappe par la transpiration, n’est autre chose que le chyle, qui, passant dans les nerfs, s’appelle suc nerveux ; & qui aprés avoir parcouru dans la circulation, les nerfs, les membranes, & sur tout la peau, qui n’est que l’aboutissement des nerfs, perd enfin dans l’habitude du corps tout ce qu’il y a de mieux affiné en vapeur, tandis que ce qui lui reste de moins travaillé & de plus grossier, est repris par les lymphatiques, ensorte que suivant cette pensée, on peut soupçonner que ce sont moins les arteres que les nerfs, qui portent la matiere de l’insensible transpiration, & qu’ainsi plus le sang sera divisé, & plus il fournira de matiere à cette transpiration insensible. Pour le convaincre davantage, on l’avertiroit que toutes ces reflexions sont mot à mot de M. Hecquet dans sa Dissertation sur la Saignée. Enfin nôtre Auteur qui veut passer pour Medecin, n’auroit-il jamais assez étudié, pour sçavoir que les travaux de l’étude sont capables d’épuiser ?

Mais faisons voir une autre erreur dans les paroles de l’Anonyme. Il dit que le travail, au lieu de dissiper les esprits, ne fait, en agitant le sang, que les cohober, les subtiliser, leur donner plus de superficies, & les rendre par conséquent, encore plus capables de fortifier le corps. Montrons au contraire que la trop grande agitation produite dans le sang, par les travaux du corps ou de l’esprit, ne sert souvent qu’à épaissir les sucs qui circulent, & par conséquent à éteindre les esprits, ce qui, bien loin de fortifier le corps, ne peut que l’affoiblir. Pour cela il faut remarquer que rien ne contribuë tant à affiner les sucs, que le mouvement moderé des vaisseaux où ils sont renfermez ; mais que si quelque chose de violent, un travail considérable, par exemple, « vient à trop hâter ce mouvement, le sang qui n’auroit dû couler que par mesure, précipitera sa course, & s’embarrassant lui-même, se ralentira & s’épaissira. Que ceci se fait dans le sang à peu prés de la même maniere que dans la laine, qui à force d’être bien battuë, prend dans la main des Ouvriers, (des Chapeliers par exemple) la ressemblance & la fermeté du plus fort drap. Que le sang donc, ainsi continuellement battu par les pulsations & les coups redoublez des arteres, qui, comme autant de pilons, frappent & serrent ses fibres, prendra une tissure dense & compacte : ce qui devient d’autant plus croïable, qu’on sçait que deux barres de fer, rougies au feu, peuvent à force de coups de marteau, sans aucun intermede, s’unir ensemble. »

Si l’Auteur du Traité des Dispenses ne trouve pas ces raisons assez convainquantes, on l’avertira qu’elles sont mot à mot du même M. Hecquet, dans la Dissertation qu’on vient de citer[48].

Quoiqu’il en soit, la décision de l’Anonyme est donc que quand on travaille beaucoup, on n’a pas pour cela plus besoin de nourriture, parce que les esprits animaux, dit-il, ne s’en dissipent pas davantage, qu’au contraire, ils en deviennent encore plus abondans, en se subtilisant & se cohobant de plus en plus ; mais comment s’accorde ce langage avec celui-ci qu’il tient un peu plus haut ? Les pauvres accoûtumez au travail, dit-il, ont les fibres de leurs muscles moins aisées à ébranler ; elles ont même besoin, pour entretenir leur action forte & vigoureuse, d’alimens qui aient plus de sel ou de picquant[49] ; à peu prés par la même raison qu’un homme sain a besoin pour agir, d’une nourriture plus vive, & plus succulente, qu’un malade qui n’a qu’à se reposer.

Nôtre Auteur reconnoît donc que quand on agit, on a besoin d’une nourriture, plus vive & plus succulente, que quand on n’agit pas. Auquel de ces deux langages veut-il qu’on se tienne ?

Quant à ce qui concerne le troisiéme article, sçavoir si le jeûne est plus d’obligation que l’abstinence, nôtre Auteur décide qu’oüi, & voici sur quelles raisons.


4o. Si le jeûne est plus d’obligation que l’abstinence.

Oüi, dit l’Auteur du Traité des Dispenses, & pourquoi ? Le voici. S’il est vrai, dit-il[50], qu’il y ait plus de pénitence à jeûner, qu’à se priver de manger de la viande, le jeûne sera plus d’obligation que l’abstinence, & par conséquent il sera moins permis de ne point jeûner, que de ne point faire gras. Il veut dire, sans doute, Que de ne point faire maigre. « Or le jeûne, dit-il, fait plus souffrir que l’abstinence, par la raison qu’on souffre davantage en ne mangeant point, qu’en ne mangeant que de certaines viandes. Le jeûne donc prive de tout plaisir, & l’abstinence le change seulement ou le diminuë. Ainsi, s’il est vrai, comme le témoigne un Prophete, que le plaisir affoiblit la pénitence, in die jejunii nostri[51] invenitur voluptas vostras. La pénitence se trouvera moindre, où il y aura un reste de satisfaction. Ainsi, puisque l’on convient qu’on est obligé de demander des dispenses pour l’abstinence, il ne sera pas moins constant qu’il en faut demander pour le jeûne. »

Il s’ensuit de ce raisonnement, que l’abstinence faisant donc moins souffrir que le jeûne, on est moins coupable de rompre l’abstinence que le jeûne : ce qui ne paroît pas bien constant. Plus la loi est facile à pratiquer, & plus on est criminel de la violer. Si donc l’abstinence fait moins souffrir que le jeûne, plus on sera coupable de la rompre sans besoin, puisque ce violement ne peut être que l’effet d’une plus grande cupidité. On ne peut disconvenir qu’il ne faille de plus fortes raisons, pour se dispenser de ce qui coûte moins, que de ce qui coûte davantage. Si donc l’abstinence fait moins de peine au corps, que le jeûne ; il est visible que celui qui, non content de rompre le jeûne sans besoin, s’émancipe encore à violer l’abstinence, qu’on suppose qu’il peut garder plus facilement, il est visible, dis-je, qu’il se rend plus coupable par ce dernier violement que par le premier ; parce qu’il faut, pour être capable du dernier, un plus grand amour du plaisir, ou une plus grande indifférence pour son devoir, cela est certain.

Quant au passage d’Isaïe qu’on nous cite, In die jejunii vestri invenitur voluptas vestra[52], on n’en sçauroit conclurre que le jeûne soit plus d’obligation que l’abstinence, & ce passage est ici tout-à-fait hors d’œuvre, par rapport au dessein qu’on se propose en le citant. Mais puisque l’Auteur avoit tant d’envie de le placer, il devoit au moins le rapporter plus fidellement qu’il n’a fait, & ne pas mettre voluptas pour voluntas : cette altération peut faire naître deux soupçons ; l’un, que l’Anonyme a changé le texte, à dessein de favoriser la traduction qu’il fait de ce passage, dans laquelle il se sert du mot de plaisir, pour celui de volonté ; l’autre, que voluptas pour voluntas, est ici une faute d’impression. De dire que l’Auteur du Traité des Dispenses, ait voulu alterer le Texte sacré, il y auroit de la témérité. De croire aussi, qu’après s’être servi du mot de plaisir dans le François, comme si effectivement il y avoit voluptas dans le Latin de la Vulgate, ce mot voluptas ne se trouve néanmoins dans la citation, que par une méprise d’Imprimeur, ce seroit simplicité. Que penser donc sur cela ? C’est un mystere que quelques personnes expliquent ainsi par conjecture. Ils disent que l’Anonyme a eu entre les mains un certain Manuscrit, où, pour faire voir que le jeûne sans l’amour du prochain, est une pénitence fausse, on citoit ces paroles d’Isaïe : In die jejunii vestri, invenitur voluntas vestra, & omnes debitores vestros repetitis. Ecce ad lites & contentiones, jejunatis & percutitis pugno impie. Que l’Auteur du Manuscrit avoit coûtume de former ses n, comme des especes de p : ensorte que l’Anonyme, au lieu de lire voluptas dans le passage, a peut-être lû voluntas, & a crû là-dessus pouvoir tourner sur le plaisir, la morale que l’on faisait sur la mauvaise volonté de l’homme à l’égard du prochain. Ils ajoûtent, que l’Auteur du Traité des Dispenses cite simplement à la marge Isaïe, sans marquer le chapitre ; mais que c’est qu’apparemment il n’en a pas trouvé davantage dans le Manuscrit.

On ne s’arrêtera point à examiner ce qu’il faut penser sur tout cela ; & pour en dire ingénuëment nôtre pensée, nous croïons, & nous pourrions même dire, nous sçavons que c’est une fable inventée à plaisir ; mais toûjours il est fâcheux pour l’Auteur, qu’aïant mis voluptas dans la citation Latine, il traduise conformément à ce mot ; car il n’est pas possible, avec une telle circonstance, de soupçonner ici une faute d’impression. Il a voulu corriger cette traduction dans la seconde Edition de son Livre, mais il s’y est mal pris, comme on le peut voir dans le Régime du Carême, page 627.

Au reste, pour revenir à la question, c’est se tromper de croire que le jeûne soit toûjours plus difficile à pratiquer que l’abstinence. Il y a une infinité de gens, qui ne déjeûnent jamais en quelque tems que ce soit, qui font un bon repas à midi ou une heure, & qui le soir ne mangent que trés-peu, ensorte que lorsque le Carême est venu, ils n’ont presque pas de peine à jeûner. On dit presque, parce que le maigre nourrissant moins, ils ressentent un peu plus le besoin de manger.

Enfin nous observerons pour derniere refléxion, que c’est avancer une maxime dangereuse, de dire que l’on soit moins obligé à observer l’abstinence du Carême, que le jeûne : il y a bien des gens qui n’aïant pas assez de Religion pour observer exactement le Carême, ni assez d’irreligion en même tems, pour oser violer tout ensemble & l’abstinence & le jeûne, s’exemptent de jeûner, & se renferment dans l’abstinence. Or si ces gens-là venoient à se persuader une fois, qu’il y eût moins de mal à manger de la viande, qu’à ne pas jeûner, il n’y a pas à douter que la plûpart d’entr’eux, n’aimassent mieux jeûner & faire gras, d’autant plus que la viande nourrissant davantage, quoiqu’en dise l’Anonyme, le jeûne ne leur coûteroit pas beaucoup. Or on demande si cet abus ne seroit pas plus scandaleux que le premier ? Voilà cependant à quoi conduit la doctrine de l’Auteur.

Nous finirons ce premier Article de nôtre troisiéme Partie, par l’examen de deux Questions ; l’une, sur la quantité d’Aliment qu’on peut se permettre à collation ; & l’autre, sur la nature du Tabac par rapport au jeûne.


DE LA QUANTITÉ
d’Aliment qu’on peut s’accorder à la collation.



On accuse dans le Traité des Dispenses, les Casuistes qui ont écrit sur le jeûne, d’avoir poussé le relâchement jusqu’à accorder pour la collation, les deux tiers de ce qu’un homme peut manger dans tout un jour. A Dieu ne plaise que nous cherchions à justifier toutes les décisions des Casuistes sur la matiere du jeûne, nous sçavons que plusieurs d’entr’eux ont avancé là-dessus des propositions d’un relâchement excessif ; mais le procés que l’Anonyme fait ici à quelques uns, n’est pas de bonne guerre. « Plusieurs Casuistes, dit-il[53], se sont avancez jusqu’à accorder dix onces de solide, laissant la liberté de boire à discretion ; on pourra donc, reprend-il, boire autant que manger, & c’est par conséquent vingt onces de nourriture, dont ils font présent pour ce repas. Mais c’est outrer l’indulgence, puisque vingt onces de nourriture suffiroient en rigueur pour la nourriture d’une personne pendant vingt-quatre heures. »

Nous observerons là-dessus que ces Auteurs, qui ont accordé huit ou dix onces d’aliment solide pour la collation, sont des Auteurs d’Espagne, & qu’en Espagne, aussi-bien qu’en quelques autres Païs, la livre est plus petite que la nôtre. En Provence, par exemple, dix onces n’en valent que huit de Paris, & huit n’en valent guéres que six. Or si quelqu’un trouve que six onces de Paris, & quelquefois même huit, que l’on s’accorde ordinairement à la collation, soit un excés, il doit s’en prendre, non aux Casuistes, mais à la plûpart des Communautez, même les mieux reglées, tant Séculieres que Régulieres, sur lesquelles on ne sçauroit trouver à redire, que les gens du monde veüillent prendre exemple. En effet, quel meilleur modéle pourra-t-on proposer aux familles pieuses ? A la vérité, on pourra leur dire historiquement, que Saint Charles ne permettoit à ses Domestiques qu’une once & demie de pain, & un petit coup de vin, Vesperis panis uncia cum dimidia, & vini poculum, tantùm capere liceat. On pourra leur représenter que la collation que permettoit à ses Diocésains le Cardinal du Perron, Evêque d’Evreux, ne s’étendoit pas au-delà de la Regle de Saint Charles, comme on le voit par ces paroles du Rituel d’Evreux, imprimé en 1606. Le Curé pourra avertir ses Paroissiens, (afin de leur faciliter le moïen de jeûner) qu’ils peuvent licitement en tel jour de jeûne, prendre le soir un peu de pain, & une fois à boire, sans pour cela contrevenir au jeûne. Mais comme Fagnan & Bellarmin ont montré qu’il falloit s’en tenir aux usages présens de l’Eglise universelle, on ne peut donner pour regle décisive, que l’usage actuel des personnes irréprochables, sur la conduite desquels les Fidéles sont attentifs. On ne les obligera pas de se regler sur les Moines de la Trape, qui ne mangent que deux onces de pain sec à collation, mais on se gardera bien aussi de leur proposer l’exemple de ces tables trop ordinaires aujourd’hui, où l’on sert tant de sortes de mets, que l’on en fait un petit souper, qui seroit même pour un grand nombre de personnes un trés-bon repas. Le milieu le plus raisonnable qu’on puisse donc tenir ici, sera de leur proposer les Communautez qui menent une vie commune, & qui n’ont d’autre pénitence que la retraite, l’étude, & les fonctions du Ministere, comme aux Jesuites, à l’Oratoire, à Saint Lazare, à Saint Sulpice, & ailleurs. Or dans toutes ces Communautez on donne à collation, en pain ou en fruit, tout au moins six onces, qui en font huit de Provence, & l’on va quelquefois jusqu’à huit, qui en valent dix. Prenons pour exemple le Seminaire de Saint Magloire, où il y a des personnes de toutes sortes de tempéramens, où il faut s’accommoder à la portée d’une centaine de jeunes gens, d’un appétit merveilleux : il est constant qu’on sert à chacun à collation prés de huit onces en pain ou en fruit, car on donne prés de cinq onces de pain, & le fruit qui consiste tantôt en deux pommes, tantôt en un petit plat de pruneaux, ou de figues, va bien à prés de trois onces, voilà les huit onces. Mais on ne dit pas à ces Messieurs, que soit qu’ils aient une grande faim ou non, ou que leur compléxion, leur âge, leurs occupations, demandent plus ou moins de nourriture, ils peuvent manger tout, sans craindre de rompre le jeûne ; on s’en remet là-dessus à la discretion & à la conscience de chacun. Les Casuistes tout de même ne prétendent pas, que de quelque tempérament, de quelque âge que l’on soit, & en quelque disposition qu’on se trouve, les huit ou dix onces ne puissent jamais être quelque chose de trop pour la collation. Les Docteurs parlent pour tout le monde ; & ceux qui président aux Communautez, accordent ce qui peut être nécessaire à diverses personnes, laissant à la discrétion des particuliers, à moderer cette quantité lorsqu’il le faut. Dans ces Communautez, la plûpart ne mangent pas la moitié de ce qu’on leur sert ; mais parmi le grand nombre, il y en a qui ont peu dîné, d’autres ont dissipé beaucoup d’esprits par l’étude & par diverses fonctions. (Quoique l’Auteur du Traité des Dispenses prétende que les esprits ne sçauroient jamais se dissiper par le travail, soit de corps ou d’esprit.) D’autres ont un estomac dévorant ; les accusera-t-on de rompre le jeûne, s’ils mangent les sept ou huit onces qu’on leur sert ? Il est donc visible que dans le Traité des Dispenses, on décide un peu légerement, & qu’on n’examine pas assez ce qu’on prononce.

Du tems de Saint Thomas, on n’auroit pas donné à collation ce qu’on accorde à présent, parce que le repas du dîner, ne se faisait qu’à trois heures, & que l’on ne pouvoit avoir besoin le soir que de quelques conserves, (Electuaria) pour fortifier l’estomac, ou de boire un coup pour dissoudre les alimens ; mais à présent qu’on dîne à midi, on porte la condescendance jusqu’à quatre ou cinq onces de pain, & deux ou trois onces de fruit. L’Anonyme permet tous les fruits secs ou frais, & les salades : Il y a des Communautez où l’on n’ose donner aucunes salades à collation, parce qu’on les croit un peu trop propres à aiguiser l’appétit. Pour ce qui est des fruits que cet Auteur indique, comme les pommes, les châtaignes & les pruneaux, on n’oseroit en bien des Communautez en servir plus de deux ou trois onces, qui font un assez petit volume. Quoiqu’il en soit, on voit par tout ce que nous venons de remarquer, que ce que l’Anonyme veut faire regarder comme évidemment outré & abusif, est une pratique raisonnable & approuvée dans l’Église.

Si cependant il resultoit de-là, comme le veut l’Anonyme, qu’on accorderoit à collation les deux tiers de ce qu’un homme peut manger dans toute la journée, ce seroit un relâchement exorbitant ; mais comment le prouve-t-il ? par un paralogisme fort sensible, qui ne devoit pas lui être échappé. Voici le raisonnement d’où il infere qu’on accorde pour la collation, les deux tiers de ce qui peut suffire pour la nourriture d’un homme pendant tout un jour.

« Les hommes d’aujourd’hui paroissent se contenter encore de moins, puisqu’une livre de pain & autant de viande passe ordinairement pour la quantité de nourriture dont un particulier, qui agit & qui travaille, peut se contenter. La Regle des Casuistes, qui va à permettre vingt onces à collation, est donc manifestement abusive, car si trente-deux onces pesant d’alimens, ce sont ses termes, suffisent pour tout un jour, il est ridicule d’accorder les deux tiers de cette quantité pour un repas, qui n’est que de pure indulgence, & qui vient à la suite d’un dîner, où il n’est pas rare qu’on mange plus de trente-deux onces, qui suffisent pour la nourriture d’un homme pendant vingt-quatre heures. »

Le paralogisme est manifeste, puisque l’Auteur, pour faire les vingt onces de la collation, joint aux dix onces d’aliment solide, la même quantité de boisson, comme nous l’avons vû un peu plus haut ; au lieu qu’il laisse à part ce qu’on boit en mangeant à dîner les trente-deux onces de chair & de pain. Il devoit dire au contraire, selon les principes qu’il a posez, pag. 556. de la premiere édit. & pag. 441. de la seconde, tome 2. « que le sang a trois fois plus besoin de choses qui le délaïent, que de sucs qui l’épaississent ; que la boisson donc pourroit être triple, ou à peu prés, du solide des alimens, & que ce ne seroit encore que les mettre à la portée du sang, & établir d’avance dans les parties du chyle, la proportion qui est entre les parties du sang ; que du moins, faute d’une boisson suffisante, on exposera la santé à des dangers continuels, parce qu’on risquera d’alterer & d’interrompre l’équilibre des liqueurs en quoi elle consiste. »

Donc, selon les principes de l’Anonyme, en mangeant deux livres de pain & de viande, il faudroit joindre six livres de boisson, c’est huit livres, & par conséquent les seize ou vingt onces de solide & de liquide qu’il trouve à la collation, loin d’être les deux tiers de la nourriture qu’il donne pour un jour, n’en sont que la septiéme ou huitiéme partie.

L’Auteur aïant été averti de ce paralogisme, a voulu le corriger dans la seconde édition de son Livre, page 132. tome 2. mais plûtôt que d’avoüer qu’il s’est trompé en accusant ici les Casuistes d’un relâchement si excessif, & en leur reprochant comme il fait, de condamner les hommes à la plus affreuse gourmandise, il dit que « c’est toûjours trop accorder que de permettre dix onces de solide à collation, puisqu’il n’est pas rare qu’à dîner on mange plus que trente onces, (c’est l’expression dont il se sert) lesquelles suffisent pour la nourriture d’un homme pendant vingt-quatre heures » : ensorte que ce seroit faire manger les jours de jeûne quarante onces de solide, au lieu de trente qui pourroient suffire ordinairement, & en tout autre tems. Par où on voit qu’il confond toutes les circonstances, & qu’il n’a aucun égard aux différences des personnes ; car on ne prétend pas que celui à qui trente onces de solide suffiront pleinement pour sa nourriture pendant un jour, ait la permission en Carême d’en prendre 40. cela seroit absurde. Tel qui aura pris trente onces d’aliment solide à dîner, pourra avoir encore besoin d’en prendre dix le soir ; & à tel autre qui n’en aura pris que vingt, une collation de deux onces de solide, sera peut-être trop abondante. Quand donc les Casuistes ont fixé la mesure à huit ou dix onces de solide, ils n’ont pas prétendu, comme nous l’avons déja remarqué, que ce ne fût jamais rompre le jeûne, que de ne pas passer cette mesure ; ils ont seulement voulu marquer un terme au-delà duquel, ceux même qui sont de compléxion à manger beaucoup, ne doivent point aller. Ils ont écrit pour tout le monde consideré en general, & non pour chacun en particulier ; au lieu que l’Anonyme confond tous les âges, tous les tempéramens, toutes les compléxions, tous les états, comme s’il n’y avoit là-dessus aucune difference parmi les hommes.

Quant à ce qui vient d’être remarqué la livre d’Espagne & de Provence, sçavoir, qu’elle est moindre que la nôtre, l’Anonyme dit que c’est un fait à examiner. Mais sentant bien qu’une telle réponse ne suffit pas, il a recours à un faux-fuïant : il ajoûte qu’en supposant même que la livre d’Espagne soit au dessous de la nôtre, cette difference ne met nullement à couvert les Theologiens d’Espagne, vû qu’en Espagne on mange bien moins ; sur quoi il dit que huit onces de nourriture accordées à un Espagnol pour sa collation, sont une mesure énorme ; mais il outre visiblement les choses. Nul Espagnol d’un âge fait, & se portant bien, n’est si petit mangeur, que la quantité de huit onces de nourriture à sa collation soit pour lui une quantité énorme ; l’exageration de l’Anonyme est énorme elle-même : ce que nous disons ici, nous le disons aprés nous en être informez à plus d’un Espagnol que nous citerions, s’il étoit nécessaire. Une autre refléxion qu’il reste à faire, c’est qu’il ne faut pas toûjours mesurer la collation sur la quantité d’alimens qu’on aura prise à dîner ; car encore que cette quantité pût suffire pour nourrir un homme pendant 24. heures, si elle étoit partagée à diverses fois, il ne s’ensuit pas qu’étant prise à un seul repas, où je suppose que l’on garde les regles de la tempérance, elle ne puisse laisser le soir dans un fort grand besoin de manger celui qui en a fait son dîner. Il n’est pas nécessaire d’être Medecin, pour sçavoir qu’on est mieux soutenu d’une certaine quantité d’alimens partagée à plusieurs fois, que de la même quantité prise en une seule. Et celui-là se tromperoit fort, qui, sous prétexte qu’il lui seroit permis de manger tel poids d’aliment à dîner, & tel poids à collation, croiroit ne point blesser le jeûne, en mangeant cette même quantité à quatre differens tems de la journée ; le potage, par exemple, à midi, le poisson & les autres mets à quatre heures, & le fruit à collation. Il romproit visiblement le jeûne, parce qu’en partageant ainsi un seul repas en plusieurs, ses forces seroient sans doute plus soûtenuës, & son corps plus nourri, c’est donc se méprendre grossiérement, de croire qu’il faille toûjours mesurer la quantité d’Alimens qu’on prend à collation, sur celle qu’on prend à dîner ; la regle est trop fautive, pour devoir être donnée comme une maxime incontestable. De plus, quand nôtre Auteur, voulant prouver que la regle des Casuistes, qui va à permettre huit onces de solide à collation, est manifestement abusive, allegue pour raison que trente onces ou environ, suffisent pour tout un jour, il est ridicule d’accorder presque le tiers de cette quantité, pour un repas qui n’est que de pure indulgence : il ne prend pas garde qu’un même poids d’alimens de la qualité de ceux qui conviennent à collation, est moins nourrissant qu’un même poids de ceux qu’on a coûtume de manger à dîner ; & qu’ainsi il n’y a ni justice ni justesse, à raisonner des alimens du dîner & de ceux de la collation par rapport au seul poids, comme s’ils étoient les uns & les autres également nourrissans. Les raisonnemens de l’Auteur du Traité des Dispenses, ne roulent ainsi que sur des mal-entendus, des ambiguitez, des paralogismes, & sont plus propres à embroüiller les questions, qu’à les éclaircir.


DE LA NATURE DU TABAC,
par rapport au Jeûne.



On demande si le Tabac rompt le jeûne : la question paroît d’abord frivole ; mais l’Auteur du Traité des Dispenses qui la propose comme un cas de conscience des plus importans, nous dit qu’elle mérite d’autant plus d’attention, que c’est moins un doute imaginé, sur lequel on cherche à s’exercer, ou une simple curiosité dont on s’occupe, qu’un cas public, & un scrupule universel, dont on demande la décision. Il ajoûte[54] qu’on apperçoit dans cette inquiétude sur le Tabac, une sorte de notion naturelle, ou une idée de tout le monde, qui décide la question.

Aprés ce début intéressant, il entre en matiere, & décide que le Tabac, lors même qu’on n’en prend qu’à certaines heures de la journée, & seulement par remede, rompt le jeûne, à moins qu’on ne le prenne vers l’heure du repas. Voici ses raisons 1o. « Le Tabac, soit en poudre, en machicatoire, ou en fumée, agit par sa vapeur ; or une vapeur, une odeur, ne laisse pas de nourrir le corps : témoin Démocrite qui soûtint sa vie pendant trois jours, quoi-que dans un âge fort avancé, respirant seulement la vapeur de pains chauds[55] : témoin ceux qui ont retardé leur mort uniquement en flairant du miel, &c. Donc le Tabac rompt le jeûne. »

Mais l’Anonyme y pense-t-il ? lui qui dit ailleurs, comme nous l’avons vû plus haut, que selon les forces ordinaires de la nature, on peut se passer d’aliment pendant quatorze jours, & au milieu des plus grandes fatigues, sans en être malade. Car si cela est, qu’est ce qui lui persuade que lorsque Démocrite a demeuré trois jours sans manger, ç’a été en vertu de la fumée de pains chauds qu’il respiroit ; & que lorsque les Indiens, dont il cite plus bas l’exemple, se passent si long-tems de manger, c’est au tabac qu’ils en sont redevables ? On peut, sans en être malade, & selon les forces ordinaires de la nature, se passer de nourriture pendant quatorze jours ; à plus forte raison le pourra-t-on trois jours. Voilà dans quelles contrarietez on se jette, quand on n’a point de principes.

Quoiqu’il en soit, l’Anonyme, pour appuïer son raisonnement, dit qu’il suffit d’observer que c’est une erreur de ne croire corps, que ce qui est grossier & palpable. Là-dessus il cite les fumigations, dont se servoient les Anciens pour les maladies des yeux, & pour les maux de poitrine ; les applications extérieures qui se font pour lâcher le ventre, pour dégager les urines, & pour procurer des sueurs ; les infusions d’antimoine, les gobelets qu’on prépare avec ce mineral, & les pilulles éternelles, lesquelles perdent si peu de leur poids en purgeant, qu’elles passent pour purger par irradiation. Il rapporte enfin l’exemple des poisons les plus prompts, qui ne sont, dit-il, que des esprits empoisonnez ; témoin celui du scorpion, de la vipere, & des cantarides. Mais à quoi bon tout ce détail ? Qui doute que les vapeurs & les odeurs ne soient de véritables corps ? L’air est un corps & même un aliment, à parler selon l’exacte Physique : la lumiere qui passe à travers le chrystal, est un corps aussi ; les esprits les plus subtils qui s’échappent des mixtes, sont des corps : en un mot l’odeur qui exhale du tabac, est un corps, on l’accorde. Donc l’odeur du tabac doit être regardée comme un aliment capable de nourrir assez pour rompre le jeûne ; c’est ce qu’on n’accorde pas. L’exemple de ce Philosophe, dont nous avons parlé plus haut, lequel passa toute sa vie sans autre nourriture que les raïons du Soleil, auroit pû servir merveilleusement à nôtre Auteur, pour faire voir que l’odeur du tabac, qui est quelque chose de bien plus grossier que la lumiere, peut nourrir considérablement. Quoiqu’il en soit, l’exemple de Démocrite, & celui de ceux qu’on dit avoir prolongé leur vie en flairant du miel, paroissent suffisans à l’Anonyme. Le tabac nourrit donc, parce qu’il a de l’odeur ; mais si cela est, que sçait-on si les jours de jeûne, on peut, en sûreté de conscience, se promener dans un jardin plein de fleurs ? Le Carême ne seroit-il point mal placé, de l’être au Printems, où l’air est tout rempli de l’odeur des fleurs que cette saison fait éclorre ? Les bouquets ne devroient-ils point être défendus en Carême, à moins qu’ils ne fussent de fleurs artificielles ? Pline assure qu’il y a des peuples qui n’ont point de bouche, lesquels ne vivent qu’en flairant des racines, des fleurs, & des fruits sauvages, qu’ils portent avec eux : Scribit Megastenes nullum illis cibum, nullumque potum, tantùm radicum florumque varios odores, & sylvestrium malorum quæ secum portant[56]. Voilà un grand préjugé contre l’usage des bouquets en Carême. Il est vrai que Strabon traite la chose de fable ; mais Strabon sçavoit-il que les odeurs fussent aussi capables de nourrir que le pain ? L’usage de l’encens ne devroit-il point pendant le Carême être banni des Temples ? ce parfum est-il si nécessaire dans nos Églises, qu’il faille risquer jusques dans le Sanctuaire même, de faire rompre le jeûne aux Fidéles, & sur tout aux Ministres du Seigneur ? Mais changeons de langage ; nous voulons qu’à prendre les choses selon la rigoureuse Physique, toutes les odeurs soient nourrissantes, absolument parlant ; celle du tabac peut-elle l’être assez pour rompre le jeûne ? & oseroit-on soûtenir une telle proposition, sans contrarier l’esprit de la Morale Chrêtienne, qui est grand en tout, & qui est ennemi des petitesses, témoin ces paroles :

Conducteurs aveugles ! la crainte d’avaler un moucheron vous fait passer ce que vous bûvez, & vous avalez un chameau.

Vous netoïez le dehors de la coupe & du plat, & le dedans de vôtre cœur est tout impur[57]. Mais, dit l’Anonyme, le tabac, selon de bons Auteurs, conserve les forces des Indiens pendant de longs voïages, sans le secours d’autres nourritures. Les Soldats en Europe soûtiennent d’affreuses disettes à l’aide du tabac ; & les habitans de la Floride passent certains tems de l’année sans autre nourriture que celle de la fumée de cette plante : comment aprés cela ne pas craindre de rompre le jeûne, quand on prend du tabac ?

Voilà des exemples, il faut les examiner. 1o. Le tabac, selon de bons Auteurs, conserve les forces des Indiens pendant de longs voïages, l’Anonyme devoit ajoûter que ces peuples joignent au tabac le secours de diverses sortes de liqueurs, & d’autres alimens qu’ils portent avec eux, ou qu’ils trouvent sur les chemins : ils boivent, par exemple, en plusieurs endroits, une liqueur blanche comme du lait, laquelle s’écoule avec abondance du tronc de certains arbres qu’ils ouvrent. Cette liqueur est d’un fort bon goût, & sur les chemins il y a des cabarets, des tentes, & des huttes où l’on en vend aux voïageurs. Les arbres qui fournissent cette boisson, sont assez semblables aux plus bas Palmiers, la liqueur se nomme auze. Quand on en boit une certaine quantité, elle réjoüit le cerveau, & réveille les sens. Le peu qu’elle coute, puisque la pinte ne passe pas la valeur d’un liard[58], fait que les voïageurs ne se l’épargnent pas. Dans d’autres endroits, ils ont d’autres secours que l’art ou la nature leur fournit.

2o. Les Soldats en Europe soûtiennent d’affreuses disettes à l’aide du tabac ; cela est vrai, mais l’eau-de-vie y a bonne part. 3oLes habitans de la Floride passent certains tems de l’année sans autre nourriture que celle de la fumée de cette plante.

Les habitans de la Floride, pendant certains tems de l’année, usent plus que jamais de tabac ; mais ils ne laissent pas de boire & de manger alors, comme nous l’avons appris de plusieurs voïageurs dignes de foi.

« Le tabac, ajoûte l’Auteur, n’étant pas un être imaginaire, doit être défini ; or ce n’est pas un remede ou un médicament quand il est habituel ; ce n’est pas non plus un aliment, car beaucoup lui refusent ce titre ; reste qu’il ne soit qu’un amusement, un plaisir, un passe-tems : or ce qui n’est qu’un amusement, ce qui enyvre, ce qui donne des forces, & qui ôte la faim & la soif, & ce qui ne se prend que pour le plaisir, ne rompt-il pas le jeûne ? » Parcourons ces raisons. Le tabac n’étant pas un être imaginaire, doit être défini : cela est juste. Or ce n’est pas un remede ou un médicament, quand il est habituel. Il faut distinguer ; ce n’est pas un remede quand il est si habituel, qu’on en prend à tous les momens ; cela est vrai : ce n’en est pas un, quand on a l’habitude de n’en prendre qu’une ou deux fois le jour ; on n’en convient pas. Ce n’est pas non plus un aliment. L’Auteur se contredit, puisqu’il a soûtenu jusqu’ici que c’en étoit un. Quoiqu’il en soit, sa proposition est vraïe, voïons sa raison. Le tabac n’est pas un aliment, car beaucoup lui refusent ce titre. L’excellente raison ! Reste qu’il ne soit qu’un amusement, un plaisir, un passe-tems. Cela est ainsi quand on en prend sans un véritable besoin, & non quand on le prend par remede. Or ce qui n’est qu’un amusement, ce qui enyvre, ce qui donne des forces, ce qui ôte la faim & la soif, & ce qui ne se prend que pour le plaisir, ne rompt-il pas le jeûne ? Voilà qui est trop chargé : il falloit, pour la justesse, s’en tenir aux termes d’amusement, de plaisir, & de passe-tems, où l’on a borné la proposition précédente, reste qu’il ne soit, &c. & non pas en mettre ensuite plus qu’on en a dit. Mais il n’importe, examinons en détail tous ces termes. 1o. Ce qui n’est qu’un amusement, ne rompt-il pas le jeûne ? Non, lorsque cet amusement est innocent, qu’il ne nous détourne point de nos devoirs, qu’il ne nous empêche point de vaquer aux fonctions de nôtre état, qu’il ne va point à nous ôter une partie considérable de nôtre tems, qu’enfin cet amusement est aussi indifférent que de prendre l’air à sa fenêtre, de se promener dans un jardin, ou de parler de la pluïe & du beau tems ; or il est sûr que de prendre dans la journée quelques pincées de tabac, est un amusement aussi indifférent.

2o. Ce qui enyvre, ne rompt-il pas le jeûne ? Le mot d’enyvrer est captieux ici, mais il n’importe. Une pincée de tabac, ni deux ni trois n’enyvrent pas ; & s’il arrive à quelques personnes qui n’y sont pas accoûtumées, d’en être étourdies dans les commencemens, il ne faut pas confondre cet inconvénient avec l’yvresse du vin ou de la bierre ; il n’est point permis, sous quelque prétexte que ce soit, de s’exposer à s’enyvrer : un homme cependant à qui l’on conseille l’usage du tabac pour sa santé, & qui prévoit que n’en aïant jamais pris, il lui arrivera, comme à quelques-uns, d’en être étourdi, n’est point coupable en risquant ce danger. Ce mot d’enyvrer a quelque chose d’odieux, dont l’Auteur profite, sans s’embarrasser s’il ne le fait point à la faveur de quelque équivoque.

3o. Ce qui donne des forces, ce qui ôte la faim & la soif, ne rompt-il pas le jeûne ? autre équivoque. Ce qui donne des forces, ce qui ôte la faim & la soif en nourrissant, ne rompt-il pas le jeûne ? oüi. Ce qui donne des forces, ce qui ôte la faim & la soif sans nourrir, ne rompt-il pas le jeûne ? non. Un grain de sel tenu dans la bouche lorsqu’on est tourmenté d’une extrême soif, la rend plus supportable, & quelquefois la dissipe, parce qu’il se détache par ce moïen une certaine quantité de salive qui humecte le gosier, l’ésophage & l’estomac. L’Armée de Charles V. seroit périe de soif au siége de Tunis, sans qu’on fît aviser les soldats de cet expédient[59]. Un bouton de bois, ou quelqu’autre chose de semblable, promené sur la langue, produit à peu prés le même effet, en excitant les glandes salivaires à se vuider. Peut-on dire que celui qui étant tourmente d’une violente soif un jour de jeûne, auroit recours à un tel expédient plûtôt que de boire, ne laisseroit pas de rompre le jeûne ? ne seroit-ce pas porter les choses à un excés de séverité qui choqueroit le sens commun ? Le tabac néanmoins n’adoucit la soif, qu’en la trompant de cette maniere. Il excite dans les vaisseaux salivaires un mouvement qui les oblige à verser dans la bouche une sérosité, qui passant jusques dans l’estomac, arrose les parties que la trop grande sécheresse fait souffrir. L’Anonyme, lui-même, croit si peu que ce qui ôte la soif sans boire, soit contraire au jeûne, qu’il enseigne lui-même un moïen de l’éteindre de la sorte les jours de jeûne, comme nous le verrons dans la suite.

4o. Ce qui ne se prend que pour le plaisir, ne rompt-il point le jeûne ? Cette question revient à celle de l’amusement. Nous ne laisserons pas d’y répondre. On convient qu’il ne faut jamais rien faire pour le plaisir, mais enfin il y a plaisir & plaisir ; & quand on se laisseroit entraîner à une chose par la satisfaction qu’on y trouveroit, si cette chose est innocente, le crime ira-t-il jusqu’à rendre coupable du violement du jeûne, celui qui aura goûté cette satisfaction ? On parlera de nouvelles, on se promenera, on préferera une lecture indifférente, mais qui contentera davantage, à une autre qui satisfera moins ; on se plaira à respirer un air frais ; on goûtera d’un met qu’on croira plus savoureux ; est-ce à dire que le jeûne sera rompu pour cela ? De plus, il est des plaisirs innocens, dont la fin peut être en général, & implicitement, rapportée à Dieu, l’homme a besoin de quelque chose qui le divertisse, qui le relâche, qui l’amuse même, s’il le faut dire : or il est permis de prendre ce divertissement, parce que c’est un divertissement ; cet amusement, parce que c’est un amusement, pourvû qu’il soit innocent par lui-même, & qu’il n’ait rien de contraire à la disposition où chacun doit être dans son cœur, de ne rien faire qui puisse blesser sa conscience. Quand l’amusement, ou le plaisir innocent que l’on prend est tel, il n’y a rien à craindre, on le peut goûter sans risque de blesser son devoir ; chacun sent cela, sans qu’il soit nécessaire d’être Theologien. D’ailleurs une satisfaction peut bien n’être pas absolument innocente, sans être pour cela si criminelle, qu’on ne la puisse prendre sans rompre le jeûne ; & si on trouvoit des raisons contraires à cette maxime, elles ne pourroient venir que d’une morale pointilleuse, que la Religion ne connoît point.

Il est aisé de voir par toutes les circonstances que nous venons de poser, que nous ne prétendons point autoriser la conduite de ceux qui passeroient, par exemple, une partie considérable de leur tems à fumer, ou à prendre quelqu’autre amusement que ce fût ; mais ce n’est pas ici le cas dont il s’agit avec nôtre Auteur, puisqu’il prétend que l’usage même moderé du tabac, pris par amusement, rompt le jeûne, & que l’usage de ce même tabac pris par remede, ne le rompt pas moins, si l’on n’a pas soin d’approcher les heures où on le prend, de celles des repas. Quand même, dit-il, ou, pour ne rien changer dans ses termes, « Quand bien même il seroit vrai que le tabac fût un remede, ne suffiroit-il pas d’en prendre seulement à certaines heures, & ces heures ne pourroient-elles point être à peu prés celles des repas[60] ? Ce seroit un moïen pour le faire concourir avec le jeûne, & pour en ménager la regularité ; sinon ne sera-ce pas s’exposer à le rompre ? » L’Anonyme, pour consoler ceux que cette morale sur le tabac pourroit allarmer, dit que le tabac est toûjours mal sain ; & au lieu de prendre là-dessus le juste milieu, qu’a pris un des plus grands Medecins de l’Europe[61], il blâme l’usage du tabac comme absolument mauvais : nous tâcherons d’éviter cet excés ; & sans prendre d’autre parti que celui de la vérité, nous exposerons le plus simplement qu’il nous sera possible, les biens & les maux que cette plante peut produire.


QUALITEZ DU TABAC.

Le Tabac appellé Nicotiane, à cause de Nicot, Ambassadeur de France en Portugal, qui en apporta la graine, & Tabac, à cause de l’Isle de Tabaco, d’où il vient originairement, est une herbe dont la feuille & la racine imitent assez bien celles de la petite Justiame, & qui produit des effets ou salutaires, ou pernicieux, selon les cas où elle est emploïée. Quand on en sçait user, elle est à estimer pour les grands avantages qu’on en retire, & doit tenir rang parmi les meilleurs remedes de la Medecine. Introduite à propos dans les narines, soit entiere ou pulverisée, elle picote doucement la membrane, dont les enfoncemens du nez, & les petits os qui les composent sont revêtus. Cette membrane se fronce alors, & par l’effet de plusieurs secousses réïterées, elle comprime les mammelons, & les glandes dont elle se trouve parsemée, & en exprime, comme d’autant d’éponges, la mucosité superfluë qui s’y est amassée ; cette mucosité étant une fois détachée, les sérositez ne trouvent plus d’obstacle à leur sortie, elles suivent le mouvement qui vient d’être imprimé, & comme une eau qui couleroit par des syphons, elles sortent avec abondance des vaisseaux & des glandes d’alentour.

Il arrive par le moïen du même picotement, qu’en mâchant le tabac ou en le fumant, les glandes des mâchoires & les vaisseaux salivaires, sans cesse ébranlez, sont contraints de laisser échapper une grande quantité de salive, laquelle emporte avec soi la matiere des fluxions. Il se communique en même tems aux membranes des poumons, une certaine impulsion qui les débarrasse d’une pituite visqueuse, dont la sortie fait souvent la guérison de l’asthme, de la toux, des catharres, & de plusieurs autres accidens. Cette vertu du tabac contre les maladies qui viennent d’embarras d’humeurs, est confirmée par l’expérience ; & sans emprunter ici des exemples étrangers, nous en pourrions citer un grand nombre, dont nous avons été témoins ; comme, entr’autres, de surditez guéries par la fumée de cette plante, soufflée dans l’oreille ; d’un balbutiement entierement corrigé par le tabac en mâchicatoire ; de maux de tête invéterez, appaisez par le tabac en poudre pris par le nez ; d’un assoupissement tendant à léthargie, dissipé en faisant tirer au malade par le nez la fumée d’une pipe ; d’un éphialte gueri[62], en s’accoûtumant à mâcher du tabac tous les soirs, &c.

Le tabac contient un soufre narcotique, par lequel il appaise les douleurs de dents ; il produit outre cela, par le moïen de ce soufre, une si grande tranquillité dans le corps & dans l’esprit, que ceux mêmes qui manquent du nécessaire, trouvent dans le tabac dequoi oublier leur disette.

Le tabac n’est pas seulement propre à plusieurs incommoditez du dedans, il convient encore à plusieurs maux extérieurs ; il purifie les ulceres ; il mange les mauvaises chairs par un sel caustique qu’il renferme ; il conduit le mal à une heureuse cicatrice, & fait ce que trés-souvent les autres remedes n’ont pu faire. Mais les mêmes vertus qui le rendent capable de tant de bons effets, quand on le sçait emploïer à propos, ne servent qu’à le rendre d’autant plus dangereux, quand on en abuse. Car puisqu’il renferme un sel caustique, par lequel il purifie les ulceres, mange les carnositez les plus dures, & découvre jusqu’à la chair vive, quel désordre ne causera-t-il pas s’il vient à mordre, par son sel acre, sur des membranes tendres & délicates ? Il ne pourra manquer alors d’exciter des convulsions dans les nerfs de la gorge & du ventricule, & d’ébranler tout le genre nerveux. Quel tort ne fera point la salive, étant une fois chargée de ce sel, si elle en répand par tout l’acreté, en se mêlant avec les alimens qui doivent être convertis en chyle, & portez ensuite avec le sang à toutes les parties du corps.

Le soufre narcotique du tabac, s’il vient une fois à se développer, n’est pas moins à craindre que son sel. Il est vrai que ce soufre, par le calme qu’il produit, peut arrêter, comme nous l’avons remarqué, les maux de dents, & faire plusieurs autres bons effets ; mais si l’on examine bien d’où viennent tous ces avantages, on verra qu’il ne faut pas beaucoup s’y fier. En général, rien ne doit mieux faire connoître combien le tabac peut être dangereux, que les maux qu’il cause lorsqu’on en avale imprudemment ou la fumée, ou la poudre, ou le suc. Je ne sçai quel venin secret se fait aussi-tôt sentir au dedans. L’estomac est ébranlé par des nausées, & renversé par des vomissemens. Le cerveau est attaqué de vertiges, la tête devient chancellante, les yeux s’obscurcissent ; le corps gémit sous divers accés de chaud & de froid ; le cœur, presque sans action, refuse aux parties le sang & les esprits dont elles ont besoin. Comment le tabac pourroit-il causer tous ces ravages, s’il ne renfermoit que des principes innocens ? Il ne faut donc pas, sous prétexte des biens qu’il peut produire, s’y trop accoûtumer. Il décharge utilement par le nez & par les oreilles, comme nous l’avons remarqué, les humiditez surabondantes ; mais il ne faut pas croire pour cela qu’il soit à propos d’en prendre sans cesse ; car il y a plusieurs dangers à craindre de cette conduite. Le premier, qu’en détournant trop par la bouche & par le nez les sérositez superfluës, qui ont coûtume de se décharger par la transpiration insensible, & par les autres voïes générales, on ne détruise à la fin l’organe de l’odorat. Le nez est fait pour recevoir les odeurs, & non pour servir d’égout à toutes les humeurs du corps. Les enfans & les vieillards ont naturellement le nez sujet à des distillations. L’humidité des premiers est si abondante, que les parties supérieures s’en déchargent par l’issuë la plus proche qu’elles trouvent : & dans les seconds, les parties relâchées sont comme autant de cribles ouverts qui, ne pouvant se resserrer, laissent couler sur les narines & sur les autres organes, l’humeur pituiteuse qu’elles reçoivent ; mais dans les jeunes gens, à moins qu’ils ne soient malades de catharres, le nez ne se décharge jamais que d’une mucosité épaisse qui se produit journellement, & qui pourroit par son séjour affoiblir l’action de l’odorat. Cela supposé, il est facile de voir que c’est contrarier le dessein de la nature, que d’émousser, par une décharge continuelle d’humeurs qu’on détermine à prendre leurs cours par le nez, le sentiment vif & délicat d’une membrane destinée par la nature au discernement des odeurs.

Le second inconvénient, c’est que par le poids des humeurs qu’on appelle sur cet organe, on appesantit la tête, ce lieu destiné aux fonctions de la plus belle partie de nous-mêmes, ensorte que l’esprit en peut devenir moins libre, & la mémoire plus lente.

Le troisième, c’est que rien n’est plus capable de causer ou d’entretenir l’indisposition, qu’on nomme vapeur. Pour le concevoir, il faut d’abord remarquer qu’on ne doit point attribuer cette maladie à des fumées qui s’élevent soudainement du bas-ventre au cerveau, puisqu’il n’y a aucun chemin par où ces prétenduës fumées puissent monter ainsi de la basse région du corps à la tête, pour produire ces tempêtes subites, qu’on nomme vapeurs ; mais qu’il la faut attribuer à des mouvemens convulsifs, excitez par des humeurs acres, ou par le choc violent de quelques esprits corrompus qui picotent les nerfs. Cela étant, comme on n’en sçauroit douter, pour peu que l’on connoisse la structure du corps, & qu’on ait examiné ce qui est capable de produire les symptomes qui se remarquent dans cette maladie, il sera facile d’expliquer comment l’usage trop fréquent du tabac peut causer l’indisposition dont nous parlons.

La membrane délicate des narines, sans cesse picotées par les sels acres de cette poudre, transmet son mouvement jusques aux membranes du cerveau, & par une dépendance nécessaire, secouë toutes les parties nerveuses du corps, & tous les visceres : ce qui arrive si souvent, que dans la suite la moindre occasion suffit pour réveiller dans ces parties le mouvement auquel elles sont accoûtumées. Que la communication des membranes du nez avec les nerfs des visceres, puisse être cause de tant de désordres, c’est un fait dont on ne peut douter, aprés ce qu’on voit arriver tous les jours dans les prompts symptomes de la passion hysterique, & dans ceux de la mélancolie, puisqu’il ne faut que l’impression légere d’une odeur agréable pour les appeller sur le champ, & qu’une odeur desagréable pour les dissiper avec la même promptitude ; c’est à cette cause, pour le répeter encore une fois, qu’il faut rapporter l’indisposition si connuë aujourd’hui, sous le nom de vapeur ; c’est à des mouvemens convulsifs, qu’il faut attribuer ce tumulte des visceres ; ensorte que les fibres & les membranes dont ces visceres sont composez & soûtenus, venant à se resserrer par l’action de quelque acide, ou à se froncer par l’âpreté de quelque suc austere, ou s’agiter par le choc violent de quelques esprits corrompus, se racourcissent, & par un ébranlement successif, communiquent leur mouvement de convulsion, non seulement à toutes les membranes des autres parties, lesquelles ont commerce ensemble par la liaison des nerfs, mais encore à la dure & à la pie mere[63], qu’elles secouënt avec violence, & par conséquent au cerveau qu’elles compriment par la contraction qui s’y fait de ces deux membranes qui le couvrent. Or comme ces symptomes s’excitent bien plus aisément dans des organes que plusieurs irritations précedentes ont déja disposez à la convulsion, il est facile de comprendre que la continuelle émotion, où le trop fréquent usage du tabac entretient les parties, peut en certains tempéramens tellement disposer les nerfs aux mouvements convulsifs, que la moindre occasion, ou d’une humeur picotante, ou d’une odeur subtile, sera capable de produire ces mouvemens de convulsion, que l’on appelle vapeurs.

Quatriéme inconvénient. Les parties du corps, agitées par tant de secousses réïterées, se relâchent à la fin & perdent leur ressort : ensorte que les fibres qui les composent, souffrent tant de mouvemens contraires, se froncent & s’étendent si souvent avec effort, que si elles ne se rompent, elles ne tardent pas à se relâcher. Alors elles tombent les unes sur les autres, les petites cavitez des tuïaux ne se soûtiennent plus, les voutes s’affaissent, les pores se bouchent ; les voïes ouvertes auparavant, commencent à se fermer, & ne permettent plus au sang ni aux esprits de circuler. Ce désordre met les parties hors d’état de réparer, par une nouvelle substance, celle qu’elles perdent tous les jours. Le sang qui sort des arteres, rentre moins librement dans les veines ; les membres privez de nourriture, plient sous leur propre poids ; & le corps abbatu, tombe enfin dans une langueur universelle.

Cinquiéme inconvénient. Le tabac renfermant un soufre narcotique, comme nous l’avons remarqué, il n’est presque pas possible que lorsqu’on prend du tabac avec excés, & que les fibres des nerfs, à force d’avoir été ébranlées par le sel acre de cette plante commencent à se relâcher, que le soufre narcotique dont il s’agit, ne s’attache à ces fibres, comme plus disposées à le recevoir, qu’il ne les engourdisse ; & que remplissant les nerfs, il ne bouche le passage aux esprits animaux, ce qui doit causer des tremblemens, & appeller par avance presque toutes les incommoditez de la vieillesse. Pour le comprendre, il faut remarquer que le soufre du tabac est de la nature de l’opium, qui, different des autres soufres, se dissout également dans l’huile, dans les liqueurs spiritueuses, dans les salées, & dans l’eau. Le soufre du tabac entrant donc dans les petits conduits des fibres nerveuses par le moïen des sels qui le lient, ne peut manquer de s’y dissoudre, soit par la lymphe, soit par l’esprit qu’il y rencontre : ensorte que lorsqu’on fait excès de tabac, les parties branchuës de ce soufre se dégageant des liens du sel, doivent nécessairement s’embarrasser les unes dans les autres, & boucher les conduits où elles se trouvent engagées. Il arrive de-là que les esprits animaux ne peuvent plus se faire jour à travers ces soufres, à moins qu’il ne survienne une suffisante quantité d’esprits pour forcer les obstacles, ce qui n’est guéres à esperer lorsque l’usage non interrompu du tabac fournit sans cesse de nouveaux soufres qui se succedent les uns aux autres. Les conduits des fibres se boucheront donc alors à un tel point, que les esprits animaux, pour abondans qu’ils soient, n’y trouveront plus d’entrée, & que les nerfs ne pourront plus être réveillez. Aussi remarque-t-on que la plûpart des jeunes gens même, qui prennent trop de tabac, sont attaquez de tremblemens, & que dans la fleur de leur âge, ils ont presque tous les maux de la vieillesse.

Le sixième, c’est qu’à force de vouloir retrancher l’humidité superfluë, on dérobe bien-tôt de celle qui est nécessaire. La lymphe trop souvent excitée à sortir, se sépare tellement de la masse, que les fibres du sang, dépoüillées de l’humeur qui leur servoit de véhicule, s’embarrassent ensemble, perdent une partie de leur mouvement, & s’arrêtent quelquefois de telle maniere, qu’elles deviennent un obstacle à la circulation, ce qui peut causer des maladies suffoquantes, & quelquefois des morts subites.

Le septiéme enfin, que quand tout cela ne seroit pas, il est difficile que le trop fréquent usage du tabac ne pervertisse les levains de l’estomac, & que nuisant, par ce moïen, à la digestion, il ne fasse tort à tout le corps. Que l’excés du tabac puisse pervertir les levains dont nous parlons, il est facile de le comprendre, si l’on fait reflexion que ce sel trop acre, ou ce soufre narcotique venant à s’y mêler par le moïen de la salive, en peut aisément changer la qualité naturelle.



  1. P. 424. de la 1e. édit. & p. 224. de la 2e. tom. 2.
  2. Actes des Apôtres, chap. 27. v. 37. Si les cent soixante & seize personnes qui étoient dans ce vaisseau, demeurerent quatorze jours sans prendre aucune nourriture, quelle qu’elle fût, comme on le veut dans le Traité des Dispenses ; il est certain que la chose arriva miraculeusement ; mais il ne faut pas oublier de remarquer ici l’explication que les plus doctes Interpretes donnent à ce passage des Actes : Quartâ decimâ die hodie expectantes jejuni permanetis nihil accipientes. Sçavoir, que l’Ecriture prétend seulement faire entendre par-là, que ce grand nombre de personnes n’avoient pris que trés-peu de nourriture pendant ces quatorze jours, à cause de l’extrême crainte & de la grande occupation que leur avoit donné le peril où ils étoient. Voïez le Cardinal Cajetan, Estius, Menochius, Tirin, Cornelius à Lapide, Grotius, Emmanuel Sa, &c. Ainsi de quelque maniere que le Passage s’entende ; soit à la lettre, soit au sens des Interpretes que nous citons, il ne sçauroit servir à prouver qu’on puisse naturellement se passer de toute nourriture pendant quatorze jours & se bien porter encore aprés.
  3. Matth. 15. v. 32.
  4. Plin. Hist. nat. lib. 7. cap. 1.
  5. Olympidor. Platonic. apud Quercet. Diætet. Polyhist.
  6. Voïez Fortunius Licetus. de his qui diu vivunt sine alimento. lib. 1.
  7. Joseph Quercet. Diætet. Polyhistor. sect. 2. cap. 4.
  8. Magis placet Sennerti sententia, qui corpora talia penè indissolubilia, nilque aut parum ex iis exhalare dicit ; quod humore tenaci benè concreto & compacto, & actioni caloris nutrimentum depascentis minimè cedente constent : caloremque mitissimum & placidissimum habeant ; nec multum alimenti requirant. Jonst. Thaumat. class. x. cap. 2. art. vii. de inediâ stupendâ.
  9. Pars chyli minima abit in sanguinis penum, Lister de Humorib. cap. 26.

    Non multùm minuitur sanguis ex modico alimento, cum tota perspiratio ex chylo digeritur, non ex sanguine : etenim parum aut nihil sanguinis absumitur, tantùm quotidianus chylus in humores digeritur, ex quibus insensibilis perspiratio omnium copiosissima est. Id. cap. 28.

    Chylus è sanguine quotidiè ejicitur, evanescitque, non quod in sanguinem vertitur, sed quod humoribus sanguinis orbi extraneis consumitur, & ut sub chyli formâ in sanguinem recipitur, cumque eo diù circum fertur, ita tandem cum eadem ipsissimâ chyli formi, sanguinis hospitium sensim relinquit & ad externos corporis usus dissipatur. List. ibid.

  10. Cela se prouvera un peu plus bas.
  11. Galen. lib. 8. Meth. medend. cap. 7. scribit complures in syncopes fastidiosissimas, atque hecticas febres incidisse, & lib. 5. de locis affectis Grammaticum quendam præ inædiâ sæpius convulsum vidisse dixit. Prosp. Alpin. de præsagiendâ vitâ & morte ægrotantium. p. 52.
  12. Hipp. de veter. Medic.
  13. Hipp. de veter. Medicin.
  14. Hipp. Aphor. 1. 5.
  15. Audi J. Vvallæum, in cane qui inædiam passus est per triduum, in ejus ventriculo mirandum visu, biliosa spuma erat ita densa, ita bullans, qualem in lixivio lavantibus lotricibus videmus innatare. Claro sane documento quantùm aëris expellitur è ductibus intestinorum excretoriis, maximè è grandioribus eorum canalibus qualis felleus est. Item hinc quoque patet ex fame acrior pituita, non sine misturâ bilis evaporatæ ab hepate & sursum latæ. Lister de humorib. cap. 19. p. 160.
  16. Cani ex inædia quadraginta minimum horarum, admodum famelico, carnis coctæ aridæque & sine ullo humido, ad ejus sitim ampliùs augendam, aliquot uncias dedimus : illius autem duodenum post quinque horas perforavimus, & immisso siphone tenui rostro, aquam tepidam ex indigo benè tritam injecimus, ad libram unam. Isto autem exiguo foramine statim consuto, canem vinculis solvi, eoque ad tres horas sibi relicto, iterùm canis abdomen aperui, lacteasque cæruleo liquore refertas non sine ingenti voluptate contemplatus sum, idem experimentum à me inventum, ab aliis anatomicis, multâ varietate confirmatum est. Ut jam satis constet lacteas venas, si ab ullâ causâ labefactentur, non liquores tantum coloratos, sed crassiusculos etiam pulveres, facilè & copiosè esse admissuras, sæpeque ex intestinis per venas lacteas, si quando laxiores sint ea assumi, quæ propter crassitiem alias traduci non possint. In cane sano & minimè fame macerato (id quod in pluribus canibus expertus sum) nihil tale efficere potui ; sed in isto admodùm famelico, raptim & sine ullo fere delectu chylus cæruleus assumptus est. Ab hac autem mente non longe fuit Glissonius noster. Lactearum ea rapacitas est, inquit, non tantùm chylum purum, sed & quidquid fere coctione eliquatur, abliguriunt. Lister. Dissert. de humor. cap. 23. p. 235.
  17. Fugienda ergo sacietas, sed non ita tamen ut in contrarium peccetur, morbi siquidem ab inanitione longiores & periculosiores iis qui à repletione fiunt. Petr. Gontier, lib. x. cap. xxxiv.
  18. P. 323. de la 1e édit. & p. 54. de la 2e. tom. 2.
  19. Tout ce qui est ici marqué avec des doubles guillemets, est de plus dans la seconde édition, & ne se trouve point dans la premiere.
  20. P. 561. de la 2e. édit.
  21. P. 57. de la 2e. édit. to. 2.
  22. P. 324. de la 1e édit. & p. 56. de la 2e. tom. 2.
  23. P. 58. de la 2e. édit. tom. 2.
  24. Pag. 324 de la 1e. édit. Il y a dans la 2e. édit. qu’en les recréant presque à tous les momens de la vie. c’est pag. 58. tom. 2
  25. C’est un axiome commun chez les Physiciens, que la conservation est une création continue ; mais il ne faut pas confondre avec cet axiome, qui est trés-vrai, l’imagination de nôtre Auteur, laquelle a un sens tout différent ; puisque cet Auteur veut qu’un arbre qui croît dans un lieu pierreux & aride, croisse moins par le moïen des sucs qu’il reçoit de la terre ou de l’air, que par le moïen d’une création que Dieu fait tout exprés alors par sa toute-puissance.
  26. Il dit cela pour prouver que le Déluge, loin de nuire à la terre, a dû au contraire la rendre plus féconde. Voïez le Traité des Dispenses, pag. 58. de la premiere édition, & pag. 65. de la seconde, tome 1.
  27. La raison pourquoi dans les Païs froids on mange davantage, & que dans les Païs chauds on mange moins, est la même qui fait que pendant l’Hiver on mange plus que dans les autres Saisons. Dans le froid de l’Hiver l’estomac est plus fort & plus actif, au lieu que pendant le chaud de l’Ete, il est plus foible & plus languissant, ainsi que l’observe Hippocrate : ensorte qu’alors les alimens se consumant plus vite, comme on le voit par les déjections qui sont plus grandes ou plus fréquentes, on doit ressentir aussi un plus grand besoin de nourriture. Le chaud de l’Eté est passager ; mais celui d’un climat toûjours brûlant, fait sur l’estomac une impression continuelle qui l’affoiblit tout autrement que ne peut faire celle d’une chaleur qui passe. La nourriture restant donc plus long-tems dans l’estomac de ceux qui habitent les Païs chauds, il ne faut pas s’étonner qu’ils supportent le jeûne avec plus de facilité que ne font ceux qui habitent des Païs froids ou temperez. Les jeûnes des orientaux ne sont donc point des exemples à nous apporter, & la comparaison de ces peuples à nous ne convient nullement ici.
  28. Pag. 308. de la 1e. édit. & p. 30. de la 2e. tom. 2.
  29. & pag. 175. de la 2e. tom. 2.
  30. & pag. 178. de la 2e. tom. 2.
  31. & pag. 179. de la 2e. tom. 2.
  32. & pag. 33. de la 2e. tom. 2.
  33. Minus placet quod fieri hodie à multis video, versiculos aliquot inconditos, scholamque nescio quam salernitanam sequentibus, quâ vix scio an quidquam in litteris Medicorum inelegantius sit aut indoctius. Lommius Comment. in Cels. in Epist. nuncupator.
  34. Mart. Lister de humor. cap. 18.
  35. Sect. 1. Aphor. 5.
  36. pag. 354. de la 1e. édit. & p. 107. de la 2e. tom. 2.
  37. Voïez page 231. de la premiere édit. & pag. 404. de la seconde.
  38. Horat. Sat. lib. 2. sec. 3.
  39. In tabidis & maciletis fluent menses sicuti in obesioribus fæminis. Freind. Emmenolog.
  40. Notum est in animalibus fame enectis, & hominibus post obitum in venis magnam sanguinis copiam reperiri. Cherleton. Œconom. anim. exercit. 5. §. 5. Vide etiam Joann. Freind. Emmonolog.

    Plenis propè modum venis homines inædiâ occidunt. Lister de humor. cap. 29.

    Incipiente inædiâ molestus vellicatus contingit, etiamsi sit sanguinis ubertas. Lister. ibid. Animalium (fame enectorum) cadavera exanguia non redduntur, sed retinent ferè eandem molem sanguinis quam prius habebant parum diminutam. Lister. de Humor. cap. 28.

    Chylus in sanguinem admissius, ad diem unum vel alterum ex consuetudine jejunandi vires homini præstare potest, & mox & toto perit in humores dissipatus, ipse interim sanguis idem ferè persistit, nec temere consumitur. Lister. ibid. cap. 29.

    Qui inædiâ exhaustus est, labori ineptus est, & si leviter corpus agitetur gravem lassitudinem sentit, nimirum ob defectum chyli recentis. Venæ quidem ab inædia parum inaniuntur, sed caro & viscera subsidunt, nec turgent ut à quotidianas refectione. Lister. ibid. cap. 28.

  41. 1e. édit. & p. 22. de la 2e. tom. 2.
  42. Aristot. Politicor. lib. 7. cap. 16.
  43. Frederic. Hofman. Dissertat. ad sanitat. tuend. pertinentes. Dissert. 1.
  44. Quoique l’Auteur du Traité des Dispenses écrive en François & non en Latin, il cite toûjours en Latin les Auteurs Grecs, au lieu de les traduire en François, ou de les citer dans leur Langue.
  45. C’est l’expression de l’Anonyme, & cette expression lui est familiere.
  46. L’Anonyme n’a pas rapporté le passage des Tusculanes. Le voici tout entier : on verra qu’il ne s’y agit que des excés de la bonne chere. Confer sudantes, ructantes, refertos epulis, tanquam opimos boves, tum intelleges, qui voluptatem maximè sequantur, eos minimè consequi, jucunditatemque victûs esse in desiderio, non in satietate. Timotheum clarum hominem Athenis & principem civitatis ferunt, cùm cœnavisset apud Platonem, eoque convivio admodum delectatus esset, vidissetque eum postridie, dixisse : vestræ quidem cœnæ, non solum in præsentia, sed etiam postero die jucundæ sunt. Quid ne mente quidem recte uti possumus, multo cibo & potione completi ? Est præclara Epistola Platonis ad Dionis propinquos, in qua scriptum est his fere verbis. Quò cum venissem, vita illa beata, quæ ferebatur, plena Italicarum, Syracusiarumque mensarum, nullo modo mihi placuit, bis in die saturum fieri. Tusculan. Quæst. lib. v.
  47. Lettre écrite sur le Traité des Dispenses, par le Reverend Pere le Brun de l’Oratoire.
  48. Dissertation sur la Saignée, p. 42. & 43.
  49. Pag. 137. de la 1e. édit. & p. 229. de la 2e. tom. 1.
  50. Pag. 390. de la 1e. édit. & p. 166. de la 2e. tom. 2.
  51. Au lieu de nostri qui est dans la premiere édition, il a mis vestri dans la seconde, & c’est ainsi qu’il faut mettre.
  52. Isaïæ, cap. 58. v. 3.
  53. P. 367. de la 1e. édit. &
  54. Pag. 479. de la 2e. édit. tom. 2.
  55. Pag. 482. de la 2o. édit. tom. 2.
  56. Pline, lib. 7. cap. 2.
  57. Math. chap. 23. vers. 24. & 25.
  58. Voïages de Gautier Schouten aux Indes Orientales.
  59. Bicher in Præfat. lib. de Sanit. const. apud Jonst. de sale.
  60. p. 505. de la 2e. tom. 2.
  61. M. Fagon, premier Medecin du Roi, dans sa sçavante These, An ex frequenti tabaci usu vitæ summa brevior ?
  62. C’est ce qu’on nomme vulgairement le cauchemar.
  63. Membranes du cerveau.