Traité des aliments de carême/Partie 1/Conclusion

Jean-Baptiste Coignard (Tome Ip. 511-519).


CONCLUSION
de cette premiere Partie.



REFLEXIONS GENERALES
sur la prétenduë excellence des alimens maigres au dessus de la viande.



Nous terminerons cette premiere Partie, par deux reflexions generales, sur les prétendus avantages qu’on veut attribuer aux alimens maigres dans le Traité des Dispenses. La premiere, c’est que si ces avantages étoient aussi réels qu’ils sont imaginaires, il s’ensuivroit que l’Eglise auroit mieux fait de défendre l’usage des legumes & du poisson pendant le Carême, & d’ordonner à la place, celui de la viande. En effet, on décide dans le Traité des Dispenses, 1o. Que le maigre est plus nourrissant, & qu’il se change plus facilement en sang. 2o. Qu’il fait un suc plus gras & plus laiteux, qu’il se distribuë mieux, qu’il passe plus aisément dans les veines, qu’il obéït plus facilement aux mouvemens des organes. 3o. Qu’il fortifie & engraisse davantage ; qu’une marque de cela, c’est que les Athletes eux-mêmes, tout occupez qu’ils étoient à se procurer des forces & à s’engraisser, ne crurent rien autre-fois de plus propre pour y réüssir, que de se nourrir d’alimens maigres. 4o. Qu’il produit une plus grande quantité de sang ; témoin les personnes Religieuses, qui mangent toûjours maigre, lesquelles font tant de sang, que le moins qu’elles en fassent, c’est d’en faire autant que ceux qui mangent de la viande. Que c’est pour cela que les instituteurs de ces Ordres, pour prévenir les inconveniens que le maigre pouvoit causer au corps & à l’ame, ordonnoient de saigner tous leurs Religieux six fois l’an, persuadez qu’ils étoient, nous dit-on[1], qu’un corps nourri de legumes & de poisson, pouvoit avoir des saillies, qu’il étoit necessaire de reprimer par ces évacuations réïterées.

Si donc le maigre est plus nourrissant que la viande, s’il engraisse & fortifie davantage, s’il fait plus de sang, il s’ensuit que l’Eglise s’est trompée, d’ordonner l’usage du maigre en Carême.

Qu’on ne nous dise donc point que le poisson, les fruits, les herbages, & les legumes, fortifient plus que la viande, qu’ils guérissent plus de maladies, qu’ils remplissent le corps de sucs plus gras & plus laiteux, &c. L’Eglise, qui a commandé l’abstinence pendant le Carême ; parce d’elle a supposé que le maigre soûtenoit moins, qu’il faisoit moins de sang, & qu’il contribuoit moins à l’embonpoint, ne s’est nullement trompée. C’est ce que nous croïons avoir suffisamment montré, en faisant voir la faiblesse des raisons, sur lesquelles on appuie la préference qu’on veut donner aux alimens maigres.

La seconde reflexion, c’est que l’Auteur, aprés avoir dit, 1o. que les alimens maigres sont plus sains, qu’ils se digerent plus aisément, qu’ils font un sang plus doux & plus laiteux ; ce qui les rend, dit-il[2], plus convenables que la viande aux Femmes grosses & aux Nourrices ; qu’ils fermentent moins, qu’ils se soûmettent, sans revolte, à l’action des organes, qu’ils produisent des sucs plus domptez & plus tranquilles, &c. 2o. Que la viande est mal-faisante, & dangereuse pour la vie[3] ; qu’il n’y a rien qu’on ne pût dire contre la malignité de ses soufres, contre la tissure de ses fibres, contre sa difficulté à se distribuer[4], &c. Il détruit ensuite, quand il est question des accouchées, tout ce qu’il a dit en faveur du maigre & contre la viande.

« Pour les Accouchées, dit-il, elles sont si susceptibles de tous maux[5], & sentent si parfaitement tout ce qui leur arrive, qu’il est plus sur de leur laisser faire gras, pour ne les pas exposer aux inconveniens de la fiévre, qui les ménace toûjours ; parce que la moindre faute dans le regime l’attire, & la fait advenir dans le tems des couches. » Mais, comment cet Auteur s’avise-t-il de conseiller aux accouchées, au lieu du maigre, qui fait tant de bien, la viande qui fait tant de mal, cette viande si à craindre, à cause de la malignité de ses soufres, qui la rendent si inflammable, de la tissure de ses fibres, qui la font si rebelle à l’estomac, &c. Un aliment de cette nature est-il fort convenable à une accouchée, c’est-à-dire, selon l’aveu même de l’Auteur, à une femme susceptible de tous maux, à une femme que la fiévre menace toûjours, & à qui la moindre faute dans le regime est capable de la donner ? Si une femme en couche est susceptible de tous maux : il ne faut donc pas lui conseiller des alimens inflammables, & qui renferment des soufres malins.

Que l’Auteur du Traité des Dispenses, avouë donc, ou qu’il s’est trompé de dire tant de bien du maigre, & tant de mal de la viande, ou que l’avis qu’il donne aux Accouchées de faire gras, est le plus dangereux qu’elles puissent suivre pour leur santé. En effet, si la viande est mal-faisante, & dangereuse pour la vie, à qui ce poison pourra-t-il être plus mortel, qu’aux personnes foibles & infirmes ? L’Auteur dira-t’il qu’il faut donner quelque chose à la coûtume ? Mais quand il s’agit de conduire des personnes infirmes, ne leur retranche-t-on pas tout ce qui peut leur être nuisible ? Un malade a la fiévre, ou est ménacé de l’avoir, on commence par lui retrancher le vin, quoi-qu’il ait coûtume d’en boire. On lui ôte les autres alimens, dont il avoit coûtûme de se nourrir, & on le réduit à de legers boüillons. On lui fait faire ce qu’il n’avoit pas coûtume de faire, sans quoi on l’exposeroit à la mort. Comment donc laisser manger de la viande à une Accouchée, à qui le danger de la fiévre doit rendre si redoutables, les soufres malins & inflammables, dont la viande est remplie ? Nous remarquerons qu’Hippocrate veut qu’on accorde quelque chose à la coûtume & au goût des malades ; mais c’est lors que ce qu’ils demandent n’a pas une qualité manifestement mauvaise. Or ce n’est point ici le cas, puisque nôtre Auteur regarde la viande comme un aliment qui renferme de la malignité, & plûtôt comme un poison, que comme un aliment. Enfin, s’il est vrai que le maigre se digere plus facilement, on a grand tort de donner de la viande aux infirmes, il faudroit, au contraire, si-tôt que quelqu’un commence à se trouver un peu indisposé, le mettre aux pois & aux féves, qui, selon nôtre Auteur, obéissent avec tant de facilité à l’action de l’estomac. Car la premiere regle qu’on doit suivre dans ce qui concerne la nourriture des infirmes, c’est de consulter la digestion. Concluons donc que tout ce qui est dit dans le Traité des Dispenses, pour prouver que les alimens maigres sont plus sains & plus nourrissans que la viande, n’est d’aucune conviction, & que l’Anonyme a outré les choses.

On ne nie pas que la plûpart des alimens maigres, & sur tout des poissons, ne soient de bons alimens ; mais il ne s’ensuit pas qu’ils soient meilleurs que la viande, & qu’ils nourrissent davantage ; c’est de quoi conviennent ceux mêmes d’entre les Medecins qui se sont le plus déclarez en faveur du maigre. Le sçavant Nonnius, entr’autres, qui a fait un Traité exprés[6] pour justifier le poisson, trouve à redire que Plutarque ait prétendu que cette nourriture fût préferable à la viande[7] ; & il emploïe un Chapitre exprés, pour montrer que la viande est l’aliment le plus sain, & celui qui produit le meilleur sang[8]. La raison qu’il en apporte, c’est que la viande a plus de rapport avec les principes de nôtre corps, & que les sucs qui la composent, sont plus analogues aux nôtres. On dira, s’objecte-t-il, qu’elle est difficile à digerer, & qu’elle fait des cruditez : cela n’est vrai, répond-il, que lorsqu’on en mange trop, & elle est en cela, comme tous les autres alimens, qui deviennent mauvais quand on en abuse[9]. Mais les fruits & les herbes qui engraissent tant d’animaux, ne sont-ils pas plus propres que la viande pour nous engraisser & nous fortifier ? Non, sans doute, répond-t’il encore, car les hommes, quoi-qu’en disent les Pythagoriciens, n’ont abandonné les fruits & les herbes, que parce qu’ils ont trouvé par experience, que la chair des animaux les soûtenoit davantage[10].

L’Auteur du Traité des Dispenses dit, que les œufs donnent une nourriture trés-abondante, trés-succulente, & fort semblable à celle de la viande ; que son crime seroit d’avoir quelque chose de trop bon, qu’aucune nourriture n’est plus legere, ni plus abondante. Cela étant, la viande n’est donc pas si mauvaise & si pernicieuse qu’il le dit.

Nous répeterons, pour finir cette premiere Partie, ce que nous avons déja déclaré dés le commencement ; que si nous ne croïons pas que les alimens maigres soient plus propres que la viande pour nous fortifier & nous engraisser, nous sommes bien éloignez de vouloir autoriser l’erreur grossiere de ceux qui s’imaginent que ces sortes d’alimens sont pernicieux. Leur principal défaut, à les considerer en general, c’est de nourrir peu, & d’abonder, pour la plûpart, en humiditez ; mais ce défaut fait leur perfection en Carême, où il s’agit de se réduire à des nourritures moins fortes & moins succulentes, au risque même de diminuer de son embonpoint. Car ce qui ne va qu’à altérer l’embonpoint, ou à incommoder le corps sans alterer dangereusement la santé, ne sçauroit être une raison valable pour se dispenser du Carême.

En voilà bien assez pour ce qui regarde les viandes de Carême, il est tems de passer à la seconde partie, où nous nous sommes proposez de considerer, 1o. la matiere des assaisonnemens qu’on emploïe pour rendre ces viandes plus propres à la nourriture de nos corps ; 2o. par quels moïens ceux que l’usage du maigre incommode considerablement, peuvent se le rendre plus supportable ; 3o. comment quand on est absolument obligé de rompre l’abstinence, on doit se conduire pour trouver dans la viande les secours necessaires, sans rien donner à la sensualité ; & enfin, plusieurs questions mêlées concernant l’abstinence, lesquelles n’ont pû être traitées dans la premiere Partie.


Fin de la premiere Partie.



  1. Pag. 246. de la 1. édit. & p. 428. de la 2. tom. 1.
  2. Pag. 247. de la 1e. édit. & p. 430 de la 2e. tom. 1.
  3. Pag. 171. de la 1e. édit. & p. 307 de la 2e. tom. 1.
  4. Pag. 171. de la 1e. édit. & p. 307 de la 2e. tom. 1.
  5. Pag. 270. de la 1e. édit. & p. 467 de la 2e. tom. 1.
  6. De Piscium esu.
  7. Ibid. cap. 8.
  8. Carnes optimum gignunt sanguinem modo bene concoctæ fuerint. Nonnius, de re Cibariâ, lib. 2. cap. 2.
  9. Nec illud admittendum concoctu carnes esse difficiliores, & cruditates inducete si modus adhibeatur, &c.
  10. Gustatâ carnis suavitate, fructus oletaque neglexere mortales, quippè experimento compertum, salubrius longe alimentum præbere hominibus animantia quàm arborum fructus, vel cætera hortensia, quidquid Pythagoræi obstrepant. Idem. Ibid.