Traité des aliments de carême/Conclusion

Jean-Baptiste Coignard (Tome IIp. 397-402).


CONCLUSION.


Voilà les Remarques que nous avons crû devoir faire sur la nature des Alimens maigres, tant solides que liquides, & sur plusieurs points concernant l’abstinence & le jeune. Voilà, en même tems, ce qu’il a été à propos d’opposer aux fausses maximes, & aux décisions témeraires du Traité des Dispenses. L’Auteur de ce Traité le termine, en disant que son Ouvrage court risque d’être mal écouté ; mais que du moins la Medecine doit être dorénavant disculpée, & qu’on ne sera plus en droit de s’en prendre à elle des fautes du public sur le sujet des dispenses du Carême.

Mais accuse-t-on si fort la Medecine des fautes du public sur le fait des dispenses du Carême ? On sçait assez que la plûpart de ceux qui font gras en Carême, s’embarrassent fort peu, sur cela, de l’avis des Medecins. Mais supposons, que la Medecine ait besoin ici d’être disculpée, on peut juger, par tout ce qui vient d’être rapporté, si elle a lieu d’être fort content de son Apologiste.

Le Livre des Dispenses, dit donc l’Auteur, court risque d’être mal écouté. Mais sans parler des contradictions & des faux raisonnemens qu’on vient d’y remarquer ; sans parler de ce mélange bizarre, qu’on y trouve, de maximes relâchées & de maximes séveres, qui se combattent les unes les autres ; quel autre sort peut avoir un Livre, dont la principale partie roule sur des sentimens outrez, qui, loin de se renfermer dans la sage séverité de l’Evangile, passent toute modération, & vont quelquefois jusqu’à la fureur[1]. Nôtre Auteur, l’entend bien autrement, il fonde son soupçon sur l’entêtement du Public, qui revient mal aisément de ses erreurs. Il cite à ce sujet le Proverbe, Serò sapiunt Phryges, & renvoïe ses Lecteurs à une Lettre de Ciceron, dans laquelle le Proverbe est emploïé. Il ne rapporte point les termes de cette Lettre ; mais il est bon de remarquer qu’elle commence par ces mots : In equo Troiano scis esse in extremo, serò sapiunt (Phryges) & qu’elle continuë par ceux-ci : Tu verò mi vetule ! non serò : primum illas rabiosulas, sat fatuas dedisti (paginas) &c. Ciceron raille le petit vieillard Trebatius, de ce que s’étant un peu trop laissé emporter à sa bile, il ne paroissoit pas avoir beaucoup profité lui-même du Proverbe, Serò sapiunt Phryges, qu’il se mêloit de citer aux autres. Vous sçavez parfaitement bien, lui écrit Ciceron, ce qui est dit à la fin de la Tragédie du Cheval de Troyes, que les Phrygiens deviennent sages sur le tard, & vous avez raison de citer le Proverbe aux autres ; car pour vous, mon bon homme, vous êtes devenu sage de bonne heure, & on en a la preuve dans les belles choses que vous venez d’écrire, c’est dommage qu’on n’y trouve ni modération ni sel ; Rabiosulas sat fatuas dedisti (paginas)[2].

Voilà, sans vouloir faire ici aucune application, ce que c’est que la Lettre où l’Auteur du Traité des Dispenses, renvoïe ses Lecteurs. Si l’on n’approuve pas son Livre, il ne s’en étonnera pas. Serò sapiunt Phryges, dira-t-il, avec le bon homme Trebatius ; c’est une marque de la haute opinion qu’il a conçûë de son Ouvrage, & il la témoigne assez par la maniere dont il le conclut. Voilà, dit-il, ce que la Physique nous a paru avoir de plus constant sur cette matiere ; voilà ce que nous apprend la Medecine ; voilà enfin nôtre devoir rempli. C’est donc sur le compte de la Physique & de la Medecine, qu’il prétend mettre tout ce qu’il a avancé dans ce Traité : on peut juger par-là du progrès qu’il a fait dans ces deux Sciences. Quoiqu’il en soit, il est content de lui. Voilà enfin, s’écrie-t-il, nôtre devoir rempli ; c’est à-present aux Docteurs & aux Pasteurs de l’Eglise à juger de ce qu’on vient d’avancer, on est sûr de leurs suffrages, « parce qu’on ne les croit pas prévenus de cette fausse prudence du siécle, qui va à flatter l’opinion déja trop répanduë par plus d’un Auteur : Que les esprits, les tems & les affaires ne peuvent plus s’accommoder de maximes séveres, & d’opinions rigoureuses ; Qu’il est tems de donner cours à des sentimens moins géhenans, qui contraignent moins les consciences, & qui leur épargnent les scrupules ». Nous laissons, ajoûte-t-il, & c’est avec ces paroles qu’il prend congé de ses Lecteurs, « nous laissons à l’habileté de Messieurs les Theologiens, à décider si cette voïe large est la plus sûre pour le salut. »

Mais sur quoi veut-il que Messieurs les Pasteurs, que Messieurs les Theologiens prononcent ? car il s’agit ici de plus d’une proposition. Veut-il qu’ils décident. 1o. Qu’en Carême, il n’est permis de boire dans les repas, ni vin, ni biere, ni cidre ? 2o. Que les graveleux sont tenus de jeûner ? 3o. Qu’on n’en doit point dispenser les filles de 12. ans, ni les garçons de 14. 4o. Que les nourrices & les femmes grosses y sont obligées aussi ? 5o. Que l’épuisement du travail est une fausse raison, sur laquelle on ne doit jamais s’accorder de dispenses du jeûne ? 6o. Qu’une des principales raisons pourquoi il faut souffrir le tourment de la soif les jours de jeûne, sans qu’il soit permis de se désalterer avec une goute d’eau ; c’est que par la soif tout se trouve consterné dans l’œconomie du corps : que tout y est ralenti & retardé, coction, digestion, distribution : que les liqueurs croupissent, s’aigrissent, & se salent par leur lenteur : que les fibres imbibées d’une saumure qui les pénetre & les séche, font sentir à l’ame une impression douloureuse & au corps une anxieté insupportable : que, rien n’exposant plus la vie que le desséchement qui l’abrege, rien par conséquent ne doit tant incommoder la nature, que ce qui la menace de ce desséchement ; qu’ainsi ce seroit s’entendre mal à la mortifier, que de lui épargner la soif dans le jeûne ? 7o. Que c’est un abus de tuer à l’Hôtel-Dieu de Paris, plus de six bœufs en Carême, & qu’il ne faut pas souffrir qu’à l’avenir il y ait plus de quatre cens cinquante personnes qui fassent gras à Paris, pendant ce tems-là. 8o. Qu’on ne doit dispenser de l’abstinence aucun valétudinaire &c.

L’Auteur auroit dû faire un mémoire des points en faveur desquels il veut que Messieurs les Pasteurs décident. Car enfin ce seroit un peu trop, de prétendre qu’ils approuvassent toutes les maximes qu’il avance dans son Livre, d’autant plus qu’elles ne sont pas toutes aussi séveres, que celles que nous venons de rapporter, & qu’il y en a plusieurs ausquelles Messieurs les Pasteurs ne pourroient souscrire, sans donner dans cette fausse prudence du siécle, & dans ce relâchement dont nôtre Auteur avouë lui-même, qu’ils ne sont pas capables.



  1. Voïez, entr’autres, la peinture qu’il fait de la soif, comme partie du jeûne.
  2. Cicer. liv. 7. Epist. fam. 16.