Traité de radioactivité/Tome 1/3

Gauthier (Tome Ip. 120-144).

CHAPITRE III.

RADIOACTIVITÉ DE L’URANIUM ET DU THORIUM.
MINÉRAUX RADIOACTIFS.




33. Découverte de la radioactivité. — La radioactivité est une nouvelle propriété de la matière dont la découverte a été faite en 1896 par Henri Becquerel. Voici l’historique de cette découverte dont l’importance pour le développement de la Physique moderne a été considérable.

L’origine des travaux de Becquerel se rattache aux recherches poursuivies depuis la découverte des rayons Röntgen sur les effets photographiques des substances phosphorescentes et fluorescentes.

Les premiers tubes producteurs de rayons Röntgen étaient des tubes sans anticathode métallique. La source de rayons Röntgen se trouvait sur la paroi de verre frappée par les rayons cathodiques ; en même temps cette paroi était vivement fluorescente. On pouvait alors se demander si l’émission de rayons Röntgen n’accompagnait pas nécessairement la production de la fluorescence, quelle que fût la cause de cette dernière. Cette idée a été énoncée tout d’abord par M. Henri Poincaré ([1]).

Peu de temps après, divers expérimentateurs signalèrent la possibilité d’obtenir des impressions photographiques au travers du papier noir à l’aide du sulfure de zinc phosphorescent, du sulfure de calcium exposé à la lumière et de la blende hexagonale artificielle phosphorescente ([2]). Les expériences qui viennent d’être citées n’ont pu être reproduites malgré les nombreux essais faits dans ce but. On ne peut donc nullement considérer comme prouvé que le sulfure de zinc et le sulfure de calcium soient capables d’émettre, sous l’action de la lumière, des radiations invisibles qui traversent le papier noir et agissent sur les plaques photographiques.

H. Becquerel a fait des expériences analogues sur les sels d’uranium dont quelques-uns sont fluorescents ([3]). Il obtint des impressions photographiques au travers du papier noir avec le sulfate double d’uranyle et de potassium. Becquerel crut d’abord que ce sel, qui est fluorescent, se comportait comme le sulfure de zinc et le sulfure de calcium dans les expériences qui venaient d’être décrites à ce sujet. Mais la suite des expériences montra que le phénomène observé n’était nullement relié à la fluorescence. Il n’est pas nécessaire que le sel soit éclairé ; de plus, l’uranium et tous ses composés, fluorescents ou non, agissent de même, et l’uranium métallique est le plus actif. Becquerel trouva ensuite que les composés d’urane, placés dans l’obscurité complète, continuent à impressionner les plaques photographiques au travers du papier noir pendant des années. Becquerel admit que l’uranium et ses composés émettent des rayons particuliers : rayons uraniques. Il prouva que ces rayons peuvent traverser des écrans métalliques minces et qu’ils déchargent les corps électrisés. Il fit aussi des expériences d’après lesquelles il conclut que les rayons uraniques éprouvent la réflexion, la réfraction et la polarisation.

Les travaux d’autres physiciens, (Elster et Geitel, Lord Kelvin, Schmidt, Rutherford, Beattie et Smoluchowski), sont venus confirmer et étendre les résultats des recherches de H. Becquerel, sauf en ce qui concerne la réflexion, la réfraction et la polarisation des rayons uraniques, lesquels, à ce point de vue, ne se comportent pas comme la lumière, ainsi que cela a été reconnu par M. Rutherford d’abord, et ensuite par Becquerel lui-même.


34. Rayons uraniques. — Les rayons uraniques possèdent donc les propriétés fondamentales suivantes : ils impressionnent les plaques photographiques à l’abri de la lumière ; ils peuvent traverser toutes les substances solides, liquides et gazeuses, à condition que l’épaisseur en soit suffisamment faible ; en traversant les gaz, ils les rendent faiblement conducteurs de l’électricité.

Ces propriétés des composés d’urane ne sont dues à aucune cause excitatrice connue. Le rayonnement semble spontané ; il ne diminue point d’intensité quand on conserve les composés d’urane dans l’obscurité complète pendant des années ; il ne s’agit donc pas là d’une phosphorescence particulière produite par la lumière.

La spontanéité et la constance du rayonnement uranique se présentaient comme un phénomène physique tout à fait extraordinaire. Becquerel a conservé un morceau d’uranium pendant plusieurs années dans l’obscurité, et il a constaté qu’au bout de ce temps l’action sur la plaque photographique n’avait pas varié sensiblement. MM. Elster et Geitel ont fait une expérience analogue et ont trouvé également que l’action était constante ([4]).

J’ai mesuré l’intensité du rayonnement de l’uranium en utilisant l’action de ce rayonnement sur la conductibilité de l’air. Le dispositif de mesures était celui représenté dans la figure 32. Un plateau métallique recouvert d’une couche d’uranium en poudre était posé sur le plateau du condensateur de mesures, et l’on mesurait au moyen d’un électromètre associé à un quartz piézoélectrique le courant de saturation qui pouvait être obtenu entre les plateaux. Le disque qui portait l’uranium n’était pas conservé dans l’obscurité, cette condition s’étant montrée sans importance d’après les expériences citées précédemment. J’ai obtenu des nombres qui prouvent la constance du rayonnement dans les limites de précision de l’expérience, et pendant un intervalle de quelques années. Des mesures analogues d’une précision plus grande sont poursuivies depuis plus de deux ans sur un disque étalon à oxyde d’urane conservé avec un soin particulier ; l’activité de ce disque est restée constante à moins de 1 pour 100 près depuis août 1907.

On utilise pour ces mesures le rayonnement total de la substance active. La distance des plateaux du condensateur employé est de 3cm. La distance à laquelle se propage dans l’air le groupe le plus important des rayons de l’uranium, (groupe ), est comprise entre 3cm et 4cm ; il serait donc préférable d’employer un condensateur dont les plateaux ont une distance de 4cm, afin d’utiliser l’effet total des rayons . Toutefois déjà dans les conditions de l’expérience les rayons absorbables de l’uranium sont assez complètement utilisés, pour que l’on ne constate aucune influence appréciable de la pression et de la température de l’air contenu dans le condensateur sur la valeur du courant.


L’expérience montre que l’action des composés d’uranium peut se produire au travers d’écrans de diverse nature, à condition que ceux-ci soient suffisamment minces ; en effet, le passage au travers de toute matière entraîne une réduction de l’intensité du rayonnement. Cette réduction ou absorption ne dépend en première approximation que de la densité de la matière traversée et croît avec celle-ci. C’est ainsi que le rayonnement uranique est en majeure partie absorbé en traversant une épaisseur d’air de 3cm à 4cm ou une épaisseur d’aluminium d’environ 0,02mm ; une lame d’aluminium dont l’épaisseur est égale à 0,01mm laisse passer une fraction de l’intensité du rayonnement, qui est égale à 20 pour 100 environ du rayonnement total, la mesure étant faite par la méthode électrique.

On voit d’après cela que si, par leurs effets photographiques et leur pouvoir ionisant, les rayons uraniques se rapprochent des rayons Röntgen, leur pouvoir de pénétration au travers de la matière est cependant très différent et très inférieur à celui des rayons Röntgen ; ces derniers peuvent, par exemple, se propager dans l’air à des distances de l’ordre de 1m et traverser un écran d’aluminium de plus de 1mm d’épaisseur.

L’action exercée par les composés d’urane se présente au moins en première approximation comme un rayonnement, c’est-à-dire que cette action est arrêtée par les écrans opaques, sans les contourner ; c’est ainsi qu’un écran interposé entre la source radiante et une plaque photographique porte ombre, même quand il n’est pas au contact immédiat de la plaque. Toutefois il est difficile de mettre en évidence la propagation rectiligne du rayonnement uranique, parce que ce rayonnement est trop faible pour que l’on puisse se servir d’une source de petites dimensions placée à une distance suffisante de la plaque. Les expériences faites avec les substances fortement radioactives (voir § 102) apportent la preuve que les rayons émis par ces substances jouissent de la propagation rectiligne.

Les expériences suivantes dues à M. Rutherford ([5]) prouvent que, contrairement aux résultats primitivement annoncés par H. Becquerel, les rayons uraniques n’éprouvent ni la réflexion régulière, ni la polarisation.

La substance active, oxyde d’urane, est recouverte d’un écran de plomb épais, percé d’une fente assez étroite. Une nappe de rayons s’échappe de la fente et se trouve limitée par les bords de celle-ci. En face de la fente est placé un prisme dont l’arête est parallèle à la fente. Au delà du prisme et à une distance de 5mm de la fente se trouve une plaque photographique dont la couche sensible est tournée vers le bas. La durée de l’exposition est de 8 jours. L’impression visible après le développement de la plaque a la forme d’une bande noire placée exactement en face de la fente sans aucun indice de déviation.

Dans une autre expérience, l’oxyde d’urane est placé au fond d’une cavité creusée dans une plaque de plomb . Une lame de tourmaline très mince, ayant ses faces parallèles à l’axe optique, est posée sur la plaque  ; elle est recouverte de deux autres lames de tourmaline minces, ayant aussi leurs faces parallèles à l’axe, et placées l’une au contact de l’autre de telle manière, que pour l’une d’elles l’axe a la même direction que celui de la tourmaline inférieure, tandis que pour l’autre il se trouve à angle droit de cette direction. La moitié du rayonnement traverse donc deux tourmalines dont les axes coïncident en direction, tandis que l’autre moitié traverse deux tourmalines dont les axes sont croisés. Une plaque photographique est placée sur les lames de tourmaline avec la couche sensible en dessous. Sur l’impression obtenue au bout de quelques jours, on ne constate aucune différence entre les parties qui correspondent aux portions du rayonnement ayant traversé respectivement les deux tourmalines juxtaposées.

Des expériences analogues effectuées par H. Becquerel avec l’uranium, et plus tard avec le radium, ont donné des résultats en accord avec les précédents. Des expériences faites avec des miroirs concaves n’ont donné aucun indice de réflexion régulière. Dans toutes les expériences de ce genre, il est nécessaire d’exclure avec soin l’effet des rayons lumineux qui sont émis par certaines substances radioactives.


35. Ionisation produite par les rayons uraniques. — Dans un travail étendu, M. Rutherford a montré que la conductibilité électrique de l’air exposé aux rayons de l’uranium est de même nature que celle qui est provoquée dans l’air par l’action des rayons Röntgen, et que l’on peut, par suite, admettre que les rayons uraniques ont pour effet d’ioniser l’air qu’ils traversent ([6]). M. Rutherford a montré de plus que les mobilités des ions produits dans l’air par les rayons uraniques sont sensiblement les mêmes que celles des ions créés par les rayons Röntgen. La méthode de mesures employée était une méthode de courant gazeux, analogue en principe à celle dont M. Zeleny s’est servi plus tard, et qui a été décrite dans ce livre (§ 7). Des mesures de mobilité faites depuis cette époque sur des ions produits par les rayons du polonium ou du radium, ont établi que ces rayons ionisent l’air de la même manière que les rayons Röntgen ; on en trouve une preuve de plus dans ce fait que, d’après les travaux de M. Townsend, le coefficient de diffusion des ions dans le gaz qui les contient est le même dans les deux cas (voir § 10). Les ions dont il s’agit ici sont ceux que l’on nomme les petits ions gazeux ordinaires.

Considérons le dispositif expérimental qui a été représenté dans la figure 32, la substance productrice de courant étant un composé d’uranium en poudre, étalé en couche uniforme sur un plateau métallique, qui a le même diamètre que le plateau et vient se poser sur celui-ci. Le plateau peut être composé d’une partie principale centrale qui seule est utilisée, et d’une portion annulaire reliée au sol et formant anneau de garde. Ce dispositif assure l’uniformité du champ dans la région utilisée, ainsi que l’utilisation uniforme du rayonnement dans cette même région, tant que la distance des plateaux reste suffisamment petite par rapport à leur diamètre. L’intensité du courant sur la portion centrale du plateau est mesurée au moyen d’un électromètre associé à un quartz piézoélectrique pour différentes valeurs de la différence de potentiel entre les plateaux.

En effectuant un certain nombre de mesures de ce genre, on s’assure que la radioactivité est un phénomène susceptible d’être mesuré avec une grande précision. Elle n’est pas influencée par les oscillations de la température ambiante ou par l’éclairement de la substance active. L’intensité du courant qui traverse le condensateur augmente avec la surface des plateaux et reste proportionnelle à celle-ci, tant que l’écartement des plateaux est suffisamment petit. Elle augmente aussi avec la distance des plateaux, mais seulement jusqu’à une certaine limite ; à partir d’une distance comprise entre 3cm et 4cm, le courant ne varie plus d’une manière appréciable quand on continue à augmenter l’écartement des plateaux.

Voici, à titre d’exemple, des courbes qui représentent l’intensité du courant en fonction du champ moyen établi entre les plateaux pour deux distances des plateaux différentes. La figure 40 montre

Fig. 40.
Fig. 40.
Fig. 40.


que l’intensité du courant devient constante pour des valeurs élevées du champ, La figure 41 représente les mêmes courbes à une autre échelle et comprend seulement les résultats relatifs aux faibles différences de potentiel. Au début, la courbe est rectiligne ; le quotient de l’intensité du courant par la différence de potentiel est constant pour les tensions faibles et représente la conductance initiale entre les plateaux. On peut donc distinguer deux constantes caractéristiques du phénomène observé : 1o la conductance initiale pour différences de potentiel faibles ; 2o le courant limite pour différences de potentiel fortes. C’est le courant limite ou

Fig. 41.
Fig. 41
Fig. 41


courant de saturation qui a été adopté comme mesure de la radioactivité, d’abord dans mes recherches, et ensuite dans la plupart des travaux ultérieurs dans le même domaine. Ce courant pouvait être obtenu pour une tension de 400 à 500 volts, la distance des plateaux étant de 3cm, et la substance active étant un composé d’uranium ou une matière d’activité analogue.

En plus de la différence de potentiel que l’on établit entre les plateaux, il existe entre ces derniers une force électromotrice de contact, et ces deux causes de courant ajoutent leurs effets ; c’est pourquoi la valeur absolue de l’intensité du courant change avec le signe de la différence de potentiel extérieure. Quand cette dernière est nulle, il ne s’en produit pas moins un courant, et si l’électromètre n’est pas maintenu au zéro, il tend à prendre une déviation fixe pour laquelle le courant s’annule et qui permet de mesurer la force électromotrice de contact entre les deux plateaux. On peut admettre que pour les champs faibles le courant qui aurait été obtenu par le seul effet de la différence de potentiel extérieure est la moyenne des courants obtenus pour les deux sens de celle-ci. C’est le courant ainsi calculé qui a été utilisé pour la construction des courbes. Quand la différence de potentiel extérieure devient assez grande, l’effet de la force électromotrice de contact, qui ne dépasse pas 1 volt, devient négligeable, et l’intensité du courant est alors la même quel que soit le sens du champ entre les plateaux.

On voit que la courbe affecte, dans les conditions de l’expérience, une forme qui correspond à une production d’ions en volume, ne s’écartant pas trop d’une distribution uniforme. Toutefois il est certain que l’ionisation est dans ces conditions particulièrement intense au voisinage du plateau actif. Avec des distances de plateaux plus grandes, il est possible d’obtenir des courbes qui mettent ce fait nettement en évidence ; pour les champs faibles le courant croît alors plus rapidement que la différence de potentiel entre les plateaux, et l’intensité du courant dépend du sens du champ de telle manière, qu’elle est plus grande quand le plateau actif est chargé négativement que dans le cas opposé, tant que la saturation est éloignée ; cette dissymétrie résulte de la différence des mobilités entre les ions positifs et les ions négatifs.

Ainsi que je l’ai déjà indiqué, le rayonnement uranique est constant dans les limites du temps sur lequel s’étendent les observations, et dans les limites de précision des expériences. Cette précision ne peut en réalité être évaluée à plus de 2 ou 3 pour 100 pour les expériences faites au début et qui portaient sur plusieurs années ; elle est de 1 pour 100 pour les expériences plus récentes qui ne portent encore que sur deux ans et demi. La constance du rayonnement uranique a été une cause d’étonnement profond pour les physiciens qui les premiers se sont intéressés à la découverte de H. Becquerel. Cette constance paraît en effet surprenante ; le rayonnement ne semble pas varier spontanément avec le temps, et n’est pas influencé par la variation de conditions extérieures telles que l’éclairement ou la température. H. Becquerel a constaté qu’une sphère d’uranium, reliée à un électroscope et suspendue au milieu d’une enceinte reliée au sol et entourée d’eau à température variable, se décharge aussi rapidement, quand elle est à 7° que quand elle est à 83°. Dans cette expérience les rayons de l’uranium étaient presque totalement absorbés par l’air. Des expériences faites à la température de l’air liquide, et dont l’interprétation est moins directe, seront décrites plus loin (§ 147). Elles ont conduit à admettre l’indépendance du rayonnement de la température dans des limites très étendues. Divers auteurs ont constaté qu’on ne modifiait pas l’intensité du rayonnement en soumettant le composé d’urane à un éclairage intense au moyen de lumière ordinaire ou de lumière ultraviolette. On pouvait donc se demander quelle était la cause qui entretenait le rayonnement.

Par leurs propriétés les rayons uraniques semblaient analogues à certains autres rayonnements connus. On pouvait les rapprocher des rayons cathodiques, des rayons positifs, des rayons Röntgen ou des rayons secondaires émis par les métaux quand ils sont frappés par les rayons Röntgen. Pour distinguer entre ces diverses hypothèses, une étude plus approfondie était nécessaire, et cette étude était rendue difficile, sinon impossible, par la faiblesse du rayonnement. On sait aujourd’hui que toutes les analogies indiquées s’appliquent au rayonnement des corps radioactifs. Si en particulier les rayons uraniques étaient des rayons secondaires dus à un rayonnement très pénétrant traversant l’espace et pouvant être absorbé et transformé par l’uranium, on pouvait, par exemple, chercher dans le Soleil l’origine de ce rayonnement excitateur, et penser que si pénétrant qu’il soit, il pourrait être absorbé totalement ou partiellement en traversant la terre entière. Partant de cette idée, P. Curie a mesuré l’intensité du rayonnement de l’uranium à midi et à minuit, mais n’a trouvé aucune différence. MM. Elster et Geitel, en suivant la même idée, ont mesuré l’intensité du rayonnement de l’uranium à la surface du sol et au fond d’une mine de 850m de profondeur ; dans les deux cas ils ont obtenu le même résultat.


36. Étude des composés d’uranium. — J’ai entrepris en 1897 un travail qui avait pour but de rechercher si les propriétés curieuses de l’uranium se retrouvaient dans d’autres corps. Le dispositif expérimental employé était celui de la figure 32. Diverses matières étaient pulvérisées et étalées en couche uniforme sur des plateaux semblables, ayant le même diamètre que le plateau et destinés à être posés sur celui-ci avec la matière qu’ils portaient. On mesurait, par la méthode du quartz piézoélectrique, le courant de saturation produit dans le condensateur . La distance des plateaux était de 3cm et leur diamètre de 8cm.

J’ai d’abord examiné successivement divers composés d’uranium. H. Becquerel avait déjà constaté que les composés d’uranium sont tous actifs et avait conclu que leur activité était due à la présence de l’élément uranium ; il a montré également que l’uranium est plus actif que ses composés ; ses expériences étaient faites par la méthode radiographique et ne comportaient pas de mesures. J’ai repris ces expériences par la méthode électrique indiquée, et voici les nombres que j’ai obtenus avec divers composés d’uranium ; je désigne par l’intensité du courant en ampères :

 
Uranium métallique (contenant du carbone) 
 2,3  
Oxyde d’urane noir  
 2,6  
Oxyde d’urane vert  
 1,8  
Acide uranique hydraté 
 0,6  
Uranate de sodium 
 1,2  
Uranate de potassium 
 1,2  
Uranate d’ammonium 
 1,3  
Sulfate uraneux 
 0,7  
Sulfate d’uranyle et de potassium 
 0,7  
Azotate d’uranyle 
 0,7  
Phosphate de cuivre et d’uranyle 
 0,9  
Oxysulfure d’urane 
 1,2  

L’épaisseur de la couche du composé d’urane employé a peu d’influence, pourvu que la couche soit continue. Voici quelques expériences à ce sujet :

  xÉpaisseur
de la couche.
xmm
Oxyde d’urane 00,5 2,7
Oxyde» 03,0 3,0
Uranate d’ammoniumxxx 00,5 1,3
Oxyde» 03,0 1,4

On peut conclure de là que l’absorption des rayons uraniques par la matière qui les émet est très forte, puisque les rayons venant des couches profondes ne peuvent pas produire d’effet notable. On voit aussi que pour comparer approximativement l’activité de divers composés, il suffit d’employer des couches de matière dont l’épaisseur est de l’ordre de 0,5mm. Le courant de saturation que l’on peut obtenir avec l’oxyde d’urane noir dans un condensateur ayant les dimensions indiquées ci-dessus, est d’après cela de l’ordre de ampère.

En examinant les nombres relatifs aux divers composés d’uranium, on constate que, en général, l’activité augmente avec la teneur en uranium. De plus, divers échantillons d’un certain composé ont une activité très analogue.


37. Radioactivité du thorium. — Il était intéressant de rechercher si, en dehors des composés d’uranium, il existe d’autres substances pouvant émettre des rayons analogues aux rayons uraniques. Cette recherche a été faite d’une part par M. Schmidt, d’autre part par moi-même. On constate que les divers produits purs, métaux, sels et oxydes se montrent en général inactifs. Il existe toutefois une classe de corps dont l’activité est comparable à celle des composés d’uranium ; ce sont les composés de thorium. Ce résultat a été d’abord annoncé par M. Schmidt ([7]). J’ai fait de mon côté une étude très complète de ce sujet, et je suis arrivée au même résultat que M. Schmidt dont le travail m’était encore inconnu ([8]).

Il résultait de ces travaux que les composés du thorium émettent des rayons capables d’ioniser les gaz, d’impressionner les plaques photographiques et de traverser des écrans très minces de matière solide. L’émission offrait de grandes analogies avec l’émission uranique ; de même que celle-ci elle semblait spontanée, permanente et liée à la présence d’un certain corps simple, le thorium.

C’est à cette époque qu’il a paru nécessaire de trouver un nom destiné à désigner la nouvelle propriété de la matière qui avait été découverte par H. Becquerel sur les composés d’urane, mais qui ne semblait pas appartenir exclusivement à ces composés. On peut dire que les composés d’uranium et de thorium émettent des rayons de Becquerel. J’ai nommé radioactives les substances qui donnent lieu à une émission de ce genre, et j’ai donné le nom de radioactivité à la nouvelle propriété de la matière, manifestée par ces substances. Ce nom, qui a été utilisé pour la première fois dans la publication relative à la découverte du polonium ([9]), a été depuis généralement adopté.

L’ordre de grandeur des courants obtenus avec les composés de thorium est le même que celui des courants obtenus avec les composés d’uranium. Toutefois le phénomène n’affecte pas un caractère aussi simple qu’avec ces derniers.

Les nombres que j’ai obtenus avec les composés de thorium m’ont permis de constater :

1o Que l’épaisseur de la couche employée a une action considérable, surtout avec l’oxyde ;

2o Que le phénomène n’est régulier que si l’on emploie une couche active mince (0,25mm par exemple). Au contraire, quand on emploie une couche de matière épaisse (6mm), on obtient des nombres oscillant entre des limites étendues, surtout dans le cas de l’oxyde :

  xÉpaisseur
de la couche.xxx
xxmm
.
Oxyde de thorium 00,25 2,2
» 00,5 2,5
» 02,5 4,7
» 03,0 5,5 en moyenne
» 06,0 5,5 xxxx»
Sulfate de thoriumxxx 00,25 0,8

Le phénomène comporte une cause d’irrégularités qui n’existe pas dans le cas des composés d’urane. Les nombres obtenus pour une couche d’oxyde de 6mm d’épaisseur variaient entre 3,7 et 7,3.

Les rayons thoriques considérés dans leur ensemble sont plus pénétrants que les rayons uraniques, et les rayons émis par l’oxyde de thorium en couche épaisse sont plus pénétrants que ceux qu’il émet en couche mince. Voici, par exemple, les nombres qui indiquent la fraction du rayonnement que transmet une lame

d’aluminium dont l’épaisseur est 0,01mm :
Substance rayonnante   xFraction
du rayonnement
xtransmise
xpar la lame.
Uranium 0,18
Oxyde d’urane 0,20
Uranate d’ammonium 0,20
Phosphate d’urane et de cuivre 0,21
  xmmxxxxxx
Oxyde de thorium sous épaisseurxxx 0.25 0,38
Oxyde d»e thorium sous é» 0,5 0,47
Oxyde d»e thorium sous é» 3,0 0,70
Oxyde d»e thorium sous é» 6,0 0,70
Sulfate de thorium 0,25 0,38

Avec les composés d’urane, l’absorption est la même quel que soit le composé employé, ce qui indique que les rayons émis par les divers composés sont de même nature.

Les particularités de la radiation thorique ont été l’objet de publications très complètes. M. Owens ([10]) a montré que la constance du courant n’est obtenue qu’au bout d’un temps assez long en appareil clos, et que l’intensité du courant est fortement réduite par l’action d’un courant d’air (ce qui n’a pas lieu pour les composés d’uranium). M. Rutherford a fait des expériences analogues et les a interprétées en admettant que le thorium et ses composés émettent non seulement des rayons, mais encore une émanation, constituée par des particules extrêmement ténues, qui restent radioactives pendant quelque temps après leur émission et peuvent être entraînées par un courant d’air ([11]). L’émanation se comporte donc comme un gaz radioactif qui serait constamment émis par les composés du thorium.

Cette hypothèse explique les irrégularités que l’on observe quand on travaille avec un appareil qui n’est pas complètement clos ; les mouvements d’air inévitables suffisent pour entraîner l’émanation accumulée entre les plateaux, ce qui amène un changement de l’intensité du rayonnement utilisé dans l’appareil.

Quand la couche de matière radioactive (oxyde de thorium), est mince, les irrégularités sont peu importantes ; nous sommes donc conduits à admettre que l’émanation se dégage de toute la masse active, tandis que le rayonnement provient principalement des couches superficielles ; on augmente donc l’importance du rayonnement dû à la présence de l’émanation, par rapport à celle du rayonnement émis par la matière solide, quand on fait augmenter l’épaisseur de la couche active.

L’émanation émise par les composés du thorium ne persiste pas indéfiniment ; elle disparaît spontanément en fonction du temps, de telle façon que l’intensité du rayonnement qu’elle émet baisse de moitié en une minute. L’émanation peut se diffuser dans les gaz ; elle peut aussi traverser les substances poreuses telles que le papier, mais elle ne traverse pas le verre ou le mica même sous très faible épaisseur.

Les composés d’uranium ne semblent pas émettre une émanation analogue à celle émise par les composés de thorium ; l’intensité du rayonnement entre les plateaux n’est point influencée par les courants d’air. Il est vrai que quand on fait passer un courant gazeux sur un composé d’urane, la conductibilité du gaz entraîné ne disparaît pas instantanément, mais la vitesse de disparition de cette conductibilité est la même que celle qui aurait lieu pour un gaz ionisé par les rayons Röntgen ; c’est la vitesse de recombinaison des ions contenus dans le gaz. Au contraire, les gaz qui ont passé au contact de composés de thorium possèdent une conductibilité qui persiste beaucoup plus longtemps (pendant 10 minutes environ), et il faut admettre qu’en plus des ions entraînés, d’autres ions continuent à se former, la source de cette production se trouvant dans le gaz lui-même, et la vitesse de production diminuant en fonction du temps suivant une loi exponentielle, de manière à tendre vers zéro.

La production de l’émanation par les composés de thorium est un phénomène qui se trouve lié d’une manière étroite au phénomène de la radioactivité induite. Il a été établi, en effet, que toute substance qui est mise au contact de l’émanation acquiert une radioactivité temporaire, dite induite, indépendante de la nature de la substance. Cette radioactivité induite disparaît avec le temps suivant une loi déterminée quand la substance activée est soustraite à l’action de l’émanation. L’étude détaillée de l’émanation du thorium et de la radioactivité induite, qui lui est due, trouvera sa place aux Chapitres VI et VII.

La radioactivité des composés de thorium est permanente. On verra toutefois (§ 199) que l’activité des sels de thorium subit des variations très lentes aux cours des années.

38. La radioactivité est une propriété atomique. Est-elle un phénomène général ? — La radioactivité des composés d’uranium et du thorium se présente comme une propriété atomique de ces éléments. J’ai fait un grand nombre de mesures de l’activité de ces composés dans différentes conditions. L’activité est toujours liée à la présence des éléments uranium et thorium, et n’est détruite ni par les changements d’état physique ni par les transformations chimiques. Les combinaisons chimiques et les mélanges contenant de l’uranium et du thorium sont d’autant plus actifs qu’ils contiennent une plus forte proportion de ces métaux, toute matière inactive agissant à la fois comme matière inerte et comme matière absorbant le rayonnement. On verra plus loin que l’on peut effectuer des opérations chimiques qui entraînent une modification temporaire de la radioactivité d’un composé d’uranium ou de thorium ; mais ces modifications ne persistent pas, et la substance reprend progressivement ses propriétés primitives. On verra en même temps quelle est l’interprétation la plus vraisemblable de ces variations d’activité.


J’ai cherché s’il existe des substances radioactives autres que les composés d’uranium et de thorium. J’ai entrepris cette recherche dans l’idée qu’il était fort peu probable que la radioactivité, considérée comme une propriété atomique, appartînt à une certaine espèce de matière, à l’exclusion de toute autre. Les mesures que j’ai faites m’ont permis de dire que pour les éléments chimiques actuellement considérés comme tels, y compris les plus rares et les plus hypothétiques, les composés étudiés par moi ont été toujours au moins 100 fois moins actifs dans mon appareil que l’uranium métallique. Dans le cas des éléments répandus, j’ai étudié plusieurs composés ; dans le cas des corps rares, j’ai étudié les composés que j’ai pu me procurer.

Voici la liste des substances qui ont fait partie de mon étude sous forme d’élément ou de combinaison :


1o Tous les métaux ou métalloïdes que l’on trouve facilement et quelques-uns, plus rares, produits purs, provenant de la collection de l’École de Physique et de Chimie industrielles de la Ville de Paris.

2o Les corps rares suivants : gallium, germanium, néodyme, praséodyme, niobium, scandium, gadolinium, erbium, samarium et rubidium (échantillons prêtés par Demarçay) ; yttrium, ytterbium avec nouvel erbium (échantillons prêtés par M. Urbain).

3o Un grand nombre de roches et de minéraux.


Le dispositif expérimental employé était le même que celui qui avait servi pour les études précédentes. Comme on pouvait avoir à mesurer des courants plus faibles que ceux que l’on obtient avec les composés d’uranium et de thorium, on examinait soigneusement l’effet obtenu en absence de toute substance active. Cet effet était sensiblement nul, parce qu’à cette époque les appareils et l’air du laboratoire n’étaient pas actifs, et que d’ailleurs l’appareil de mesures n’était pas assez sensible pour déceler l’ionisation spontanée de l’air à l’état normal.

Dans les limites de sensibilité de mon appareil je n’ai pas trouvé de substance simple autre que l’uranium et le thorium, qui soit douée de radioactivité atomique.


On peut remarquer à ce sujet qu’une confusion regrettable s’est introduite dans diverses publications, relativement à l’emploi du mot radioactivité, auquel on pouvait cependant, dès sa création, assigner une signification très nette, en mettant franchement à part divers phénomènes qui n’ont pas de parenté réelle avec ceux observés sur les composés d’uranium et de thorium[12]. Nous allons examiner successivement quelques phénomènes que l’on ne doit pas confondre avec la radioactivité.

Considérons d’abord certaines expériences que l’on réalise couramment avec le phosphore. Le phosphore blanc humide ou sec, placé entre les plateaux du condensateur de mesures, rend conducteur l’air entre ces plateaux ([13]).

Cependant on ne doit pas considérer ce corps comme radioactif à la façon de l’uranium et du thorium. Le phosphore, en effet, dans ces conditions, s’oxyde et émet des rayons lumineux, tandis que les composés d’uranium et de thorium sont radioactifs sans éprouver aucune modification chimique appréciable par les moyens connus. De plus le phosphore n’est actif ni à l’état de phosphore rouge ni à l’état de combinaison ; la conductibilité qu’il communique à l’air ne possède donc pas le caractère fondamental de constituer une propriété atomique de l’élément phosphore.

L’action du phosphore a été étudiée par de nombreux physiciens ; un travail très complet sur cette question a été publié par M. Bloch ([14]). Il résulte de ces travaux que le phosphore, en s’oxydant en présence de l’air, donne naissance à la production d’ions très peu mobiles qui rendent l’air conducteur et provoquent facilement la condensation de la vapeur d’eau simplement saturante. Ces ions possèdent une masse bien plus considérable que celle des petits ions formés dans les gaz par les rayons Röntgen ou Becquerel ; bien qu’invisibles à la lumière ordinaire quand l’air est sec, ils sont cependant visibles à la forte lumière d’un arc électrique. Leur mobilité est environ 1000 fois plus petite que celle des petits ions, et leur coefficient de recombinaison est également environ 1000 fois plus petit que celui de ces derniers. Quand l’air est humide, ces ions forment des agglomérations encore plus grosses, et l’air contient alors une fumée visible. La production d’ions est liée au phénomène d’oxydation ; elle accompagne donc ici une réaction chimique bien connue.

L’oxydation du phosphore n’est pas la seule réaction chimique qui donne lieu à une production d’ions. D’autres faits du même genre sont actuellement connus. Ainsi le sulfate de quinine qui a été chauffé produit, pendant son refroidissement, la décharge de corps électrisés placés dans son voisinage ([15]). En même temps la substance subit l’hydratation et émet des rayons lumineux.

Quand la substance subit une élévation de température, elle produit aussi la conductibilité de l’air dans son voisinage. La production d’ions qui a lieu dans ces expériences est liée aux réactions chimiques d’hydratation et de déshydration du sulfate de quinine, et n’appartient comme propriété atomique à aucun des corps simples qui entrent dans la constitution de ce sel.

On trouve un autre exemple de production d’ions dans les phénomènes d’électrolyse. Les gaz qui se dégagent pendant l’électrolyse sont légèrement conducteurs ; ils contiennent des ions de faible mobilité, ou gros ions, qui sont analogues à ceux produits en présence du phosphore par la grandeur de leur mobilité et de leur coefficient de recombinaison et par leur faculté de déterminer la condensation de la vapeur d’eau saturante ([16]).

Dans aucun des cas qui viennent d’être examinés, et où il s’agit d’une production d’ions accompagnant une réaction chimique, on n’a pu constater une émission de rayons doués d’un pouvoir pénétrant comparable à celui des rayons Becquerel. L’action ionisante du phosphore ou du sulfate de quinine ne peut se produire au travers d’un écran solide, si mince qu’on puisse le prendre ; elle est arrêtée par une épaisseur d’aluminium égale à 0,003mm seulement ; ces corps ne peuvent pas non plus donner lieu à des impressions sur des plaques photographiques protégées par du papier noir contre la lumière qu’ils émettent.

Pour conclure qu’une substance est radioactive, il ne suffit donc pas de constater que l’ionisation de l’air est augmentée dans son voisinage, et cela est encore vrai quand on ne constate pas que l’ionisation soit liée à une réaction chimique. C’est ainsi que certaines substances, le zinc, la fluorine, émettent des ions négatifs quand on les éclaire par de la lumière ultraviolette. On sait aussi que les corps chauds donnent lieu à une émission d’ions positifs et négatifs. Enfin les corps incandescents peuvent en plus émettre des rayons ultraviolets de très courte période qui sont très fortement absorbés par l’air et lui communiquent une certaine ionisation. Dans tous ces cas, la production d’ions au voisinage du corps considéré n’est pas spontanée, mais se trouve provoquée par une cause excitatrice telle que l’action de la lumière ou d’une élévation de température. De plus, l’action de la substance est intimement liée à un certain état moléculaire ; un métal qui émet des ions négatifs sous l’action de rayons ultraviolets perd cette propriété quand il se trouve à l’état de combinaison, et le phénomène est si sensible que l’émission dépend essentiellement de l’état de la surface et se trouve influencée par une oxydation imperceptible de celle-ci.

Les phénomènes de production d’ions qui dépendent de l’état moléculaire sont, en général, influencés par la température.

La faculté de produire une impression sur une plaque photographique ne peut pas non plus à elle seule servir de criterium pour établir qu’une substance est radioactive. On connaît aujourd’hui un grand nombre de substances, susceptibles de produire de telles impressions à l’abri de la lumière au bout d’un temps plus ou moins long ; tels sont, par exemple, certains métaux : zinc, aluminium, et plusieurs corps organiques : résines et essences ([17]). Il est difficile de reconnaître la véritable nature de ces phénomènes, souvent extrêmement faibles. On a cherché à les expliquer par la formation de gaz ou vapeurs possédant des propriétés réductrices. Quoi qu’il en soit, il est certain que là encore on a affaire à des phénomènes qui dépendent de l’état moléculaire des substances et de la température, et ne possèdent nullement le caractère atomique.

Les substances qui ont été nommées radioactives sont celles qui émettent spontanément des rayons Becquerel, l’émission étant liée à une espèce d’atomes déterminée. La spontanéité de l’émission et son caractère atomique sont donc les caractères essentiels de la radioactivité.

La radioactivité des composés d’uranium et de thorium semble permanente. On connaît toutefois des substances qui, tout en rentrant dans la catégorie des corps radioactifs d’après la définition ci-dessus, ne semblent pas avoir une radioactivité permanente. Tel est le polonium qui n’a pas encore été isolé, mais que l’on a obtenu mélangé à des substances inactives ; la radioactivité de ces mélanges disparaît lentement en fonction du temps. Nous ne devons donc pas considérer la permanence du rayonnement comme un caractère indispensable pour reconnaître la présence d’une substance radioactive. D’après les théories modernes de la radioactivité, on doit cependant penser que la radioactivité est en effet une propriété inséparable de la matière qui en est douée, et que, si la radioactivité disparaît, c’est que la matière disparaît elle-même. Dans cette théorie les éléments radioactifs sont composés d’atomes instables qui se détruisent en émettant des rayons Becquerel et en donnant lieu à la formation d’autres atomes de poids atomique inférieur ; la radioactivité paraît d’autant plus permanente que la vitesse de destruction est moins grande.


Nous avons désigné par rayons Becquerel l’ensemble des rayons qui peuvent être émis spontanément par certains atomes, en particulier par ceux de l’uranium et du thorium. On sait aujourd’hui que ces rayons ne sont pas tous de la même espèce, mais peuvent appartenir à trois types différents, dont chacun est analogue à l’un des trois types de rayons antérieurement connus : rayons cathodiques, rayons positifs, rayons Röntgen. Les rayons des deux premiers types sont de nature corpusculaire, étant constitués respectivement par des électrons négatifs en mouvement rapide (rayons cathodiques), et par des particules chargées positivement animées d’un mouvement rapide (rayons positifs). L’uranium et le thorium émettent, ainsi qu’on le verra plus loin, les trois espèces de rayons ; il semble cependant que ce n’est pas là un caractère fondamental de l’émission, et que l’émission de rayons négatifs peut dans certains cas exister seule. Il faut aussi remarquer que l’émission de rayons positifs est la seule que l’on constate avec le polonium quand on ne considère que les rayons doués de pouvoir ionisant ; mais qu’une recherche plus approfondie a prouvé que le polonium émet aussi des électrons négatifs dont la vitesse est insuffisante pour qu’ils puissent se comporter comme rayons ionisants.

Si les corps radioactifs sont en voie de transformation, cette transformation ne peut être une transformation chimique ordinaire ; elle doit avoir lieu dans l’atome même, puisque la radioactivité est un phénomène atomique. Ce serait le premier exemple de la modification devant nos yeux de la structure interne de cet édifice matériel qu’est l’atome, édifice incomparablement plus stable que la molécule, à tel point qu’on pouvait le considérer comme invariable dans l’état actuel de l’univers. Dans cette manière de voir, la base pour la définition du corps radioactif se trouve tout indiquée ; il y a radioactivité quand il y a émission de rayons Becquerel liée à une transformation atomique spontanée. On peut d’ailleurs concevoir l’existence d’éléments qui éprouveraient une transformation atomique sans émettre de rayons Becquerel, c’est-à-dire sans être radioactifs.


Certains travaux récents conduisaient à admettre que la radioactivité appartient à un degré très faible à toutes les substances. Cette supposition n’a par elle-même rien d’invraisemblable, si l’on considère que nous connaissons actuellement des corps comme le radium dont l’activité est, à poids égal, plus d’un million de fois plus grande que celle de l’uranium. On sait aussi combien sont grandes les différences qui se manifestent entre les propriétés magnétiques des corps tels que le fer, d’une part, et des métaux faiblement magnétiques comme le cuivre, d’autre part. Toutefois l’identité des phénomènes observés sur diverses matières avec le phénomène de radioactivité atomique ne peut encore être considérée comme établie (voir § 231). La démonstration est d’ailleurs rendue très difficile par ce fait que, d’après nos connaissances actuelles, certaines matières radioactives, et en particulier le thorium et le radium, sont très répandues dans le sol ; les émanations radioactives de ces corps sont aussi toujours contenues dans l’air atmosphérique.

Les résultats de recherches récentes conduisent cependant à attribuer au potassium une radioactivité atomique environ 1000 fois plus faible que celle de l’uranium ; le même fait a été constaté pour le rubidium.

L’uranium et le thorium sont les deux éléments qui étaient seuls reconnus radioactifs avant la découverte des substances radioactives nouvelles par P. et M. Curie. Ces éléments sont ceux qui possèdent les plus forts poids atomiques (240 et 232). Ils se rencontrent fréquemment dans les mêmes minéraux.

39. Minéraux radioactifs. — J’ai examiné dans mon appareil plusieurs minéraux ; certains d’entre eux se sont montrés actifs, entre autres la pechblende, la chalcolite, l’autunite, la monazite, la thorite, l’orangite, la fergusonite, la clévéite, etc. Voici un Tableau qui donne en ampères l’intensité du courant obtenu avec l’uranium métallique et avec divers minéraux :

    .
Uranium   2,3
Pechblende de Johanngeorgenstadtxxxx   8,3
Pech»ende de Joachimstal   7.0
Pech»ende de Pzibran   6,5
Pech»ende de Cornwallis   1,6
Clévéite   1,4
Chalcolite   5,2
Autunite   2,7
Thorites diverses
0,1
0,3
0,7
1,3
1,4
Orangite   2,0
Monazite   0,5
Xénotime   0,03
Æschynite   0,7
Fergusonite, 2 échantillons
0,4
0,1
Samarskite   1,1
Niobite, 2 échantillons
0,1
0,3
Tantalite   0,02
Carnotite   6,2
Thorianite   5,0

Le courant obtenu avec l’orangite (minerai d’oxyde de thorium) variait beaucoup avec l’épaisseur de la couche employée. En augmentant cette épaisseur depuis 0,25mm à 6mm, on faisait croître le courant de 1,8 à 2,3.

Tous les minéraux qui se sont montrés radioactifs contiennent de l’uranium ou du thorium ; leur activité n’avait donc rien d’étonnant, mais l’intensité du phénomène pour certains minéraux était inattendue. Ainsi, on trouve des pechblendes (minerais d’oxyde d’urane) qui sont 4 fois plus actives que l’uranium métallique. La chalcolite (phosphate de cuivre et d’urane cristallisé) est 2 fois plus active que l’uranium. L’autunite (phosphate d’urane et de chaux) est aussi active que l’uranium. Ces faits étaient en désaccord avec les résultats relatifs aux corps simples et leurs composés, résultats d’après lesquels aucun minéral n’aurait dû se montrer plus actif que l’uranium ou le thorium.

Pour éclaircir ce point, j’ai préparé de la chalcolite artificielle par le procédé de Debray, en partant de produits purs. Ce procédé consiste à mélanger une dissolution d’azotate d’uranyle avec une dissolution de phosphate de cuivre dans l’acide phosphorique, et à chauffer vers 50° ou 60°. Au bout de quelque temps, des cristaux de chalcolite se forment dans la liqueur ([18]). La chalcolite ainsi obtenue possède une activité tout à fait normale, étant donnée sa composition ; elle est deux fois et demie moins active que l’uranium.

Il devenait dès lors très probable que si la pechblende, la chalcolite, l’autunite, ont une activité si forte, c’est que ces substances renferment en petite quantité une matière fortement radioactive, différente de l’uranium, du thorium et des corps simples actuellement connus. J’ai pensé que, s’il en était effectivement ainsi, je pouvais espérer extraire cette substance du minerai par les procédés ordinaires de l’analyse chimique.

L’analyse des minéraux ayant d’ailleurs, en général, été faite à 1 ou 2 pour 100 près, on ne pouvait espérer de trouver dans un de ces minéraux un élément nouveau en proportion plus forte que celle-là. En revanche on pouvait penser que la substance nouvelle serait particulièrement intéressante à cause de sa radioactivité qui devait être suffisante pour produire, malgré la faible proportion de matière présente, un effet beaucoup plus important que celui de l’oxyde d’urane contenu dans la pechblende. L’expérience a montré que les prévisions étaient bien au-dessous de la réalité ; au début des recherches qui suivirent nous ne pouvions prévoir, P. Curie et moi, qu’il s’agissait à la fois d’une telle dilution de l’élément hypothétique et d’une radioactivité aussi prodigieusement grande. Plusieurs années ont été nécessaires pour atteindre complètement le but poursuivi et pour démontrer d’une façon indiscutable que les minerais d’urane contiennent au moins un corps fortement radioactif qui est un élément nouveau au sens que la Chimie attache à cette expression.


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  1. Revue générale des Sciences, 30 janvier 1896.
  2. Henry, Comptes rendus, t. CXXII. — Niewenglowski, Comptes rendus, t. CXXII. — Troost, Comptes rendus, t. CXXII.
  3. Becquerel, Comptes rendus, 1896 (plusieurs Notes).
  4. Becquerel, Comptes rendus, t. CXXVIII, p. 771. — Elster et Geitel, Beibl, t. XXI, p. 455.
  5. Rutherford, Phil. Mag., 1899.
  6. Rutherford, Phil. Mag., 1899.
  7. Schmidt, Annalen d. Physik, 1898.
  8. Mme Curie, Comptes rendus, avril 1898.
  9. Comptes rendus, juillet 1898.
  10. Owens, Phil. Mag., octobre 1899.
  11. Rutherford, Phil. Mag., janvier 1900.
  12. Mme Curie, Revue générale des Sciences, 1899.
  13. Elster et Geitel, Wied. Ann., 1890.
  14. Bloch, Thèse présentée à la Faculté des Sciences de Paris.
  15. Le Bon, Comptes rendus, 1900 ; Miss Fanny Cook Gates, Phys. Rev., 1904.
  16. Townsend, Ions, électrons, corpuscules.
  17. Russell, Proc. Roy. Soc., 1897.
  18. Debray, Ana. de Chim. et de Phys., 3e série, t. LXI, p. 445.