Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest/00

Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc (p. i-xviii).

INTRODUCTION


I



B ien loin d’avoir tari la source des légendes et des traditions américaines, les Brasseur de Bourbourg, les Rink, les Brington, les Bancroft, y ont seulement puisé, en nous indiquant la voie à suivre.

L’Amérique est une Babel qui, dans son sein, ne compte pas moins de quatre mille langues ; champ vaste, fertile, plein d’intérêt pour la science et l’observation. De longues années s’écouleront donc avant qu’il ait été labouré, retourné, fouillé, de manière à ne dérober plus aucun de ses secrets.

Mais il faut nous hâter, si nous voulons faire une récolte satisfaisante avant l’extinction des souches aborigènes.

Le Canada Nord-Ouest, surtout, par le peu d’attraits que sa situation à l’extrémité de l’Amérique septentrionale et son climat inhospitalier inspirent aux voyageurs et aux érudits, est demeuré jusqu’à nos jours une terre inconnue et mystérieuse dont on s’occupe fort peu, et que les possesseurs actuels du sol, eux-mêmes, ne connaissent guère mieux que nous, au point de vue mythologique.

Je suis donc le seul ethnographe qui ait conçu le projet de réunir en volume toutes les légendes et traditions nationales du Nord-Ouest du Dominion, partout où j’ai séjourné ou seulement passé, et qui ait mené ce travail à bonne fin.

Je le commençai sitôt que je pus balbutier quelques mots de la langue tchippewayane, la première que j’aie parlée, c’est-à-dire quatre mois après mon arrivée au Grand-Lac des Esclaves, en août 1862.

Dès lors, je l’ai poursuivi avec zèle et avec plus ou moins de succès, jusqu’en 1882, dernière année de mon séjour parmi les Peaux-Rouges. Cet hiver-là encore, je recueillis, au pied des Montagnes-Rocheuses, les données et l’un des récits Pieds-noirs que renferme ce livre.

J’ai eu, de la sorte, l’avantage de former, non pas une compilation, mais la collection la plus volumineuse, la plus suivie et la plus authentique de traditions septentrionales non esquimaudes.

J’avais même eu la pensée de l’intituler Traditions de l’Amérique arctique ; mais, comme plusieurs des peuplades dont je transcris les archives dans ces pages chassent au sud du cercle polaire, j’ai préféré le titre plus général de Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest.

Recueillie lentement, patiemment et avec une sorte de scrupule pour les moindres particularités, pendant vingt années de séjour dans le Nord-Ouest du Dominion ; glanée de ci de là avec le culte d’un antiquaire pour les ruines du passé, pour les débris des peuples, mais dans le but persévérant et avoué de découvrir les origines américaines ; traduite littéralement, comme une version classique, avec l’aide des Indiens qui furent mes maîtres de langue ; puis enfin rendue en français avec toute la fidélité et la concision compatibles, d’un côté, avec le génie et l’inversion des Indiens, de l’autre, avec ma langue maternelle, pour que ma phraséologie pût présenter un sens compréhensible, exempt de tout équivoque, suppléant aux réticences peaux-rouges, tout en conservant leur laconisme originel, j’ose espérer que ma collection amusera le public et intéressera la science.

L’ordre de ce travail m’a été dicté naturellement par la division des tribus qui m’en ont fourni les thèmes. Du Nord au Sud, c’est-à-dire en suivant le courant de leurs immigrations, ces tribus sont :

1o Les Innoït ou Esquimaux ;

2o Les Dindjié ou Loucheux ;

3o Les Dènè Peaux-de-lièvre ;

4o Les Dunè Flancs-de-chien et Esclaves ;

5o Les Dènè Tchippewwayans et Couteaux-Jaunes, avec les Danè Castors ;

6o Les Ayis-Iyiniwok ou Cris ; et enfin

7o Les Ninnax ou Pieds-noirs.

De là, la division de ce volume en sept parties.

Si le stock Peau-de-lièvre est, de beaucoup, le plus volumineux, il faut l’attribuer aux longues années que j’ai passées dans cette peuplade, au fort Bonne-Espérance ou dans les environs.

Nul doute que ses voisines se fussent montrées aussi confiantes et ouvertes, si j’avais séjourné plus de temps au milieu d’elles. Je n’ai aucune raison de croire que la mémoire de leurs vieillards soit moins fidèle que celle de la vieille Lizette Kha-tchô-ti, mon précepteur de langue peau-de-lièvre, ou celle du bon aveugle Ekunélyel, un de mes maîtres de montagnais ou tchippewayan.

J’ai cru bon d’ajouter à la fin de chaque corps légendaire la liste des héros et des divinités de la tribu à laquelle ces traditions appartiennent.

J’y ai joint un spécimen de la langue ou du dialecte de chacune de ces sept peuplades, lequel fournit un texte original avec la traduction littérale conservant toute l’inversion indienne. M. le comte de Charencey a bien voulu se charger de publier, dans le courant de l’année 1887, les textes originaux, avec traduction littérale, de la presque totalité de ces légendes.

Enfin, dans le but de faciliter aux érudits les recherches mythologiques ou autres, je joins à ma collection un Index ou concordance des matières qu’elle contient.


II


Si je garantis la fidélité de ma traduction, je ne saurais cependant assumer la responsabilité de toutes les idées, pratiques et théories que ces traditions renferment virtuellement ou professent ouvertement. Je dois la laisser à la charge des hommes bons et naïfs, mais quelquefois fourvoyés ou séduits, qui me les ont dictées.

Pour peu que le lecteur soit observateur, il remarquera que, dans cette collection, les mêmes faits, les mêmes situations, les mêmes idées, voire les mêmes héros, se retrouvent dans les souvenirs de toutes et chacune des peuplades sus-mentionnées. Elles ont dû posséder originairement les mêmes vérités ou les mêmes mythes ; mais on dirait qu’elles ont pris à tâche de ne pas se répéter les unes les autres, de se distinguer entre elles, de se séparer réciproquement, en donnant à leurs traditions une idiosyncrasie propre.

Ces schismes ont peut-être été voulus et cherchés par ces tribus sœurs, par ces peuples voisins ; peut-être leur ont-ils été imposés par le temps et les circonstances ; peut-être enfin sont-ils une des conséquences nécessaires de la tradition orale.

Quoi qu’il en soit, il ne serait pas difficile, à l’aide de ces différents lambeaux de traditions, se complétant les uns les autres dans chaque tribu, de reconstruire de belles légendes ayant un sens suivi, un enchaînement soutenu, et un génie poétique. On obtiendrait ainsi une véritable Genèse arctique et subarctique de l’Amérique, qui ne serait nullement inférieure aux théogonies du monde ancien des trois continents, et qui posséderait, de plus, le mérite d’être une littérature originale et nouvelle pour nous.

Le lecteur ne doit pas s’attendre à rencontrer, dans ces pages, des contes privés, dûs aux efforts de l’imagination et du génie individuels. Je lui livre un corps de traditions populaires ; je lui révèle les archives nationales des Indiens que j’ai pratiqués, archives connues de la multitude, contrôlées par plusieurs, corrigées ou complétées par d’autres qui, dans le louable dessein de rectifier tel ou tel passage qu’ils supposaient erronés, ne faisaient autre chose que me fournir des variantes de la tradition qu’ils prétendaient redresser.

Parmi ces légendes, les unes semblent être des calques plus ou moins fidèles des récits bibliques, appropriés au climat, aux mœurs et au genre de vie des aborigènes de l’Amérique. D’autres, au contraire, sont la parodie burlesque ou maligne de ces mêmes récits archaïques, et accusent un esprit de haine, de dénigrement et de contradiction, hostile à celui qui a dicté les premières traditions.

D’autres enfin sont des mythes incompatibles avec la Genèse mosaïque, mais apparentés avec celle d’autres nations de l’antiquité connue.

N’était le malheureux esprit de contention et d’envie qui inspira les secondes de ces traditions, je serais tenté d’en appeler la somme la Michna de l’Amérique du Nord, à cause de leurs rapports étroits avec les livres des Hébreux.

Que les timorés et les pusillanimes ne s’épouvantent pas, cependant. Qu’ils attendent d’avoir pris connaissance de mon livre avant de se récrier contre ma proposition. Sans prendre la peine de leur exposer des identifications qui se révèlent d’elles-mêmes, je leur laisse le soin et la surprise de les découvrir, ainsi que je l’ai fait et qu’il arrivera à quiconque connaît la Bible et la médite.

D’ailleurs, ces similitudes ne peuvent pas plus prouver la véracité des historiens sacrés, que leur parodie ne saurait la battre en brèche. La Bible apporte ses preuves avec elle-même. Elle défie les dénégations de l’incrédulité, les tergiversations de l’erreur, les railleries des impies. Elle n’a nul besoin de demander la preuve de leur témoignage à d’obscurs et ignorants Sauvages, qui, par leur accord avec elle, ne prouvent qu’une chose : à savoir que le Pentateuque fut connu et cru dans leur berceau originel, et que la Synagogue a jadis connu la diffusion, comme la religion de Boudha, comme le Christianisme et l’Islam.

Mais, ce fait incontestable est incontesté. Du temps de Flavius Josèphe même, « il n’y avait pas de pays où il n’y eût une synagogue, pas une plage où ne fût établie une colonie juive » ; et Dan, auquel Moïse avait dit prophétiquement : Fluet largiter de Basan, Dan, le navigateur, l’émigrant, le nomade, Dan n’avait pas attendu l’invasion romaine pour transporter un peu partout ses pénates curieux et vagabonds.

D’ailleurs, je dois avouer en toute simplicité que, dans le cours de mon travail, je n’ai pas seulement eu la pensée de venir au secours d’un livre dont l’authenticité n’est nullement en danger. Je l’ai accompli sans me préoccuper des concordances ni des discrépances que ces traditions renferment, laissant à la sagacité et à la bonne foi du lecteur de faire la distinction et de déterminer son choix.

Mais, quelques naïves, touchantes ou drolatiques que soient ces légendes, l’histoire et l’ethnographie en déduiront plusieurs vérités, y remarqueront plusieurs choses dignes d’être relevées et étudiées.

J’ai fait, moi-même, de ces remarques et je les ai consignées au papier, dans le dessein de les publier un jour. La forme de la présente collection ne me permet pas d’y joindre ces études. Tout au plus ai-je pu en extraire quelques rares et très brièves notes, que j’ai ajoutées à mes pages, par ci par là, comme autant de jalons indiquant la valeur de mes théories et la nature de mes identifications.

Pourquoi certaines gens se récrient-ils quand ils entendent parler de croyances, de mythes et de coutumes asiatiques, en Amérique ? Pourquoi tout le fracas qui s’est produit lorsqu’on a crié à l’exaltation, au parti pris, voire même au cléricalisme ? Qu’y a-t-il, en ce fait bien simple, de si prodigieux, de si invraisemblable, de si épouvantable pour leur esprit prévenu ou craintif ?

Voilà que, depuis longtemps, d’autres ont constaté qu’il existe dans l’Hindoustan, au Japon, au Groënland, dans l’Océanie, des observances, des traditions et des usages identiques à ceux des anciens, qu’ils aient été égyptiens ou scythes, phéniciens ou hébreux. Pourquoi donc serait-il impossible que les mêmes similitudes se produisissent en Amérique ?

La Polynésie semble avoir hérité de l’Égypte et de la Grèce les divinités Ra, Orus, Mauï, Pelée et autres dieux. Pourquoi donc tairai-je que, en Amérique, j’ai retrouvé Men, Moïse, Opas, Khons, Bel et Osiris ?

Plus que l’Océanie, le continent colombien n’est-il pas situé dans les meilleures conditions pour recevoir un afflux de populations et de croyances asiatiques ?

Soyons donc plus sages dans nos jugements, et ne rapetissons pas, aux dimensions de nos petits États, à la sphère étroite de nos seuls intérêts, l’action universelle de la providence de Dieu sur l’humanité.

Les légendes contenues dans ce livre nous prouvent, une fois de plus, cette vérité consolante : qu’il n’est point de peuple, si relégué et ignoré soit-il, qui n’ait reçu du ciel, dans son passé, une somme de vérités suffisante pour tenir dignement sa place dans le monde, constituer, s’il l’eût voulu, une société honorable, et opérer le salut spirituel de ses membres, sans avoir recours à ses voisins. Les théogonies des Sauvages les plus ignares prouvent que Dieu fut fidèle à sa créature et se révéla à elle par l’amour et la commisération, loin d’être le produit d’une imagination épouvantée. « Attraxi te miserans. »

La crainte rend les hommes cruels, rampants et superstitieux ; l’amour et la confiance seuls peuvent les rendre pieux. La sécheresse de cœur, l’égoïsme, le désespoir, ont créé l’indifférence religieuse. De là à la haine de Dieu il n’y a qu’un pas.

Les plus fidèles d’entre les peuples conservèrent jusqu’aux jours du christianisme, plus ou moins intact, le dépôt des saines traditions et des louables coutumes dont Judas et Israël gardèrent les archives, mais dont ils ne furent pas les seuls dépositaires.

Prenons, par exemple, l’idée d’un Dieu à la fois un et trine, dont, par erreur, on a fait l’exclusif apanage et la gloire du christianisme. Nous retrouvons ce dogme chez tous les peuples tant soit peu civilisés. Il est vieux comme le monde. L’Égypte, la Phénicie, la Chine, l’Assyrie, la Babylonie, les Celtes et les Scandinaves, le possédèrent. Dans l’Inde, il se répète jusqu’à trois fois, et l’Amérique nous le révèle dans cette triade d’aigles blancs, producteurs du jour et de la nuit, fulgurants dans la nue, et dont le fils est le protecteur de l’homme déchu, et le sauve du courroux paternel.

Ce dogme universel renfermait, à lui seul, tout ce qui est nécessaire au salut.

À la vérité, cette trinité est matérielle ; ce Dieu trine a un corps ; il est mâle, femelle et fils unique. Mais il faut bien concéder quelque chose à la rusticité, à la grossièreté des peuples enfants ou barbares. Cela ne constitue pas une erreur fondamentale.

Ce dogme universel avait son prototype dans Jahowah, trinité hébraïque toute spirituelle, dont la première personne, le Père, créa tout par son Verbe, et vivifia toute créature par son Esprit.

À cet Esprit de Dieu, Rouch-Ellohim, la Synagogue prêtait aussi le sexe féminin. Non point qu’elle lui en reconnût les attributs, ce qui est de la matière corporelle ; mais en lui en reconnaissant les attributions, ce qui est du ressort de l’esprit, de l’âme.

Ces attributions féminines de l’Esprit de Dieu sont la vivification, l’amour, la consolation, la grâce et les faveurs célestes ; en un mot, tout ce qu’il y a de sensible, de tendre, d’exquis et de maternel dans Dieu pour ses créatures. Et voilà ce qui explique cette parole de Jésus-Christ « que les blasphèmes contre la sainteté de l’Esprit ne trouveront pas de rémission » ; de même que, parmi nous, l’outrage commis contre l’honneur d’une épouse, contre la sainteté d’une mère, soulève notre indignation, appelle la vengeance.

Or, cette théorie n’est autre que celle exposée par Thomas d’Aquin dans son Traité de la Trinité chrétienne. Le dogme s’est épuré, il s’est élucidé, au fur et à mesure que l’intelligence humaine s’est dégagée de la matière. Il n’a pas varié depuis les temps anciens, et c’est ce qui nous console.

Les traditions universelles et naturelles abondent dans les souvenirs des Peaux-Rouges. Elles ne sont point particulières à la Bible. Elles sont le lot de l’humanité, et Moïse n’a fait que mettre par écrit ce qu’il en savait, ou plutôt ce qui était la version chaldéo-hébraïque connue de son temps.

Ici donc, nous n’avons aucun sujet de nous étonner. Ce qu’il y aurait d’étonnant, ce serait que les Américains ne possédassent pas ces traditions générales.

Nous ne devons pas trop nous émerveiller, non plus, de distinguer dans leurs souvenirs, assez fidèlement conservée, l’histoire d’Abraham et de Sarah. Georges Le Syncelle dit que, du temps des Romains, ce couple patriarcal était connu dans les trois continents, et qu’il n’y avait pas de peuple qui ne le revendiquât pour ancêtres. Abraham était adoré à Rome par Alexandre Sévère, aussi bien qu’en Palestine, sous le chêne de Mambré. Châteaubriand en a, avec justesse, discerné le culte dans celui de Par-Abrahma et de Sarah-Souvacti, divinités tutélaires du Brahmanisme[1] ; et la diffusion plusieurs fois séculaire de l’Islam, dans l’extrême Orient et dans l’Océanie, y a répandu le nom et l’histoire du père de tant de peuples adorateurs du vrai Dieu, c’est-à-dire croyants.

Ce n’est que lorsque nous constatons, dans les souvenirs des Peaux-Rouges, les grands traits de l’histoire de Moïse, de Josué, de Samson, de Jonas, de Judith, de Tobie, que notre étonnement a le droit de s’accentuer, parce que ces personnages appartiennent exclusivement au peuple hébreu, et que, si leur histoire a pénétré en Amérique, ce n’a pu être que par le moyen des Israélites eux-mêmes. Ils y ont donc été avant nous.

Cette conclusion est aussi logique qu’indéniable. Pas n’est besoin de se répandre en vaines paroles, pour cela. Et lorsqu’aux traditions s’allie la preuve tirée de l’usage de la circoncision, du Phasèh, des néoménies, des prescriptions judaïques, la certitude devient irréfragable, quand bien même on n’aurait pas retrouvé au Mexique le blason de la tribu de Dan, qui fut aussi celui de Sparte, à savoir le grand aigle blanc, tenant dans ses serres le serpent chananéen.

Avec l’histoire fabuleuse de l’aveugle qui représente Tobie, se rompt la chaîne des traditions au cachet hébraïque, aussi bien que leur parodie kuchite.

Elles passent alors à des récits qui semblent accuser une vague teinture d’un christianisme oblitéré, après une lacune où ne se montrent que des combats avec des cannibales et des monstres mangeurs d’hommes, étrangers à l’Amérique, mais propres à l’Asie, tels que serpents énormes, lions, crocodiles, ou à des rencontres avec des pachydermes et des herbivores monstrueux, inconnus dans les pays occupés actuellement par ces Sauvages.

Des éléments étrangers se greffent sur le tronc principal de traditions araméennes, comme des scions sauvages sur l’arbre fruitier. Idées zoroastriennes et culte moabite, mythes puniques et origines ammonites, héros lunaires et femmes célestes, l’antique prétention d’une provenance sidérale, cause des rivalités et des guerres qui divisèrent, dans l’Inde, Khourous et Pandous : l’homme érudit retrouvera de tout cela dans ce pandémonium arctique. Je lui promets plus d’une surprise, plus d’un cri de joie.

On a prétendu que l’apologue était inconnu des Peaux-Rouges, que leur intelligence est trop grossière pour avoir jamais conçu de personnifications. C’est encore une de ces erreurs inspirées par l’esprit de système, et qu’il faut laisser à la charge des écrivains du siècle dernier, en Amérique, à Schoolcraft, l’homme qui a répandu le plus d’erreurs sur les Peaux-Rouges.

Il suffira de parcourir les présentes légendes pour se convaincre du contraire. Nos Indiens ne le cèdent en rien aux Orientaux, sur ce point. Si la Bible a été écrite dans le même esprit cabalistique, il est à croire que nous ignorons encore le vrai sens d’une foule de passages jusqu’ici réputés très clairs.

Enfin, on trouve dans ces traditions des souvenirs d’un ordre tout à fait physique, qui corroborent les données ou les hypothèses de la géologie et de l’histoire. Tels sont la période glaciaire, le changement d’axe de la terre, un cataclysme volcanique qui semble admettre l’effondrement d’une partie occidentale du continent colombien, l’immigration primitive des aborigènes par le détroit de Behring et par les Aléoutiennes, l’arrivée d’une nation de navigateurs introductrice des métaux, etc., etc.

Ces faits historiques se lient si intimement au fil des traditions religieuses que, souvent, on ne peut les en séparer. Ils sont comme des dessins de feuillage ou de fleurs connus dans la trame d’une étoffe exotique.

III

Maintenant ai-je besoin de me prononcer sur l’origine des peuples qui nous révèlent ces curiosités du passé ?

Eh ! mon Dieu, ce qu’ils sont ? Ils sont ce que nous sommes. Un amalgame de dix peuples divers, peut-être, ou les débris de dix nations morcelées, éparses et perdues depuis des siècles dans les déserts d’un monde qui n’est nouveau que pour nous. Ils sont un mélange hétéroclite de sangs, d’idées, de souvenirs, de langues et de mœurs. Faces mongoles et visages quasi caucasiques ; types arabes, sémitiques, et types prognathes africains ; crânes brachycéphales de l’âge du cuivre, et crânes dolychocéphales de l’homme de la pierre : tout est mêlé ici, comme dans l’Asie, comme en Europe, comme partout.

Une chose, cependant, surnage au milieu de ces épaves des vieilles sociétés humaines, étiquetées par les lambeaux de leurs symboles ou de leurs superstitions ; cette chose surnage là-bas comme elle surnage ici, ailleurs, de toutes parts ; c’est le sang et la race d’Abraham Habar qui fait tache d’huile de partout ; ce sang qui, apposé comme un sceau au début du livre de l’humanité, en a transpercé tous les feuillets, et se montre encore vers la fin du volume avec sa vitalité, son autonomie et son caractère propres. Ici, sang de Judas, épave du sinistre d’un peuple que n’ont pu submerger les flots des siècles, et que Dieu, dans sa bonté, s’est réservé comme un témoin fidèle, preuve vivante de la véracité de sa Révélation, de la réalité de la Rédemption. Là-bas, sang d’Israël, bouée providentielle pour les ébranlés, les déchus, les naufragés de la foi ; semence jetée dans le désert pour y fructifier solitaire et y être récoltée en son temps, selon la parole de Jahowah, fidèle à Jacob et à David : « Si ad cardines cœli (le Pied-du-Ciel, les Pôles) dissipatus fueris, indè te retraham, dicit Dominus exercituum. » (Deuteron., ch. xxviii, v. 61.)

Émile Petitot.
Paris, le 6 août 1886.


REMARQUE

Dans les noms indiens, l’u a le son latin ou, la lettre ρ est l’r guttural arabe, le χ est le j espagnol. Le ñ est aussi emprunté à cette langue ; l’ se prononce chl avec soufflement palatal, la langue renversée ; th, tth, dh, sont des variétés du th anglais doux ou dur ; w se prononce ou formant diphtongue avec la voyelle qui suit.

  1. Je croyais avoir fait cette découverte en 1874, lorsque, en 1877, je lus dans les « Matériaux » de M. E. Cartailhac, de Toulouse (année 1875, p. 59), que M. E. Guimet, de Lyon, avait établi les mêmes rapprochements avant moi.

    Cela déconcerta mon amour-propre ; toutefois, cet accord avec un savant de cette force me confirma dans la réalité de la coïncidence du mythe hindou avec la vérité génésiaque.

    Quelque temps après, je trouvai que Châteaubriand, dans ses notes sur le Génie du christianisme, avait fait avant nous la même remarque. Doit-on pour cela nous accuser de plagiat, M. Guimet et moi ? Ce serait d’autant plus injuste que Châteaubriand lui-même ne fut pas le premier à formuler cette identification.

    On la doit à Corneille de Lapierre, jésuite belge du XVIe siècle. Feuilletant ce roi des commentateurs de l’Écriture, j’ai été bien étonné de lui voir exposer la même idée. (Comm. in Genes., xxv.) Mais, ce qui est encore plus fort, c’est qu’il ne donne pas cette similitude comme étant de lui, mais comme une opinion reçue et admise par plusieurs savants de son époque : « Putant aliqui…, etc. »

    On ne m’accusera donc pas d’innovation.

    J’ajouterai à ceci que Par-Abrahma peut aussi bien dériver de Pater-Abraham que de Habar-Abraham : l’Étranger ou voyageur Abraham. L’histoire présente des exemples de transformisme plus forts que celui-là.