chez Pierre Mortier, Libraire (p. 93-122).


TOURBILLON.


CONTE.

AU temps jadis il y eut un Roy dans le païs d’Armenie, qui ſe trouvant veuf, & ayant perdu une belle Princeſſe qu’il aimoit tendrement ; prit une eſpece d’averſion pour toutes les autres femmes, & refuſa tous les partis qu’on luy preſenta.

Uliciane Reine du Promontoire merveilleux, celebre par ſa beauté, & plus encore par ſa ſcience, tenta plufieurs efforts inutiles pour obliger ce Roy à l’épouſer. Elle deſcendoit en droite ligne d’Ulyſſe & de Circé, & le ſavoir de cette fameuſe Fée étoit venu juſqu’à elle de mere en mere.

Elle avoit ſes raiſons pour ſouhaiter d’épouſer le Roy d’Armenie : elle avoit connu par ſes livres qu’une petite fille qu’il avoit feroit tout le malheur de ſa vie, & l’empêcheroit d’être aimée de l’homme du monde qu’elle aimoit le plus. Cette connoiſſance l’obligea à mettre tout en œuvre pour venir à ſes fins ; elle ne vouloit être Reine d’Armenie que pour avoir entre ſes mains Pretintin, c’eſt ainſi que s’appelloit la petite Princeſſe ; & Uliciane ſavoit que ſi elle la faiſoit mourir avant que cet enfant eût atteint ſa quatriéme année, rien ne troubleroit la felicité de ſa paſſion amoureuſe.

Eſt-il rien d’impoſſible à une Fée, ou plûtôt à une femme qui aime ?

Uliciane ſe trouva un jour dans une forêt où le Roy chaſſoit : elle avoit un train magnifique, ſes pavillons étoient dreſſez, ils brilloient d’un éclat extraordinaire. Le Roy fut fort ſurpris d’une telle rencontre ; il ſavoit trop l’uſage de la civilité pour ne pas aborder cette Princeſſe. Il la trouva belle : mais il fut inſenſible juſqu’au premier morceau qu’il mangea. Elle le pria de s’arrêter quelques momens dans ſes tentes ; elle luy fit un repas delicieux, & ce pauvre Prince ſe trouva pris & ſi charmé d’Uliciane, qu’il luy propoſa de l’épouſer ſans attendre plus long-temps. Elle ne ſe fit point prier, comme l’on peut croire, & jamais nôces de cette importance ne ſe firent avec moins de ceremonie.

Il ne fut pas difficile à Uliciane de conſerver l’empire qu’elle avoit ſur l’eſprit du Roy. Elle careſſa fort la petite Pretintin, qui étoit paſſionnément aimée de ſon pere ; auſſi étoit elle la plus aimable creature qu’on pouvoit voir.

Tous les dons de beauté étoient répandus ſur ſa perſonne.

Elle approchoit de ſes quatre ans, c’étoit le terme preſcrit par les deſtinées, & fi elle le paſſoit il devoit être fatal à l’amour d’Uliciane ; quand cette Fée ſe confia à ſon favory, qui étoit le miniſtre de toutes ſes volontez : il ſe nommoit Arrogant. Elle luy donna la petite Princeſſe d’Armenie, luy commanda de luy attacher une pierre au col, & de la noyer, apprehendant que s’il la faiſoit mourir d’une autre maniere, on n’eût quelque marque de ſon trépas.

Arrogant ſe chargea volontiers d’une ſi cruelle commiſſion. Il prit Pretintin, & la mena prés d’un fleuve, il la poſa à terre pour chercher un caillou ; & les careſſes charmantes qu’elle luy faiſoit n’adoucirent point un naturel ſi ſanguinaire.

À peine fut-elle ſur le bord de l’eau qu’il s’éleva une eſpece d’orage avec un grand Tourbillon ; & quand Arrogant voulut prendre Pretintin pour la noyer, il ne la trouva plus ; & la chercha inutilement.

Il ſe flata que le vent l’auroit jettée dans le fleuve, & que le courant de l’eau l’auroit emportée.

Il retourna vers Uliciane, & luy dit qu’il avoit executé ſes ordres.

Cependant la petite Pretintin ſe trouva dans un Palais ſuperbe, où elle fut élevée juſqu’à l’âge de huit ans : mais Uliciane voyant qu’elle n’avançoit gueres dans le bonheur de ſes amours, ſon Amant ne l’ayant aimée que peu de temps, fut épouvanté de voir que la certitude de ſon art luy manquoit pour la premiere fois de ſa vie, ſon bonheur devant être fondé ſur la mort de Pretintin.

Elle fut trés-agitée d’un mécompte ſi étonnant ; elle conſulta de nouveau ſes livres, & ſentant ſon malheur ſans le comprendre, elle étudia tant & ſi bien, qu’elle vit clairement qu’il faloit que Pretintin ne fût pas morte. Elle fit revenir Arrogant, & ſans l’intimider elle voulut en tirer la verité par douceur.

Il luy avoüa tout, & luy conta comme la choſe s’étoit paſſée, ne ſachant ce qu’étoit devenuë Pretintin. Cet aveu luy ſuffit ; & étant allée trouver le docte Prothée, elle ſçût que la Princeſſe d’Armenie étoit au pouvoir de ſon Amant mais qu’elle ne la pourroit ôter de ſon Palais que par le moyen du plus beau garçon du monde ; où le trouver ? voilà ce qui l’inquietoit. Elle ſe mit en campagne, pria quelqu’une de ſes amies qui poſſedoit les dons de féerie d’en faire de même.

Tant fut couru, qu’elle ſçut qu’il y avoit en France le plus beau Prince qui eût jamais été. C’étoit peu que la beauté, quoy qu’elle fût charmante, il devoit encore par mille & mille perfections rendre un jour la merveille du monde.

Uliciane ſe tranſporte à Paris, va juſqu’au lit Royal ravir ce beau Prince endormi, il avoit dix ans ; elle le porte prés du Palais qui renfermoit l’aimable Pretintin. La Fée répandit dans toute ſon enceinte du jus de pavot, hors dans la chambre de la Princeſſe. Elle avoit accoûtumé de ne faire qu’un ſomme, & pour la premiere fois de ſa vie elle s’éveilla auſſi-tôt que le jour parut.

Inquiete elle ſaute en bas de ſon lit, elle va dans tout le Palais où tout étoit paiſible, elle en ſort ; portes en étoient ouvertes, & il n’y avoit point de garde. Elle court comme une petite inſenſée, & ne s’arrêta que par la rencontre qu’elle fit d’un jeune Prince auſſi beau qu’elle. Ils ſe regarderent avec une joye brillante dans les yeux ; & ſe tendans les bras, comme s’ils ſe fuſſent connus, ils s’embraſſerent, & ſembloient déja avec leurs petits bras former une chaîne qui devoit les attacher enſemble pour toute leur vie.

Aprés de longues careſſes ces aimables enfans ſe promenerent au bord de la mer, & appercevant une petite barque peinte de toutes couleurs, ils la trouverent ſi jolie, que ſe tenant tous deux par la main ils ſauterent dedans.

À peine ce leger fardeau fut-il dans la petite barque, qu’elle partit avec grande vîteſſe, & eut bien-tôt gagné les côtes d’Armenie. Le Roy & la Reine étoient ſur le Port, & reçurent ces aimables Princes. La Reine s’étoit fait un merite auprés de ſon mary de la délivrance de la petite Princeſſe : & comme il avoit été au deſeſpoir de ſa perte, il étoit ravi de la retrouver : il croyoit ne la devoir qu’à l’affection d’Uliciane qui l’avoit recouvrée par ſon grand ſavoir ; auſſi la luy confia-t-il. Elle luy fit accroire qu’un nouveau malheur menaçoit Pretintin, s’il ne luy en laiſſoit pas la garde.

La Reine avoit fait faire un Palais, qui n’étoit ſeparé du ſien que par un jardin ; ce fut là qu’elle renferma Pretintin, qu’elle haïſſoit à mort, par l’indifference que ſon Amant avoit pris pour elle. Elle reſolut de l’en punir par tous les ſupplices imaginables ; & pour les mieux faire ſentir, elle fut bien-aiſe de voir allumer une vive flamme dans les cœurs innocens de Pretintin & du beau Nirée : le petit Prince s’appelloit ainſi.

Il y avoit dans ces jeunes cœurs une preparation fatale pour ce que deſiroit la Fée. Un fond de tendreſſe infinie en faiſoit les caracteres. Elle voulut affliger Pretintin en la perſonne de ſon petit Amant, & fut ravi qu’ils s’aimaſſent éperduëment pour les faire enſuite ſouffrir davantage.

Elle mit le beau Nirée ſous la charge d’Arrogant ſon favori, & une fois tous les jours il voyoit la Princeſſe d’Armenie, parce qu’elle ſavoit bien que ſe voir & s’aimer étoit pour eux la même choſe, & qu’elle vouloit qu’ils ſe viſſent, afin qu’ils s’aimaſſent mieux.

Cette maniere de faire dura juſqu’à ce que Pretintin eût quinze ans & le Prince dix-ſept, & ils s’aimerent tant, qu’on ne pouvoit pas aimer plus.

Le Roy s’ennuyoit fort de voir auſſi peu ſouvent ſa fille ; elle ne paroiſſoit que les jours de fêtes, & aux plaiſirs d’éclat. Bien des Rois la demanderent pour femme : mais on les refuſa toûjours. La Reine amuſoit le Roy, elle luy diſoit que le deſtin de ſa Couronne étoit attaché à celuy de ſa fille, elle luy faiſoit ainſi cent contes à dormir debout.

Une fois que le beau Nirée vint chez la jeune Pretintin, elle le vit triſte, & connut qu’il avoit pleuré : les traces de ſes larmes étoient encore ſur ſes belles jouës, ſemblables à la roſée qu’on voit le matin ſur les fleurs.

Qu’avez-vous, luy dit-elle avec un empreſſement naturel ? que vous eſt-il arrivé ? ne ſeriez vous pas heureux chez mon pere ? & vous manque-t-il quelque choſe ? Je vous vois, luy répondit-il, & je ſuis heureux tant que je vous vois. Et comment étes-vous quand vous ne me voyez pas ? Juſqu’icy luy dit-il, je penſois à vous quand je ne vous voyois pas, & j’étois toûjours content en y penſant : mais depuis quelques jours Arrogant me fait tous les ſoirs aller dans un lieu qu’on appelle l’Iſle funeſte ; j’y trouve un monſtre à combattre, je le vainc. On ne m’étonne point par ces travaux, j’occupe ma valeur aprés cela. On rend ma vie miſerable par mille indignitez que j’aurois honte de vous dire, mais le plus grand de tous mes maux, c’eſt qu’on me menace que je ne vous verray plus. Ce dernier mot fut coupé par des ſanglots ; Nirée ſe mit à pleurer, & Pretintin ne put s’empêcher de répandre des larmes.

Elle l’aſſura fort qu’elle parleroit au Roy & à la Reine, & qu’elle les prieroit de ne les point ſeparer. Mais le lendemain ſon deſeſpoir fut extréme, quand elle ne vit point de tout le jour le beau Nirée : Ah ! dit elle, c’en eſt fait, je ne le verray plus.

Elle ne voulut point ſouper ; & congediant toutes ſes filles, elle commanda qu’on la laiſsât ſeule, ne faiſant que s’affliger, & penſant comme elle pourroit faire pour avoir des nouvelles de Nirée. Elle n’avoit pû voir le Roy, & la Reine l’avoit grondée du ſoin qu’elle avoit marqué.

Que faire donc ? Elle penſoit & repenſoit, lors qu’elle entendit un vent impetueux ; les fenêtres de ſon appartement en tremblerent, & celles de ſa chambre s’ouvrirent. Elle fut effrayée, & penſa crier, quand elle vit entrer un fort beau jeune homme. Il étoit grand, d’une taille ſurprenante, il avoit dans les yeux une activité ébloüiſſante, l’action vive. Je viens vous offrir mes ſervices, belle Princeſſe, luy dit-il ; ce ne ſont pas les premiers que je vous ay rendus, me reconnoifſez-vous ? Non, luy dit-elle, je ne ſay qui vous étes ; & quand je vous anrois vû, je ne me ſouviens que de Nirée. L’aveu eſt franc, réprit il : mais je vous aime auſſi bien que Nirée. À quoy cela vous peut il ſervir, réprît-elle ? À vous aimer, répliqua-t-il, ſans ſe chagriner autrement. Ne ſavez vous pas, pourſuivit-il, qu’aimer eſt le premier plaiſir ? Je vous vis l’autre jour dans une place publique, je vous vis belle ; & vous me plûtes ſi fort, que bien que je ſois naturellement volage, je crus que je vous aimerois long-temps. Vous me paroiſſez ſingulier dans vos expreſſions, dit elle en l’interrompant ; ne puis je ſavoir qui vous étes ? Je vais vois ſatisfaire, réprit il.

Je ſuis Tourbillon, d’une nature preſque toute divine. Mon pere eſt Zephir ; je ne ſuis pas né de Flore, je ſors d’un mariage clandeſtin que mon pere fit avec une de filles d’honneur de la Princeſſe Felicité : ne prenez pas garde à ce défaut de ma naiſſance, je n’en ſuis pas moins fils d’un Dieu.

Mon pere me donna l’empire des airs comme il l’a ; & me voyant leger & impetueux dans mes mouvemens, il accommoda ma fortune à mon humeur. Ma domination me ſuit en tous lieux, mon Palais eſt fort beau, je l’emporte toûjours avec moy ; & mes ſujets, que le vulgaire nomme des Atomes & des petits Corps, gouvernent les cœurs des hommes, & lient leurs inclinations. Ne vous étonnez donc pas ſi ayant un peuple ſi galant, je ſuis d’un naturel ſi amoureux.

Vous ne ſauriez croire quelle commodité c’eſt que de porter ainſi ſa maiſon & tout ſon équipage avec ſoy. Je change de climats ſuivant les ſaiſons, & je ſuis dans un printemps continuel, tantôt au ſommets des montagnes, tantôt dans les plaines. Je poſe mon Palais dans les forêts, au bord de la mer, quand la fantaiſie m’en prend ; je cours d’un bout du pole à l’autre, j’habite une fois les Indes, je vais en Aſie, je revole en Europe : & toûjours faiſant de nouvelles amours, je ne m’arrête qu’autant de temps qu’elles durent, & c’eſt bien peu.

Mon État, mon Palais, & mes Sujets ſont inviſibles aux mortels autant qu’il me plaît. Ce qu’on appelle un épais Tourbillon envelope tout mon empire ; c’eſt de là que j’ay pris mon nom, & quand on en voit, c’eſt que je les tranſporte d’un lieu à un autre.

Je ne parois qu’avec éclat ; mon abord eſt peu ſecret, j’aime le bruit, & qui m’oteroit le tintamare qui m’accompagne m’ôteroit auſſi la vie. Je vais & je viens inceſſamment. La beauté m’attire, les belles aiment les gens de mon caractere. J’ay auſſi pluſieurs enfans qui ont toutes mes mauvaiſes qualitez ; & qui n’ont point les bonnes ; car ſi je ſuis volage pour mes maîtreſſes, je ne ſuis pas de même pour mes amis, je les aime avec attache, & n’ày rien qui ne ſoit en leur pouvoir, je les ſers avec une vivacité extréme : ces ſortes de cœurs ſont rares. J’ay déja pris ſoin de vous, & c’eſt moy qui vous ay dérobée à la fureur d’Uliciane.

Alors Tourbillon fit le recit que j’ay déja fait ; & la Princeſſe Pretintin épouvantée de la fureur de ſa belle-mere, parut reconnoiſſante des obligations qu’elle avoit au fils de Zephir.

La Reine vous aime donc, continua-t-elle, & vous ne l’aimez plus ? Non, réprit le Prince de l’air, aprés des faveurs peu deſirées & trop optenuës je l’abandonnay : mais ſi vous le voulez je penſe que je vous aimeray conſtamment.

Ah ! je vous prie ne parlons point d’amour, répliqua Pretintin, je ne veux point du vôtre, celuy de Nirée fait tout le charme de ma vie ; ſoyez mon amy ſolide, vous pouvez me ſervir encore contre les mauvais deſſeins d’Uliciane. Mais comment pourray-je vous appeller à mon ſecours, puis qu’on ne ſait jamais où vous étes ? Voilà luy dit-il, une trompette parlante ; quand je ſérois au bout du monde, appellez-moy, je viendray : Mais ne vous en ſervez qu’au beſoin, continua-t-il ; car quoyque cette trompette n’ait qu’un demy pied de long, le ſon qui en ſort eſt ſi terrible, que les peuples effrayez tomberoient d’épouvante à l’entendre ; le cor d’Aſtolphe n’étoit qu’un faucet au prix. Mais ſi vous le voulez, belle Pretintin, je demeureray auprés de vous, je vous garderay le jour & la nuit : j’ay un ſecret de me rendre inviſible. Inviſible, s’écria-t-elle, ah comment ! En mettant mon petit doigt dans ma bouche, réprit-il, & vous l’allez connoître. Il diſparut en diſant cela ; & Pretintin s’effrayoit, quand il eut l’audace de prendre un baiſer, dont elle fut extrémement irritée : elle fuyoit ſans ſavoir où. Vous étes bien hardi, luy dit-elle, laiſſez-moy ; & tendant les mains, elle ſentit qu’elle le touchoit. Reprenez vôtre figure, continua-t-elle, allez vous-en, que je ne vous voye jamais, je ne veux plus de vos ſervices, Nirée & moy ſerons malheureux, je le vois bien. Non, ma belle Princeſſe, réprit-il en ſe montrant, je viens de faire ma derniere fonction d’Amant auprés de vous, & puiſque vous ne le voulez pas, je ne ſeray que vôtre amy & celuy de Nirée : vous verrez que je puis vous faire de ſenſibles plaiſirs. Je vous quitte, & je vais trouver une des femmes du Mogol, avec qui j’ay un rendez-vous à minuit ſonnant.

Je compte donc ſur vôtre amitié, luy dit Pretintin, & je ne ſuis plus fâchée. Mais ne ſauriez vous me dire où eſt Nirée, & ce qu’il fait. Je l’ignore, réprit Tourbillon ; demain en ouvrant vôtre fenêtre vous en ſaurez des nouvelles. Adieu, je vous donne le bon ſoir.

Pretintin le vit partir, avec quelque eſperance qu’il oppoſeroit ſon pouvoir à celuy d’Uliciane, & qu’il pourroit la ſecourir. Elle ſe coucha un peu plus tranquille, elle dormit mieux qu’elle ne le devoit faire ; & le matin quand elle fut éveillée, elle courut à ſa fenêtre, & l’ouvrit. Elle fut fort étonnée de n’y voir que trois boules de neige avec une goute de ſang ſur chacune : elle fremit : & les conſiderant de plus prés, elle vit dans la goutte de ſang qui étoit ſur la premiere, l’Iſle funeſte telle que Nirée la luy avoit dépeinte, elle le vit combattre contre un dragon aîlé, qu’il tua. Dans la ſeconde elle vit le cruel Arrogant qui le livroit entre les mains d’Uliciane, & qui le jettoit dans de profondes tenebres. Et dans la troiſiéme le ſang s’épanchant forma diſtinctement ces lettres : Vous l’avez perdu pour un an, aucun ſecours ne peut vous le rendre, partientez.

La pauvre Princeſſe s’évanoüit à cette lecture ; & aprés être revenuë à elle, elle pleura long-temps, & ſe reſolut tout doucement à ſuivre le conſeil qu’on luy, donnoit : ce qui fit enrager la Fée quand elle la vit ſi tranquille.

Il étoit vray qu’Uliciane avoit tiré le beau Nirée de l’Iſle funeſte, non pas pour un an, mais croyant le perdre pour toûjours, & c’étoit ſon deſſein. Elle le mena fort loin ; s’arrêtant entre des grandes montagnes, elle luy montra deux chemins : C’eſt icy, luy dit-elle, où nous devons nous ſeparer, choiſiſſez de ces deux chemins ; l’un mene dans le chemin de la nuit, & ſi vous le prenez, il faut remettre entre mes mains l’oreiller de Morphée : l’autre route eſt la carriere du jour ; ſi vous la ſuivez, vous m’apporterez un poil de la paupiere de l’œil du monde.

Le jeune Nirée ſoûrit amerement au commandement de la Fée. Demandez plûtôt ma mort, Madame, luy dit il, & donnez-la moy ſans tant de façons, & ſans vous amuſer à me commander des choſez inpoſſibles, Quel chemin voulez-vous que je prenne ? Celuy que vous voudrez, réprit-elle ; & tirant une piece d’or ; Voyons à croix pille. Tout étoit indifferent à Nirée, le chemin de la nuit luy échut.

Uliciane luy poſa la main ſur la tête, & incontinent il ſe trouva dans l’obſcurité. Il marcha toûjours, & la nuit étoit perpetuelle ; il avoit beau ſe repoſer & dormir, à ſon réveil il ne voyoit pas la lumiere. Il eut faim & crut bien qu’il étoit perdu : il ſe reſolut en Amant fidele à donner toutes ſes penſées à Pretintin, en attendant ſon dernier moment.

Il n’étoit pas pourtant ſi occupé de ſa paſſion, qu’il ne s’apperçût d’une petite clarté ; & quand elle fut prés de luy, il vit qu’elle provenoit d’une bougie que tenoit à la main un petit garçon plus agréable que Ganimede : c’étoit un Marmiton pourtant ; on voit quelquefois des Princes plus vilains qu’un Marmiton. Celuy-cy étoit plus joly qu’un Prince ; il avoit une longue ſouquenille d’un tiſſu or & bleu, une ſerviette bien propre de petite Veniſe, qui étoit devant luy, & qui faiſoit deux nœuds par derriere : il avoit un bonnet rouge ſur ſa tête, & au deſſus de l’oreille des plumes de faiſan ; une cuilliere d’or étoit penduë à ſa ceinture, & à ſa main il tenoit une marmite de même métal. Il s’arrêta auprés de Nirée, & luy fit prendre un peu de boüillon, qui le reſtaura merveilleuſement, & l’aſſura qu’il le verroit toutes les vingt-quarte heures.

Nirée le voulut queſtionner : mais ſoit que le petit garçon n’aimât pas la converſation, ou qu’il s’ennuyât dans ce chemin horrible, il le quitta, & le Prince recommença ſa courſe.

Il comptoit les jours par les viſites du petit marmiton, & ce fut avec une grande joye qu’il ſe vit au bout de l’an.

Il arriva enfin dans une grande maiſon obſcure encore, mais éclairée par quelques lampes. Rien ne luy parut plus vaſte que cette demeure. Dans les premiers appartemens il luy apparut des choſes ſi bizarres, & qui changeoient & rechangeoient fi promptement, qu’il reconnut que c’étoit les Songes ; il en vit de toutes les façons ; & allant toûjours, il ſe trouva dans la chambre des amoureux, il y reconnut ſa figure, & il eut le plaiſir d’entendre des diſcours fort paſſionnez qu’il tenoit à Pretintin ; il en loüa la deſtinée, & ce fut une grande conſolation pour luy de penſer que ſa maîtreſſe faiſoit des ſonges qui luy étoient ſi favorables.

Il s’arrêtoit agréablement dans ce lieu-là ; mais qu’elle ſurpriſe pour luy quand il vit Pretintin ſi belle qu’il ne l’avoit jamais vûë plus charmante ; elle luy tendoit la main, & il courut à elle tout tranſporté, & comme il croyoit luy embraſſer les genoux, il ne trouva que l’air, & elle diſparut.

Il la chercha long-temps, & fut dans pluſieurs appartemens, où il vit des choſes plus extravagantes les unes que les autres ; enfin il entra dans une chambre trés agréable, & il apperçut ſur un lit un homme profondement endormi, donr la phyſionomie étoit douce & paiſible.

Il connut que c’étoit Morphée, que les plus malheureux invoquent & appellent à leur ſecours, & qui ſuſpend la rigueur des plus grands maux : ſa couverture étoit faite de peaux de Marmottes, il avoit un oreiller de duvet de Colombes.

Le jeune Nirée prit cet oreiller, comme la Fée Uliciane luy avoit ordonné, & paſſa outre. Enfin il ſe trouva hors de cette grande Maiſon ; & voulant pourſuivre ſon chemin dans les tenebres, il fut arrêté par quelque legere réſiſtance, il l’affranchit, & appercevant les premieres clartez du jour, il remarqua un grand voile imperceptible, qui ſéparoit la nuit d’avec le jour, & qu’il avoit heureuſement paſſé ce leger intervalle.

Il fut tout réjoüi de revoir la lumiere, & elle grandiſſoit à meſure qu’il alloit ; il ſalüa l’aurore, il en eut les premiers regards, elle le conſidera avec plaiſir, & le crut auſſi beau que Cephale.

Un peu aprés Nirée ſe trouva au lever du Soleil, qu’il vit ſortir du ſein de Thetis, & il ne comprenoit pas qu’il pût ſe réſoudre à quitter une ſi belle femme : mais enfin aprés s’être magnifiquement habillé, & avoir chargé ſa tête de ſes brillans rayons, il monta ſur ſon Char pour faire ſa longue promenade.

Nirée ſuivit quelque temps le bord de la mer, & ne ſavoit que devenir, ſe voyant au bout de l’Orient, quand tout à coup il crut que le vent s’élevoit, & qu’un furieux Tourbillon paſſoit ſur ſa tête : mais l’air s’étant rendu calme dans un moment, il vit devant luy un fort beau jeune homme ; c’étoit Tourbillon, qui l’abordant avec un air ſoûriant, luy demanda des nouvelles de ſon pelerinage. Il luy apprit que c’étoit luy qui luy avoit envoyé ce joly Marmiton, qui l’avoit empêché de mourir de faim, & qu’Uliciane étant perſuadée qu’il étoit mort, ne penſoit plus du tout à luy.

Nirée, dont le naturel étoit fort beau, le remercia, & s’informa de ſon origine.

Tourbillon ſatisfit ſa curioſité, & le faiſant entrer dans ſon Palais, ils eurent le temps de s’entretenir & de devenir amis.

Tourbillon le divertit fort par le recit de ſes avantures galantes & de la varieté qu’il y avoit dans ſes amours, que ſa grande legereté rendoit paſſageres, & peu durables. Nirée luy plut fort, & ils ſe lierent d’une bonne amitié enſemble ; il luy apprit tout ce qui s’étoit paſſé autrefois entre la Reine d’Armenie & luy, & que le malheureux attachement, dont il étoit l’objet, l’obligeoit à tourmenter Pretintin, parce qu’il l’avoit un peu aimée, qu’elle avoit juré de ne luy pardonner jamais ; qu’Uliciane ſavoit bien qu’il en pouvoit ſouftraire un des deux à ſa fureur ; mais qu’elle avoit ſi bien diſpoſé la puiſſance de ſon art, qu’il ne ſauroit les ſauver tous deux, ſi on ne luy ôtoit ſa ceinture qui étoit de metaux conſtellez, & qu’elle avoit entre ſa peau & ſa chemiſe ; que tous ſes charmes y étoient attachez, & qu’à moins qu’on la luy prît, l’un des deux ſeroit toûjours miſerable.

Le beau Nirée ſoûpira, & craignit que dans ce moment la cruelle Fée ne fiſt quelque mal à Pretintin, il conjura ſon cher Tourbillon de voler à ſon ſecours. Elle ne doit pas ſouffrir, luy répondit-il, je luy ay donné une petite trompette, avec laquelle elle m’appelleroit, ſi elle avoit beſoin de moy : mais je vous entend, vous la voulez voir, vous avez raiſon, & on la punit aſſez par vôtre abſence.

Tourbillon s’éleva en l’air avec impetuoſité, & partit rapidement ; il poſa ſon Palais au bout du jardin du Roy, & tout prés de celuy où l’on retenoit la Princeſſe.

Il abbatit d’abord un pan de muraille, & fit faire promptement une porte qui donnoit de l’appartement de Nirée dans celuy de Pretintin. La jeune Princeſſe dormoit quand ſes deux amis entrerent dans ſa chambre. C’étoit l’Eſté, il faiſoit chaud, les rideaux de ſon lit étoient relevez ; elle avoit un bras paſſé ſur ſa tête, & ſon autre main ſembloit retenir par modeſtie le linge qui la couvroit.

Une bougie prés de ſon lit faiſoit voir ſon charmant viſage. Nirée ſe jetta à genoux d’un côté du lit, & Tourbillon paſſa de l’autre. Nirée reſpectueux & tendre la conſideroit paiſiblement ſans en oſer preſque approcher ; Tourbillon emporté & peu circonſpect prit ſa main avec ſa liberté ordinaire, la baiſa, & l’éveilla en ſurſaut.

Sa ſurpriſe la fit treſſaillir, elle ne vit en ouvrant les yeux que Nirée, plus beau que le fils de Venus, elle luy tendit la main en rougiſſant, & tournant la tête elle apperçut Tourbillon, qui prompt en toutes choſes, luy conta dans un moment tout ce qui étoit arrivé à Nirée.

Elle remercia le Prince de l’air, de tant d’obligations ; elle entendit avec plaiſir tout ce que ſon Amant luy voulut dire, & y répondit comme il le ſouhaitoit.

Tourbillon, qui ne demeuroit gueres long-temps en même endroit, luy dit qu’il ſe diſpoſoit à partir bientôt, qu’il luy laiſſeroit Nirée, & qu’elle le cachât parmi ſes filles.

Pretintin ne pouvoit y conſentir par bienſeance. Eh bien ! luy dit bruſquement Tourbillon, qui vouloit favoriſer ſon amy, il faut donc que je le remette dans l’Iſle funeſte, oui que je le remene dans le chemin de la nuit.

Eh quoi ! luy répondit tendrement Pretintin, n’y a-t-il pour moy que ces deux extremitez ? Tourbillon ſoûrioit déja, & alloit propoſer un plus doux expedient, quand il remarqua que Pretintin étoit toute épouvantée de voir arriver Uliciane dans ſa Chambre.

Je ne vous trouve pas mal accompagnée, luy dit-elle, & vous paſſez vos nuits bien agreablement : ſa fureur étoit extréme. Tourbillon luy jetta un coup d’œil impetueux, & la railla ſur ſes nuits qu’elle voudroit avoir ſemblables. Ce n’eſt pas le temps de rire, luy diſoit tout bas Pretintin plus morte que vive, nous ſommes perdus.

Mais Tourbillon continuant dans une vivacité exceſſive ne fit qu’irriter davantage l’amoureuſe Fée. Le beau Nirée le conjuroit vainement de l’adoucir par quelque legere ſatisfaction. Tourbillon ſe mocquoit, & par des traits piquans il la deſeſperoit, & ne pouvoit ſe contraindre. Il ſortit enfin en emmenant Nirée, & diſant à Pretintin qu’elle ſavoit bien le moyen de le rappeller quand il en ſeroit temps.

Uliciane à ce départ inopiné perdit toute patience ; elle alla trouver le Roy, luy fit un monſtre de la conduite de ſa fille, luy faiſant craindre qu’on ne l’enlevât encore, & qu’ainſi il ne perdît ſa Couronne comme elle luy avoit prédit.

Le Roy épouvanté luy dit de faire de Pretintin ce qu’elle voudroit. Se voyant abſoluë elle la conduifit dans l’Iſle funeſte, & la mit ſous le gouvernement d’Arrogant.

Quel ſéjour pour une ſi belle Princeſſe, ſi délicate & ſi propre, de ſe voir dans un lieu horrible ? On la mit dans le creux d’un arbre qui étoit au milieu de l’Iſle, on luy donna quelques racines & quelques dattes pour ſon ſouper. Tous les oiſeaux de mauvais augure étoient perchez ſur les branches de cet arbre : les corbeaux, les chathuans y jettoient des cris funeſtes, & dés le matin une méchante choüette fit ſon ordure ſur la tête de Pretintin.

Elle ſouffroit d’un état ſi triſte, conſolée toutefois de ſouffrir ſeule, & que le beau Nirée fut en ſeureté par le moyen de Tourbillon. Oubliant la vûë de ſa miſere preſente, elle penſoit auſſi tranquilement à ſon Amant que ſi elle eût encore été dans le Palais de ſon pere, quand portant la vûë de tous côtez, elle appefçût la Fée avec Arrogant, qui tenoit dans ſes mains un fatal cordon, & deux Nains contrefaits qui le ſuivoient.

Elle ſe douta que c’étoit ſa derniere heure, & qu’on l’alloit faire mourir. Quelque fermeté d’ame dont elle ſe piquât, elle eut grande peur, & un ſentiment naturel luy fit porter à ſa bouche ſa petite trompette parlante qu’elle avoit dans ſa poche ; elle appela de toute ſa force Tourbillon.

Ce ſon fut ſi prodigieux qu’il cauſa un tremblement de terre univerſel. Quelques villes en abîmerent, des montagnes tomberent, les tigres & les lions doux en ce temps-là comme des chiens & des agneaux ſont devenus depuis terribles.

Bien des gens moururent de frayeur, le Roy d’Armenie paſſa le pas, & la Fée qui n’étoit pas preparée à cet évenement tomba évanoüie. Arrogant & les Nains creverent : & l’arbre dans lequel étoit Pretintin ſe ſecoüant horriblemet, elle apperçut avec admiration qu’il étoit devenu tout d’or, que ſes branches étoient toutes brillantes de divers émaux de couleurs, tout chargé de pierreries lumineuſes ; le creux dans lequel elle habitoit étoit une belle chambre que tous les ornemens imaginables embelliſſoient.

Mais rien ne la ſatisfit tant que la vûë du beau Nirée, & celle de Tourbillon, elle fit un cri de joye ; Tourbillon s’amuſoit à badiner ſur la frayeur où tout l’univers étoit plongé : mais Nirée que ſon amour éclairoit ne perdit pas de temps, & voyant l’évanoüiſſement ſi profond de la Fée, il porta une main hardie ſous ſes jupes, & luy defit la fatale ceinture. Joyeux d’un tel butin, il le montra à la Princeſſe ; Tourbillon, qui loüa ſa preſence d’eſprit, rentra dans ſon Palais, il fut prendre l’oreiller de Morphée, & le mettant doucement ſous la tête d’Uliciane :

Elle dormira, dit-il à Nirée, juſqu’à ce qu’une fille qui naîtra de vous & de Pretintin, & qui ſera auſſi belle que ſa mere, l’éveille & la tire de là, ayant autant de bonté qu’elle a été juſqu’icy cruelle.

En diſant cela Tourbillon & Nirée la porterent dans l’arbre d’or, & la mirent dans la magnifique chambre, l’oreiller ſous ſa tête ; ſa ceinture fut penduë à une branche de l’arbre, & les deux Nains furent mis avec Arrogant à l’entrée de l’Iſle.

Uliciane repoſa ainſi long-temps ; & le Roy d’Armenie étant mort, la belle Pretintin fut couronnée Reine, & ſe maria avec le beau Nirée, ne devant leur bonne fortune qu’aux obligations

qu’ils avoient à leur bon amy Tourbillon.


  Quelques défauts que ſoient en vous,
      Volontiers on les ſouffre tous,
  Si la bonté du cœur ſe montre toute pleine :
  Si vous ſavez à point ſervir un malheureux,
      Et ſi vous étes genereux,
      Sans reflexion & ſans piene,
  Un amy d’un tel prix eſt bien tôt éprouvé ;
      Heureux celuy qui l’a trouvé.