chez Pierre Mortier, Libraire (p. 58-92).

AVIS


Pour le Conte ſuivant.


L’Enchanteur eſt pris d’un ancien Livre Gothique nommé Perſeval. On y a retranché beaucoup de choſes qui n’étoient pas ſuivant nos mœurs. On y en a ajoûté bien d’autres auſſi. Quelques noms ſont changez. C’eſt le ſeul Conte qui ne ſoit pas tout entier de l’Auteur ; tous les autres ſont purement de ſon invention.


L’ENCHANTEUR.


CONTE.


IL y eut autrefois un Roy, que l’on appelloit le bon Roy, parce qu’il étoit vertueux & juſte, aimé de ſes ſujets, cheri de ſes voiſins.

Comme ſa renommée étoit répanduë par toute la terre, un autre Roy vint dans ſes États pour luy demander une femme. Le bon Roy honoré d’une telle confiance, choiſit la plus charmante de toutes ſes Nieces, & la luy promit : on l’appelloit Iſene la belle.

On fit ſavoir par toute la terre un ſi illuſtre mariage, afin que chacun le vît celebrer par des fêtes & des jeux : il y vint tant de monde que c’étoit merveille.

Entre tant de Princes le Seigneur des Iſles lointaines ſe fit extrémement remarquer. Il étoit bien fait & grand Enchanteur.

Dés qu’il vit Iſene la belle il en devint amoureux, & fut trés-faché de voir qu’elle alloit être à un autre : il ſe flattoit que s’il fût arrivé plûtôt, & qu’il l’eût demandée au bon Roy, il l’auroit optenuë.

Dans cette penſée il s’affligeoit, & tourmentoit ſon eſprit ſur les expediens dont il pourroit ſe servir pour avoir la poſſeſſion d’une beauté fi accomplie.

Le mariage ſe fit enfin à ſon grand regret : mais il diſpoſa ſi bien de ſes arts, que la nuit des nôces quand on eut couché la mariée, on la laiſſa ſeule ſelon la coûtume de ce temps-là, & elle par une puiſſance ſecrete ne put demeurer dans ſon lit : elle en ſortit, & entra dans un cabinet qui étoit à côté de ſa chambre. Elle s’aſſit ſur un petit lit de repos, s’amuſant à regarder les raretez de ce beau lieu, ce cabinet étant tout éclairé : mais elle eut bientôt une autre occupation quand elle vit entrer le Seigneur des Iſles lointaines.

Il ſe mit à genoux devant elle, luy dit qu’il l’aimoit ; & elle ſentit une ſi grande inclination pour luy, que toute la magie ne peut former rien de ſemblable, s’il n’eſt pris dans un ſentiment naturel.

Il dit à la Reine les plus belles choſes du monde ; elle y répondit ſi bien qu’il ſe crut heureux, & il luy avoüa qu’il avoit mis dans le lit du Roy une eſclave, qu’il prendroit pour elle. Iſene en rit, & paſſa la nuit à ſe mocquer de ſon mary ; & le jour étant venu, elle parut comme ſi de rien n’étoit.

Le Roy fort charmé de la bonne fortune qu’il avoit euë, ſe trouvoit le plus content de tous les hommes : mais l’Enchanteur étoit le plus amoureux & le plus ſatisfait. Il remporta tous les prix des tournois, il donna cent marques d’amour à Iſene la belle, où perſonne ne prit garde : ils ſe regardoient à la dérobée, s’ils danſoient enſemble ils ſe ſerroient la main, ils beuvoient à table dans le même verre ; rien n’eſt comparable à la felicité des commencemens d’amour.

La ſeconde nuit l’Enchanteur fut encore avec la Reine, & il mit ſon eſclave dans le lit du Roy. La journée ſe paſſa en ces témoignages d’amour, qui bien que donnez myſterieuſement ont un charme infini pour les ames delicates.

La troiſiéme nuit fut ſemblable aux deux autres : ſi l’Enchanteur eut les mêmes douceurs, le Roy en crut trouver auſſi auprés de celle qu’il avoit miſe au côté de ce Prince.

Les fêtes finies chacun ſe retira, & ce Roy prit congé du bon Roy, & mena ſa nouvelle épouſe dans ſes Etats.

Peu de tems aprés elle s’apperçut qu’elle étoit groſſe ; & le terme étant venu, elle accoucha du plus beau Prince qu’on eût jamais vû : il ſe nommoit Carados.

Le Roy l’aimoit paſſionnement, par ce qu’il en croyoit être le pere, & la Reine le cheriſſoit avec une grande tendreſſe.

Il grandiſſoit à vûë d’œil, & devenoit plus beau de jour en jour : on eût dit à douze ans qu’il en avoit dix-huit. Dés qu’on luy montroit quelque choſe, il la ſavoit le moment d’aprés mieux que ſes maîtres : il danſoit bien, il chantoit de même, montoit bien à cheval, faiſoit dans la perfection tous ſes exercices, ſavoit l’Hiſtoire, & n’ignoroit rien de ce qu’un grand Prince doit ſavoir.

Il entendoit ſi ſouvent parler de la Cour du bon Roy, qu’il luy prit une forte envie d’y aller : il la témoigna au Roy & à la Reine, qui la blâmerent, ne pouvant conſentir à voir éloigner un enfant ſi aimable.

Mais le jeune Carodos ne put ſouffrir la reſiſtance qu’on luy faiſoit, il en tomba malade de chagrin ; & ſon pere & ſa mere voyant qu’il empiroit de jour à autre, ſe reſolurent à le contenter. Ils luy firent un bel équipage, & aprés l’avoir embraſſé mille fois ils le laiſſerent partir.

Je ne diray point comme il fut reçû à la Cour du bon Roy, cela ſe doit entendre ; on luy fit cent careſſes, & tout le monde étoit étonné de le voir ſi bien fait, ſi beau & ſi charmant.

Il acheva de ſe perfectionner dans cette Cour, il fut à la guerre, & fit des actions ſi belles qu’on ne parloit que de ſa valeur.

Il avoit dix-huit ans quand la fête du Roy arriva ; c’étoit le jour de ſa naiſſance, qu’il avoit accoûtumé de celebrer avec beaucoup de ſplendeur.

Il tenoit une Cour pléniere, & accordoit ordinairement tout ce qu’on luy de mandoit. Son trône étoit élevé dans une ſalle prodigieuſement grande, dont le devant qui donnoit dans la campagne étoit fait en grandes arcades qui prenoit depuis le haut juſques au bas, ainſi l’on pouvoit aiſément voir ceux qui venoient ; & c’étoit qu’une belle & innombrable aſſemblée entouroit le trône du Roy.

Il avoit une fort belle femme qui étoit auprés de luy, avec un trés-grand nombre de Princeſſes & de Dames.

On ne ſongeoit qu’à ſe réjoüir, & tous les eſprits étoient diſpoſez à la joye. Carados brilloit dans cette aſſemblée comme la roſe au deſſus des autres fleurs, quand on apperçut dans la plaine un Cavalier ſur un beau cheval blanc à crin iſabelle, qui s’avançoit de la meilleure grace du monde.

Etant aſſez prés pour être diſcerné, on remarqua qu’il étoit vêtu de verd, ceint d’une magnifique écharpe, à laquelle pendoit une épée ſi brillante de pierreries, qu’on n’en pouvoit ſupporter l’éclat. Ce jeune homme étoit divinement beau, cent boucles de cheveux blonds luy couvroient toutes les épaules ; il avoit une couronne de fleurs ſur ſa tête, un air vif & gay animoit ſon viſage, & il alloit en chantant trés-agreablement.

Quand il fut prés de la Salle il deſcendit legerement à terre, & les gens du bon Roy bien appris emmenerent ſon cheval & en eurent ſoin.

Il entra dans le lieu où étoit le bon Roy d’une façon ſi agreable, qu’il attira les regards de toute l’aſſemblée, les Dames ſur tout le trouverent charmant. Il s’avança vers le trône du bon Roy avec une noble hardieſſe, aprés avoir ſalué une ſi illuſtre compagnie.

Il ſe mit à genoux devant le Roy, détacha ſon épée, & la mit à ſes pieds. Sire, luy dit-il, je viens demander un don à vôtre Majeſté, j’eſpere de ſa bonté qu’elle ne me le refuſera pas en un jour fi ſolemnel.

Parlez, agreable Etranger, luy répondit le bon Roy ; je ne refuſe rien en un jour comme celui-cy, & ce ne ſeroit pas par vous que je commencerois un refus qui ne m’eſt pas ordinaire : je vous donne ma parole que quoi que vous demandiez vous l’obtiendrez.

Cela étant, repliqua le jeune homme, je vous demande, Sire, l’acolée pour l’acolée.

Que veut dire cela, s’écria le Roy tout ſurpris ? Vous propoſez une énigme au lieu de demander une grace, je ne vous entens point. Et lors le bon Roy ſe tournant vers toute l’aſſemblée, il leur demanda s’ils ſavoient ce que ces paroles vouloient dire ; & luy ayant été répondu qu’on ne ſavoit ce qu’elles ſignifioient, il dit encore au jeune homme de s’expliquer mieux.

L’acolée pour l’acolée, répondit le jeune homme, ne veut dire autre choſe, Sire, ſi ce n’eſt qu’il faut que quelqu’un de cette noble aſſemblée me coupe la tête avec mon épée que voilà.

À cette demande l’aſſemblée fit une longue exclamation d’étonnement ; le Roy en penſa tomber de ſon trône de ſurpriſe, la Reine en fronça le ſourcil d’horreur, & toutes les belles Dames qui étoient avec elle en témoignerent du chagrin.

Le bon Roy voulut s’excuſer de tenir une ſi barbare promeſſe, & dit qu’on l’avoit ſurpris : mais le jeune homme obſtiné tint ferme, & dit au Roy que ſon honneur y étoit engagé. Le Roy étoit dolent au poſſible ; il eut beau demander ſi quelqu’un vouloit faire cette horrible execution, perſonne ne diſoit mot, dont le Roy étoit encore plus fâché. En vain il témoignoit à ce jeune homme qu’il venoit troubler cruellement la joye de ce jour ; il demeura inflexible à vouloir qu’on luy coupât la tête.

Enfin Carados s’avança, & dit au Roy qu’il luy étoit trop dévoüé pour ſouffrir l’affront que ce jeune homme luy vouloit faire, par l’impoſſibilité qu’il croyoit avoir miſe au don qu’il avoit accordé, & qu’il étoit prêt de dégager ſa parole.

Le jeune homme fit un ſoûrire agreable en regardant Carados, & luy dit qu’il étoit prêt à recevoir la mort. On apporta un billot, Carados tira la fatale épée, le jeune homme ſe mit à genoux, & tous les yeux étoient attentifs à un ſpectacle ſi étonnant, quand Carados ſepara d’un coup la tête du corps, qui fit trois tours ; & bondiſſant trois fois, elle alla ſe replanter ſur ſon tronc, & le jeune homme ſe releva avec une diſpoſition toute gaillarde.

Si on avoit été ſurpris de la demande qu’il avoit faite, on le fut bien plus de ſa reſurrection. Aprés de grands cris, un ſilence d’admiration tint long temps tous les eſprits comme enchantez.

Le bon Roy fut fort aiſe de cette avanture, & le jeune Carados encore plus que luy, de n’avoir commis qu’un meurtre ſi innocent : mais ce jeune homme ſe rapprochant gayement du Roy ſe remit à genoux.

Sire, luy dit-il, je vous ſomme de me tenir le don que vous m’avez accordé ; & quoi, repliqua le Roy, ne l’ay-je pas fait ; Non, Sire, pourſuivit-il, il n’y en a que la moitié. Je vous ay demandé l’acolée pour l’acolée, Carados me l’a donné, il faut à préſent que je la luy rende, & que je luy coupe la tête auſſi.

À cette propoſition tout le monde éleva la voix, ſur tout on entendit mille cris feminins qui ſembloient s’oppoſer à une demande ſi barbare, le Roy fut conſterné, la Reine & toutes les Dames éperduës, l’aſſemblée troublée, tant on aimoit Carados ; luy ſeul parut tranquile, & dit au Roy qu’il étoit trop heureux de repandre ſon ſang pour degager ſon honneur.

Le jeune homme le regarda encore en ſoûriant, & ſe tournant vers le bon Roy : Sire, lui dit-il, j’ay aſſez troublé le plaiſir de cette fête, ce ſeroit trop d’agitation pour un jour, je remets l’execution de cette affaire d’aujourd’hui à un an, où je ſupplie tous ces Princes & ces Seigneurs de s’y trouver, je reviendray à pareil jour, pour l’execution de vôtre parole, & nous verrons ſi Carados aura autant de courage pour ſouffrir la mort, qu’il a eu de fermeté à me la vouloir donner.

Aprés cela on ſe mit à table, le banquet fut fort mélancolique, & tous les conviez étoient triſtes pour le deſtin de Carados.

L’année ſe paſſa en des occaſions de gloire pour ce Prince ; il fit cent belles actions, & il fut le premier qui au bout de l’an ſe rendit dans la ſalle de l’aſſemblée : tout le monde étoit conſterné, & on avoit la vûë inceſſamment attachée du côté de la campagne, eſperant toûjours que peut-être on ne verroit pas celuy dont on craignoit tant l’arrivée.

Il parut enfin monté ſur le même cheval, avec ſon habillement verd, ſon écharpe, ſa belle épée & ſa couronne de roſes, il chantoit comme l’autre fois, & il fut du même air aux pieds du Roy, luy demander l’accompliſſement de ſa parole. Le bon Roy le pria vainement de s’en déporter ; & la Reine voyant que le Roy ne gagnoit rien ſur ſon eſprit, vint avec toutes les Dames le conjurer de laiſſer la vie à Carados, luy offrant la plus belle des Niéces du Roy avec la moitié de ſon Royaume : mais les prieres & les larmes de la Reine n’obtinrent rien.

Le ſeul Carados ne paroiſſoit point émeu du peril qui le menaçoit ; il s’avança d’une contenance aſſurée vers le bon Roy, & le pria de faire finir promptement une choſe, qui auſſi-bien étoit inévitable.

Le billot fut porté & le Prince tendit la gorge ; le jeune homme leva ſon épée, & la tint ſi long-temps en l’air, que Carados jettant ſur luy des regards qui euſſent attendri la cruauté même : Achevez, luy dit il, vous me donnez mille morts pour une.

À ces paroles le jeune homme hauſſa davantage le bras, & aprés cela il remit tranquillement ſon épée au foureau, & tendit la main à Carados pour le relever. Levez-vous, jeune Prince, luy dit-il, vous aviez donné en cent occaſions des marques de vôtre courage, je ſuis bien aiſe qu’on en ait vû une de vôtre fermeté.

Mille cris de joye furent pouſſez juſques au Ciel pour un ſuccés ſi peu attendu. Le bon Roy deſendit du trône, & vint embraſſer le jeune homme, la Reine, les Dames, toute l’aſſemblée paroiſſoient plûtôt des perſonnes troublées que des perſonnes raiſonnables.

Le Feſtin fut rempli d’allegreſſe, & le jeune homme demanda à parler en particulier à Carados ; ils paſſerent tous deux dans une galerie, où le jeune homme aprés bien des careſſes qu’il fit à Carados, luy apprit qu’il étoit le Seigneur des Iſles lointaines, & qu’il étoit ſon pere. À cette nouvelle le Prince rougit, & ſon viſage s’alluma de colere ; il dit à l’Enchanteur que cela n’étoit point vray, qu’il vouloit noircir la reputation d’Iſene la belle, & que le Roy ſon mary étoit ſon pere. L’Enchanteur ſut ſurpris de trouver un ſi mauvais naturel. Vous étes un ingrat, luy répondit-il : mais vous n’en étes pas moins mon fils c’eſt moy qui vous ay doüé de tant de belles qualitez qui vous font aimer de tout le monde. Ah ! Carados j’ay peur que vous ne vous repentiez de la dureté que vous me témoignez.

Ils ſe ſéparerent, & quelques jours aprés. Carados qui n’avoit pas ſçû être le fils de l’Enchanteur, eut envie d’aller voir celuy qu’il vouloit qui fût ſon pere, il prit donc congé du bon Roy & de la Reine, & fut trouver le mary d’Iſene la belle.

Il fut reçû avec de grandes démonſtrations d’amitié par le Roy & la Reine ; & quand il fut ſeul avec le Roy, qui luy parloit de la crainte qu’il avoit euë pour ſa mort qu’un inconnu pourſuivoit, Carados fut aſſez imprudent pour luy conter tout ce que l’Enchanteur luy avoit dit.

Le Roy qui aimoit Carados avec une tendreſſe infinie fut frapé à ſon récit, & l’aſſura que quoi qu’il en fût il ne l’aimeroit pas moins, qu’il le regardoit toûjours comme ſon fils & ſon ſucceſſeur, & qu’il n’en auroit point d’autre : mais qu’il falloit éclaircir le fait de la Reine, qui pouvoit bien avoir quelques galanteries avec le Seigneur des Iſles lointaines.

On envoya chercher Iſene la belle, qui ſe pâma entendant dire la verité, & qui n’en parut que trop convaincuë ; elle ne s’amuſa pas à la nier, mais ſa plus grande douleur étoit de ſe voir accuſée, & convaincuë par ſon propre fils.

Le Roy conſulta Carados, pour le remede qu’il y avoit à chercher à un ſi grand mal : Carados dit que bien que la honte du Roy eût été ſecrette, il falloit une vengeance d’éclat ; qu’il falloit donc que le Roy envoyât chercher des ouvriers de toutes parts, & qu’il employât tous ſes treſors à faire conſtruire une Tour d’une force imprenable, & que l’on y enfermât la Reine dedans, avec une bonne & ſûre garde.

Ce conſeil plut au Roy, & il fut executé ; en peu de jours la Tour fut batie, & la Reine fut enfermée dedans.

Aprés cela Carados, qui ne ſentoit nuls remords du traittement qu’il faiſoit à ſa mere, partit pour s’en retourner à la Cour du bon Roy.

Il n’étoit plus qu’à deux journées de la Ville Capitale de ſon Royaume, quand il apperçut de loin dans un Pré quelque choſe de fort brillant ; & en étant plus prés, il connut que c’étoit des tentes, dont ſur la plus élevée il y avoit ſur une boule d’or, un grand Aigle de même matiere, qui ſembloit s’élever vers le Ciel.

Carados s’avança vers ces tentes, il ne vit perſonne tout autour, il deſcendit de cheval, & entra dans celle qui luy parut la plus belle : il y avoit dedans un fort beau lit, dont les rideaux étoient relevez, & ſur ce lit une jeune perſonne nompareille en beauté, qui dormoit.

Le Prince fut d’abord charmé de la vûë d’un ſi aimable objet. Le premier moment fut donné à l’admiration & le ſecond à l’amour. Il aima ſans pouvoir s’en deffendre & contre la coûtume du temps des grandes paſſions, il fut hardy comme on l’eſt à preſent, il fut hardy auſſi-tôt qu’amoureux.

Il mit au commencement un genou à terre, & prit une des mains de cette jeune fille, qu’il baiſa : mais ſon audace augmentant elle s’éveilla, & fut effrayée de ſe trouver entre les bras d’un homme qu’elle ne conſidera pas d’abord : elle cria donc, & vouloit ſe jetter au bas de ſon lit, lors qu’une eſclave Grecque ſortit d’un cabinet & accourut ; elle tendit d’abord les mains à ſa maîtreſſe pour l’aider, mais jettant les yeux ſur Carados, elle s’abandonna à une grande ſurpriſe.

Regardez celuy que vous fuyez, dit-elle à ſa jeune maîtreſſe, qui tourna la tête du côté du Prince avec des yeux farouches, mais ils s’adoucirent tout à coup ; & ſoûriant enſuite d’une maniere agreable : C’eſt Carados, dit-elle avec beaucoup de joye, c’eſt Carados.

Je ſuis ſans doute Carados, luy répondit le Prince, charmé de ſa douceur. Mais comment me connoiſſez-vous : Attendez un moment, réprit-elle, & courant dans un Pavilllon prochain avec ſon eſclave, elle en revint incontinent, tenant un grand rouleau qu’elle déploya, & elle fit voir à Carados ſon Portrait.

Voilà vôtre Portrait, luy dit-elle ; dés que je le vis je vous aimay, & auſſi-tôt que je vous aimay je me deſtinay à vous, & j’obtins de mon frere que je n’aurois jamais d’autre mary. Nous allons à la Cour du bon Roy, où il va luy demander une épouſe, & vous demander pour mon époux. Mon frere eſt le Roy Candor, & je m’appelle Adelis.

Comme elle achevoit ces mots, le Roy Candor, preſque auſſi beau que ſa ſœur, entra dans la tente. Adelis luy preſenta Carados ; ils s’aimerent dés lors comme freres, & s’en allerent enſemble à la Cour du bon Roy.

On y fut charmé de la bonne minne & de la beauté du frere & de la ſœur ; le bon Roy preſanta toutes ſes Niéces au Roy Candor, il choiſit la plus aimable qu’il épouſa.

L’on alloit celebrer le mariage de Carados & d’Adelis, quand il arriva un Meſſager de la part du Roy, qu’il croyoit ſon pere, qui le mandoit en toute diligence. Il partit, laiſſa la belle Adelis, & promit un prompt retour ; mais ne ſait-on pas que les choſes qui dépendent du deſtin ne ſont pas en nôtre puiſſance ;

Quand Carados fut arrivé, le Roy luy dit qu’il étoit dans une peine étrange ; qu’on entendoit toutes les nuits dans la Tour d’Iſene la belle des melodies charmantes, & qu’apparemment l’Enchanteur prenoit le ſoin de la divertir dans ſa captivité.

Il ne ſe trompoit pas ; le Seigneur des Iſles lointaines avoit été au deſeſpoir de ce qu’on faiſoit ſouffrir à la Reine pour l’amour de luy, & voulut luy en adoucir la rigueur par de continuels témoignages d’amour. Il avoit pris douze belles filles qu’il mit auprés d’elle ; il eut des hommes bien faits, & compoſa une Cour agreable ; il eut des meilleurs Muſiciens qu’il y eût alors, de bons Danſeurs, d’excellens Comediens ; elle avoit la Comedie trois fois la ſemaine, l’Opera les autres nuits, ou des fêtes tres agreables avec des feſtins ſplendides.

Il trompoit ainſi le temps qu’on vouloit faire paſſer à la Reine avec tant d’ennuy, & il accompagnoit tous ces plaiſirs par celuy de ſa preſence.

Carados ſe douta bien que ſon amour le faiſoit agir. Il dit au Roy qu’il le falloit ſurprendre, & que la choſe ſeroit aiſée, puiſqu’il ne s’en défioit pas.

Il alla la nuit même à la Tour quand il crut que tout y étoit occupé par le plaiſir de quelque fête, il entra ſans bruit, & ſe coula ſecrettement avec des Gardes, il ſe rendit maître de la perſonne de l’Enchanteur, & quand il fut pris, ſes charmes n’eurent plus de vertu.

Iſene la belle fut ſi effrayée d’abord, qu’elle n’eut pas la prudence de cacher ſa paſſion, & un long évanoüiſſement acheva de la trahir.

L’Enchanteur fut mené devant le Roy qui voulut le faire mourir : mais Carados luy repreſenta qu’il ne ſeroit pas aſſez puni, & qu’il falloit le tourmenter d’une peine ignominieuſe. Aprés qu’il eut bien penſé, il s’aviſa qu’il le falloit faire ſouffrir en ſon amour, & que rien ne ſeroit plus cruel pour luy, que de le condamner à la même deſtinée qu’avoit eu le Roy. On luy donna donc durant trois nuits differentes une eſclave, en qui une ſavante Fée avoit mis la reſſemblance d’Iſene la belle. Il ne pouvoit ſe garantir de ce piége ; ſon ſavoir & ſon art luy devenoient inutiles étant ſous le pouvoir d’autruy.

Il ſe conſoloit dans ſes cachots, croyant avoir la Reine auprés de luy. Il ſouffroit ſeulement des rigueurs qu’elle reſſentoit, & dont il ſe croyoit la cauſe. Dans le temps qu’il luy diſoit les choſes les plus ſenſibles, les plus delicates & les plus paſſionnées, la Fée démaſqua l’eſclave. Elle parut avec ſes traits naturels, il connut ſa faute, & la tromperie qu’on luy avoit faite.

Rien ne peut-être comparable à la douleur du Seigneur des Iſles lointaines ; on le laiſſa enſuite aller ſans luy faire promettre de ne voir plus lſene la belle, & par malheur on oublia ce point qui étoit le plus important.

On le laiſſa vivre afin de luy laiſſer une honte éternelle de ſon infidelité ; il la ſentit bien & ſe tranſporta dans la Tour auprés d’Iſene la belle, à qui on avoit ôté toute ſon aimable compagnie.

Il l’aborda, le tein pâle, les cheveux negligez, les yeux baiſſez, ſans avoir pour toute parole que des ſoûpirs preſſez, qui ſortoient avec une exprefſion de douleur qui eût attendry une ame moins intereſſée en ſa peine, que celle d’Iſene la belle.

Elle le regardoit triſtement ; & quand il fut revenu de ſa confuſion, il luy conta avec mille ſanglots le ſupplice où l’on avoit ſoûmis ſon amour. Iſene en pâlit à ſon tour, & trop vivement offenſée contre le cruel Carados : Eſt-il poſſible, s’écria t elle, que ce ſoit nôtre fils ! qu’il meure je ne le connois plus. Mais non, réprit-elle, qu’il ſouffre comme vous avez ſouffert.

Aprés cela ils ſe concerterent, & le lendemain la Reine envoya chercher Carados, luy mandant qu’elle luy vouloit parler. Il ſe rendit auprés d’elle, il la trouva ſes cheveux épars ; elle luy dit qu’elle ne croyoit pas qu’il vint ſitôt, qu’elle s’alloit dépêcher de ſe coëffer, mais qu’il ouvrît ſon armoire, & qu’il luy donnât un beau peigne d’yvoire qu’on luy avoit envoyé de Rome.

Carados voulut obéïr, il ouvrit l’armoire : mais à peine avançoit-il la main qu’une ſerpente le picqua au bras, & y fit trois tours avec ſon corps, La picqueure fut ſi douloureuſe, que Carados pouſſant un furieux cri, ſe laiſſa tomber à terre.

Les gardes accoururent, & l’emporterent au Palais. On fit venir tous les gens experts en Chirurgie, on ne put le guerir, ni luy arracher du bras cette cruelle ſerpente.

Les nouvelles de cet accident parvinrent bientôt aux oreilles de tout le monde, & ſur tout à la Cour du bon Roy, où tout le monde en eut de la douleur : mais rien ne fut comparable à celle de la belle Adelis, qui partit auſſi tôt avec le Roy Candor ſon frere pour aller voir ſon malheureux amant.

Elle ſe en mit ſon chemin tandis que Carados ſouffroit des peines vehementes. Il étoit dans ſon lit, où rien ne le ſoulageoit ; il languiſſoit & déperiſſoit ſous la rigueur de ſon mal.

Un ſoir qu’il étoit plus abbatu que de coûtume, voicy qu’on luy vint dire qu’il venoit d’arriver un Meſſager de la part d’Adelis. Il ſe troubla a ces paroles, il commanda qu’on le fit entrer, & quand il fut auprés de luy il eut toûjours la tête tournée du côté du mur, afin qu’il ne le vit pas ſi défait & ſi changé.

Le Meſſager luy dit qu’Adelis & le Roy Candor arriveroient le lendemain ; il en parut ſatisfait, & le congedia. Quand il ſe vit tout ſeul il ſe tourna vers ſon Page ; & le pria d’aller bien fermer la porte par derriere ; aprés quoi il luy demanda s’il avoit bien de l’amitié pour luy : le pauvre Page en pleurant luy proteſta qu’il l’aimoit tant, qu’il luy donneroit ſa vie s’il en avoit beſoin.

Carados parut un peu réjoüi à cette aſſurance ; il ſe fit habiller comme il put, luy commanda de prendre ſes pierreriers & les outils dont ils auroient beſoin : cela fait, ils deſcendirent tous deux dans le jardin, & firent un trou à la muraille qui donnoit dans une forêt. Carados luy même travailla de ſon bon bras.

Quand ils furent dans la forêt, ils marcherent plus de trois jours ſans ſe reconnoître, ſe nourriſſant pauvrement de ce qu’ils trouvoient. Enfin ils apperçurent un hermitage qui étoit agreablement ſitué au bord d’un petit ruiſſeau, avec un joly jardin plein de fruits & de legumes.

Un Hermite blanc ſortoit de la Chapelle ; Carados l’aborda, & luy conta ſon infortune, dont le Pere avoit déja entendu parler, & le pria de le cacher, & de trouver bon qu’il paſsât avec luy les reſtes de ſa douloureuſe vie.

Le bon Hermite luy promit le ſecret, & fut acheter deux habits blancs pour Carados & pour ſon Page ; & il fut ſi bien caché ſous cet ameublement, que jamais perſonne ne le connut, non pas même les gens que le Roy avoit envoyés aprés luy pour le chercher, & qui le virent & le prirent pour un Hermite.

Cependant le Roy Candor & fa ſœur arrivent où ils croyoient trouver Carados, & dés auſſitôt Adelis ſe fit mener à la chambre où il demeuroit ; on trouva la porte fermée, on heurta, & l’on dit qui c’étoit qui vouloit entrer : mais mot.

La belle Adelis ſurpriſe, parla elle-même : Ouvrez, ouvrez ami, diſoit-elle, c’eſt vôtre Adelis qui eſt icy, mot encore. Enfin Candor impatient fit enfoncer la porte, & on ne trouva rien, ni dans la chambre ni dans le lit. Qui fut bien ſurpriſe, ce fut la pauvre Adelis. Elle pleura, elle s’arracha les cheveux ; & le Roy Candor voyant une douleur ſi vive, jura de ne ceſſer point de courre le païs durant deux ans, juſqu’à ce qu’il eût trouvé ſon bon ami Carados. Il s’en alla donc tout ſeul par le monde ; il s’informoit par tout de tout ce qu’il cherchoit, & il n’en apprenoit point de nouvelles. Le temps qu’il avoit preſcrit à ſa quête s’écoula inſenſiblement ; ſa douleur luy étoit toûjours nouvelle, & il revint plein de deſeſpoir dans le Royaume du Roy qui paſſoit pour le pere de Carados.

Il ſentoit quelque conſolation de revoir ſa ſœur ; & il étoit un jour dans une forêt, où trouvant un ruiſſeau agreable, il deſcendit de cheval pour ſe repoſer, & pour éviter les grandes chaleurs.

Il marcha quelque temps pour trouver un lieu commode ; & il en avoit rencontré un tres agreable, quand il entendit le ſon d’une voix triſte qui ſe plaignoit amerement : il s’arrêta, & fut étrangement ſurpris de connoître par les paroles qu’on proferoit que c’étoit Carados luy-même qui ſe plaignoit.

Sa joye étoit fi grande, qu’il doutoit encore s’il ne ſe trompoit pas : mais s’avançant douçement, il vit un homme vêtu de blanc couché ſur le bord de l’eau ; & il auroit crû à la figure de ſon habit que c’etoit un Hermite, s’il n’eût pas remarqué le bras à la ſerpente hors de la grande manche.

À cette vûë le Roy Candor fit un grand cri & ſe jetta tout éperdu au col de ſon amy.

Jamais confuſion ne fut égale à celle de Carados de ſe voir ainſi découvert ; il pleura de honte & de tendreſſe. Candor l’embraſſa mille fois ſans pouvoir parler. Les grandes joyes ſont muettes. Enfin la parole leur vint à tous deux, & ils s’expliquerent comme font deux amis qui s’aiment ſincerement.

Aprés bien des reproches legitimes du côtés de Candor, & de mauvaiſes excuſes de la part de Carados, Candor obtint de luy qu’il l’attendroit là ſans s’enfuir comme il avoit déja fait, & il luy promit qu’il ſeroit de retour avant ſix jours.

Aprés avoir pris ces aſſurances, le bon Roy Candor quitta ſon ami, & fut à toute hâte chez le Roy, à qui, ſans rien dire autre choſe, il demanda la permiſſion d’aller voir Iſene la belle !

Quand il l’eut il monta à la Tour, & fit à Iſene une peinture touchante de l’état malheureux où il avoit trouvé Carados, & la conjura par les tendreſſes du ſang d’oublier les offenſes qu’il luy avoit faites, & de le vouloir guerir : & comme il vouloit réüſſir à toucher & à perſuader la Reine, il la conjura même par le Seigneur des Iſles lointaines de luy accorder ce qu’il luy demandoit.

Iſene la belle avoit eu le temps d’adoucir ſa colere. Elle répondit au Roy Candor qu’elle voudroit guerir ſon fils : mais que le ſeul remede qu’on y avoit mis luy paroiſſoit impoſſible, puis qu’il faloit trouver une pucelle qui fût auſſi conſtante que belle, qui voulût ſouffrir pour Carados. Aprés cela Iſene luy dit la ceremonie du reſte du remede.

Candor rêva un peu ; & ayant remercié la Reine il la quitta, & fut trouver la belle & triſte Adelis. Elle fut tranſportée de joye de revoir ſon frere ; elle luy demanda s’il n’avoit point eu de nouvelles de Carados ? Il luy repondit qu’il l’avoit trouvé, mais dans le plus pitoyable état du monde ; & enfin qu’il y avoit auſſi un remede, mais difficile pour le guerir. Elle voulut ſavoir avec empreſſement de quoi il étoit queſtion.

Ma ſœur, luy dit-il, il faut trouver une pucelle qui ait autant de fidelité que de beauté, qui veüille ſouffrir pour luy. Ha ! dit elle, pucelle ſuis, je ſuis fidelle ; mais de beauté je ne ſay s’il y en aura à ſuffiſance : n’importe, continua-t-elle, éprouvons ce qui eſt en moy.

Alors ils donnerent tous les ordres neceſſaires pour faire porter ce qu’il faloit à l’Hermitage, & le frere & la ſœur s’y acheminerent.

Quand la belle Adelis fut devant ſon Amant, il baiſſa la tête, & ſe couvrit le viſage pour cacher ſon horrible changement ; il étoit tel que l’œil d’une Amante le pouvoit méconnoître, ſi ce cas pouvoit arriver. D’auſſi loin qu’elle le vit, elle courut l’embraſſer, & elle fut ſi ſaiſie, qu’on crut qu’elle en mourroit.

Enfin on dit à Carados en partie de quoi il s’agiſſoit ; car s’il eût ſçû le peril où Adelis s’expoſoit, il l’aimoit trop pour y avoir jamais conſenti.

On fit porter deux grandes cuves, l’une pleine de vinaigre, & l’autre pleine de lait, qu’on mit à trois pieds l’une de l’autre. Carados ſe devoit mettre dans celle de vinaigre, & Adelis dans celle de lait. La Princeſſe ſe hâta elle-même de deshabiller Carados ; (cet employ luy étoit bien doux) & quand il fut dans la cuve, elle ſe mit promptement dans l’autre. La ſerpente qui étoit au bras de Carados, & qui haïſſoit le vinaigre, devoit ſe détacher de ſon bras, & ſauter dans la cuve de lait qu’elle aimoit fort, & devoit s’attacher au ſein d’Adelis.

Le Roy Candor étoit au milieu des deux cuves, ſon épée en l’air pour fraper la ſerpente dans le temps qu’elle s’élanceroit.

La fidelle Adelis avoit le bout du ſein hors de la cuve, & appelloit tendrement la ſerpente ; & voyant qu’elle ne venoit pas aſſez tôt ſelon ſes deſirs, elle ſe mit à chanter ces paroles d’une voix charmante.

  Serpente aviſe mes mammelles,
    Qui ſont tant tendrettes & belles,
      Serpente aviſe ma poitrine,
  Qui plus blanche eſt que fleur d’épine.

À cet aimable chant la ſerpente ne fit qu’un bond pour s’élancer dans la cuve de la Princeſſe, & ſe prit au bout de ſon ſein. Le Roy Candor ne fut ni aſſez prompt ni aſſez adroit, & croyant couper en deux la ſerpente, il emporta avec ſa tête le bout du ſein de ſa ſœur ; la ſerpente mourut : mais Adelis fut en grand danger, ſon ſein eut bientôt changé le lait en une pourpre vermeille ; elle s’évanoüit, & le bon Hermite qui connoiſſoit la vertu des ſimples, en eut bientôt mis ſur ſa bleſſure qui étrancherent ſon ſang, & peu aprés elle fut guerie.

Carados étoit ſi touché à ce ſpectacle, qu’il ne ſentoit pas la joye de ſon ſoulagement ; (tout veritable Amant doit être de même) il faiſoit des cris horribles dans ſa cuve, mais on ne l’écoutoit pas ; & par l’ordre du Roy Candor on le mit dans un bain, comme l’avoit ordonné Iſene la belle. Il en ſortit plus beau qu’il n’avoit jamais été, en un mot le plus charmant de tous les hommes & le plus deſirable pour Amant.

En cet état il s’alla preſenter à Adelis, qui ne pouvoit aſſez remercier la bonne fortune qui avoit délivré Carados d’un mal ſi terrible. Il y avoit même dans cette gueriſon des circonſtances qui étoient d’un prix & d’un goût infini pour Carados (peu de Dames auroient les qualitez requiſes pour finir un tel mal.

La joye étoit grande, & elle fut bientôt repanduë juſques dans la Cour du bon Roy, qui s’appareilla pour venir à la ſolemnité du mariage de Carados & d’Adelis.

Dés que Carados fut arrivé chez le Roy, qu’il aimoit comme ſon pere, il demanda la liberté de ſa mere, elle luy fut accordée ; il vola plein de joye à la Tour, ſe jetta à ſes pieds, luy demanda pardon, & la mena au Roy qui la trouva ſi charmante, qu’il réſolut de ſe remarier avec elle : mais il n’en eut que la volonté, ſa mort ſubite luy en ôta le pouvoir.

Carados fut couronné, & le bon Roy étant arrivé avec la Reine, on fit le mariage de Carados & d’Adelis, ce ne furent que magnificences, que jeux, que fêtes, Iſene la belle y étoit ſi belle, qu’on doutoit qui remporteroit l’avantage d’elle ou d’Adelis.

Un inconnu eut tous les prix, & charma toute la Cour par ſa bonne mine, il avoit un Bouclier d’or ; & s’avancant vers le bon Roy & le Roy Carados, il leur dit que la boucle de ſon Bouclier avoit une telle vertu, qu’elle remettoit tout ce qui manquoit, & que s’il plaiſoit à Adelis d’en faire l’épreuve, il luy remettroit le bout du ſein. Elle eut quelque peine à s’y reſoudre par modeſtie : mais Carados luy ayant défait les agraffes de ſa robe, elle fit paroître le plus beau ſein du monde. L’inconnu en approche la boucle de ſon Bouclier, qui s’y prit tout auſſitôt : & voilà un joly bout d’or qui ſe fait au ſein de la Reine, & l’on l’appella depuis la Reine au bout du téton d’or.

Cet inconnu ſe fit reconnoître pour le Seigneur des Iſles lointaines, pere de Carados ; on luy fit grande fête. Il demanda Iſene la belle pour femme, on la luy accorda, il étoit bien juſte de recompenſer un ſi long amour, ſi ardent & ſi fidele. Ces quatre époux vécurent dans un bonheur perpetuel.

Par differens chemins on arrive au bonheur,
Le vice nous y mene auſſi-bien que l’honneur :
Témoin ce que l’on voit en Iſene la belle,
      Aprés des tourmens meritez,
      Elle eut mille proſperitez,
Et la ſage Adelis ſi tendre & ſi fidelle

      Long-temps perſecutée à tort,
      Jouït enfin d’un pareil ſort,
  Aveugle Deité, fortune trop cruelle,
  Accordez mieux tout ce qui vient de vous,
  Accablez les méchans d’une peine éternelle,
  Donnez aux vertueux le bonheur le plus doux.