chez Pierre Mortier, Libraire (p. 123-151).


VERD ET BLEU.


CONTE.


IL y avoit une fois une Reine, qui ſe trouvant groſſe appella une de ſes ſœurs, qui ſe nommoit Sublime : c’étoit une Fée d’un ſavoir profond & certain. Elle la pria de ſe trouver à ſes couches, & de luy dire la deſtinée de ſon enfant.

Elle donna naiſſance à une petite fille que la Fée prit dans ſes bras, & l’ayant attentivement conſiderée, elle vit dans ſa phyſionomie une élevation extraordinaire, une nobleſſe & une fierté digne du ſang dont elle ſortoit : mais auſſi elle remarqua une fatalité infaillible, ſi elle aimoit un homme ordinaire ; en un mot elle connut qu’elle ne ſeroit parfaitement heureuſe que lors qu’elle s’uniroit à quelqu’un d’aimable, mais qui luy ſeroit entierement oppoſé, & que ce ne pourroit être qu’aprés pluſieurs travaux.

Ces prédictions & ces contrarietez embaraſſoient la Fée. Elle ne croyoit pas qu’il fût aiſé de les accomplir. Cette oppoſition luy paroiſſoit un obſtacle, elle en voyoit encore un plus grand à trouver un homme parfait : la nature defaillante de ce temps-là ne produiſoit plus que difficilement, & les perſonnes extraordinaires étoient pour lors auſſi rares qu’elles le ſont à preſent.

La Fée ſe conſulta quelques momens pour ſavoir ce qu’elle feroit de la petite Princeſſe, & voulant l’ôter abſolument hors de la portée des hommes, elle la mit avec ſa Nourrice & quatre Princeſſes de ſon Sang, de même âge qu’elle, dans une nuée ; ce fut là qu’elle établit ſa demeure, ſi éloignée de la Terre & de ſes corruptions, qu’elle eſpera avec ſes foins la rendre un jour une fille achevée.

Cette Princeſſe avoit les plus beaux yeux du monde, ils étoient bleus, ſi animez & ſi vifs, que la pénétration de leurs regards rendit ce nuage de la même couleur. De-là vint que la Fée, en peine du nom qu’elle luy donneroit, la nomma la Princeſſe Bleu.

Sublime donna tous ſes ſoins à faire que l’ame de la Princeſſe fût auſſi belle que ſon corps étoit parfait ; elle eut la ſatisfaction de la voir dignement répondre à ſes eſperances. Bleu avoit le plus grand eſprit de la Terre ; il fut embelli de toutes les belles connoiſſances, & à la noire ſcience prés, elle n’ignoroit rien. Elle avoit autant de raiſon que d’eſprit. La Fée luy confia le ſort qu’il luy falloit éviter. L’orgüeil de la Princeſſe la pouſſoit naturellement à ſon heureux deſtin, trouvant dans ſes ſentimens qu’il ne luy ſeroit pas aiſé de s’accommoder d’un Prince, comme étoit la plûpart de ceux qu’on voyoit ſur la Terre.

Ce goût difficile plaiſoit à Sublime. Elle n’avoit pas travaillé ſeule à donner ce logement ſi ſingulier à la Princeſſe Bleu. Il y avoit un fameux Magicien qui étoit ſon amy intime ; la médiſance aſſuroit même qu’il y avoit quelque choſe de plus, & que Thiphis (c’étoit ainſi qu’on l’appelloit) avoit depuis long-temps une galanterie avec elle ; ce qu’il y avoit de certain, c’eſt qu’ils ne faiſoient pas une grande choſe l’un ſans l’autre, qu’ils ſe communiquoient tous leurs deſſeins, vivoient trés-privément enſemble.

Thiphis avoit un fils nommé Zelindor, qu’il avoit eu d’une Reine qu’il avoit tendrement aimée. Ce Prince étoit ſi bien fait, il avoit tant de belles qualitez, & il ſentoit déja tant d’amour pour la Princeſſe qu’il voyoit ſouvent, que Sublime croyoit quelquefois que Zelindor étoit l’illuſtre Amant qui luy étoit deſtiné : mais elle perdoit bien-tôt cette penſée, ne voyant rien d’oppoſé entre l’un & l’autre, & ne prévoyant pas qu’ils euſſent de traverſes à eſſuyer, quand Thiphis & elle auroient envie de les marier enſemble.

Mais laiſſons pour quelque temps ces paiſibles habitans de l’air, il faut revenir à la Terre. Deux ans auparavant la naiſſance de la Princeſſe Bleu, il y avoit un jeune Monarque qui gouvernoit tout l’Univers, autant par ſon pouvoir, que par ſa douceur & ſes agrémens ; ſa beauté même ſervoit à luy donner des ſujets ; ſon nom étoit Printems. Toute la Terre étoit égayée ſous ſon Regne ; tout fleuriſſoit ſous ſon aimable Empire, & on l’aimoit juſqu’à l’adoration.

Mais les deſtinées ravirent bientôt à la Terre le charmant Printems : ce fut un deüil general que ſa perte. La Reine ſon épouſe ſe trouva groſſe à ſa mort ; & les Philoſophes ayant dans ce temps-là reglé le cours de l’année, & diviſé les Saiſons, on donna le nom de cet aimable Roy à la plus agreable de toutes, qui depuis a toûjours conſervé le nom de Printems.

La Reine accoucha enſuite d’un fils, qui dans le premier âge fit voir tous les agrémens de ſon pere, ce qui obligea à l’appeller le Prince Verd. Son enfance fut ſi riante & ſi vive, qu’on ne ſauroit le repreſenter dans les charmes brillans de ſa belle jeuneſſe : on l’aima comme celuy qui lui avoit donné la vie ; il faiſoit entierement ſouvenir de luy ; & jamais fils ne fut ſi digne de ſon pere.

Sa Cour étoit belle & galante, & parmi tant de beautez qui briguoient à l’envie ſa conquête, aucune n’eût la gloire de toucher un cœur ſuperbe, que l’amour vouloit pourtant s’aſſujettir.

Il ſortoit d’une victoire pénible, & il venoit de vaincre un vieux Prince, celebre par ſes rigueurs, c’étoit un Tyran qui deſoloit toute la nature : aprés quoi il ne chercha qu’à ſe délaſſer par des Fêtes galantes & des divertiſſemens continuels.

Le bruit de ſa renommée voloit par tout, il ne fut pas ignoré de Thiphis & de Sublime, qui l’admiroient comme les autres. Zelindor étoit émû d’une ſecrette jalouſie pour tant de loüanges qu’on luy donnoit, & la Princeſſe Bleu encore plus émuë, ne pouvoit s’empêcher en ſecret de ſe deſtiner à un Prince fi charmant, & de ſouhaiter, au péril de mille travaux, qu’il fut celuy qui luy étoit promis par les deſtinées.

Elle s’abandonnoit à ſes penſées, voyant bien qu’elle n’aimeroit jamais un homme ordinaire ; & tout aimable & amoureux que luy paroiſſoit Zelindor, quand elle le comparoit à ce qu’elle entendoit dire du Prince Verd, elle ne le trouvoit plus qu’un homme ordinaire.

La Fée Sublime liſoit dans le ſecret de ſes penſées, & elle les approuvoit ; & comme elle ſe fioit entierement à ſon courage & aux grands ſentimens dont elle étoit capable, elle luy permettoit quelquefois de deſcendre ſur les montagnes, & de là dans les plaines, & de chaſſer avec ſes quatre Princeſſes. Elle avoit même conſtruit dans un valon une fontaine admirable, afin qu’elle pût ſe baigner quand elle ſeroit laſſe, & qu’elle voudroit ſe rafraîchir.

La Princeſſe Bleu pouſſoit même quelquefois ſes promenades plus loin ; elle alloit dans les Citez voir les ſpectacles, & les autres choſes curieuſe ou divertiſſantes. Mais comme Sublime ne vouloit pas que l’on vît cette prodigieuſe beauté, elle la rendoit inviſible par le moyen d’un voile qui avoit le don de la ſouſtraire aux yeux humains. C’étoit le voile d’illuſion, qui cache les choſes veritables, & qui fait paroître ſouvent celles qui ne le ſont pas. En effet, quand Bleu ſe vouloit divertir, elle le mettoit ſur ſa tête, & en faiſoit tenir les bouts par ſes quatre Princeſſes ; elle ſembloit prendre incontinent la figure qu’elle vouloit : tantôt c’étoit un ſuperbe édifice, une autre fois une cabane, une touffe d’arbres ou un obeliſque, ſelon ce qu’elle imaginoit, & de cette ſorte elle marchoit en ſûreté.

Un jour qu’elle viſitoit un Parc d’une beauté merveilleuſe, elle entendit un bruit de chaſſe, ſoudain faiſant déplier ſon voile myſterieux, elle voulut paroître une ſtatuë de Giraſol, couchée ſur quatre piliers de ſaphirs ; ſous cette forme elle vit paſſer & repaſſer pluſieurs-fois toute la chaſſe, & chacun s’étonna de la merveille qu’ils voyoient : enfin elle apperçut un jeune homme à cheval, en qui la nature avoit déployé toutes ſes perſections. Dés qu’il porta ſes regards ſur ce bel Ouvrage, il ſe jette legerement à terre, & ayant conſideré quelque temps la ſtatuë qui avoit tous les traits & tous les agrémens de la Priceſſe, & qui luy reſſembloit ſi bien qu’on eût dit qu’elle étoit animée, il ſe mit à genoux tout éperdu ; Ô Dieu ! s’écria-t-il, pourquoi faut il que ce chef d’œuvre parte de la main d’un homme ?

La Princeſſe conſidoroit ce jeune homme inconnu avec d’étranges mouvemens, jamais rien de ſi charmant n’avoit paru à ſes yeux ; il étoit d’une grandeur extraordinaire, mais ſa taille avoit une beauté & un agrément inexprimable. Son viſage étoit gay & riant, les Graces y avoient répandu tous leurs charmes.

Bleu ſe perdoit dans l’examen d’un homme ſi parfait, elle y trouva un poiſon mortel pour ſon cœur : Helas ! dit-elle en ſoy-même, ſeroit-ce celuy dont les qualitez communes me doivent rendre ſi malheureuſe ? car les beautez de la perſonne ne ſont rien ſans les ornemens de l’eſprit & les qualitez de l’ame.

Cette imagination luy duroit peu, & elle ſe flatoit que le dedans répondroit au dehors.

Le Prince pendant ces reflexions, étoit dans une conſideration ſi attentive, qu’il en avoit oublié toute autre choſe, quand une des jeunes Princeſſes propoſa tout bas à Bleu, de leur permettre de faire un concert pour achever de le confondre.

L’aimable Bleu ſoûrit, & luy dit qu’elle le trouvoit bon ; & lors les quatre Princeſſes chanterent diſtinctement ces paroles :

Tu vois devant tes yeux ce qui ſeul peut charmer,
      L’Objet ſeul que l’on peut aimer.
Il preſente à ton cœur de glorieuſes chaînes,
L’amour a fait pour toy ces liens prêcieux,
Eſpere, & ſouviens-toy qu’aprés de longues peines
      On peut trouver un ſort delicieux.

Le Prince fut d’abord ſi épouvanté d’entendre des vois ſi belles ſortir de ces colonnes de ſaphirs, & s’accorder avec une juſteſſe qui alloit chercher dans ſon ame toute la diſpoſition qu’il avoit lors pour la tendreſſe, qu’il ne ſavoit dans un ſi grand prodige ſi ſon état étoit bien naturel, & s’il ne demeuroit pas toûjours enchanté. Ces paroles ſe repeterent ſi ſouvent qu’il n’en perdit aucune, & ſe laiſſant emporter à une flateuſe eſperance : Que faut il faire, s’écria-t-il, pour meriter de brûler de ce feux. & pour en eſperer la récompenſe ?: Quels travaux peuvent m’étonner ? Je ferois plus qu’Hercule.

Une ſeule voix luy répondit :

Cherche, & trouve l’Objet qui t’a ſçû
plaire.

La ſeconde pourſuivit :

Perſuade & plais à ton tour.

La troiſiéme continua :

Qu’aimer ſoit pour ton cœur la principale
    affaire.

La quatriéme finit en chantant :

L’amour eſt le prix de l’amour.

À la fin de ces paroles, Bleu de concert avec ſes Princeſſes diſparut, & ſon voile la déroba aux yeux de l’Inconnu, qui demeura dans une ſorte d’étonnement qui approchoit de la ſtupidité. Où allez-vous ? s’écria-t-il encore, & s’arrêtant tout interdit : Qu’étes vous devenuë, reprenoit-il, divine Figure, dont l’image eſt reſtée ſi vivement empreinte dans mon cœur ? Mais quoi ! pourſuivoit-il, c’eſt un preſtige, quelques charmes ont formé ce que j’ay vû. Suis-je amoureux d’une ſtatuë, & pourrois-je eſperer d’être le Pygmalion de mon ſiécle ?

Aprés maintes reflexions, ce pauvre Prince eut beau appeller ſa raiſon, elle ne le vint point ſecourir ; & quoi qu’il ſe pût dire ſur la chimere qu’il aimoit, il l’aima, & cette fatale idée le ſuivoit & le perſecutoit par tout.

Cependant l’aimable Bleu n’étoit pas dans un meilleur état que luy. Elle n’avoit pris la reſolution de le quitter ſi bruſquement, & de diſparoître à ſa vûë, que parce qu’elle vit bien que ſi elle demeuroit plus long temps, elle ne pourroit peut-être s’empécher de ſe montrer tout à fait à luy dans ſa forme naturelle. La ſuite luy parut un moyen ſûr de ſauver ſa gloire, & de cacher une foibleſſe à laquelle elle auroit cedé malgré tout ſon courage.

Elle ſe rendit dans ſa haute demeure avec un battement de cœur dont elle connut bien l’origine. Je cede donc à mon deſtin, diſoit-elle, eſt-il bon, eſt-il mauvais ? J’aime un Inconnu qui peut-être n’a point de naiſſance, & dont le caractere me feroit rougir ſi je le connoiſſois. Mais non, réprit elle, ſi j’en crois mon cœur, tout répond en luy à une ſi belle repreſentation ; je ne puis rien aimer qui ne ſoit digne que je l’aime.

Le Prince Zelindor ſe preſentoit à elle le plus ſouvent qu’il pouvoit ; ſa vûë luy devenoit inſuppportable, elle l’accabloit d’une froideur qui le deſeſperoit, elle étoit naturellement douce, il ne pouvoit comprendre d’où venoit un ſi grand changement, elle devint réveuſe, & par conſequent ſolitaire : il craignit que quelqu’un ne l’occupât, il réſolut de l’obſerver, & ſuivoit ſouvent de loin les pas de la Princeſſe.

Elle avoit chaſſé tout un jour, & ſur le ſoir elle ſe rendit à cette admirable. Fontaine que la Fée Sublime avoit faite exprés pour elle.

C’étoit des eaux claires qui couloient dans une Opalle brillante ; les derniers rayons du Soleil ſembloient les percer pour y chercher leur demeure. Les feux qui partoient des yeux de Bleu faiſoient encore un effet plus prodigieux, on eût dit qu’ils alloient allumer ces eaux, & embraſer toute la contrée. Elle ſe baignoit, & ſon bcau corps n’étoit couvert que d’un linge tranſparent. Ses Princeſſes étoient auſſi avec elle, & quoi qu’ils fiſſent pour la réjoüir, ſon eſprit occupé ne penſoit qu’à l’aimable Inconnu.

Mais quelle joye & quelle ſurpriſe ! lorſque ſe joüant avec ſes compagnes, elle l’apperçut tout d’un coup appuyé contre un arbre, qui la conſideroit avec des yeux tout remplis d’amour.

C’étoit le Prince Verd ; quel autre au monde pouvoit être fait comme luy ? Le hazard l’avoit conduit là, & ſon raviſſement, étoit extréme de trouver le merveilleux original de la belle Statuë qu’il avoit vûë, & qu’il avoit toûjours depuis dans l’imagination. Il étoit charmé de voir qu’il y eût une fille au monde faite comme celle qu’il voyoit. Il ſe flatoit qu’elle ne ſeroit pas inſenſible à tout l’amour qu’il reſſentoit, & que l’ayant par tout cherchèe & trouvée enfin, les derniers Vers qu’on luy avoit chantez pourroient avoir leur accompliſſement.

Dans cette penſée il conſideroit avidement tant de merveilles qu’il avoit devant les yeux, quand la Princeſſe l’apperçut : elle étoit plongée dans l’eau. Elle ſe leva inconſiderément ſans ſavoir ce qu’elle faiſoit, & par là elle offrit de nouvelles beautez aux regards du Prince amoureux. La proportion & les graces de cette divine Figure luy cauſerent un ſi tendre tranſport, qu’il ne put s’empêcher de luy dire avec impetuoſité tout ce qu’il reſſentoit. Bleu ne pouvoit ſe cacher, elle n’avoit plus le voile d’illuſion, il étoit à terre aves ſes habits ; & à dire le vray elle n’en fut pas fâchée, & trouva quelque plaiſir à l’effet que produiſoit ſa beauté. Il y avoit même tant d’eſprit à ce que le Prince luy diſoit, & ſes ſentimens paroiſſoient ſi nobles & fi naturels, que la Princeſſe par un inſtinct qui eſt preſque toûjours ſur, ne douta pas qu’il ne fût celuy que le Ciel avoit fait naître pour ſon bonheur. Elle voulut luy répondre avec fierté, mais elle n’eut que de la modeſtie. En le priant de la laiſſer, elle le retenoit par une action paſſionnée ; elle vouloit qu’il ne luy parlât plus d’amour, & ſes regards luy faiſoient voir que ſon cœur en étoit tout rempli. Enfin il luy obéït : mais il obtint pour prix de ſa ſoûmiſſion, qu’elle luy permit de ſe trouver le lendemain au même endroit.

Quand il fut parti, l’aimable Bleu prenant ſes habits à la hâte, ſe coucha au bord de cette fontaine, en attendant que ſes Princeſſes fuſſent habillées ; mais elle n’eut pas le têms de réver ; Zelindor l’aborda, & luy fit connoître qu’il avoit été témoin de ce qui venoit de ſe paſſer. Elle trouva ſon indiſcretion grande, & elle la blâma. Ha, luy dit-il, je vous perds ! Et comme la penetration d’un Amant eſt extréme, il devina qui étoit ſon Rival : C’eſt le Prince Verd, luy dit il, & je n’en doute point. Je m’en étois preſque bien doutée, dit la Princeſſe en en elle-même. Vous l’aimez, réprit-il, je l’ay vû : mais tout le pouvoir de mon pere me manquera, ou je ſauray bien empêcher qu’un autre ne joüiſſe d’un bien que les ſoins de Thiphis ne m’ont que trop acquis :

Il la laiſſa avec ces paroles menaçantes. La Princeſſe ſe retira, bien reſoluë de ſe confier à la Fée Sublime quand elle auroit vû ſon Amant, & qu’elle ſauroit s’il étoit le Prince Verd.

Elle prévit que Zelindor ſe trouveroit le lendemain à ſon rendez-vous ; & s’adreſſant à un Pelican qu’elle aimoit fort, & qui avoit un eſprit raiſonnable, il mit le voile d’illuſion dans ſon ſein, à cette ouverture par laquelle il donne la nourriture à ſes petits, & le porta au Prince, afin qu’il pût ſe cacher aux yeux de ſon Rival.

Il y avoit long-temps qu’il s’étoit rendu à la fontaine, & qu’il attendoit ; effet ordinaire de l’impatience des Amans. Le Pelican luy donna le voile, & luy, apprit de la maniere qu’il devoit s’en ſervir : aprés cela Bleu partit, & ſe rendit à la fontaine. Le Prince Verd courut au devant d’elle d’auſſi loin qu’il la vit, & luy parla dans les termes les plus fort, les plus tendrez & les plus paſſionnez. La Princeſſe s’aſſit à terre ; il prit la forme d’un petit buiſſon d’épine fleurie : il étoit à genous auprés Bleu. Il luy avoüa qu’il étoit le Prince Verd ; elle luy conta auſſi qu’elle étoit fille de la Reine des Indes, & luy dit tout ce qui luy étoit arrivé depuis ſa naiſſauce, & l’étrange habitation qu’on luy avoit donnée pour la garantir d’une inclination qui luy ſeroit funeſte, ſi elle n’étoit pas pour un Prince plein de merite : mais que neanmoins il faloit qu’il y eût entr’eux quelque oppoſition.

Tout étoit égal dans ces deux perſonnes ; & n’y voyant rien d’oppoſé, ils ne comprenoient pas qu’ils ne fuſſent point deſtinez l’un pour l’autre, puis qu’ils s’aimoient déja avec tant de paſſion. Bleu luy dit qu’elle parleroit à Sublime, ne doutant pas qu’elle ne la mît abſolument dans leurs interêts. Il ſe jurerent une fidelité éternelle, & ſe ſeparerent.

Zelindor s’étoit rendu prés de la fontaine, & n’ayant point vû ſon Rival avec la Princeſſe, il ſe douta de quelque myſtere ; & ne voulant pas l’aborder, il porta ſes pas d’un autre côté, & juſtement ſur ceux du Prince Verd, qui ne ſe doutant pas de ſon malheur avoit ôté le voile d’illuſion, & parut à découvert aux yeux de Zelindor. On ne peut exprimer ſa fureur ; il connut par là l’intelligence qui étoit entre ſon Rival & ſa Maîtreſſe : & tout plein des impetueux mouvemens de ſa jalouſie il fut trouver Thiphis, à qui il fit part de toutes ſes douleurs. Thiphis les écouta en pere tendre, & les partagea en homme qui peut tout : c’étoit un grand point.

Il alla ſans tarder faire ſes plaintes à la Fée Sublime, qui venoit d’être inſtruite par la Princeſſe Bleu de tout ce qui la regardoit : il ne la trouva pas diſpoſée à entrer dans ſes ſentimens. Ils ſe parlerent l’un & l’autre avec tant de chaleur, qu’enfin ils ſe quitterent, ſe broüillerent & ſe ſeparerent. Quand Thiphis avoit propoſé à la Fée de donner Bleu à Zelindor, elle s’étoit mocquée de luy, & luy avoit répondu que ſon fils n’étoit pas digne de pretendre à une perſonne de la perfection qu’étoit Bleu.

La broüillerie étant donc bien établie entr’eux, chacun retourna chez ſoy, & la Princeſſe Bleu renvoya ſon fidele Pelican au Prince Verd pour l’avertir de tout ce qui étoit arrivé, & luy marquer le lieu où il pourroit la Voir.

Ils ſe rendirent l’un & l’autre dans un bois de roſes muſcades, dont chaque arbre étoit environné de petits jaſſemins : un lieu ſi aimable ſembloit être fait pour ſervir à la felicite de ces Amans parfaits. Ils s’apperçurent chacun au bout d’une allée prodgieuſement longue ; & s’élançant ils commençoient à courre legerement, quand ils ſe ſentirent arrêtez par les pieds : c’étoit des filets qui ſortirent de la terre, & qui les fixerent ſans pouvoir avancer. Ils étoient encore à une diſtance ſi éloignée l’un de l’autre qu’ils ne faiſoient que ſe voir, & ne pouvoient pas ſe parler. (C’eſt tout en amour de ſe voir quand on ne peut pas faire plus) Ces malheureux Amans firent cent efforts inutiles pour ſe débaraſſer, & par leurs geſtes ils ſe témoignoient aſſez leur douleur.

Les quatre Princeſſes ſe ſentirent auſſi priſes de la même maniere, & tout ce qu’elles purent faire, ce fut de déplorer avec Bleu une avanture ſi facheuſe.

La nuit vint, enfin ; il étoit inoüi qu’une perſonne de l’importance de Bleu la paſsât de cette ſorte, il falut s’y reſoudre, ce ne fut pas ſans verſer des pleurs.

Le jour revint ; & dés qu’il parut on apperçut en l’air une Eſcarpolette galante, dont le ſiege étoit magnifique & commode, & les cordages de ſoye or & bleu étoient ſoûtenus par quatre enfans aîlez qui arrêterent l’Eſcarpolette. Le Prince Zelindor deſcendit à terre, coupa les liens de l’aimable Bleu, & la pria de ſe mettre ſur le ſiege : elle voulut faire de la reſiſtance, il l’y mit de force, & ſe plaça à ſon côté.

Quelle douleur pour elle de quitter ce qu’elle aimoit, & de ſuivre l’objet de ſon averſion : & quel ſpectacle pour le Prince Verd qui voyoit ſon Rival enlever ſa Maïtreſſe !

Elle ſe ſeparoit pour la premiere fois de ſa vie de ſes quatre Princeſſe : elle leur fit un adieu bien tendre, & ces miſerables percerent l’air de leurs cris douleureux.

L’Eſcarpolet s’éleva, & s’arrêta tout auprés du deſolé Prince Verd ; & Zelindor pour inſulter à ſa peine, luy chan ta ces paroles :

Rien n’eſt égal à mon amour extréme,
    Rien n’eſt égal à mon bonheur :
Éclatez, tranſports de mon cœur,
    Je vais poſſèder ce que j’aime.

La Princeſſe ſentit vivement le coup que Zelinder portoit au Prince Verd ; s’aidant de tout le feu de ſon amour, elle luy dit toute en larmes :

    Je te ſeray toûjours fidelle,
Ton Rival ni la mort n’éteindront pas mes feux.
  Aimons-nous tendrement tous deux,
      Bravons la Fortune cruelle :
Quand deux cœurs ſont unis d’une amour mutuelle,
  Il vient un temps qu’ils ſont heureux.

Elle pleuroit en chantant. C’eſt depuis ce temps-là que l’on a fait des Operas où l’on ſuit encore cette methode.

Zelindor ſurpris d’une marque d’amour ſi, emportée, fit partir ſon Eſcarpolette, qui ne s’arrêta que le ſuperpe Palais de Thiphis. Les jardins ſur tout en étoient merveilleux ; c’eſt ſur leur modele qu’on a fait ceux de Verfailles.

On donnoit tous les jours des plaiſirs à la Princeſſe, & ces jours ſi agréablement diverſifiez auroient été des jours filez d’or & de ſoye pour une coquette : mais la conſtante Princeſſe n’y trouvoit que de l’amertume, & chaque journée luy duroit un ſiécle en la preſence de Zelindor & abſence du Prince Verd.

Thiphis luy même employoit ſes ſoins pour la fléchir en faveur de ſon fils, & pour la convaincre qu’il étoit l’heureux Amant promis par les deſtinées. Il luy diſoit qu’il ne faloit pas chercher une plus grande oppoſition que celle de leurs cœurs, puiſque celuy de Zelindor brûloit pour elle, & que le ſien étoit tout de glace pour luy. Ah ! laiſſez-moy, répondit la Princeſſe, quel raiſonnement pitoyable : Le Ciel me promet du bonheur par quelque oppoſition : mais ce n’eſt pas dans les cœurs qu’il la veut. Je ne ſaurois être heureuſe qu’en aimant autant que je ſeray aimée.

Elle vivoit triſtement dans ce beau lieu, tandis que la Fée Sublime, ſurpriſe de ne la point voir revenir chez elle, envoya ſon Pelican la chercher. Il fit tant de tours, qu’il arriva le lendemain du départ de Bleu dans cet aimable bois où le Prince & les quatre Princeſſes étoient arrêtées : il rompit les filets qui les retenoient avec ſon bec & ſes ſerres. Le Prince Verd l’embraſſa mille fois pour le remercier de ſa délivrance ; aprés quoy l’oiſeau le quitta, & ramena les Princeſſes auprés de la Fée Sublime.

Le Prince leur dit bien de belles choſes, & elles à luy : mais il falut le quitter. Il ſortit de ce petit bois, & ne vit devant luy qu’une plaine prodigieuſe, ſterile, & ſans aucun arbre. À peine eut-il marché quelque temps, que le Soleil qui étoit dans ſa force l’incommodoit extrémement par ſa chaleur ; & n’ayant mangé depuis trois jours il étoit preſque à l’agonie. Il voulut donc rentrer dans le petit bois pour y trouver quelque ſoulagement : mais il ne put en aborder, & ſes pas malgré luy le conduiſoient dans cette affreuſe étenduë de païs fi ſec & ſi incommode.

Il ſouffroit, & ſon tourment étoit horrible : il avoit beſoin de ſes penſées tendrez pour arrêter ſes deſſeins furieux, ayant ſouvent envie de ſe paſſer l’épée à travers le corps. Dans cet état affreux levant la tête vers le Soleil brûlant, il apperçut tout l’air obſcurci ſans en ſentir de fraîcheur, & il ne ſavoit ce que c’étoit ; quand enfin démêlant les objets, il vit une multitude innombrable d’oiſeaux de toute eſpece & de toute couleurs ; on en voyoit depuis le Phenix juſqu’au Roitelet. Son Meſſager de bonne nouvelle étoit à la tête de cette légion, ſon cher Pelican, qui s’arrêtant auprés du Prince, au même inſtant la plûpart de ces oiſeaux ſe poſerent à terre, les autres demeurerent en l’air, & tous ſe joignant & ſe preſſant formerent un Palais d’une ſtructure nouvelle.

Le Prince fut trés-ſurpris, il entra par un portique merveilleux. Les appartemens étoient bigarrez de mille couleurs differentes, les parquets étoient des coques des œufs de ces oiſeaux, & les plafonds de cette matiere dont ils font leurs admirables nids.

Ce fut dans cette prodigieuſe demeure que la Fée Sublime luy fit ſentir qu’elle avoit quelque pouvoir ſur ces mêmes airs qui avoient été juſqu’alors l’habitation de ſa chere Princeſſe ; il fut toûjours ſervi par ſon Pelican, & nourri des mets les plus delicieux.

Il penſoit inceſſamment à la Princeſſe Bleu, & il avoit réſolu de prier le Pelican de chercher où elle pourroit être, quand il vit arriver un jour une femme de bonne mine, ſuivie de quatre Princeſſes. Il ſe douta que c’étoit la Fée Sublime : il ſe jetta à ſes pieds, elle luy fit mille careſſes, & l’aborda d’un viſage riant.

Je deſeſperois, luy dit elle, de finir vos malheurs & ceux de la Princeſſe Bleu, Thiphis étant d’un ſavoir auſſi grand que le mien : mais j’ay tant étudié vôtre deſtin, que j’ay enfin appris qu’auſſitôt que je ſaurois ce qu’il y a d’oppoſition entre vous deux, les charmes de Thiphis ſe romproient, & que je n’aurois qu’à ſuivre mon Pelican : que je retrouverois la Princeſſe, & que je n’aurois qu’à la reprendre.

Je me ſuis creuſé la tête inutilement à chercher cette oppoſition ; j’avouë ma ſtupidité ; je ne l’ay point trouvée : il y a ſix mois que je vis inquiette, ſeparée d’une fille que j’aime tant, & qui merite toute la vivacité de ma tendreſſe.

Je me promenois un jour pleine de triſteſſe, & je m’arretay inſenſiblement à conſiderer l’œconomie excellente des fourmis. Il y avoit une de ces petites Republiques qui étoit occupé à ſon travail ordinaire ; je les obſervois avec plaiſir, quand je m’apperçûs qu’elles faiſoient de differentes figures, & qu’étant de petits corps joints enſemble formoient ces paroles diſtinctement :

C’eſt dans le nom de ces Amans
Qu’on trouvera la fin de leurs tourment.

Je frapay les mains l’une contre l’autre d’étonnement à cette vûë, & faiſant enſuite un grand éclat de rire : Que je ſuis ſtupide, m’écriay-je ! ô prudence humaine, que vous étes aveugle ! les plus ſimples en ſavent quelquefois plus que les ſavans.

J’admiray cent fois que ce fût ſi peu de choſe qui m’avoit ſi long temps embaraſſée, en avoüant que le Verd & le Bleu avoient toûjours paru au vulgaire des couleurs incompatibles ; mais j’eſperay bien-tôt de les aſſembler par l’union des deux perſonnes qui en portoient les noms.

Auſſi-tôt je ſuis venuë vous trouver, continua la Fée, & je vous prie, ne tardons pas d’aller chez Thiphis où nous trouverons la Princeſſe. Sera-t-elle encore fidelle, réprit le Prince ? Je vous en aſſure, continua Sublime. Allons donc, pourſuivit-il. Et lors le judicieux Pelican prenant un vol rapide, il fut incontinent ſuivi de toute la maiſon volante, & l’on fit promptement un voyage qui ne promettoit que du plaiſir.

Ce Palais s’arrêta prés de celuy de Thiphis, dont les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes. La Fée Sublime y entra ſans obſtacle, tenant par la main le Prince Verd, & ſuivie des quatre Princeſſes.

Thiphis étonné de les voir, ne ſçût que faire ni que dire. La Princeſſe Bleu, qui revoit au bord d’une fontaine qui s’appelloit Lancelade, entendant du bruit tourna lentement la tête, & appercevant ce qu’elle aimoit le mieux au monde, elle ſe leva bruſquement, & courut vers eux, toute tranſportée de joye. Je vous revois donc, s’écria le Prince, en ſe jettant à ſes pieds, & vous me revoyez fidele comme je vous l’avois promis.

La Fée qui ne vouloit pas perdre le temps en des diſcours frivoles, ni s’amuſer au deſeſpoir de Zelindor, leur fit reprendre le chemin de leur Palais volant, qui les porta chez la Reine des Indes, mere de la Princeſſe Bleu.

Quelle joye pour elle, quelle allegreſſe pour ces fideles Amans ! Tout fut galant & ſuperbe dans des fêtes qui durerent long-temps.

Le jour de leurs Nôces la Fée Sublime leur donna des vêtemens dont la ſingularité n’a jamais eu de pareille, leurs habits enchantez étoient d’un tiſſu d’herbes menuës, ſemées d’hyacintes bleuës, leurs mantaus étoient de même, doublées de mouſſe veloutée d’un verd naiſſant.

Ils parurent ſi beaux avec une parure ſi ſimple & ſi belle, & qui avoit tant de rapport à leurs noms, qu’on ne ſe laſſoit point de les admirer. On fit mille vœux au Ciel pour leur proſperité ; elle fut longue & durable, parce qu’il s’aimerent toûjours. L’union des cœurs peut ſeule faire le bonheur de la vie.

Un rien ſepare les Amans,
On ſe perd faute de s’entendre.
En cet état-là qu’un Cœur tendre
Se dérobe d’heureux momens !

Ce Conte ayant été ſçû par un des plus grans Princes de l’Europe, il le trouva ſi agréable, & le Prince Verd luy plut tellement, qu’il fit gloire de porter ſon nom.