Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 18/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 315-317).
Livre XVIII

CHAPITRE PREMIER.



ADIEUX AU LECTEUR.

Nous touchons, cher lecteur, au terme d’un long voyage. Après avoir fait de compagnie tant de chemin, conduisons-nous l’un envers l’autre comme des voyageurs qui ont passé ensemble plusieurs jours dans une diligence. De petites altercations, de malignes plaisanteries ont-elles troublé leur union pendant la route ? au dernier relais ils se réconcilient et remontent gaîment en voiture. Suivons leur exemple : ce moment passé, il peut nous arriver (ce qui leur arrive communément), de ne plus nous revoir.

Puisque nous avons fait usage de cette comparaison, qu’on nous permette de la pousser un peu plus loin. Notre intention est d’imiter dans ce dernier livre la conduite que tiennent, à leur dernière journée, les honnêtes voyageurs dont nous venons de parler. Une heure ou deux avant de se séparer, ils font trêve de bons mots et de railleries. Ceux d’entre eux qui ont joué jusque-là le rôle de plaisants n’hésitent point à le quitter, et la conversation prend d’ordinaire un ton naturel et sérieux.

Nous de même, cher lecteur, si, pour t’amuser, nous n’avons pas craint de recourir de temps en temps à la plaisanterie, nous aurons soin de nous l’interdire désormais. L’abondance et la variété des matières que nous serons forcé d’entasser dans ce livre laisseront peu de place à ces observations badines qu’il nous a plu de faire ailleurs, et qui ont peut-être quelquefois écarté le sommeil prêt à fermer ta paupière. La dernière partie de notre ouvrage ne t’offrira rien, ou presque rien de ce genre. Ce ne sera qu’un simple récit ; et en considérant la multitude des grands événements qui vont se développer sous tes yeux, tu t’étonneras de les voir renfermés dans un si petit nombre de pages.

Or maintenant, ami lecteur, nous saisissons cette occasion (n’en pouvant guère espérer d’autre), de te souhaiter tout le bonheur possible. Si notre compagnie t’a été agréable pendant le voyage, c’étoit ce que nous désirions ; si nous t’avons offensé en quelque chose, nous n’en avions pas l’intention. Nous est-il échappé des traits qui t’aient blessé, toi ou tes amis ? nous déclarons solennellement qu’ils n’étoient dirigés ni contre toi, ni contre eux. Sans doute on t’aura débité bien des fables sur notre compte, on t’aura dit que tu allois voyager avec un homme d’humeur caustique et railleuse : c’est une calomnie. Personne ne hait et ne méprise la satire plus que nous, ni avec plus de raison ; car personne n’a eu davantage à s’en plaindre. Admire, cher lecteur, notre étrange destinée ; on nous a imputé d’injurieux pamphlets composés par ces mêmes écrivains faméliques qui, dans d’autres libelles, nous ont outragé avec la dernière violence.

Nous sommes, au reste, bien convaincu que tous ces plats écrits seront oubliés long-temps avant que cette page tombe sous tes yeux. Quelque courte en effet que puisse être la durée de nos ouvrages, nous osons croire qu’ils survivront à la frêle existence de leur auteur, et aux productions éphémères de ses ennemis.