Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 17/Chapitre 07

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 288-293).

CHAPITRE VII.



SCÈNE PATHÉTIQUE ENTRE M. ALLWORTHY
ET MISTRESS MILLER.

Quand M. Allworthy fut de retour de chez l’écuyer Western, mistress Miller eut avec lui un long entretien. Elle lui apprit que Jones, le jour même qu’il quitta sa maison, avoit eu le malheur de perdre tout ce qu’il devoit à sa libéralité ; elle lui peignit les cruels embarras où cette perte l’avoit jeté : détails qu’elle tenoit, dit-elle, du fidèle Partridge : enfin elle lui reparla des obligations qu’elle avoit à Jones, en se gardant toutefois d’une entière exactitude sur ce qui concernoit sa fille. Malgré sa confiance en M. Allworthy, et son peu d’espoir de cacher une aventure malheureusement connue d’une demi-douzaine de personnes, elle ne put se résoudre à faire mention des circonstances qui étoient de nature à compromettre la réputation de sa chère Nancy. Elle adoucit au contraire cette partie de son histoire avec autant de précaution que si elle eût parlé devant un juge, et que sa fille eût été accusée d’infanticide.

« Il y a, répondit M. Allworthy, très-peu de caractères assez complètement vicieux pour ne pas offrir quelque mélange de vertu. Tout pervers qu’est ce jeune homme, je ne nierai point que vous ne lui ayez de grandes obligations, et j’excuserai par ce motif, l’éloge que vous m’en avez fait ; mais ne prononcez plus son nom devant moi ; je l’exige absolument. Croyez que c’est sur les preuves les plus claires, les plus convaincantes, que je me suis décidé au parti que j’ai pris à son égard.

— Je n’en doute point, monsieur ; mais le temps vous montrera les faits sous leur véritable jour, et vous prouvera que ce pauvre jeune homme a plus de titres à vos bontés que certaines gens dont je tais le nom.

— Madame, répondit M. Allworthy d’un ton brusque, je ne suis pas d’humeur à entendre des réflexions offensantes pour mon neveu. Si vous vous en permettez encore une seule, je quitterai à l’instant votre maison. Mon neveu est le plus digne, le meilleur des hommes, et je vous le répète, il a poussé l’amitié pour ce mauvais sujet jusqu’à un excès digne de blâme, en me cachant trop longtemps ses plus coupables actions. L’ingratitude du misérable envers un si bon jeune homme est ce qui m’irrite le plus ; j’ai, madame, de fortes raisons de croire qu’il avoit conçu le dessein de supplanter mon neveu dans mon affection, et de m’engager à le déshériter.

— Assurément, monsieur, reprit mistress Miller un peu troublée (car, si M. Allworthy avoit le sourire plein de douceur, il inspiroit l’effroi quand il fronçoit le sourcil), assurément je ne dirai jamais de mal d’une personne dont il vous plaît de penser du bien. Cette conduite ne me siéroit guère, surtout lorsqu’il est question de votre plus proche parent. Mais, monsieur, vous ne pouvez, vous ne devez pas vous offenser de mon intérêt pour ce pauvre malheureux ; je puis bien lui donner ce nom maintenant. Hélas ! il fut un temps où vous vous seriez fâché contre moi, s’il m’étoit arrivé de parler de lui avec trop peu de considération. Que de fois vous ai-je entendu l’appeler votre fils ! que de fois m’avez-vous entretenue de lui avec toute la tendresse d’un père ! Je ne puis oublier tout ce que vous vous plaisiez à me dire de sa figure, de son esprit, de ses vertus, de sa générosité : non, je ne puis l’oublier. Il n’a point cessé de mériter cet éloge ; je le sais par ma propre expérience. C’est à lui que je dois le salut de ma famille. Excusez mes larmes, j’ai bien sujet d’en répandre, quand je considère dans quel abîme de malheurs est tombé ce pauvre jeune homme, à qui j’ai tant d’obligations ; quand je songe qu’il a perdu vos bontés, dont il faisoit plus de cas que de sa propre vie. Je le plains, et je dois le plaindre. Eussiez-vous un poignard à la main, fussiez-vous prêt à me l’enfoncer dans le cœur, je ne pourrois m’empêcher de déplorer le sort d’un infortuné que vous avez aimé, et que j’aimerai toujours. »

M. Allworthy fut vivement ému de ce discours ; mais il ne parut pas l’être de colère. Après un moment de silence, prenant mistress Miller par la main : « Allons, madame, lui dit-il d’un air affectueux, songeons maintenant à votre fille. Je ne puis blâmer la joie que vous cause une union qui lui promet de grands avantages ; mais vous n’ignorez pas que ces avantages dépendent principalement de la réconciliation de votre gendre avec son père. Je connois beaucoup M. Nightingale ; j’ai eu autrefois des relations d’affaires avec lui ; j’irai le voir, et je tâcherai de vous le rendre favorable. Je le crois assez intéressé : cependant comme il s’agit d’un fils unique, et qu’enfin on ne peut revenir sur le passé, peut-être parviendra-t-on avec le temps à lui faire entendre raison, et je vous promets de m’y employer de tout mon pouvoir. »

Cette offre obligeante valut à M. Allworthy mille remercîments de l’excellente femme. Elle y joignit de nouveaux témoignages de sa reconnoissance pour Jones. « C’est encore à lui, monsieur, dit-elle, que je suis redevable du service que vous daignez me rendre. » M. Allworthy l’interrompit avec douceur. Il étoit trop bon pour s’offenser du noble sentiment qui animoit mistress Miller ; et si son ancienne colère contre Jones n’eût pas été réveillée par l’attentat récent qu’on lui imputoit, peut-être se seroit-elle un peu calmée au récit d’une action que la plus noire malice n’auroit pu envenimer.

Il y avoit plus d’une heure que M. Allworthy et mistress Miller étoient ensemble, quand l’arrivée de Blifil, accompagné du procureur Dowling, mit fin à leur entretien. Dowling étoit devenu le favori de Blifil. M. Allworthy, à la prière de son neveu, l’avoit pris pour intendant, et sur sa recommandation, M. Western lui avoit promis la même place chez lui, dès qu’elle viendroit à vaquer. Il se proposoit en attendant de l’employer à terminer quelques affaires d’intérêt qu’il avoit à Londres.

C’étoit là le principal but du voyage de Dowling. Il avoit profité de cette occasion pour apporter de l’argent à M. Allworthy, et pour lui donner, sur l’administration de sa terre, différents détails qui ne méritent pas de figurer dans notre histoire. Nous laisserons en conséquence l’oncle et le neveu s’en occuper à loisir avec M. Dowling, et nous passerons à un autre sujet.