Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 17/Chapitre 08

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 293-303).

CHAPITRE VIII.



MATIÈRES DIVERSES.

Avant d’aller retrouver M. Jones, occupons-nous encore un moment de Sophie. Elle étoit parvenue, comme on l’a vu, par une innocente flatterie, à mettre sa tante de bonne humeur, sans pouvoir toutefois diminuer son engouement pour Fellamar. Lady Bellaston l’avoit encore rendu plus vif, en lui disant la veille au soir qu’elle étoit fort satisfaite des dispositions de Sophie et de sa conduite à l’égard du lord. Il falloit, suivant elle, éviter tout délai et se hâter de conclure l’affaire, de façon à ne pas laisser à miss Western le temps de la réflexion et à l’obliger de donner son consentement, sans presque savoir ce qu’elle feroit : « C’est ainsi, ajoutoit-elle, que s’arrangent la moitié des mariages parmi les gens de qualité. » Réflexion assez juste, et qui explique la mutuelle tendresse qu’on voit régner ensuite dans un si grand nombre d’heureux ménages.

Lady Bellaston tint le même langage à lord Fellamar. Il embrassa son avis avec tant de chaleur, que mistress Western, à sa prière, fixa le lendemain pour une entrevue particulière entre le lord et Sophie. Elle instruisit sa nièce de cette détermination, et la pressa en termes si impérieux d’y souscrire, que la jeune personne, après une longue et vaine résistance, finit par lui donner la plus grande preuve de complaisance qui fût en son pouvoir : elle consentit à voir le lord.

Comme il ne se passe rien pour l’ordinaire de bien intéressant, en pareille circonstance, on nous pardonnera de ne pas entrer dans les détails de cette entrevue. Le lord débuta par des protestations du plus pur, du plus ardent amour ; Sophie rougit et garda un moment le silence, puis recueillant ses esprits : « Milord, dit-elle d’une voix foible et tremblante, je vous laisse à juger si vos protestations actuelles s’accordent bien avec la conduite que vous avez tenue dernièrement envers moi.

— N’est-il donc, mademoiselle, aucun moyen d’expier un instant de délire ? Ma téméraire ardeur a dû vous convaincre que la violence de l’amour m’avoit ôté l’usage de la raison.

— Milord, il dépend de vous de me donner une preuve d’affection qui me toucheroit beaucoup plus que votre amour, et m’inspireroit aussi plus de reconnoissance.

— Quelle est-elle, mademoiselle ? dit-il avec feu.

— Milord, reprit Sophie en baissant les yeux sur son éventail, vous n’ignorez pas, je pense, les peines que m’a causées votre prétendue passion.

— Pouvez-vous être assez injuste pour la nommer ainsi ?

— Oui, milord, toute protestation d’amour faite à l’objet qu’on persécute est à la fois une imposture et un outrage. Je ne vois dans vos efforts obstinés pour obtenir ma main qu’une persécution cruelle. Je dirai plus : il est peu généreux à vous d’abuser de la sorte du malheur de ma position.

— Ô la plus charmante, la plus adorable des femmes ! ne m’accusez pas d’une telle indignité, quand votre honneur, votre intérêt me sont si chers, quand je n’ai d’autre dessein, d’autre espoir, d’autre ambition que de mettre à vos pieds ma personne, mes titres, ma fortune, enfin tout ce que je possède.

— C’est à cette fortune, milord, c’est à ces titres que vous devez l’avantage dont je me plains. Ce sont là les charmes qui ont séduit mes parents ; mais ils n’ont aucun empire sur moi. Si vous avez, milord, le désir de mériter ma reconnoissance, il n’en est qu’un moyen.

— Votre reconnoissance, ô céleste créature ! ne proférez pas ce mot. Je ne puis rien faire pour vous que vous ne méritiez, rien qui ne me cause trop de plaisir, pour laisser une place à votre reconnoissance.

— Je le répète, milord, vous pouvez mériter, non-seulement ma reconnoissance, mais mon estime, mais tous mes vœux pour votre bonheur ; vous le pouvez, même sans peine : un cœur généreux n’en doit éprouver aucune à exaucer ma prière. Souffrez donc que je vous conjure de renoncer à une poursuite dont le succès est impossible. Je vous demande cette grace autant pour vous que pour moi ; la noblesse de votre caractère ne vous permet pas, sans doute, de prendre plaisir à tourmenter une infortunée. Quel fruit d’ailleurs attendez-vous d’une persévérance qui, sur mon honneur, sur le salut de mon ame, ne peut rien obtenir, et n’obtiendra jamais rien de moi, dans quelque abîme de maux que vous parveniez à me plonger ? »

Ici milord poussa un profond soupir. « Eh quoi ! mademoiselle, suis-je donc assez malheureux pour vous inspirer tant de haine et de mépris ? ou me pardonnerez-vous de soupçonner qu’un autre…

— Milord, répondit Sophie avec vivacité, je ne vous dois aucun compte de mes sentiments. Je vous rends grace des offres brillantes que vous m’avez faites. Elles surpassent, je l’avoue, mon mérite et mes espérances ; cependant, milord, je vous déclare que je ne puis les accepter, et je me flatte que vous me dispenserez de vous expliquer les motifs de mon refus. »

Lord Fellamar fit à Sophie une longue réponse peu intelligible, soit qu’elle péchât contre la grammaire, ou qu’elle fût dépourvue de sens. Il la termina en disant que, si miss Western avoit disposé de son cœur en faveur de quelque gentilhomme, tout malheureux que le rendroit cet engagement, il se croiroit obligé en honneur à se désister de ses prétentions. Le lord appuya sans doute avec trop d’affectation sur le mot gentilhomme : nous ne pouvons expliquer autrement l’indignation de Sophie, qui montra dans sa réponse le vif ressentiment d’une injure.

Tandis qu’elle parloit d’un ton de voix plus élevé que de coutume, mistress Western entra, le visage en feu, les yeux étincelants de colère. « Je suis honteuse, milord, dit-elle, de l’accueil qu’on vous fait ici. Croyez qu’il n’y a personne parmi nous qui ne soit sensible à l’honneur de votre proposition. Quant à vous, miss Western, je dois vous dire que votre famille attendoit de vous une autre conduite. »

Le lord intercéda, mais en vain, pour la jeune personne. La tante ne cessa ses reproches que lorsque Sophie, tirant son mouchoir de sa poche, se jeta dans un fauteuil et fondit en larmes.


Sophie, tirant son mouchoir de sa poche, se jeta dans un fauteuil et fondit en larmes.

Le reste de la conversation se passa de la part du lord en plaintes amères sur la rigueur de sa destinée, et de la part de mistress Western en assurances positives que sa nièce finiroit par consentir à tout ce qu’il désiroit : « Cette enfant, milord, dit-elle, a reçu une éducation aussi indigne de sa naissance que de sa fortune. C’est à son père seul qu’il faut s’en prendre. La petite provinciale a de sottes idées de modestie. Voilà tout, milord, je vous le jure. Je suis persuadée que dans le fond elle n’est pas dénuée de sens, et qu’on lui fera entendre raison. »

Ces dernières paroles ne parvinrent pas aux oreilles de Sophie ; elle étoit sortie de la chambre un moment auparavant, plus irritée qu’elle ne l’avoit été de sa vie. Le lord se répandit en témoignages de reconnoissance pour la tante, en protestations d’amour et de constance pour la nièce. Encouragé dans ces dispositions par mistress Western, il prit congé d’elle et se retira.

Avant de raconter la scène qui eut lieu ensuite entre Sophie et sa tante, il est à propos de faire connoître un événement fâcheux qui avoit occasionné la fureur et le brusque retour de mistress Western.

Le lecteur saura donc que la femme de chambre actuelle de Sophie étoit entrée à son service sur la recommandation de lady Bellaston, chez qui elle avoit passé quelque temps en qualité de coiffeuse. C’étoit une fille d’esprit ; on l’avoit chargée de surveiller soigneusement la jeune personne. Elle tenoit ses instructions (il nous en coûte de le dire) de mistress Honora, que lady Bellaston avoit su si bien gagner, que l’ancienne et vive affection de cette créature pour Sophie, étoit entièrement effacée par son dévouement sans bornes à sa nouvelle maîtresse.

Or, dès que mistress Miller eut quitté Sophie, Betty (c’étoit le nom de la femme de chambre), retourna auprès d’elle et la trouva occupée à lire attentivement une longue lettre. L’altération visible qu’elle remarqua dans ses traits auroit suffi pour exciter les soupçons qu’elle conçut ; mais ils avoient encore un fondement plus solide, car elle avoit entendu toute la conversation de Sophie et de mistress Miller.

Betty alla rendre compte de ses observations à mistress Western. Cette dame loua son zèle, récompensa sa fidélité, et lui donna l’ordre de faire entrer chez elle la femme qui avoit apporté la lettre, si elle revenoit.

Malheureusement mistress Miller revint au moment où Sophie étoit avec le lord. Betty, selon l’ordre qu’elle avoit reçu, la conduisit aussitôt chez mistress Western. Celle-ci, déjà instruite en grande partie de ce qui s’étoit passé la veille, persuada aisément à la bonne femme que Sophie ne lui avoit rien caché, et tira d’elle par ce moyen ce qu’elle savoit au sujet de la lettre et de Jones.

La pauvre créature étoit la simplicité même. On pouvoit, sans injustice, la ranger dans la classe de ces personnes toujours prêtes à croire tout ce qu’on leur dit. En fait de ruse, la nature ne les a pourvues d’aucune arme offensive ni défensive ; de sorte qu’elles sont à la merci de quiconque veut faire seulement, pour les tromper, les frais d’un petit mensonge. Mistress Western n’eut pas de peine à obtenir d’elle une entière confidence. Ce qu’elle en apprit étoit peu de chose, mais ce peu lui donna beaucoup à penser. Elle la congédia en l’assurant que Sophie ne la verroit pas, qu’elle ne répondroit pas à la lettre et n’en recevroit pas d’autres. Avant de la renvoyer, elle lui fit une sévère mercuriale sur le honteux métier d’entremetteuse qu’elle ne rougissoit point de remplir.

Cet entretien avoit déjà disposé d’une manière peu favorable l’esprit de mistress Western, lorsque passant dans la pièce voisine de celle où étoient Fellamar et Sophie, elle entendit sa nièce rejeter avec hauteur les hommages du lord. Ne pouvant plus contenir sa colère, elle se précipita dans l’appartement, et se livra à cet excès de rage que nous avons décrit en rendant compte de la scène qui précéda le départ du lord.

Fellamar ne fut pas plus tôt sorti que mistress Western alla retrouver Sophie et lui reprocha, dans les termes les plus amers, d’abuser de sa confiance, et d’oser recevoir en secret des lettres d’un homme avec qui, la veille même, elle vouloit promettre par serment de n’entretenir aucune correspondance.

Sophie protesta qu’elle n’entretenoit aucune correspondance avec celui dont sa tante parloit.

« Comment ! comment ! miss Western, nierez-vous que vous ayez reçu hier une lettre de lui ?

— Une lettre, madame ? répondit Sophie un peu surprise.

— Il n’est pas très-poli, mademoiselle, de répéter mes propres expressions. Oui, je dis une lettre, et j’exige que vous me la montriez sur-le-champ.

— Je rougirois de mentir. En effet, madame, j’ai reçu une lettre, mais sans l’avoir désirée, et je puis ajouter malgré moi.

— En vérité, mademoiselle, vous devriez rougir d’un tel aveu : mais où est cette lettre ? je veux la voir, montrez-la-moi. »

Sophie hésita quelques moments, et s’excusa enfin d’obéir à cet ordre, en disant qu’elle n’avoit pas la lettre sur elle : ce qui étoit la vérité. Mistress Western perdant toute patience, demanda sèchement si elle consentoit, ou non à épouser le lord Fellamar ? Un refus positif fut sa réponse. « En ce cas, s’écria mistress Western, je jure que dès demain matin je vous remets entre les mains de votre père. »

Sophie essaya de calmer le courroux de sa tante par des représentations respectueuses. « Madame, lui dit-elle, pourquoi faut-il que je sois forcée de me marier ? Songez combien une pareille contrainte vous auroit paru rigoureuse à vous-même. Vos parents n’en ont-ils pas agi plus humainement avec vous, en vous laissant votre liberté ? Qu’ai-je fait pour être privée de la mienne ? Je ne me marierai jamais contre la volonté de mon père, ni contre la vôtre ; et s’il m’arrive de vous demander à tous deux votre consentement pour un mariage indigne de moi, ne sera-t-il pas assez temps de m’obliger à en contracter un autre ?

— Puis-je supporter ce langage, reprit mistress Western, de la part d’une fille qui a dans sa poche la lettre d’un assassin ?

— Je n’ai pas, je vous jure, de pareille lettre dans ma poche ; et s’il est un assassin, il sera bientôt hors d’état de vous causer de l’inquiétude.

— Comment avez-vous l’audace, miss Western, de parler ainsi de lui, et de m’avouer en face votre amour pour ce scélérat ?

— Vous donnez, madame, à mes paroles une interprétation bien étrange.

— Je ne souffrirai pas, miss Western, que vous manquiez davantage au respect que vous me devez. C’est de votre père que vous avez appris à vous conduire de la sorte avec moi ; c’est lui qui vous a instruite à me donner un démenti. Il vous a perdue sans retour par son faux système d’éducation ; et grace au ciel il recueillera le fruit de ses œuvres. Encore une fois, je vous déclare que demain matin je vous ramène chez lui. Je retire toutes mes troupes du champ de bataille ; et comme le sage roi de Prusse, je me renferme dans une exacte neutralité. Vous êtes tous deux trop sensés pour avoir besoin de mes conseils : ainsi donc, faites vos préparatifs ; car demain matin vous évacuerez cette maison. »

Sophie se récria contre la rigueur de cet arrêt ; sa tante ne daigna pas l’écouter. Nous la laisserons persister dans sa résolution, puisque aussi bien il n’y a, selon toute apparence, aucun espoir de l’engager à en changer.