Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 17/Chapitre 05

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 275-281).

CHAPITRE V.



MISTRESS MILLER ET M. NIGHTINGALE VISITENT JONES DANS SA PRISON.

Dès que M. Allworthy et son neveu furent partis pour se rendre à l’auberge des Colonnes d’Hercule où les attendoit l’écuyer Western, mistress Miller s’empressa d’aller informer son gendre du malheur arrivé à Jones. Partridge l’en avoit déjà instruit. On se souvient que Jones, en sortant de chez mistress Miller, avoit pris une chambre dans la même maison que M. Nightingale. L’excellente femme trouva sa fille vivement touchée du sort de notre héros. Après l’avoir consolée de son mieux, elle courut à la prison de Gate-House, où son gendre l’avoit précédée.

Le tendre attachement d’un ami répand dans une ame affligée un baume si délicieux, que le chagrin dont elle est pénétrée, pour peu que le terme en soit borné et l’adoucissement possible, se trouve en quelque sorte compensé par le charme de la consolation. Les exemples d’une constante amitié ne sont pas aussi rares que l’ont prétendu des observateurs inexacts et superficiels. On ne doit pas compter le manque de pitié parmi nos défauts les plus communs. L’envie est le noir poison qui souille et corrompt nos cœurs. C’est par sa funeste impulsion que nous levons rarement les yeux sans une secrète malignité, sur ceux qui sont plus grands, meilleurs, plus sages, ou plus heureux que nous, tandis que nous les abaissons d’ordinaire avec assez de bienveillance et de compassion sur les indigents et sur les infortunés. La plupart des torts que nous avons eu lieu d’observer dans le commerce de l’amitié ne venoient que de l’envie, passion infernale dont peu de personnes nous ont paru entièrement exemptes. Mais quittons ce sujet qui nous mèneroit trop loin, si nous voulions l’approfondir.

Soit que la fortune craignît de laisser succomber Jones sous le poids de l’adversité et de perdre ainsi l’occasion de le persécuter à l’avenir, soit qu’elle se relâchât réellement de sa rigueur envers lui, elle sembla s’adoucir un peu en lui envoyant la visite de deux amis fidèles, et ce qui est peut-être plus rare, d’un fidèle serviteur ; car Partridge, malgré ses nombreux défauts, étoit capable de dévouement. Quoique la peur ne lui eût pas permis de s’exposer à se faire pendre pour son maître, tout l’or du monde n’auroit pu l’engager à l’abandonner.

Tandis que Jones témoignoit à ses amis la vive satisfaction que lui causoit leur présence, Partridge vint lui annoncer que M. Fitz-Patrick vivoit encore, mais qu’au dire du chirurgien il y avoit très-peu d’espoir de le sauver. À cette nouvelle, Jones poussa un profond soupir. « Mon cher Tom, lui dit Nightingale, pourquoi vous affliger si fort d’un accident que votre conscience ne peut vous reprocher, et qui ne vous menace d’aucun danger, quelles qu’en soient les suites ? Supposez que cet homme meure, vous n’avez fait qu’ôter la vie à un furieux, en défendant la vôtre. C’est ce qui sera démontré, n’en doutez point, par le résultat de l’enquête judiciaire, et alors vous obtiendrez sans peine la faculté de donner caution. Vous aurez, il est vrai, le désagrément d’un procès ; mais soyez persuadé que bien des gens en courroient volontiers la chance à votre place pour un schelling.

— Allons, M. Jones, s’écria mistress Miller, rassurez-vous. Je savois bien qu’il étoit impossible que vous fussiez l’agresseur. Je l’ai dit à M. Allworthy, et je le lui répéterai tant, que je finirai par l’en convaincre.

— Quel que soit le sort qui m’attende, répondit Jones d’un ton grave, je déplorerai toute ma vie le malheur d’avoir versé le sang d’un de mes semblables, comme le plus grand qui pût m’arriver ; mais j’en éprouve un autre qui me serre le cœur. Hélas ! mistress Miller, j’ai perdu ce que j’avois de plus cher au monde !

— C’est sans doute une maîtresse ; mais allons, allons, j’en sais plus que vous ne pensez. (Partridge en effet lui avoit tout conté.) Oui, j’en sais plus long que vous. Les choses vont mieux, je vous le jure, que vous ne croyez. M. Blifil se flatte en vain de réussir auprès de la jeune personne. Je ne donnerois pas une obole de ses espérances.

— En vérité, ma chère amie, vous n’avez aucune idée du sujet de mes peines : autrement vous jugeriez comme moi que mon malheur est sans remède. Je ne crains rien de Blifil ; c’est moi-même qui me suis perdu.

— Encore un coup ne vous désespérez pas. Vous ignorez ce dont une femme est capable. Je ferai pour vous servir tout ce qui dépendra de moi ; c’est mon devoir ; mon fils, mon cher Nightingale ne l’ignore pas, lui qui veut bien m’assurer qu’il vous a les mêmes obligations que moi. Faut-il que j’aille trouver la jeune personne ? Je lui dirai tout ce que vous voudrez.

— Ô la meilleure des femmes, s’écria Jones en lui prenant la main, ne me parlez pas d’obligations ; mais puisque vous avez eu la bonté de m’offrir votre assistance, il est un service que vous pouvez peut-être me rendre. Vous connoissez, je le vois, sans que je devine comment, celle qui a tant d’empire sur mon cœur. S’il vous étoit possible de trouver le moyen de lui remettre cette lettre, je vous en saurois un gré infini.

— Donnez-la-moi : si je dors avant de la lui voir entre les mains, que ce soit mon dernier sommeil ! Consolez-vous, bon jeune homme ; soyez assez sage pour profiter de vos fautes passées ; je vous garantis que tout ira bien, et que je vous verrai heureux avec la jeune personne la plus charmante qu’il y ait sur la terre ; car c’est ainsi que je l’entends nommer partout le monde.

— Croyez-moi, madame, je ne vous tiens pas ici le langage ordinaire à ceux qui sont dans ma triste situation. J’avois résolu, avant cette fatale aventure, de renoncer à un genre de vie dont je sentois l’extravagance et la perversité. Malgré le scandale que j’ai eu le malheur de causer dans votre maison, et que je vous supplie de me pardonner, je ne suis point, je vous le proteste, un libertin effréné ; oui, quoique je me sois laissé entraîner dans le désordre, je hais le vice, et je veux, par une conduite irréprochable, me rendre désormais digne d’estime. »

Mistress Miller parut charmée de cette déclaration, et témoigna qu’elle la croyoit tout-à-fait sincère. Pendant le reste de la conversation, elle se joignit à son gendre pour ranimer les esprits abattus de Jones. Le succès couronna leurs efforts ; ils le laissèrent beaucoup plus calme et plus content qu’ils ne l’avoient trouvé. Ce qui contribua surtout à cet heureux changement, ce fut l’engagement que prit mistress Miller de porter à Sophie la lettre que Jones désespéroit de lui faire parvenir ; car Black Georges en remettant à Partridge le dernier billet de Sophie, l’avoit prévenu qu’elle lui avoit expressément recommandé de ne point rapporter de réponse, sous peine d’encourir la disgrace de son père et la sienne. Jones n’éprouvoit pas d’ailleurs une médiocre joie d’avoir auprès de M. Allworthy une amie aussi zélée pour sa défense, que la digne mistress Miller.

Après une visité d’environ une heure, elle le quitta ; son gendre, qui étoit resté beaucoup plus long-temps avec lui, en fit autant. Tous deux promirent de revenir bientôt. Mistress Miller lui dit qu’elle espéroit lui donner dans peu de bonnes nouvelles de sa maîtresse, et M. Nightingale l’assura qu’il alloit s’informer de l’état de M. Fitz-Patrick et tâcher de découvrir quelques témoins de leur combat.

Mistress Miller se rendit directement de la prison à la demeure de Sophie, où nous allons la suivre.