Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 17/Chapitre 04

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 266-275).

CHAPITRE IV.



SCÈNE EXTRAORDINAIRE ENTRE SOPHIE ET SA TANTE.

La génisse folâtre et la douce brebis peuvent errer dans de gras pâturages, sans être exposées à aucun péril, sans exciter la moindre attention. Quoique destinées à devenir par la suite la proie de l’homme, il leur est permis de jouir pendant plusieurs années d’une entière liberté ; mais voit-on une biche légère s’échapper de la forêt et s’arrêter dans sa course au milieu d’un champ ou d’un bosquet, aussitôt tout le village voisin se met en mouvement, chacun s’apprête à lancer ses chiens sur elle ; et si le bon seigneur du lieu la dérobe à leur furie, ce n’est que pour s’en saisir et la manger lui-même.

Lorsqu’une jeune personne qui joint aux agréments de la figure les avantages de la naissance et de la fortune, vient à sortir pour la première fois de la tranquille retraite qui protégeoit son enfance, elle se trouve dans la même situation que l’imprudente biche. Toute la ville s’émeut à son aspect ; on la suit des promenades à la comédie, de la cour aux assemblées, des assemblées à sa demeure, et elle évite rarement pendant une saison entière tous les piéges qui lui sont tendus. Car si ses amis la défendent contre l’ardeur d’un importun soupirant, c’est dans l’unique dessein de la livrer à un amant de leur choix qui lui déplaît souvent encore davantage. Cependant la foule des autres femmes se montre impunément, sans presque obtenir un regard, dans les jardins publics, à la comédie, à l’opéra, aux assemblées ; et quoique la plupart finissent par subir le joug, elles goûtent long-temps en paix les douceurs de l’indépendance.

Jamais beauté ne fut plus en butte que Sophie aux persécutions dont nous venons de tracer le tableau. Son mauvais génie, peu satisfait des chagrins qu’elle avoit essuyés au sujet de Blifil, lui suscita un nouvel adorateur qui ne paroissoit pas devoir lui causer moins de tourment que le premier ; car sa tante, sans être aussi violente que son père, appuyoit avec une extrême chaleur les prétentions de Fellamar.

Le dîner fini, quand les domestiques se furent retirés, mistress Western, qui avoit déjà dit un mot du lord à Sophie, lui annonça sa visite pour l’après-midi et l’intention où elle étoit de saisir la première occasion de la laisser seule avec lui.

« En ce cas, madame, répondit Sophie d’un ton un peu vif, je saisirai la première occasion de le laisser seul avec lui-même.

— Comment ! mademoiselle, est-ce ainsi que vous reconnoissez la bonté que j’ai eue de vous tirer de la captivité où vous tenoit votre père ?

— Cette captivité provenoit, vous le savez, madame, du refus d’accepter pour époux un homme que je détestois. Ma chère tante ne m’a-t-elle sauvée d’un malheur que pour me plonger dans un autre aussi cruel ?

— Croyez-vous donc, mademoiselle, qu’il n’y ait aucune différence entre lord Fellamar et Blifil ?

— Il y en a fort peu, à mon gré, madame ; et si j’étais condamnée à épouser l’un des deux, je voudrois du moins avoir le mérite de me sacrifier aux désirs de mon père.

— Les miens, à ce que je vois, ne vous touchent guère ; mais cette considération ne m’arrêtera point. J’agis par de plus nobles motifs. Agrandir ma famille, vous ennoblir vous-même, voilà mon but. Êtes-vous dépourvue de toute ambition ? L’idée de voir votre carrosse orné d’une couronne, n’a-t-elle point de charme pour vous ?

— Aucun, sur mon honneur. J’aimerois autant y voir une pelote pour écusson.

— Que le mot d’honneur ne sorte jamais de votre bouche. Vous êtes indigne de le prononcer. Je suis fâchée, ma nièce, que vous me forciez à vous tenir ce langage ; mais la bassesse de votre caractère me révolte. Vous n’avez pas dans les veines une goutte du sang des Western. Toutefois on ne pourra m’imputer l’abjection de vos sentiments. Je ne souffrirai point qu’on dise de moi que je vous ai encouragée à refuser un des meilleurs partis d’Angleterre, un parti qui, outre les avantages de la fortune, honoreroit presque toutes les familles et qui a, je dois l’avouer, sur la nôtre la supériorité du titre.

— Sans doute la nature m’a créée imparfaite ; elle m’a refusé certains sens dont les autres sont doués. Il faut qu’il y en ait un que le bruit et l’éclat affectent délicieusement, et qui me manque. Certes, les hommes ne se condamneroient pas à tant de travaux, à tant de sacrifices pour acquérir de frivoles distinctions ; ils ne seroient pas si vains de les avoir obtenues, s’ils en faisoient aussi peu de cas que moi.

— Non, non, mademoiselle, la nature vous a douée des mêmes sens que les autres ; mais elle ne vous a pas donné assez d’esprit, pour faire de moi votre dupe et me rendre la fable du public. Je vous déclare donc, et vous savez, je crois, à quel point mes résolutions sont inébranlables, que si vous ne consentez pas à voir le lord cette après-midi, j’irai moi-même demain matin vous remettre entre les mains de votre père ; et qu’à dater de ce jour, je ne me mêlerai plus de rien de ce qui vous regarde, et ne vous reverrai de ma vie. »

À ces mots que la tante prononça avec l’accent de la colère et le ton de l’autorité, Sophie resta muette ; puis un moment après fondant en larmes : « Faites de moi, madame, tout ce qu’il vous plaira, s’écria-t-elle, je suis la plus infortunée créature qu’il y ait sur la terre. Si ma chère tante m’abandonne, où trouverai-je un appui ?

— Ma chère nièce, vous trouverez un excellent appui dans le lord Fellamar, un appui que votre passion pour ce misérable Jones peut seule vous faire refuser.

— En vérité, madame, vous ne me rendez pas justice. Si j’avois eu pour lui les sentiments que vous me supposez, pouvez-vous croire que sa lettre à lady Bellaston ne les eût pas effacés de mon cœur ? Voulez-vous que je m’engage par un serment solennel à ne jamais le revoir ? j’y consens volontiers.

— Mais, mon enfant, ma chère enfant, soyez raisonnable. Pouvez-vous me faire une seule objection contre le lord ?

— Je vous en ai déjà fait une suffisante, je pense.

— Laquelle ? je ne me la rappelle pas.

— Je vous ai dit, madame, qu’il m’avoit traitée avec une insolence et une brutalité sans égales.

— Il faut donc, mon enfant, que je ne vous aie point entendue, ou que je ne vous aie pas comprise ; mais que voulez-vous dire par une insolence et une brutalité sans égales ?

— Vraiment, madame, je rougis presque de vous l’expliquer. Il m’a prise dans ses bras, m’a jetée sur un canapé, et me découvrant le sein, il y a imprimé ses lèvres avec une telle violence, que j’en porte encore la marque.

— Est-il possible ?

— Oui, madame, c’est la pure vérité. Le bonheur a voulu que mon père arrivât en ce moment ; ou le ciel sait jusqu’où l’impudent auroit poussé l’audace.

— Je demeure étonnée, confondue. Depuis qu’il existe des Western, jamais femme de ce nom n’a été traitée de la sorte. J’aurois arraché les yeux à un prince, s’il avoit osé prendre avec moi de pareilles libertés… C’est impossible. Sûrement, Sophie, vous cherchez, par un mensonge, à exciter mon indignation contre lui.

— J’espère, madame, que vous avez trop bonne opinion de moi pour me croire capable d’un mensonge. Sur mon ame, je n’ai dit que la vérité.

— Je lui aurois percé le cœur, si j’avois été présente… Je ne saurois croire pourtant qu’il eût des vues malhonnêtes ; non, cela ne se peut. Je n’en veux pour preuve que ses propositions qui sont à la fois honorables et généreuses. Je ne sais ; le siècle où nous vivons autorise d’étranges privautés. Un salut respectueux est tout ce qu’on auroit permis autrefois, avant la cérémonie nuptiale. J’ai eu des amants, et il n’y a pas encore si long-temps ; j’en ai eu plusieurs, quoique je fusse décidée à ne point me marier, et fort éloignée d’encourager la moindre liberté. C’est un bien sot usage que celui qui règne aujourd’hui : rien ne me détermineroit à m’y soumettre. Jamais homme ne m’a baisée que sur la joue. Un baiser sur les lèvres est une faveur réservée à un mari ; et si j’avois pu me résoudre à en prendre un, il me semble que j’aurois eu bien de la peine à souffrir de lui une pareille licence.

— Permettez-moi une observation, ma chère tante. Vous convenez que vous avez eu plusieurs amants ; et vous le nieriez en vain : personne ne l’ignore. Vous les avez tous refusés. Cependant je suis convaincue qu’il y avoit dans le nombre au moins un homme titré.

— Vous dites vrai, chère Sophie, on m’a offert une fois un titre que j’ai refusé.

— Pourquoi donc ne voulez-vous pas que j’en refuse un aussi ?

— Oui, mon enfant, j’ai refusé un titre ; mais il n’étoit pas aussi brillant, non, pas à beaucoup près aussi brillant que celui qu’on vous offre.

— À la bonne heure, madame ; mais on vous a fait en outre plusieurs propositions très-avantageuses sous le rapport de la fortune, et vous ne vous êtes pas bornée à en rejeter une, deux, trois…

— Je l’avoue.

— Eh bien, madame, ne puis-je pas espérer qu’il se présentera pour moi un autre parti encore meilleur que le lord ? Vous n’êtes plus tout-à-fait jeune ; et je pense que vous n’écouteriez pas le premier amant riche, ou titré qui vous adresseroit ses hommages. Moi qui ne fais que de sortir de l’enfance, je ne dois pas perdre l’espoir.

— Allons chère, très-chère Sophie, que souhaitez-vous de moi ?

— Une seule grace, madame, c’est de ne pas me laisser seule ce soir avec le lord. Exaucez ma prière, et je me résigne, si vous le jugez convenable après ce qui s’est passé, à le voir en votre présence.

— Fort bien, je me rends à vos désirs. Vous savez, Sophie, que je vous aime, et ne puis vous rien refuser. Vous connoissez la facilité de mon caractère ; je n’ai pas toujours été si indulgente ; je passois autrefois pour cruelle, aux yeux des hommes s’entend ; on m’appeloit la cruelle Parthenisse. Que de vers adressés à la cruelle Parthenisse j’ai livrés aux flammes ! Sophie, je n’ai jamais été aussi jolie que vous ; cependant j’avois, dans ma jeunesse, quelque chose de vos traits. Je suis un peu changée. Les royaumes et les empires changent avec le temps, comme dit Tullius Cicéron dans ses épîtres. Il en est de même de la figure humaine. » Mistress Western s’étendit encore sur le chapitre de ses conquêtes et de sa cruauté, pendant près d’une demi-heure, c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée du lord qui, après une visite très-ennuyeuse, durant laquelle mistress Western ne s’absenta pas un moment, se retira presque aussi mécontent de la tante que de la nièce ; car mistress Western que Sophie avoit mise de bonne humeur, et dans des dispositions favorables, étoit convenue avec elle de la nécessité de tenir à une certaine distance un amant aussi entreprenant que lord Fellamar.

Ainsi notre héroïne, par une adroite flatterie dont personne ne s’avisera sûrement de la blâmer, obtint un peu de repos, et recula du moins le jour fatal du sacrifice. Maintenant que sa situation est meilleure qu’elle ne l’a été depuis long-temps, occupons-nous un peu de Jones que nous avons laissé dans l’état le plus déplorable qu’on puisse imaginer.