Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 07

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 120-132).

CHAPITRE VII.



DIVERSES MÉSAVENTURES QUI ARRIVENT À JONES.

Telle étoit la situation des choses, lorsqu’Honora arriva chez mistress Miller, et fit demander M. Jones, ainsi qu’on l’a vu plus haut. Dès qu’elle fut seule avec lui, « Ô mon cher monsieur, lui dit-elle, comment aurai-je la force de vous apprendre ce qui s’est passé ? Vous êtes perdu, monsieur… C’en est fait de ma pauvre maîtresse et de moi aussi.

— Qu’est-il arrivé à Sophie ? s’écria Jones d’un air égaré.

— Tout ce qu’il y a de plus affreux. Ah ! je ne retrouverai jamais une pareille maîtresse. Faut-il que j’aie assez vécu pour voir ce triste jour ? »

Jones pâlit, et saisi d’un soudain tremblement, il ne put que balbutier.

« Ô monsieur Jones, poursuivit Honora, j’ai perdu pour toujours ma maîtresse.

— Comment ? quoi ? Au nom de Dieu, expliquez-vous… Ô ma chère Sophie !

— Vous avez raison de l’appeler ainsi. C’étoit pour moi la meilleure des maîtresses. Je ne retrouverai de ma vie une pareille place.

— Au diable votre place. Où est ma Sophie ? qu’est-elle devenue ?

— Oui sans doute, les domestiques peuvent aller au diable. Qu’on les chasse, qu’on les réduise à la misère, peu importe. Ils ne sont pas de chair et d’os comme d’autres. Non sûrement, on ne s’inquiète point de leur sort.

— Si vous avez dans l’ame quelque sentiment de compassion, apprenez-moi sur-le-champ, je vous en conjure, ce qu’est devenue Sophie.

— J’ai plus de compassion pour vous que vous n’en avez pour moi. Je ne vous donne pas au diable, parce que vous avez perdu l’objet le plus digne de votre amour. Oh vous êtes bien à plaindre, et je le suis aussi ; car s’il y eut jamais une bonne maîtresse…

— Qu’est-il arrivé ? s’écria Jones hors de lui.

— Tout ce qu’il y avoit de pis à craindre pour vous et pour moi. Son père est débarqué subitement à Londres, et nous l’a enlevée à tous deux. »

Jones se jeta à genoux, et rendit graces au ciel de ce qu’il n’étoit arrivé rien de pis.

« Rien de pis ! répéta Honora ; et que pouvoit-il nous arriver de pis à l’un et à l’autre ? il l’a emmenée en jurant qu’elle épouseroit M. Blifil : voilà pour vous ; et pour moi, pauvre malheureuse, il m’a mise à la porte.

— En vérité, Honora, vous m’avez glacé d’effroi. Je m’imaginois que Sophie avoit éprouvé tout-à-coup le plus cruel des malheurs, un malheur auprès duquel son union avec Blifil ne me sembleroit qu’une peine légère. Mais tant qu’on vit, ma chère Honora, il y a de l’espoir. On ne marie point les filles par force, dans un pays libre comme le nôtre.

— Vous avez raison, monsieur, il peut vous rester quelque espoir à vous ; mais hélas ! il n’en est plus pour moi : et vous devez sentir, monsieur, que ma disgrace provient du zèle que j’ai mis à vous servir. L’écuyer n’a d’autre reproche à me faire que d’avoir pris votre parti contre M. Blifil.

— Oui, mistress Honora, je sais les obligations que je vous ai ; et je ne négligerai rien pour vous dédommager.

— Eh ! monsieur, le seul moyen de dédommager une pauvre domestique de la perte de sa place, c’est de lui en procurer une autre aussi bonne.

— Ne vous désespérez pas, mistress Honora, je me flatte de vous faire rentrer dans celle que vous avez perdue.

— Hélas ! monsieur, comment croire qu’il y ait du remède à mon malheur, quand je vois que la chose est impossible ? M. Western est si prévenu contre moi ! Je pourrois cependant concevoir quelque espérance, si vous épousiez un jour ma maîtresse ; ce que je désire de tout mon cœur : car vous êtes un brave et bon jeune homme. Vous l’aimez, j’en suis sûre, et je vous réponds qu’elle vous aime autant que sa vie ; on ne sauroit le nier. Pour peu qu’on ait de rapports avec elle, cela se voit clairement. Cette chère demoiselle ne sait rien dissimuler. Or si, en s’aimant de la sorte, on n’est pas heureux, qui donc le sera ? Le bonheur ne dépend pas toujours du bien qu’on possède. D’ailleurs, ma maîtresse en a assez pour deux. Assurément il y auroit une grande cruauté à séparer deux amants si passionnés l’un pour l’autre. Quant à moi, je suis convaincue que vous finirez par être unis. Si c’est votre destinée, elle s’accomplira. Lorsqu’un mariage est écrit dans le ciel, tous les tribunaux du monde ne peuvent l’empêcher. Je souhaiterois, je l’avoue, que le ministre Supple eût le courage de représenter à l’écuyer, qu’en forçant l’inclination de sa fille, il abuse de l’autorité paternelle ; mais le pauvre ministre est dans une position dépendante. S’il blâme en arrière la conduite de son patron, il n’ose, tout honnête et religieux qu’il est, se permettre la plus simple observation devant lui. Je ne l’ai jamais vu si hardi que tout à l’heure. J’ai craint que l’écuyer ne le frappât… Allons, monsieur, ne vous abandonnez point à la tristesse. Il ne faut désespérer de rien, tant que vous serez sûr de ma maîtresse ; et je vous garantis que vous pouvez l’être. Jamais on ne la fera consentir à en épouser un autre que vous ; mais j’ai grand’peur que son père ne la maltraite dans un accès de colère ; car il est furieusement emporté. J’ai bien peur aussi qu’il ne la fasse mourir de chagrin. Elle est si sensible ! si soumise ! Oh ! que n’a-t-elle un peu de mon courage ? Si j’avois une passion dans le cœur, et que mon père voulût m’enfermer, je lui arracherois les yeux, et je m’enfuirois bien vite avec mon amant. Mais il y a ici une fortune considérable qu’il dépend du père de donner, ou de retenir, et cela change la thèse. »

Nous ne pouvons dire si Jones prêta une attention soutenue à cette longue harangue, ou si elle fut prononcée avec une volubilité de langue qui ne lui permit pas d’en interrompre le cours. Quoi qu’il en soit, il n’essaya point de prendre la parole, et Honora ne s’arrêta que lorsque Partridge vint en courant annoncer à son maître, que la grande dame montoit l’escalier.

On ne peut se peindre l’embarras de Jones. Honora ignoroit sa liaison avec lady Bellaston ; et c’étoit presque la dernière personne à qui il eût voulu en faire confidence. Dans l’excès de son trouble, il prit, comme il arrive d’ordinaire, le plus mauvais parti. Au lieu de laisser voir Honora à lady Bellaston, ce qui auroit eu peu d’inconvénients, il aima mieux laisser voir lady Bellaston à Honora. Il se détermina donc à cacher la soubrette, et n’eut que le temps de la faire passer derrière son lit et de tirer le rideau.

La peine que Jones s’étoit donnée tout le jour pour obliger la pauvre mistress Miller et sa famille, les alarmes qu’Honora lui avoit causées, la confusion où le jetoit l’arrivée imprévue de lady Bellaston, lui firent perdre entièrement la mémoire. Il oublia son rôle de malade, avec lequel s’accordoient mal l’élégance de sa parure et la fraîcheur de son teint, et reçut lady Bellaston d’une manière plus conforme à ses vœux qu’à son attente, c’est-à-dire de l’air le plus riant qu’il put prendre, sans la moindre apparence réelle ou feinte d’indisposition.

Lady Bellaston à peine entrée dans la chambre, s’assit sur le lit. « Vous le voyez, mon cher Jones, dit-elle, rien ne peut me retenir long-temps loin de vous. Peut-être devrois-je me plaindre que vous ne m’ayez donné, dans la journée, aucun signe de vie ; car il me semble que votre indisposition auroit pu vous permettre de sortir. Je suppose même, à vous voir habillé avec tant d’élégance, que vous n’avez pas gardé la chambre tout le long du jour, comme une jolie femme qui relève de couche et attend des visites. Loin de moi pourtant l’intention de vous quereller. Je ne veux point, en prenant le ton grondeur d’une femme, vous autoriser à montrer la froideur d’un mari.

— Assurément, milady, répondit Jones, vous ne pouvez me reprocher d’avoir négligé mon devoir, puisque je n’ai fait qu’attendre vos ordres. Qui de nous deux, je vous prie, est en droit de se plaindre ? Qui a manqué au rendez-vous d’hier au soir, et laissé un malheureux languir, soupirer, et se consumer en vains désirs ?

— Ah ! mon cher Jones, ne me parlez pas de ce fatal contre-temps. Si vous en saviez la cause, vous auriez pitié de moi. Il vous est impossible de vous faire une idée de ce que les femmes de qualité ont à souffrir de l’impertinence des sots, et des bizarres lois du monde. Au demeurant, je suis charmée que vos soupirs et votre tendre impatience n’aient point altéré votre santé. Vous ne m’avez jamais paru mieux portant de votre vie. Sur ma parole, Jones, vous pourriez en ce moment fournir à un peintre le modèle d’Adonis. »

Il y a des mots piquants auxquels les gens de cœur ne croient pouvoir répondre que par un soufflet. Peut-être aussi y a-t-il, entre amants, des expressions si passionnées, qu’elles exigent pour réponse un baiser. Le compliment de lady Bellaston sembloit être de cette nature. On le croira d’autant plus aisément, qu’il fut accompagné d’un regard où se peignoit plus de tendresse et d’amour, que la parole n’auroit pu en exprimer.

Jones se trouvoit dans la situation la plus pénible et la plus embarrassante qu’on puisse imaginer ; car pour suivre notre comparaison, quoique la provocation vînt de la dame, il ne pouvoit en demander, ni en tirer satisfaction en présence d’un tiers, l’usage des seconds, dans ces sortes de duels, n’étant point autorisé par la loi des armes. Cette difficulté ne se présenta pas à l’esprit de lady Bellaston. Comme elle ignoroit qu’il y eût dans la chambre une autre femme, elle s’étonnoit du silence de Jones. Celui-ci, honteux du ridicule personnage qu’il jouoit, demeuroit immobile, et n’osant faire la réponse convenable, il n’en faisoit aucune. On ne sauroit se figurer rien de plus comique que cette scène, et rien de moins plaisant, si elle se fût prolongée. Déjà la dame avoit changé deux ou trois fois de couleur ; elle s’étoit levée et rassise ; Jones prioit le ciel que le plancher s’ouvrît sous ses pieds, ou que la maison s’écroulât sur sa tête, lorsqu’un étrange incident le sauva d’un embarras dont ni l’éloquence de Cicéron, ni la politique de Machiavel n’auroient pu le tirer heureusement.

L’incident dont nous parlons n’étoit autre que l’arrivée du jeune Nightingale. Il se trouvoit dans cet état d’ivresse qui ôte à l’homme l’usage de sa raison, sans lui ôter celui de ses jambes.

Mistress Miller et ses filles étoient couchées, et Partridge fumoit sa pipe auprès du feu de la cuisine, en sorte que Nightingale arriva sans obstacle à la porte de Jones. Il l’ouvrit violemment, et il alloit entrer sans cérémonie, quand Jones s’élança de son siége et courut au-devant de lui avec tant de promptitude, qu’il lui donna à peine le temps de voir la femme qui étoit assise sur le lit.

Nightingale avoit pris la chambre de Jones pour celle qu’il occupoit lui-même précédemment, et il vouloit y entrer à toute force, jurant énergiquement qu’on ne l’empêcheroit pas de coucher dans son lit. Jones parvint toutefois à s’emparer de lui, et à le remettre entre les mains de Partridge qui, attiré par le bruit, étoit accouru au secours de son maître.

Cette contestation terminée, Jones retourna, bien malgré lui, dans sa chambre. Comme il y rentroit, il entendit lady Bellaston pousser un foible cri et la vit au même instant se jeter dans un fauteuil, en donnant des signes d’une agitation qui auroit pu causer une attaque de nerfs à une femme de complexion plus délicate.

Le fait est qu’effrayée d’un débat dont les jurements et l’obstination de Nightingale sembloient rendre l’issue incertaine, elle avoit voulu se cacher dans un endroit qui lui étoit bien connu, et qu’à sa grande confusion, elle avoit trouvé la place déjà occupée.

« Monsieur Jones ! s’écria-t-elle, peut-on supporter un pareil outrage ? Ô le plus vil des hommes ! quelle est la malheureuse devant qui vous m’avez compromise ?

— La malheureuse ! répéta mistress Honora sortant en fureur de derrière le lit. Trédame ! je suis malheureuse en effet, mais honnête ; et je vois certaines personnes plus riches que moi, qui n’en pourroient pas dire autant. »

Jones au lieu de commencer par calmer la colère d’Honora, comme il l’eût fait avec plus d’expérience, se mit à maudire son étoile, à déplorer l’excès de son infortune ; puis s’adressant à lady Bellaston, il l’assura sottement de son innocence. Pendant ce temps, la dame qui se possédoit mieux qu’aucune femme au monde, avoit recouvré sa présence d’esprit. « Monsieur Jones, dit-elle avec sang-froid, vous n’avez nul besoin de justification. Mes doutes sont éclaircis. Je ne m’étois pas d’abord remis les traits de mistress Honora ; mais à présent que je la reconnois, je ne puis rien soupçonner de répréhensible entre elle et vous. Honora, j’en suis sûre, a aussi trop de bon sens pour donner une mauvaise interprétation à ma visite. Je lui ai toujours voulu du bien, et peut-être serai-je en état de lui en faire par la suite. »

Honora s’apaisoit aussi facilement qu’elle s’emportoit. Dès qu’elle vit lady Bellaston prendre un ton doux, elle adoucit le sien. « Assurément, dit-elle, je n’ai point oublié les bontés dont milady m’a comblée. Personne ne m’a jamais témoigné autant de bienveillance que milady ; et maintenant que je sais à qui je parlois, peu s’en faut que je ne m’arrache la langue, pour me punir des sottises que j’ai dites. Moi ! me permettre de donner une mauvaise interprétation à la conduite de milady ? de mal penser d’une si grande dame ? c’est ce que ne doit pas faire une domestique comme moi… Que dis-je ? une domestique. Hélas ! je ne la suis plus de personne. Il n’y a pas de créature plus malheureuse que moi. J’ai perdu la meilleure des maîtresses. » Ici Honora crut à propos de verser un torrent de larmes.

« Ne pleurez pas, mon enfant, dit la compatissante lady. On pourra trouver moyen de vous dédommager. Venez me voir demain matin. » En prononçant ces mots, elle ramassa son éventail qui étoit tombé par terre, et sans daigner jeter un regard sur Jones, elle sortit majestueusement de la chambre. Il y a dans l’impudence des grandes dames une sorte de dignité à laquelle leurs inférieures essaieroient en vain d’atteindre. Jones la suivit jusqu’au bas de l’escalier, en lui offrant son bras à plusieurs reprises ; elle le refusa obstinément, et monta dans sa chaise avec une froide indifférence pour tous les témoignages de respect qu’il lui prodiguoit.

De retour dans sa chambre, Jones eut un long entretien avec Honora, pendant qu’elle réparoit le désordre de son ajustement. Elle lui reprocha en termes amers l’infidélité dont il s’étoit rendu coupable envers sa jeune maîtresse. Il réussit enfin à l’apaiser ; il en obtint même l’assurance d’une discrétion à toute épreuve, et la promesse que dès le lendemain matin elle tâcheroit de découvrir la demeure de Sophie, et viendroit lui apprendre ce que l’écuyer auroit fait de sa fille, après l’avoir enlevée de chez lady Bellaston.

Ainsi finit cette malheureuse aventure. La seule Honora eut sujet d’en être satisfaite ; car elle se trouvoit maîtresse d’un secret important. Or on peut savoir par expérience qu’un secret est souvent un trésor précieux. Il profite, non-seulement au dépositaire fidèle, mais quelquefois encore à l’indiscret qui le confie à voix basse jusqu’à ce que personne ne l’ignore, excepté la dupe assez crédule pour continuer à payer le mérite d’une discrétion imaginaire.