Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 08

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 132-136).

CHAPITRE VIII.



COURT ET AGRÉABLE.

Malgré toutes les obligations que mistress Miller avoit à Jones, elle ne put s’empêcher le lendemain matin de l’inviter à descendre chez elle, et de lui faire des remontrances sur le bruit qu’elle avoit entendu la nuit précédente dans sa chambre. Elle lui parla toutefois avec tant de douceur et d’amitié, elle l’assura d’un air si sincère qu’elle n’avoit en vue que son propre bien, que Jones, loin de se fâcher, reçut avec reconnoissance les représentations de l’excellente femme. Il lui témoigna beaucoup de regret de ce qui s’étoit passé, s’en excusa du mieux qu’il put, et lui promit de ne plus causer à l’avenir le même trouble dans sa maison.

Mais si mistress Miller ne crut pas d’abord devoir épargner à Jones quelques plaintes, un sujet plus agréable occupoit son esprit. Elle vouloit le prier de servir de père à miss Nancy, et de la conduire à l’autel. Le jeune Nightingale, déjà paré pour la cérémonie, avoit tout juste le degré de raison qu’on peut supposer à un homme qui se marie d’une manière si imprudente.

Peut-être voudra-t-on savoir de quelle manière il avoit échappé à son oncle, et s’étoit présenté la veille à la porte de Jones dans l’état d’ivresse où nous l’avons vu. Voici comment : Le vieux Nightingale, quand il l’eut emmené de chez mistress Miller à son auberge, commença en buveur déterminé, par demander du vin, tant pour satisfaire son goût, que pour ôter à son neveu la faculté d’exécuter sur-le-champ une folle résolution. Le jeune homme, sans avoir l’habitude de boire, ne haïssoit point assez la bouteille pour manquer de complaisance ou de soumission, et l’oncle le poussa si vivement, qu’il le mit bientôt hors de combat.

Au moment où il venoit de remporter cette victoire et faisoit préparer un lit pour le vaincu, un messager lui apporta une lettre qui lui causa tant de surprise et d’émotion, qu’à l’instant il oublia son neveu, et ne songea plus qu’à ce qui le regardoit personnellement.

On lui mandoit que sa fille, profitant des premiers moments de son absence, s’étoit enfuie avec un jeune ministre du voisinage. Elle n’avoit pas jugé à propos de confier même à son père le secret de sa passion, quoique son amant rachetât le manque de fortune par toutes les qualités désirables, et elle s’étoit conduite si adroitement que personne, avant sa fuite, n’avoit pénétré ses sentiments.

Le vieux Nightingale accablé de douleur, envoya aussitôt chercher des chevaux de poste, recommanda son neveu aux soins d’un domestique, et quitta l’auberge, sachant à peine ce qu’il faisoit, ni où il alloit.

Après le départ de l’oncle, le domestique se disposa à mettre le neveu au lit ; il l’éveilla dans ce dessein, et lui fit entendre avec assez de difficulté que son oncle étoit parti. À cette nouvelle, le jeune homme, au lieu d’accepter le service qu’on vouloit lui rendre, demanda instamment une chaise à porteurs. Le domestique, qui n’avoit point reçu d’ordres contraires, s’empressa de lui obéir. C’est ainsi qu’il fut reconduit chez mistress Miller, et qu’il arriva en chancelant, comme nous l’avons dit, à la porte de Jones.

L’obstacle de l’oncle une fois écarté, sans que Nightingale sût encore comment, et tout le monde étant prêt, mistress Miller, M. Jones, M. Nightingale, et la jeune épousée, montèrent dans un carrosse de louage qui les conduisit à l’église où bientôt miss Nancy reçut, en langage vulgaire, le titre d’honnête femme, et où sa pauvre mère devint, dans toute l’étendue du terme, une des plus heureuses créatures du monde.

Jones ayant assuré par ses soins le bonheur de son hôtesse et de sa famille, songea à s’occuper de ses propres intérêts. Mais de crainte que la chaleur de son zèle pour ceux d’autrui ne soit taxée de folie, ou qu’on ne juge sa conduite plus désintéressée qu’elle ne l’étoit en effet, nous dirons que loin d’être étranger à cette affaire, il lui importoit beaucoup de l’amener à une heureuse fin.

Pour expliquer en un mot cette espèce de paradoxe, Jones pouvoit dire avec vérité, comme le personnage de Térence : Je suis homme, rien de ce qui intéresse l’humanité ne m’est étranger[1]. Jamais il ne voyoit d’un œil d’indifférence le malheur, ou le bonheur d’autrui ; et il s’y montroit d’autant plus sensible, qu’il y avoit eu plus de part. Notre ami Jones ne pouvoit donc se considérer comme l’instrument dont la Providence s’étoit servie pour élever toute une famille de l’abîme de l’infortune au comble de la prospérité, sans goûter une vive et douce jouissance, une jouissance supérieure peut-être à celles que les gens du monde se procurent au prix des plus pénibles efforts, et souvent par les voies les plus iniques.

Quelque court que soit ce chapitre, les lecteurs que la nature a formés sur le même modèle que notre héros, y trouveront assez de faits et de réflexions. Les autres au contraire nous reprocheront probablement, malgré sa brièveté, de ne l’avoir pas retranché comme inutile, d’une histoire qui, selon eux, doit finir pour M. Jones par la potence, ou par une catastrophe, s’il est possible, plus déplorable encore.


  1. Homo sum, nihil humani a me, alienum puto.Térence.