Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 04

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 25-32).

CHAPITRE IV.



QUE LES JEUNES GENS DES DEUX SEXES NE LIRONT PAS,
NOUS L’ESPÉRONS, SANS ATTENTION.

Dès que Partridge fut sorti, Nightingale qui étoit devenu l’intime ami de Jones, entra chez lui.

« Eh bien ! Tom, dit-il sans autre préambule, j’apprends que vous avez eu hier la visite d’une dame qui vous a quitté fort tard. Sur ma parole, vous êtes un heureux mortel. À peine arrivé dans cette ville depuis quinze jours, déjà les porteurs de chaise attendent à votre porte jusqu’à deux heures du matin. » Il continua quelque temps sur ce ton de plaisanterie ; Jones l’interrompit en lui disant : « C’est, je suppose, de mistress Miller que vous tenez vos nouvelles. Elle est venue tout à l’heure me donner mon congé. La bonne femme paroît craindre pour la réputation de ses filles.

— Elle est, reprit Nightingale, d’une délicatesse prodigieuse sur ce chapitre. Vous souvient-il qu’elle ne voulut pas permettre à Nancy d’aller avec nous au bal masqué ?

— Sa prudence, à mon avis, ne mérite que des louanges. Au reste, je l’ai prise au mot, et j’ai envoyé Partridge me chercher un autre appartement.

— Si vous le trouvez bon, nous pourrons encore loger dans la même maison ; car pour vous confier un secret que je vous prie de garder, je me propose de sortir d’ici aujourd’hui même.

— Quoi, mon ami, mistress Miller vous a-t-elle aussi donné congé ?

— Non, mais mon appartement est incommode ; je suis las d’habiter ce quartier : il faut que je me rapproche des lieux de divertissement ; j’irai m’établir dans Pall-mall.

— Et comptez-vous faire un mystère de votre départ ?

— Soyez tranquille, je ne compte pas m’en aller sans payer ; mais j’ai une raison secrète pour ne dire adieu à personne.

— Pas si secrète que vous le pensez, je vous assure. Je l’ai devinée dès le lendemain de mon arrivée. Votre départ fera verser ici bien des larmes. Pauvre Nancy ! je la plains. En vérité, Jacques, vous vous êtes fait un jeu de l’innocence de cette jeune fille ; vous avez excité dans son cœur une passion dont je crains qu’elle ne guérisse jamais.

— Que diable voulez-vous que j’y fasse ? que je l’épouse pour l’en guérir ?

— Non, mais j’aurois voulu que vous ne vous montrassiez pas si empressé à lui plaire. Je m’étonne que sa mère ait été assez aveugle pour ne pas voir…

— Eh qu’auroit-elle vu ?

— Que vous aviez tourné la tête à sa fille. La pauvre enfant ne peut cacher le feu qui la dévore. Elle rougit toutes les fois que vous entrez dans le salon. Ses yeux ne se détachent pas de vous un instant. Ah ! je la plains de toute mon ame ; car je la crois une des meilleures et des plus honnêtes créatures qu’il y ait au monde.

— À vous entendre, il faudroit donc s’interdire avec les femmes tous les lieux communs de galanterie, dans la crainte de leur inspirer de l’amour ?

— Jacques, vous faites semblant de ne pas me comprendre. À Dieu ne plaise que je croie les femmes si promptes à s’enflammer ; mais vous avez passé de beaucoup les bornes de la simple galanterie.

— Comment ? soupçonneriez-vous entre nous une intimité ?…

— Non, sur mon honneur, répondit Jones d’un ton sérieux, je pense mieux de vous. Je dirai plus, je ne suppose pas que vous ayez conçu froidement le dessein de jeter le trouble dans l’ame d’une jeune fille sans défiance, ni même que vous ayez prévu les conséquences de votre conduite avec elle ; car vous êtes un honnête homme, et vous n’avez pu vous rendre coupable d’une pareille cruauté : mais vous avez sacrifié légèrement à votre vanité le repos de Nancy, et tout en ne cherchant qu’un frivole amusement, vous lui avez donné lieu de se flatter que vous aviez sur elle des vues sérieuses. Je vous en prie, Jacques, parlez-moi avec franchise. Quel étoit le but de ces riantes peintures que vous faisiez sans cesse devant elle du bonheur que procure une vive et mutuelle tendresse ; de vos brûlantes protestations d’amour, de générosité, de désintéressement ? Pensiez-vous qu’elle ne s’imagineroit pas en être l’objet, ou plutôt, soyez sincère, n’aviez-vous pas l’intention qu’elle les prît pour elle ?

— Sur mon ame, Tom, je ne te connoissois point ce genre de talent. Comment ! tu ferois un excellent prédicateur. Ainsi donc, je suppose que Nancy voulût bien t’accorder ses faveurs, tu les refuserois ?

— Oui, sur le salut de mon ame, oui, je les refuserois.

— Tom, Tom, souviens-toi de la nuit dernière,

Où, lorsque le sommeil eut fermé tous les yeux,
La discrète Phébé, de la voûte des cieux
Répandant sur la terre une clarté propice,
D’un amoureux larcin fut l’unique complice[1].

— Écoutez, monsieur Nightingale, je hais l’hypocrisie. Je ne prétends pas être plus sage qu’un autre. J’ai eu, j’en conviens, avec plusieurs femmes, des liaisons que la morale réprouve ; mais je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais fait tort à aucune, et je ne pourrois me résoudre à causer sciemment, pour une jouissance passagère, le malheur de la dernière des créatures humaines.

— Fort bien, je vous crois, et je pense que vous n’avez pas moins bonne opinion de moi.

— Je vous absous volontiers du crime de séduction ; ce que je ne vous pardonne pas, c’est de vous être fait aimer.

— Si cela est, j’en suis au désespoir ; mais le temps et l’absence effaceront bientôt du cœur de Nancy une impression trop tendre. J’ai moi-même besoin de ce remède, pour guérir la blessure de mon cœur ; car, s’il faut vous dire la vérité, jamais femme ne m’a été aussi chère que Nancy. Ô mon ami, recevez ma confidence tout entière. Mon père veut me marier à une jeune personne que je n’ai jamais vue, et qui est sur le point d’arriver à Londres. »

À ces mots Jones éclata de rire.

« Ne te moque point de moi, je t’en prie. Le diable m’emporte si je n’en perds pas la tête. Ma pauvre Nancy ! ô Jones, Jones, que n’ai-je une fortune indépendante !

— Je vous la souhaiterois de tout mon cœur ; car si la chose est ainsi, je vous plains sincèrement tous deux : mais assurément vous ne comptez pas vous en aller sans lui dire adieu ?

— Lui dire adieu ? je m’en garderai bien. Cette scène douloureuse, au lieu de produire un bon effet, ne serviroit qu’à redoubler l’affliction de ma pauvre Nancy. Mon ami, je compte partir ce soir, ou demain matin ; gardez-m’en le secret.

— Je vous le promets ; et quand j’y réfléchis, il me semble que vous n’avez rien de mieux à faire, après la détermination que vous avez prise, et dans la nécessité où vous êtes de quitter Nancy. » Jones ajouta qu’il seroit charmé de se retrouver avec lui dans la même maison.

Il fut ensuite convenu entre les deux amis que Jones logeroit au rez-de-chaussée, ou au second étage, à son choix, et Nightingale au premier.

Ce Nightingale, dont nous aurons bientôt occasion de parler plus longuement, se montroit dans les circonstances ordinaires de la vie, un homme d’honneur, et ce qui est plus rare parmi les jeunes gens à la mode, un honnête homme. Seulement il professoit, en amour, une morale assez relâchée : ce n’est pas qu’il fût à cet égard aussi dépourvu de principes que ses pareils le sont quelquefois, et plus souvent encore affectent de l’être ; mais il est certain qu’il avoit commis envers les femmes des trahisons inexcusables, et que, dans certains mystères connus sous le nom d’intrigues galantes, il s’étoit rendu coupable de beaucoup de tromperies qui lui auroient valu, dans le commerce, le titre d’insigne fripon.

Toutefois, comme le monde, nous ignorons pour quel motif, traite avec plus d’indulgence cette espèce de perfidie, Nightingale, loin de rougir de ses iniquités, prenoit plaisir à s’en glorifier ; il se vantoit souvent de son adresse dans l’art de la séduction, et du nombre de ses conquêtes. Jones, avant cette époque, s’étoit permis quelquefois de lui reprocher sa jactance ; car il s’indignoit toujours du moindre outrage fait à l’honneur du sexe : les femmes, disoit-il, si on les considère, ainsi que le veut la justice, comme les amies les plus chères que nous ayons, méritent toute notre estime, tous nos hommages, et toute notre affection ; envisagées comme ennemies, leur défaite trop facile doit inspirer à un vainqueur généreux moins d’orgueil que de honte.


  1. — When ev’ry eye was clos’d, and the pale moon,
    And silent stars shone conscious of the theft.