Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 03
CHAPITRE III.
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MATIÈRES DIVERSES.
Dès que Jones fut seul, il s’empressa d’ouvrir sa lettre et lut ce qui suit :
« Il m’est impossible, monsieur de vous exprimer tout ce que j’ai souffert depuis que vous avez quitté cette maison. Comme j’ai lieu de croire que vous vous proposez d’y revenir, et qu’Honora sait votre adresse, je l’envoie, quoiqu’il soit bien tard, pour vous détourner de ce dessein. Au nom de l’intérêt que vous prenez à moi, ne cherchez pas à me revoir ici. Vous ne pourriez manquer d’être découvert. Déjà même quelques mots échappés à lady Bellaston me font craindre qu’elle n’ait des soupçons. Il peut se présenter une occasion favorable. Sachons l’attendre avec patience. Encore une fois, je vous en conjure, si mon repos vous est cher, ne songez pas à revenir dans cette maison. »
Cette lettre procura au pauvre Jones une consolation assez semblable à celle que Job reçut autrefois de ses amis. Outre qu’elle détruisoit l’espérance qu’il avoit conçue de revoir Sophie, elle le mettoit dans un fâcheux embarras à l’égard de son impérieuse maîtresse. Il savoit très-bien qu’on n’est guère excusable de manquer à certains engagements ; et d’un autre côté, se rendre chez lady Bellaston, malgré la défense positive de Sophie, c’étoit une démarche à laquelle nulle puissance humaine ne pouvoit le contraindre. Après une longue délibération qui le priva de sommeil pendant toute la nuit, il résolut de feindre une indisposition, seul moyen qu’il imaginât d’éviter le rendez-vous convenu, sans irriter lady Bellaston qu’il avoit plus d’une raison de ménager.
Le lendemain de très-bonne heure, son premier soin fut d’écrire à Sophie une lettre sous l’enveloppe d’Honora ; il en adressa une autre à lady Bellaston pour lui faire agréer l’excuse dont nous venons de parler. Bientôt après, il reçut de cette dernière la réponse suivante.
« Je suis extrêmement contrariée de penser que je ne vous verrai pas chez moi cette après-midi, et plus affligée encore de la cause qui me prive de ce plaisir. Prenez grand soin de vous, appelez le meilleur médecin. J’espère que votre indisposition n’aura pas de suites. Des importuns m’obsèdent depuis le matin, et me laissent à peine le temps de vous écrire un mot. Adieu.
« P. S. Je tâcherai d’aller vous voir ce soir à neuf heures. Arrangez-vous pour être seul. »
Comme il achevoit la lecture de cette lettre, mistress Miller entra chez lui. Elle usa d’abord de circonlocutions polies, et lui dit ensuite sans détour : « Je suis très-fâchée, monsieur, du sujet qui m’amène chez vous ; mais vous sentirez, j’espère, le tort que feroient à la réputation de mes filles les propos qu’on pourroit tenir sur ma maison. Ne trouvez donc pas extraordinaire que je vous supplie de ne plus recevoir de femmes chez vous, si avant dans la nuit. Il en est sorti une ce matin de votre appartement à deux heures après minuit.
— Je vous assure, madame, répondit Jones, que des deux femmes qui sont venues chez moi hier au soir, l’une n’a fait que me remettre une lettre, et l’autre qui ne m’a quitté qu’assez tard, est une dame de distinction et ma proche parente.
— J’ignore sa qualité, reprit mistress Miller, mais je suis sûre qu’une honnête femme ne vient point chez un jeune homme à dix heures du soir, et ne reste pas seule avec lui dans sa chambre quatre heures de suite, à moins qu’elle ne soit en effet sa très-proche parente. D’ailleurs, monsieur, ses porteurs font assez connoître par leurs discours qui elle est. Ils n’ont cessé toute la soirée de s’égayer à ses dépens, dans le vestibule. Ils ont demandé à M. Partridge, de manière à être entendus de ma servante, si madame avoit le projet de passer toute la nuit avec son maître, et se sont permis beaucoup d’autres plaisanteries grossières qu’il ne seroit pas convenable de répéter. J’ai réellement pour vous, M. Jones, beaucoup de considération ; je vous dois de plus une reconnoissance infinie pour votre conduite envers mon cousin. Ce n’est que depuis peu que je sais jusqu’où vous avez poussé la générosité à son égard. J’étois loin de soupçonner à quelle funeste résolution la misère avoit porté ce malheureux. J’étois loin de penser, lorsque vous me remîtes pour lui dix guinées, que vous les donniez à un voleur de grand chemin. Ô ciel ! Quelle noblesse d’ame vous avez montrée ! Avec quelle humanité vous avez sauvé cette famille infortunée !… M. Allworthy ne m’a pas trompée dans le bien qu’il m’a dit de vous… Et d’ailleurs, quand je ne vous devrois rien, je lui ai de si grandes obligations, qu’à cause de lui je me sentirois disposée à vous traiter avec toutes sortes d’égards… Croyez-moi, mon cher M. Jones, n’eussé-je aucun motif d’inquiétude pour l’honneur de mes filles, ni pour le mien, je serois fâchée, par l’intérêt que je vous porte, de voir un jeune homme aussi aimable que vous l’êtes, entretenir commerce avec des femmes mal famées. Mais si vous avez résolu de continuer ce train de vie, je dois vous prier de prendre un autre logement. Je veux que ma maison soit à l’abri de tout reproche ; je le veux pour moi, et surtout pour mes pauvres filles, qui ne peuvent guère, Dieu le sait, se recommander aux yeux du monde que par une bonne renommée.
Au nom de M. Allworthy, Jones tressaillit et changea de couleur. « En vérité, mistress Miller, répondit-il avec un peu de vivacité, votre compliment n’est pas flatteur. Je ne causerai jamais de scandale dans votre maison ; mais je veux être libre de recevoir chez moi qui bon me semble. Si cela vous déplaît, je me procurerai le plus tôt possible un autre logement.
— Eh bien, monsieur, il faut donc nous séparer, je le vois à regret ; mais je suis convaincue que M. Allworthy ne remettroit pas le pied dans ma maison, s’il y soupçonnoit le moindre désordre.
— À la bonne heure, madame.
— J’espère, monsieur, que vous n’êtes pas indisposé contre moi. Je ne voudrois pour rien au monde offenser un parent de M. Allworthy. Tout cela m’a empêchée de fermer l’œil un seul instant, cette nuit.
— Je suis au désespoir, madame, d’avoir troublé votre repos ; mais ayez, je vous prie, la bonté de m’envoyer sur-le-champ Partridge. »
Mistress Miller lui fit une profonde révérence, et le quitta pour s’acquitter de sa commission.
Jones, aussitôt qu’il vit Partridge, l’accabla des plus vifs reproches. « Jusqu’à quand, lui dit-il, aurai-je à souffrir de votre sottise, ou plutôt de la mienne, puisque j’ai l’imprudence de garder près de moi un insensé tel que vous ? Avez-vous juré de me perdre avec votre maudite langue ?
— Qu’ai-je donc fait, monsieur ? répondit Partridge saisi d’effroi.
— Qui vous a autorisé à raconter l’histoire du vol, et à dire que le voleur étoit l’homme que vous avez vu ici ?
— Moi, monsieur ?
— N’ajoutez pas un mensonge à votre indiscrétion.
— Si j’ai dit un mot de la rencontre que nous fîmes de lui, c’étoit sans mauvaise intention. Je n’aurois eu garde d’en ouvrir la bouche à d’autres qu’à ses parents et à ses amis, qui, pensois-je, n’en rediroient rien à personne.
— J’ai un tort beaucoup plus grave à vous reprocher. Pourquoi, malgré ma défense expresse, avez-vous osé prononcer le nom de M. Allworthy dans cette maison ? »
Partridge nia la chose avec serment.
« Mais comment mistress Miller est-elle instruite de mes rapports avec M. Allworthy ? Elle vient de me dire que c’étoit à lui que je devois les égards qu’elle avoit pour moi.
— Au nom de Dieu, monsieur, daignez m’écouter un moment. Il n’y eut jamais de hasard plus malheureux. Daignez m’écouter, et vous serez convaincu de mon innocence. Hier au soir, comme mistress Honora descendoit de chez vous, je la rencontrai au bas de l’escalier. Elle me demanda si mon maître avoit reçu des nouvelles de M. Allworthy ? Mistress Miller entendit sans doute sa question ; car Honora ne fut pas plus tôt partie, qu’elle me fit venir chez elle. « M. Partridge, me dit-elle, quel est ce M. Allworthy dont cette femme vous parloit ? Est-ce l’illustre écuyer Allworthy du comté de Somerset ? — Sur ma parole, madame, répondis-je, je n’en sais rien. — Votre maître, continua-t-elle, ne seroit-il pas ce M. Jones dont j’ai ouï parler à M. Allworthy ? — Sur ma parole, madame, répliquai-je, je l’ignore. — C’est lui, dit-elle en s’adressant à sa fille Nancy, c’est lui-même, aussi sûr que deux et deux font quatre. Il ressemble de tout point au portrait que l’écuyer m’en a fait. » Dieu sait qui l’avoit si bien instruite ; car je veux être le plus grand maraud que la terre ait porté, si je lui ai dit un mot de tout cela. Croyez, monsieur, que je suis capable de garder un secret, quand on m’en prie… Loin de lui dire que je connoissois M. Allworthy, je lui assurai le contraire. Je ne voulus pas, il est vrai, la contredire tout d’abord ; mais comme les secondes pensées sont, dit-on, les meilleures, venant à réfléchir qu’il falloit que quelqu’un lui eût donné des renseignements : Oh ! dis-je en moi-même, je vais mettre fin à cette histoire. En conséquence, j’allai la retrouver un moment après, et je lui dis : Sur ma parole, quiconque vous a dit que ce jeune homme étoit M. Jones, c’est-à-dire que ce M. Jones-ci étoit ce M. Jones-là, vous a fait un mensonge ; et je vous prie, lui dis-je, de ne jamais répéter cela ; car mon maître croiroit que c’est moi qui vous l’ai dit ; et je défie qui que ce soit dans la maison de dire que j’en aie sonné mot. Assurément, monsieur, il y a là dedans de la magie. Depuis hier, je cherche en vain à deviner par qui mistress Miller a été si bien informée, à moins que ce ne soit par la vieille que je vis l’autre jour demander l’aumône à la porte, et qui ressembloit trait pour trait à la pauvresse du comté de Warwick, dont la rennous fut si fatale. Il n’est pas prudent de passer à côté de vieilles mendiantes, sans leur rien donner, surtout si elles vous regardent ; car on ne m’ôtera jamais de l’esprit qu’elles n’aient le pouvoir de faire beaucoup de mal. Quant à moi, je n’en verrai plus une seule que je ne répète en moi-même :
Infandum, regina, jubes renovare dolorem[1].
La simplicité de Partridge fit rire notre héros et calma sa colère qui, à dire vrai, étoit rarement de longue durée. Au lieu de s’amuser à gronder le pédagogue, il l’informa du dessein qu’il avoit de changer de logement, et le chargea d’aller sur-le-champ lui en chercher un autre.
- ↑ « Vous m’ordonnez, ô reine, un récit douloureux. »