Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 04

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 178-185).

CHAPITRE IV



AVENTURE D’UN MENDIANT.

Comme le pédagogue achevoit les sages réflexions qui terminent le chapitre précédent, nos voyageurs arrivèrent à un second carrefour, où un mendiant boiteux et couvert de haillons leur demanda l’aumône. Partridge le repoussa durement, en lui disant que chaque paroisse devoit prendre soin de ses pauvres.

« Eh quoi ! Partridge, s’écria Jones en riant, n’êtes-vous pas honteux, avec tant de charité dans la bouche, d’en avoir si peu dans le cœur ? Votre religion, je le vois, ne vous sert qu’à excuser vos défauts ; elle ne vous excite nullement à la vertu. Un vrai chrétien peut-il refuser d’assister un de ses frères, dans une situation si misérable ? » En même temps il prit sa bourse, et donna un schelling au mendiant.

« Mon maître, dit le pauvre homme après l’avoir remercié, j’ai dans ma poche une chose curieuse que j’ai trouvée à environ deux milles d’ici. Vous plairoit-il de l’acheter ? Je me garderois de la montrer à tout le monde ; mais vous me paroissez si bon, si charitable pour les malheureux, que vous ne soupçonnerez pas un homme d’être un voleur, par la seule raison qu’il est pauvre. » Alors il tira de sa poche un petit portefeuille doré qu’il présenta à Jones.

Jones l’ouvrit sur-le-champ, et devinez, lecteur, ce qu’il éprouva, lorsqu’il aperçut, à la première page, les mots Sophie Western écrits de la main de sa belle maîtresse. Il couvrit ce nom de baisers, et ne put contenir la vivacité de ses transports, malgré la présence de son compagnon et du mendiant. Peut-être aussi ces transports mêmes lui firent-ils oublier qu’il n’étoit pas seul.

Tandis que Jones baisoit et rebaisoit le portefeuille, comme un enfant lèche avidement les bords dorés d’un gâteau, ou comme un bibliomane presse avec ravissement contre ses lèvres un livre rare qu’il vient d’acquérir, ou enfin comme un statuaire adore la beauté que créa son ciseau, il tomba d’entre les tablettes un papier que Partridge ramassa et remit à son maître. C’étoit le billet de banque dont M. Western avoit fait présent à sa fille, la veille de sa fuite. Il étoit de cent livres sterling, et pas un juif n’eût refusé de le prendre pour cinq schellings au-dessous de sa valeur.

À cette découverte que Jones proclama sur-le-champ, les yeux de Partridge étincelèrent de joie. Une autre expression se peignit dans ceux du pauvre qui avoit trouvé le portefeuille, et qui s’étoit abstenu de l’ouvrir, par honnêteté, nous l’espérons. Ce seroit toutefois en manquer envers le lecteur, de lui laisser ignorer une circonstance assez importante ; c’est que le mendiant ne savoit pas lire.

La vue du billet de banque mêla un sentiment de peine au plaisir si pur et si vif que Jones avoit éprouvé, en ouvrant le portefeuille. Son imagination lui représenta le besoin que pourroit en avoir celle à qui il appartenoit, avant qu’il eût le moyen de le lui remettre. « Je connois, dit-il au mendiant, la dame qui a perdu le portefeuille, et je vais faire tous mes efforts pour la trouver et pour le lui rendre le plus tôt possible. »

Ce portefeuille, sorti de la boutique d’un fameux tabletier, étoit le dernier présent de mistress Western à sa nièce. Il avoit coûté vingt-cinq schellings ; mais la valeur réelle de l’argent contenu dans l’agrafe, n’étant que d’environ dix-huit pences, le marchand ne l’auroit pas repris pour un penny de plus, quoiqu’il fût encore comme neuf. Une personne moins délicate que Jones, profitant de l’ignorance du pauvre, se seroit contentée de lui offrir six pences, ou un schelling ; bien des gens même ne lui auroient laissé que son droit de trouvaille ; et dans sa triste position, il auroit pu, au jugement d’habiles procureurs, le faire valoir en vain.

Notre héros, naturellement généreux, pour ne pas dire prodigue, lui donna sans balancer une guinée. Le pauvre, qui depuis long-temps ne s’étoit vu en possession d’un pareil trésor, le combla de bénédictions, et montra presque autant de joie que Jones en avoit témoigné, en lisant le nom de Sophie Western.

Nos voyageurs le prièrent de les mener à l’endroit où il avoit trouvé le portefeuille. Il se prêta volontiers à leur désir, et les y conduisit, mais non pas aussi vite que Jones l’auroit souhaité. Le mendiant étoit malheureusement boiteux, comme on l’a vu plus haut, et ne pouvoit faire qu’un mille par heure : or, le lieu en question étant éloigné, malgré son dire, de plus de trois milles, on peut calculer aisément le temps qu’il leur fallut pour ce trajet.

Jones ouvrit et baisa cent fois le portefeuille pendant la marche, se parla beaucoup à lui-même, et n’adressa que peu de mots à ses compagnons. Le guide en témoigna son étonnement à Partridge qui, pour toute réponse, secoua la tête et dit : « Le pauvre jeune homme ! Orandum est ut sit mens sana in corpore sano[1] ! »

Enfin ils arrivèrent à l’endroit où Sophie avoit eu le malheur de perdre son portefeuille, et le mendiant, le bonheur de le trouver. Jones voulut alors congédier son guide et doubler le pas ; mais le drôle qui avoit eu le temps de la réflexion, et qui commençoit à revenir de la surprise et de la joie que lui avoit causées la première vue de la guinée, prit un air mécontent et dit en se grattant la tête : « J’espère que votre seigneurie me donnera quelque chose de plus. Qu’elle considère que si je n’étois pas un honnête homme, j’aurois pu garder le tout. (Et l’on ne sauroit disconvenir que c’étoit la vérité.) Si le papier qui est dans ses mains, ajouta-t-il, vaut cent livres sterling, il est certainement dû plus d’une guinée à celui qui l’a trouvé. Supposons d’ailleurs que votre seigneurie ne revoie pas la dame, et qu’il lui soit par conséquent impossible de le lui remettre… Quoique l’air et le langage de votre seigneurie inspirent de la confiance, je n’ai d’autre garantie que sa parole… Assurément si l’on ne peut découvrir la personne qui a perdu le portefeuille, les cent livres sterling appartiennent à celui qui les a trouvées. J’espère que votre seigneurie prendra tout cela en considération. Je ne suis qu’un pauvre homme, aussi je n’exige pas la somme entière ; mais il est juste que j’en aie ma part. Votre seigneurie est trop raisonnable pour ne pas en convenir. Elle me saura gré de mon honnêteté ; car enfin, je le répète, j’aurois pu garder le tout, sans que personne en sût rien.

— Je te proteste, sur mon honneur, répartit Jones, que je connois la dame, à qui appartient le portefeuille, et que je ne manquerai pas de le lui rendre.

— Votre seigneurie fera comme il lui plaira. Qu’elle me donne seulement ma part, c’est-à-dire la moitié de la somme, et qu’elle garde le reste, si elle veut. Je lui jure que je n’en dirai jamais rien.

— Mon ami, soyez sûr que je remettrai fidèlement la somme entière à la personne qui l’a perdue. Je ne puis vous donner pour le moment une plus forte récompense ; mais dites-moi votre nom et votre demeure, et il est très-probable que vous aurez par la suite un nouveau sujet de bénir l’aventure de ce matin.

— Je ne sais ce que vous entendez par aventure. Il me semble que c’est moi qui mets à l’aventure, en vous laissant maître de rendre ou non à la dame son argent ; mais j’espère que votre seigneurie considérera… »

« Allons, allons ! s’écria Partridge, dites à sa seigneurie votre nom et votre demeure, et je vous garantis que vous n’aurez pas lieu de vous repentir d’avoir remis cet argent entre ses mains. »

Le mendiant, ne voyant plus d’espoir de rattraper le portefeuille, donna son nom et son adresse. Jones les écrivit avec le crayon de Sophie, sur un morceau de papier qu’il plaça vis-à-vis de la page où elle avoit tracé son nom. « À présent, mon ami, dit-il au pauvre, vous êtes le plus heureux des mortels, votre nom est à côté de celui d’un ange.

— Je ne connois rien aux anges, répondit le mendiant. Veuillez, je vous prie, me donner un peu plus d’argent, ou me rendre le portefeuille. »

À ces mots, Partridge se mit en fureur, il chargea le boiteux d’injures, et vouloit le battre. Jones s’y opposa, et répétant au mendiant qu’il trouveroit quelque jour l’occasion de lui rendre service, il s’éloigna à grands pas. Partridge, dont le billet de banque avoit ranimé la vigueur, suivit gaîment son maître. Le boiteux, obligé de rester en arrière, les maudit tous deux, ainsi que son père et sa mère. « S’ils m’avoient, dit-il, envoyé à l’école de charité pour apprendre à lire, à écrire et à compter, j’aurois su aussi bien qu’un autre la valeur de ce papier, et j’aurois profité de ma bonne fortune. »


  1. Ô ciel, rendez-le sain d’esprit comme de corps !