Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 05

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 185-192).

CHAPITRE V.



AUTRES AVENTURES DE M. JONES ET DE SON COMPAGNON DE VOYAGE.

Nos voyageurs marchoient si vite, que le temps et l’haleine leur manquoient pour la conversation. Jones pensoit à Sophie, Partridge, au billet de banque. Quelque plaisir que lui causât cette heureuse trouvaille, il murmuroit contre la fortune, qui dans tous ses voyages ne lui avoit jamais fourni une pareille occasion de montrer sa délicatesse. Au bout de trois milles, essoufflé et baigné de sueur, il pria son maître de ralentir un peu le pas. Jones y consentit d’autant plus volontiers, qu’il venoit de perdre la trace des chevaux que le dégel lui avoit permis de suivre jusque-là, et qu’il entroit dans une vaste plaine, traversée par plusieurs routes.

Comme il hésitoit sur le choix, le son d’un tambour se fit entendre tout-à-coup, à peu de distance. Cette musique excita aussitôt les alarmes de Partridge. « Bon Dieu ! s’écria-t-il, les voilà qui approchent !

— De qui parles-tu ? répondit froidement Jones dont l’esprit, depuis la rencontre du mendiant, n’étoit occupé que de la douce pensée de Sophie.

— De qui ? eh ! des rebelles. Mais pourquoi les nommer rebelles ? ils peuvent être de très-honnêtes gens. Rien ne me porte à croire le contraire. Au diable celui qui songe à les offenser. S’ils ne m’en veulent point, je ne leur en veux pas non plus, et je suis prêt à les traiter poliment. Pour l’amour de Dieu, monsieur, ne les insultez pas : peut-être ne nous feront-ils point de mal. Mais monsieur, ne seroit-il pas plus prudent de nous cacher là-bas dans ces buissons, jusqu’à ce qu’ils soient passés ? Que peuvent deux hommes sans armes contre cinquante mille ? À coup sûr il n’y a qu’un fou, je vous en demande pardon ; oui, tout homme qui a mens sana in corpore sano[1]… »

Jones interrompit cette tirade d’éloquence inspirée par la peur, et dit à son compagnon, pour l’encourager, que le tambour annonçoit le voisinage de quelque ville, et marcha droit au lieu d’où partoit le bruit, en l’assurant qu’il ne l’exposeroit à aucun danger, et que les rebelles ne pouvoient être si près d’eux.

Ces dernières paroles calmèrent un peu la frayeur de Partridge. Quoiqu’il eût beaucoup mieux aimé prendre une direction contraire, il suivit notre héros. Son cœur, plein d’une émotion inconnue aux braves, battoit à l’unisson du tambour, dont le son ne cessa qu’au moment où, sortant de la plaine, ils entrèrent dans une étroite cavée.

Partridge qui marchoit du même pas que Jones, aperçut alors à quelques toises de distance un lambeau de toile peinte flottant dans l’air. Il s’imagina que c’étoit le drapeau ennemi, « Ô ciel ! monsieur, s’écria-t-il, les voici. Je reconnois la couronne et le cercueil. Ô ciel ! je n’ai jamais rien vu de si terrible ! ils ne sont plus qu’à une portée de fusil de nous. »

Jones leva les yeux et découvrit aussitôt d’où venoit l’erreur de Partridge. « Mon ami, lui dit-il, je te crois capable d’affronter seul toute cette armée. À en juger par les couleurs de la bannière, le tambour que nous venons d’entendre ne bat que pour appeler les curieux à un spectacle de marionnettes.

— Un spectacle de marionnettes ! reprit Partridge transporté de joie. N’est-ce que cela ? il n’y a pas de divertissement au monde que je préfère à un spectacle de marionnettes. Mon cher maître, arrêtons-nous pour le voir. D’ailleurs il est presque nuit, je n’ai pas mangé depuis trois heures du matin, et je meurs de faim. »

Ils arrivèrent en ce moment à une auberge, ou pour mieux dire à un cabaret. Jones incertain de la route qu’il devoit suivre, consentit à s’y arrêter. Tandis qu’il s’informoit si l’on avoit vu passer des dames dans la matinée, Partridge visitoit la cuisine. Ses recherches furent plus heureuses que celles de son maître. Celui-ci n’apprit aucune nouvelle de Sophie ; l’autre trouva à sa grande satisfaction des œufs et du lard, et put se flatter d’avoir bientôt sous les yeux l’agréable vue d’une omelette toute fumante.

L’amour agit différemment sur les personnes d’un tempérament robuste, et sur celles d’une complexion délicate. Dans les dernières, il détruit tout appétit tendant à la conservation de l’individu ; chez les autres, quoiqu’il produise souvent la négligence et même l’entier oubli des aliments qu’exige la nature, cependant placez un amant affamé de cette espèce, devant un aloyau cuit à point, il manquera rarement d’y faire honneur. C’est ce qui arriva dans le cas présent. Jones, s’il eût été seul, auroit pu aller beaucoup plus loin sans manger ; mais dès qu’on eut servi l’omelette au lard, excité par l’exemple de son compagnon, il se jeta dessus avec autant d’avidité que Partridge lui-même.

La nuit survint avant que nos voyageurs eussent achevé leur repas ; et comme la lune étoit en décours, il faisoit extrêmement noir. Partridge décida son maître à rester au spectacle de marionnettes qui alloit commencer, et auquel le directeur les invita d’une manière très-pressante. Ses figures, à l’entendre, étoient les plus belles qu’on eût jamais vues ; elles avoient obtenu le suffrage des amateurs éclairés de toutes les villes d’Angleterre.

La pièce se composoit de scènes choisies du Mari mis à l’épreuve. Elle fut jouée avec beaucoup d’ensemble et de décence. Le ton en étoit sérieux et grave, il n’y avoit ni quolibets, ni plaisanteries, ni gaîté, enfin pas un mot qui provoquât le rire. L’auditoire se récria d’admiration. Une respectable matrone dit au directeur, que son spectacle lui avoit paru de si bon goût, qu’elle y amèneroit ses deux filles, le lendemain au soir. Un clerc de procureur et un commis de l’accise déclarèrent que les caractères de lord et de lady Townley étoient bien soutenus et conformes à la nature. Partridge fut du même avis.

Le joueur de marionnettes enorgueilli de ce panégyrique, ne put s’empêcher d’y ajouter quelques traits de sa façon. « Rien, dit-il, ne s’est tant perfectionné dans le siècle présent, que les marionnettes. Par la réforme de Polichinel, de madame Gigogne sa femme, et d’autres semblables niaiseries, on est parvenu à en faire un spectacle digne des gens sensés. Quand je commençai de me livrer à l’exercice de mon art, je me souviens qu’on se permettoit mille grossièretés propres à exciter le rire du peuple, mais non à corriger les mœurs de la jeunesse : ce qui doit être assurément le principal but des marionnettes ; car pourquoi ne donneroit-on pas de cette manière, aussi bien que de toute autre, de bonnes et salutaires leçons ? Mes figures sont de grandeur naturelle, elles représentent les différentes scènes de la vie, et je ne doute point qu’on ne sorte aussi amendé de mon petit théâtre que des grands. »

— Je n’ai nul dessein, répondit Jones, de rabaisser votre talent ; mais quoi que vous en disiez, j’aurois été charmé de revoir mon vieil ami Polichinel ; en le réformant, ainsi que la joyeuse madame Gigogne, vous avez, selon moi, gâté vos marionnettes, au lieu de les perfectionner. »

Ces paroles inspirèrent au docte moteur des fils d’archal un soudain et profond mépris pour Jones. « Il est possible, monsieur, répliqua-t-il d’un air dédaigneux, que ce soit là votre opinion ; mais, grace à Dieu, de meilleurs juges sont d’un avis contraire. On ne sauroit contenter tous les goûts. Je conviens qu’à Bath, il y a deux ou trois ans, des gens de qualité me prièrent instamment de remettre Polichinel sur la scène ; je crois même que je perdis quelque argent par le refus de me prêter à leur désir. Au reste, que les autres fassent comme ils voudront, pour moi un chétif intérêt ne me portera point à dégrader ma profession. Jamais je ne consentirai à souiller la décence et la régularité de mon théâtre, en y introduisant d’ignobles personnages. »

« Bravo ! mon ami, s’écria le clerc de procureur, vous avez bien raison. Gardez-vous toujours de ce qui est bas. J’ai à Londres plusieurs amis qui ont résolu d’en épurer la scène. »

« Rien de plus convenable, ajouta le commis de l’accise en ôtant sa pipe de sa bouche. Je me rappelle que dans le temps où j’étois en condition, je me trouvai à la galerie des laquais, le jour de la première représentation du Mari mis à l’épreuve. La pièce étoit remplie de bouffonneries, au sujet d’un gentilhomme campagnard venu à Londres en qualité de membre du parlement. On fit paroître sur la scène un certain nombre de ses valets, entre autres son cocher. Notre galerie révoltée d’une telle impertinence, l’accueillit par des sifflets. Je remarque, mon ami, que vous avez supprimé tout ce qui choque la délicatesse des spectateurs, et vous méritez qu’on vous en loue. »

« Messieurs, dit Jones, je ne puis défendre mon opinion contre tant de monde. Si Polichinel déplaît à la majorité de l’auditoire, l’habile directeur a très-bien fait de le casser aux gages. »

Le joueur de marionnettes commençoit un second discours où il insistoit sur l’influence de l’exemple, et cherchoit à démontrer que le peuple seroit facilement détourné du vice, si on lui faisoit sentir combien il est odieux chez les grands. Malheureusement il fut interrompu par un incident que nous aurions passé sous silence dans un autre temps, mais qu’il est de notre devoir de rapporter en ce moment. On le lira dans le chapitre suivant.


  1. Un esprit sain dans un corps sain.