Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 03

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 169-178).

CHAPITRE III.



DÉPART DE JONES DE L’HÔTELLERIE D’UPTON. CE QUI SE PASSE SUR LA ROUTE ENTRE PARTRIDGE ET LUI.

Enfin, nous voici revenu à notre héros. Nous l’avons quitté depuis si long-temps, et laissé si malheureux, que beaucoup de lecteurs ont pu croire que nous l’avions entièrement abandonné. Il étoit en effet dans cette situation où les personnes prudentes cessent, pour l’ordinaire, de demander des nouvelles de leurs amis, de peur d’avoir le chagrin d’apprendre qu’ils se sont pendus.

Quant à nous, si nous ne possédons pas toutes les qualités des esprits circonspects, nous osons dire que nous n’en avons pas non plus les défauts. Quelque déplorable que soit la position où se trouve en ce moment le pauvre Jones, il nous tarde autant d’aller le retrouver, et de lui donner des témoignages d’intérêt, que s’il étoit au comble de la prospérité.

M. Jones et Partridge, ayant su par le garçon d’écurie qu’il étoit impossible de se procurer pour l’heure des chevaux à Upton, quittèrent l’hôtellerie peu de minutes après le départ de l’écuyer, et suivirent à pied la même route que lui. Ils marchoient tous deux, le cœur oppressé de tristesse. Leur chagrin, sans provenir de la même cause, étoit également profond. Jones soupiroit avec amertume, Partridge poussoit aussi à chaque pas des soupirs douloureux.

Arrivés au carrefour où l’écuyer s’étoit arrêté pour tenir conseil, ils s’y arrêtèrent aussi. Jones demanda à Partridge quelle route il lui conseilloit de prendre ?

« Ah ! monsieur, s’écria Partridge, plût au ciel que vous voulussiez suivre mon conseil !

— Pourquoi ne le suivrois-je point ? Peu m’importe désormais en quel lieu je porte mes pas, et ce qu’il adviendra de moi.

— Eh bien, monsieur, mon avis est qu’à l’instant vous fassiez volte-face, et repreniez le chemin du logis. Quand on peut, comme votre seigneurie, retourner dans une bonne maison, faut-il courir les champs en vagabond ? Je vous demande pardon ; sed vox ea sola reperta est[1].

— Hélas ! je n’ai pas de maison où je puisse retourner… Mais quand mon protecteur, mon père consentiroit à me recevoir chez lui, aurois-je la force de supporter la vue des lieux où ma Sophie n’est plus ? Cruelle Sophie !… Ah ! que dis-je ? je ne dois accuser que moi de mon malheur… Non, c’est toi plutôt qui en es cause. Maudit sois-tu, butor ! imbécile ! c’est toi qui m’as perdu. Si je m’en croyois, je t’arracherois la vie. »

À ces mots il saisit Partridge au collet, le secoua rudement, et lui causa une émotion si violente, que jamais accès de fièvre ou terreur panique ne lui en avoit fait éprouver une pareille.

Partridge, glacé d’effroi, se jeta aux genoux de son maître en criant miséricorde, et protestant qu’il n’avoit point eu de mauvaise intention. Jones, après l’avoir regardé d’un œil farouche, le laissa en liberté, puis tourna sa fureur contre lui-même avec un tel emportement, que si elle fût tombée aussi bien sur le pédagogue, elle l’auroit certainement anéanti : effet que la terreur seule avoit presque produit.

Nous n’hésiterions pas à prendre la peine de décrire toutes les extravagances de Jones, si nous étions sûr que le lecteur eût la patience d’en lire le détail ; dans le doute, la prudence nous conseille de ne point nous fatiguer à lui peindre une scène où peut-être ne jetteroit-il pas un coup d’œil. C’est par un pareil motif que souvent, au lieu de donner un libre essor à notre génie, nous avons écarté de cet ouvrage de magnifiques tableaux dont nous étions tenté de l’enrichir. Ce motif, à la vérité, part d’un esprit qui ne se sent pas exempt de reproches. Nous-même, il faut l’avouer, en parcourant de volumineuses histoires, nous avons eu plus d’une fois une furieuse démangeaison d’en sauter un grand nombre de pages.

Il suffira donc de dire, que les transports de Jones s’apaisèrent au bout de quelques minutes. Dès qu’il eut recouvré la raison, il conjura Partridge d’excuser un instant de délire, et le pria en même temps de ne plus lui parler d’un pays qu’il avoit résolu de ne jamais revoir.

Partridge pardonna sans peine à son maître, et promit de se conformer à ses volontés.

« Eh bien donc, s’écria Jones saisi d’un noble enthousiasme, puisqu’il m’est impossible de suivre plus loin les traces de ma Sophie, je veux suivre le chemin de la gloire. Allons, mon brave, allons rejoindre l’armée, la cause est honorable, et je verserois volontiers mon sang pour elle, quand j’attacherois quelque prix à la vie. »

En achevant ces mots il prit une route opposée à celle que l’écuyer avoit prise, et le hasard le conduisit sur les pas de Sophie.

Nos voyageurs firent un mille entier sans se dire un mot. Jones parloit souvent entre ses dents, Partridge gardoit un profond silence. Peut-être n’étoit-il pas encore bien revenu de son saisissement. Il craignoit d’ailleurs d’attirer sur sa tête un nouvel orage, d’autant plus qu’il lui venoit une idée dont le lecteur sera peu surpris ; c’est que son maître étoit tout-à-fait fou.

Enfin, Jones las de parler seul s’adressa à Partridge, et lui reprocha sa taciturnité. L’honnête pédagogue s’en excusa sur la crainte qu’il avoit de l’offenser. Dès qu’il fut rassuré par la promesse d’une indulgence plénière, il lâcha la bride à sa langue, avec le plaisir qu’éprouve un jeune poulain qu’on débarrasse de ses entraves, et qu’on laisse errer librement dans la prairie.

Le sujet qui l’intéressoit le plus lui étant interdit, il se jeta sur celui qui occupoit la seconde place dans son esprit ; c’étoit le vieillard de la montagne. « Certainement, monsieur, dit-il, on n’a jamais vu d’homme s’habiller et vivre d’une façon si extraordinaire. Au dire de la vieille, il ne mange habituellement que des herbes : ce qui est plutôt la nourriture d’une bête que d’un chrétien. S’il faut en croire l’aubergiste d’Upton, ses voisins ont d’étranges idées sur son compte. Tenez, monsieur, je ne puis m’ôter de la tête que c’est quelque esprit envoyé d’en haut pour notre salut. Qui sait si tout ce qu’il nous a dit de la bataille où il s’est trouvé, de sa prison, du danger qu’il a couru d’être pendu, n’est pas un avertissement du ciel de renoncer à notre dessein ? Ajoutez à cela que toute la nuit dernière je n’ai rêvé que combats. Il me sembloit que le sang couloit de mon nez, comme le vin d’un robinet. Ah ! mon cher maître,

Infandum, regina, jubes renovare dolorem[2].

— Ton histoire, Partridge, répondit Jones, vient aussi hors de propos que ton latin. Rien de plus ordinaire, assurément, que de trouver la mort dans les combats. Peut-être même sommes-nous destinés à y périr tous deux : eh ! qu’importe ?

— Qu’importe ? comment donc, monsieur ? n’est-ce rien que de mourir ? Quand je serai mort, tout sera dit pour moi. Je me soucie bien que la cause triomphe, si je suis tué dans la mêlée. Le beau profit qui m’en reviendra ! que servent, je vous prie, toutes les sonneries, et le plus brillant luminaire du monde, à qui dort six pieds sous terre ? Bonté divine ! ce sera donc la fin du pauvre Partridge !

— Et la fin du pauvre Partridge ne doit-elle pas arriver tôt ou tard ? Puisque vous aimez le latin, monsieur le pédagogue, je vais vous citer quelques beaux vers d’Horace qui inspireroient du courage à un lâche :

Dulce et decorum est pro patria mori.
Mors et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis juventæ
Poplitibus, timidoque tergo.

— Horace est un auteur difficile, monsieur. Ayez la bonté de me faire la construction de ces vers. Je ne les comprends pas bien, de la manière dont vous les récitez.

— En voici une mauvaise imitation, ou plutôt une paraphrase de ma façon ; car je ne suis qu’un poëte médiocre.

Trop heureux le guerrier qui meurt pour sa patrie !
Car, dans le fait, à quoi sert la poltronnerie,
Nul n’échappe à la mort. L’inflexible Atropos
Tranche les jours du lâche, ainsi que du héros.

— Cela est certain. Oui, sûrement, mors omnibus communis[3]. Mais il est bien différent de mourir dans son lit, de vieillesse, entouré d’amis en larmes, ou d’être tué roide aujourd’hui, ou demain d’un coup de fusil, comme un chien enragé, ou taillé en pièces à coups de sabre, sans avoir le temps de demander à Dieu pardon de ses péchés. Que le ciel nous fasse paix ! les gens de guerre sont une race maudite, pour laquelle je me suis toujours senti de l’éloignement. Jamais je n’ai pu prendre sur moi de les regarder comme des chrétiens. Il ne sort de leur bouche que jurements et que blasphèmes. Je souhaite que monsieur se repente de son projet, avant qu’il soit trop tard, je le souhaite de tout mon cœur. De grace, n’allez pas vous mêler parmi cette engeance diabolique ! la mauvaise compagnie corrompt les bonnes mœurs : voilà ma principale raison. À l’égard du danger, je ne le crains pas plus qu’un autre, non assurément. Je sais que tout le monde doit mourir. Cependant, on peut aller plus, ou moins loin. Moi, par exemple, je ne suis qu’au milieu de ma carrière, et je puis me promettre un long avenir. J’ai lu nombre d’exemples de gens qui ont vécu cent ans et plus. Ce n’est pas que je me flatte d’atteindre à cette extrême vieillesse. Néanmoins, quand je ne vivrois que quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans, Dieu soit loué, ce seroit toujours un bel âge. Je ne crains pas la mort plus qu’un autre ; mais l’affronter avant le temps, c’est le comble de l’extravagance et de l’impiété. Encore s’il en devoit résulter le moindre bien ! mais quelque cause que l’on défende, que peuvent faire deux hommes pour en assurer le succès ? Quant à moi, je suis tout neuf dans le métier des armes. Je n’ai pas tiré dix coups de fusil dans ma vie, et ce n’étoit même qu’à poudre. Je ne m’entends pas davantage à manier l’épée. Jamais je n’ai pris de leçon d’escrime… Et puis il y a ces vilains canons, au devant desquels on ne peut aller, sans une insigne témérité. Il faut être fou… je vous demande pardon ; sur mon ame, je n’ai pas eu dessein de vous offenser. Que votre seigneurie ne retombe pas, je l’en supplie, dans ses accès de colère.

— Ne crains rien, Partridge, je suis maintenant si convaincu de ta poltronnerie, que tu ne saurois m’offenser en aucune façon.

— Monsieur peut m’accuser de poltronnerie, tant qu’il lui plaira. Si c’est être poltron que d’aimer à conserver sa peau, non immunes ab illis malis sumus[4]. Je n’ai pas lu dans ma grammaire qu’il fût nécessaire de se battre pour être un homme de bien. Vir bonus est quis ? Qui consulta patrum, qui leges juraque servat[5]. Dans tout cela nulle mention de combat, et l’Écriture sainte y est si contraire, qu’on ne me persuadera jamais qu’un homme puisse être un bon chrétien, et verser le sang de ses frères. »


  1. Je n’ai pas trouvé d’autre mots.
  2. Vous m’ordonnez, ô reine, un récit douloureux.
  3. Tout le monde doit mourir.
  4. Nous ne sommes point exempts de ce défaut.
  5. Quel est l’homme de bien ? C’est celui qui observe les décrets du sénat, les lois et la justice.