Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 09/Chapitre 02

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 359-366).

CHAPITRE II.



AVENTURE SURPRENANTE QUI ARRIVE À M. JONES, DANS SA PROMENADE AVEC L’HOMME DE LA MONTAGNE.

L’aurore aux doigts de rose ouvroit les portes de l’orient ; en style prosaïque, le jour commençoit à luire, quand M. Jones et le solitaire gravirent ensemble la montagne de Mazard, du haut de laquelle ils découvrirent une des plus admirables perspectives du monde. Nous essayerions d’en faire jouir aussi le lecteur, si nous n’étions arrêté par la crainte que notre description ne parût imparfaite aux personnes qui connoissent ce beau point de vue, et inintelligible à celles qui ne le connoissent pas.

Jones demeura quelque temps immobile, les yeux tournés vers le midi. Le vieillard lui demanda ce qu’il considéroit avec tant d’attention. « Hélas ! monsieur, lui répondit-il en soupirant, je cherche à reconnoître la route qui m’a conduit en ces lieux. Ô ciel ! que Glocester est loin d’ici ! quel immense intervalle me sépare de mon pays !

— Et de celle, répartit le vieillard, que vous préférez à votre pays, si j’en juge par ce soupir. Je m’aperçois, jeune homme, que l’objet de vos pensées n’est pas à la portée de votre vue. Cependant vous me paroissez prendre plaisir à regarder du côté où vous l’avez laissé.

— Je vois, mon vieil ami, répondit Jones en souriant, que l’âge n’a pas effacé de votre souvenir les impressions de la jeunesse. Je l’avouerai, vous ne vous êtes point trompé dans vos conjectures. »

Ils dirigèrent alors leurs pas vers la partie de la montagne qui est située au nord-ouest, et domine un grand bois. Comme ils y arrivoient, ils entendirent à peu de distance, au-dessous d’eux, les cris aigus d’une femme. Jones prêta l’oreille un moment, puis, sans dire un mot à son compagnon (car le danger sembloit éminent) il courut, ou plutôt il se laissa glisser jusqu’au bas de la montagne, et marcha droit au bois d’où partoient les cris.

À peine y fut-il entré qu’il vit (ô spectacle digne de pitié !) une femme demi-nue, entre les mains d’un brigand qui lui avoit passé sa jarretière autour du cou, et s’efforçoit de la pendre à un arbre. Les questions étoient superflues. Jones, armé d’un simple bâton, tomba sur le brigand, et l’étendit à ses pieds avant qu’il pût se mettre en défense, avant même qu’il se doutât qu’on l’attaquoit. Il ne cessa de le frapper, que quand la dame demanda grace pour le misérable, en disant qu’elle se croyoit assez vengée.


L’infortunée se jeta aux genoux de Jones.

L’infortunée se jeta ensuite aux genoux de Jones, et lui prodigua les témoignages de la plus vive reconnoissance. Notre héros s’empressa de la relever. « Madame, lui dit-il, je me félicite de l’accident extraordinaire qui m’a conduit à votre secours, dans un lieu où vous ne deviez guère espérer de trouver un défenseur. Le ciel semble m’avoir destiné à être l’heureux instrument de votre délivrance.

— Oui, répondit-elle, je suis tentée de vous prendre pour un ange protecteur ; et, en vérité, vous me paroissez plus semblable à un ange qu’à un homme. »

Jones avoit, en effet, une figure charmante. Si une taille noble, une agréable physionomie où brilloient la jeunesse, la fraîcheur, la santé, la force, le courage, et la bonté peuvent donner à un homme l’apparence d’un ange, on la trouvoit en lui.

La dame qu’il avoit délivrée tenoit beaucoup plus de l’humanité. Elle étoit de moyen âge, et foiblement pourvue d’attraits ; mais ses vêtements, déchirés jusqu’à la ceinture, laissoient voir une gorge faite au tour et d’une blancheur éclatante. Son libérateur en fut ébloui. Tous deux se considéroient en silence, lorsque le brigand étendu sur la terre, fit quelques mouvements. Jones prit la jarretière que ce scélérat avoit destinée à un autre usage, et s’en servit pour lui lier les mains derrière le dos. Examinant alors ses traits, il découvrit avec un extrême étonnement, et peut-être avec assez de plaisir, que l’assassin étoit l’enseigne Northerton. Celui-ci, qui n’avoit pas oublié non plus son ancien antagoniste, le reconnut dans l’instant où il reprit ses sens. Sa surprise égala celle de Jones ; mais nous pensons que sa joie ne fut pas la même.

Jones l’aida à se relever, et le regardant fixement : « Je pense, monsieur, lui dit-il, que vous ne vous attendiez plus à me rencontrer en ce monde ; de mon côté, j’avoue que je ne m’attendois pas davantage à vous trouver ici. La fortune, je le vois, a voulu nous réunir encore une fois, et me donner, à mon insu, une juste satisfaction de l’injure que j’ai reçue de vous.

— C’est vraiment agir avec loyauté, répartit Northerton, de tirer satisfaction de son ennemi, en le frappant par derrière. Je suis sans armes, et par conséquent hors d’état de vous rendre raison dans ce moment ; mais si vous avez du cœur, allons ensemble dans un lieu où il me soit possible de me procurer une épée, et vous verrez que je saurai me conduire en homme d’honneur.

— Il sied bien à un scélérat tel que vous, dit Jones, de s’arroger le titre d’homme d’honneur. Je ne perdrai pas le temps en vains discours ; la justice réclame votre châtiment, et elle sera satisfaite. » S’adressant ensuite à la dame, il lui demanda si elle étoit près de sa demeure, ou si elle connoissoit quelqu’un dans le voisinage, qui pût lui prêter des habits décents, pour se présenter devant le juge de paix ?

Elle répondit qu’elle étoit tout-à-fait étrangère dans cette contrée. Jones, après un moment de réflexion, lui dit qu’il avoit à quelques pas de là un ami qui les aideroit de ses conseils ; et déjà il s’étonnoit de ne pas le voir paroître. Mais le bon solitaire, au départ de notre héros, s’étoit assis sur le sommet de la montagne, et, quoiqu’armé d’un fusil, il y attendoit tranquillement l’issue de l’aventure.

Jones, à la sortie du bois, l’aperçut dans l’attitude que nous venons de décrire ; il gravit la montagne avec une vitesse surprenante, et l’eut bientôt rejoint.

Le vieillard lui conseilla de conduire la dame à Upton, qui étoit la ville la plus proche, et où elle trouveroit tout ce dont elle auroit besoin. Jones le pria de lui en indiquer le chemin, et de l’enseigner aussi à Partridge ; puis il prit congé du vieillard, et se hâta de retourner auprès de la dame.

Notre héros, avant d’aller consulter l’homme de la montagne, s’étoit assuré que Northerton, de la façon dont il lui avoit lié les mains, étoit incapable de rien entreprendre contre la malheureuse victime de sa cruauté. Il avoit encore calculé, que ne s’éloignant pas hors de la portée de la voix, il pourroit, en cas de besoin, revenir à temps pour prévenir un malheur. Enfin, il avoit menacé l’enseigne de l’étrangler de ses propres mains, s’il osoit se permettre, envers la dame, le moindre outrage. Mais par malheur, il oublia que si Northerton avoit les mains liées, ses jambes étoient libres ; et il ne songea pas à lui défendre d’en faire usage. L’enseigne n’étant retenu, à cet égard, par aucun serment, crut pouvoir s’échapper sans manquer à l’honneur, et sans être obligé d’attendre une permission formelle. Il prit donc ses jambes à son cou et disparut dans l’épaisseur du bois. La dame, qui peut-être avoit alors les yeux tournés vers son libérateur, ne s’aperçut pas de sa fuite, ou ne chercha point à s’y opposer.

Jones, à son retour, la trouva seule. Il vouloit courir après Northerton ; mais elle l’en empêcha, et le pria instamment de la conduire à la ville qu’on lui avoit indiquée. « L’évasion de ce misérable, lui dit-elle, ne me fait aucune peine. La religion et la philosophie nous enseignent toutes deux le pardon des injures. Ce qui m’afflige, monsieur, c’est l’embarras que je vous cause. Ma nudité, d’ailleurs, m’oblige à baisser les yeux devant vous ; et sans le besoin que j’ai encore de votre protection, j’aimerois mieux aller seule. »

Jones lui offrit son habit. Elle le refusa, malgré ses vives instances ; nous ignorons pour quel motif. Il la pria ensuite de bannir le sujet de son trouble. « Madame, lui dit-il, je n’ai rempli qu’un simple devoir, en vous défendant. Que votre pudeur se rassure aussi ; je marcherai le premier, de crainte de l’alarmer. Je ne voudrois pas que vous eussiez à vous plaindre de l’indiscrétion de mes regards, et je n’oserois répondre de pouvoir résister à la séduction de vos charmes. »

Notre héros et la dame sauvée par sa valeur se mirent en marche, dans le même ordre que jadis Orphée et Eurydice. Nous ne croyons pas que la belle usa de ruse pour engager son protecteur à regarder derrière lui. Cependant, elle eut si souvent besoin de son secours, lorsqu’il se présenta des fossés et des barrières à franchir ; elle fit tant de faux pas, qu’il fut obligé de se retourner plus d’une fois, pendant le trajet. Quoi qu’il en soit, plus heureux que le chantre de Thrace, il parvint à conduire saine et sauve sa compagne, ou plutôt sa suivante, dans les murs de la fameuse ville d’Upton.