Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 09/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 350-358).

CHAPITRE PREMIER.



QUALITÉS REQUISES POUR ÉCRIRE UNE HISTOIRE DU GENRE DE CELLE-CI.

En plaçant à la tête de chaque livre de cette histoire un chapitre préliminaire, nous avons voulu y appliquer une sorte de marque, ou d’empreinte, à l’aide de laquelle le lecteur le plus ordinaire pût distinguer un jour, dans ce genre de composition, le vrai du faux, et l’original de la copie. Il est à croire qu’une telle précaution deviendra bientôt indispensable ; car le succès que deux ou trois auteurs ont obtenu depuis peu, par des ouvrages de la nature de celui-ci, en encouragera probablement beaucoup d’autres à marcher sur leurs traces. Ainsi l’on verra éclore un essaim d’impertinentes nouvelles, et de romans monstrueux, qui ne serviront qu’à ruiner les libraires, à consumer vainement le temps du lecteur, à corrompre les mœurs, souvent même à répandre la médisance et la calomnie, et à noircir la réputation des meilleurs citoyens.

Nous ne doutons pas que l’ingénieux auteur du Spectateur n’ait été déterminé par les mêmes motifs que nous, à mettre des citations grecques ou latines au commencement de chacune de ses feuilles. Il voulut s’en servir comme d’une défense contre l’imitation de ces sots écrivains, qui n’ont pas plus de honte de se placer au rang des maîtres, que leur confrère de la fable n’en eut de braire sous la peau du lion.

Grace à ces citations savantes, il devint impossible de l’imiter, sans avoir au moins quelque teinture des langues anciennes. Nous avons employé le même artifice pour écarter de notre route ces écrivains superficiels, incapables de réflexion, et dont le savoir ne sauroit atteindre à la hauteur d’un essai de morale ou de philosophie.

Ce n’est pas que nous ayons l’intention d’insinuer que le plus grand mérite d’un ouvrage, comme le nôtre, consiste dans les chapitres préliminaires ; mais on conçoit que les parties purement historiques offrent beaucoup plus de prise aux imitateurs, que celles qui se composent d’observations et de raisonnements. Nous parlons ici d’imitateurs tels que Rowe l’étoit de Shakespeare, ou tels qu’au dire d’Horace, certains Romains l’étoient de Caton, en marchant comme lui les pieds nus, et en affectant un air austère.

Inventer des histoires intéressantes, et les bien raconter, ce sont deux talents fort rares : et pourtant nous avons vu peu d’écrivains qui n’eussent la prétention de les posséder l’un et l’autre. Si l’on examine les romans et les nouvelles dont le public est inondé, on se convaincra sans peine, que la plupart de leurs auteurs auroient été dans l’impuissance absolue de coudre ensemble une douzaine de phrases sur tout autre sujet. C’est principalement de l’historien et du biographe qu’on peut dire : scribimus indocti, doctique passim[1]. En effet, toutes les sciences (la critique même) exigent un certain degré d’instruction. On pourroit peut-être excepter la poésie ; mais elle demande du nombre et de l’harmonie : au lieu que pour écrire des nouvelles et des romans, il ne faut que du papier, de l’encre, des plumes, et une main pour s’en servir. Telle est, ce semble, l’opinion des auteurs eux-mêmes, à en juger par leurs productions, et telle doit être aussi celle des lecteurs, si par hasard ils en trouvent.

De là vient le profond mépris du monde, toujours prêt à conclure du particulier au général, pour tout historien qui ne tire point ses matériaux d’actes authentiques. La crainte d’encourir ce mépris nous a fait éviter avec soin le titre de roman, qui, sans cela, auroit satisfait notre ambition, quoique celui d’histoire puisse très-bien convenir à une composition où les caractères, comme nous l’avons dit ailleurs, sont tous pris dans des archives d’une autorité incontestable, c’est-à-dire dans le grand livre de la nature. Notre ouvrage mérite certainement d’être distingué de ces productions que le spirituel Horace regarde comme le fruit d’une folle démangeaison d’écrire, ou plutôt d’un cerveau malade.

Mais sans parler du discrédit attaché à un genre de composition aussi utile qu’agréable, nous avons lieu de craindre qu’en encourageant de méchants écrivains, nous ne favorisions en eux une fécondité nuisible à la réputation d’un grand nombre de gens estimables ; car la plume d’un méchant écrivain, ainsi que la langue d’un sot, est parfois une arme offensive. Toutes deux peuvent également blesser la décence, et distiller le venin de la calomnie : et si l’opinion du poëte que nous venons de citer est vraie, faut-il s’étonner que des ouvrages puisés à une source impure, soient impurs eux-mêmes, et contagieux pour le lecteur ?

Afin de prévenir désormais ce monstrueux abus des lettres, du temps, et de la liberté de la presse, surtout dans un moment où le monde en est plus menacé que jamais, nous indiquerons ici les qualités que doit posséder, à un haut degré, l’historien qui veut peindre les mœurs.

La première est le génie. Sans lui, dit Horace, l’étude ne sert de rien. Par génie, nous entendons ces facultés de l’esprit qui nous rendent capables d’approfondir tous les objets que le ciel a mis à notre portée, et d’en saisir les différences caractéristiques : en d’autres termes, c’est l’invention et le jugement qu’on a coutume de désigner sous le nom collectif de génie, comme des dons de la nature que nous apportons en naissant. Il nous semble qu’on est souvent tombé, sur ce point, dans une grande erreur ; car par invention, on entend généralement une faculté créatrice : ce qui tendroit à prouver qu’aucun écrivain n’en est mieux pourvu que la plupart des romanciers ; tandis que l’invention, suivant la signification propre du mot, n’est, dans la réalité, que l’art de trouver, ou pour nous expliquer plus clairement, qu’une sagacité vive et profonde qui pénètre l’essence de tous les objets de nos méditations. Ce talent ne peut guère exister sans le concours du jugement. Comment se flatter d’avoir découvert la véritable essence de deux choses, à moins qu’on n’en discerne la différence ? Or c’est là sans contredit l’œuvre du jugement : et cependant quelques hommes d’esprit prétendent, d’accord avec tous les sots du monde, qu’une même personne a rarement réuni ces deux qualités.

Mais leur réunion ne suffit pas encore : il faut y joindre une certaine étendue de savoir. Nous pourrions citer, à l’appui de notre opinion, l’autorité d’Horace et de beaucoup d’autres, pour peu qu’il fût nécessaire de prouver que des outils sont inutiles dans les mains d’un ouvrier, si l’art ne les a point façonnés, si la manière de s’en servir lui est inconnue, si la matière pour les employer lui manque. Voilà ce que procure le savoir. La nature ne nous donne que la capacité, ou pour suivre la métaphore, que les outils de notre profession. Le savoir doit les approprier à leur destination, en diriger l’emploi, et fournir au moins une partie des matériaux. On ne sauroit se passer d’une connoissance raisonnable de l’histoire et des belles-lettres. Il seroit aussi ridicule d’aspirer au titre d’historien, sans ce fonds d’érudition, que de vouloir bâtir une maison sans bois, ni briques, ni pierres, ni mortier. Homère et Milton, que nous rangerons parmi les historiens de notre classe, quoiqu’ils aient enrichi leurs ouvrages des ornements de la poésie, n’étoient étrangers à aucune des connoissances de leur siècle.

Il est une autre sorte de science qui ne s’acquiert point par l’étude, mais dans le commerce du monde : science indispensable pour l’intelligence des différents caractères des hommes, et tout-à-fait ignorée de ces doctes pédants qui ont consumé leur vie entière à pâlir sur les livres, dans la poussière d’un collége. Malgré la peinture achevée que de grands écrivains ont faite de la nature humaine, le monde seul en offre une image réelle et complète. Cette vérité s’applique à toutes les branches de connoissances. La pratique de la médecine et de la jurisprudence ne s’apprend point dans les livres. Il faut que le fermier, le planteur, le jardinier, perfectionnent par l’expérience les leçons de la théorie. L’ingénieux Miller qui a si bien décrit les plantes, conseilloit lui-même à ses élèves d’aller les étudier sur le terrain. Quelle que soit la vivacité d’expression qui brille dans les pièces de Shakespeare, de Johnson, de Wycherly, ou d’Otway, il y a certains traits qui nous échappent à la lecture, et que nous fait sentir le jeu savant d’un Garrick[2], d’une Cibber, d’une Clive. Ainsi sur le théâtre du monde, les caractères se dessinent avec une force et une hardiesse que l’art ne peut rendre ; et si cela est vrai des tableaux pleins de chaleur et de vie peints d’après nature par les grands maîtres, que dire de ces pâles ébauches faites d’après les livres ? Ce ne sont que de foibles copies de copies, où l’on ne retrouve ni la précision, ni la verve des originaux.

Notre historien doit fréquenter toutes les classes de la société, sans distinction de rang, ni d’état. En effet, les mœurs du grand monde ne lui feront pas connoître celles du peuple, non plus que les mœurs du peuple ne l’instruiront de celles du grand monde. On auroit tort de croire qu’il lui suffise d’étudier une seule de ces deux classes, pour la bien peindre ; car les travers de l’une font ressortir ceux de l’autre. Ainsi les manières recherchées des grands paroissent plus frappantes et plus ridicules, opposées à la simplicité du peuple ; et de même la grossièreté du peuple contribue, par le contraste, à relever la politesse des grands. D’ailleurs notre historien trouvera un avantage particulier à étendre le cercle de ses observations. La classe inférieure lui offrira des exemples d’honnêteté, de franchise, de candeur, et la classe élevée des modèles de bon goût, d’urbanité, et de cette délicatesse d’esprit qu’on rencontre rarement chez les personnes sans naissance et sans éducation.

Enfin, toutes les qualités que nous venons d’exiger de notre historien ne lui seront d’aucune utilité, si le ciel ne l’a doué d’un cœur sensible. L’auteur qui veut me faire pleurer, dit Horace, doit d’abord pleurer lui-même. Dans le fait, comment réussir à peindre un malheur qu’on ne sent pas ? Nul doute que les auteurs des scènes pathétiques qu’on applaudit au théâtre, ne les aient arrosées de leurs larmes, en les écrivant. Il en est de même du comique. Nous sommes convaincu que nous ne faisons jamais rire notre lecteur de si bon cœur, que quand nous avons ri avant lui ; à moins que par hasard, au lieu de rire avec nous, il ne soit tenté de rire à nos dépens, ce qui lui est peut-être arrivé dans quelques endroits de ce chapitre ; et cette crainte nous engage à le terminer ici.


  1. Ignorants et savants, nous écrivons à l’envi l’un de l’autre.
  2. C’est une justice de nommer ici ce grand acteur et ces deux actrices célèbres, qui, loin de s’attacher à suivre les traces de leurs devanciers, ont pris la nature seule pour guide, et sont ainsi parvenus à une supériorité de talent inconnue avant eux, et que n’obtiendra jamais la troupe servile des imitateurs.