Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 15

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 200-206).

CHAPITRE XV.



DÉNOÛMENT DE L’AVENTURE PRÉCÉDENTE.

L’officier commandant ne soupçonnoit pas seulement le factionnaire de s’être endormi à son poste, il croyoit avoir à lui faire un autre reproche beaucoup plus grave, celui de trahison. Considérant l’apparition comme une fable inventée à dessein de le tromper, il se figuroit que, dans la réalité, le factionnaire s’étoit laissé corrompre par l’enseigne, pour favoriser son évasion. La supposition lui paroissoit d’autant plus vraisemblable, qu’il ne pouvoit concilier le sentiment de la peur avec le caractère connu de cet homme, qui s’étoit trouvé à différents combats où il avoit reçu d’honorables blessures, et qui passoit pour un des plus vaillants soldats du régiment.

Qu’on se garde de concevoir une opinion défavorable de ce brave militaire. Nous allons, à l’instant même, le laver d’une odieuse imputation.

M. Northerton, ainsi qu’on l’a observé plus haut, étoit pleinement satisfait de la gloire qu’il avoit obtenue par son exploit. Peut-être avoit-il vu, ou entendu dire, ou deviné que l’envie ne manque guère de s’attacher à une grande renommée. Nous ne voudrions pas insinuer ici qu’il fût disposé à croire, en païen, à la déesse Némésis et à lui rendre un culte ; car, dans le fait, nous sommes convaincu qu’il ne la connoissoit pas même de nom. Son activité naturelle répugnoit d’ailleurs à un petit séjour dans la citadelle de Glocester, où il craignoit qu’un juge de paix ne l’envoyât passer ses quartiers d’hiver. Il ne pouvoit non plus se défendre de quelques méditations chagrines sur un certain édifice de bois que nous nous abstenons de nommer, par égard pour le préjugé vulgaire, édifice plus propre à exciter chez les humains un sentiment de respect que de honte, puisqu’il est, ou du moins pourroit être presque aussi utile à la société qu’aucun autre. Enfin, sans en dire davantage, M. Northerton désiroit ardemment de s’évader ce soir-là ; il ne lui restoit plus qu’à en imaginer le moyen, qui ne paroissoit pas facile à trouver.

Ce jeune officier, de mœurs un peu corrompues, étoit bien fait de sa personne, et d’une force remarquable. Ajoutez à cela des joues rebondies, un teint fleuri, d’assez belles dents, avantages généralement prisés par les femmes. De pareils charmes firent impression sur l’hôtesse, qui ne haïssoit pas ce genre de beauté. La situation de l’enseigne lui inspiroit en outre une véritable pitié. Lorsqu’elle apprit du chirurgien que le volontaire alloit mal, elle pensa que les affaires de M. Northerton pourroient bien prendre aussi une mauvaise tournure. Ayant obtenu la permission de le voir, et le trouvant plongé dans une profonde mélancolie, qu’elle augmenta encore par le récit du péril éminent que couroit le volontaire, elle se hasarda à lui faire quelques propositions. Northerton y prêta une oreille attentive. Bientôt s’établit entre eux une intelligence complète. Bref, il fut convenu qu’à un signal donné, l’enseigne monteroit dans la cheminée de sa chambre, qui, à peu de distance du foyer, communiquoit à celle de la cuisine, où il descendroit après que l’hôtesse auroit eu soin d’en écarter tout le monde.

De crainte que des lecteurs, d’un caractère rigide, ne se hâtent trop de condamner la compassion, comme une folie pernicieuse à la société, nous jugeons à propos de rapporter une circonstance qui put influer beaucoup sur la conduite de la bonne femme. Le capitaine, à la suite d’une difficulté qu’il avoit eue avec le lieutenant chargé de la caisse, avoit confié à Northerton une somme de cinquante livres sterling, appartenant à la compagnie : celui-ci la déposa entre les mains de l’hôtesse, apparemment comme un gage de son exactitude à se représenter plus tard, pour répondre à ses juges. De quelque nature qu’aient été leurs conditions, il est certain que l’une eut l’argent, et l’autre, sa liberté.

D’après le naturel compatissant de l’hôtesse, on auroit lieu de croire, qu’en voyant le pauvre factionnaire emprisonné pour une faute dont elle le savoit parfaitement innocent, elle s’empressa de demander grace pour lui. Mais, soit que sa pitié fût épuisée par l’effort précédent, soit que la figure du soldat, quoique assez semblable à celle de l’enseigne, n’eût pas également la vertu de l’émouvoir, loin de prendre la défense du nouveau prisonnier, elle se plut à exagérer ses torts auprès de son chef, et jura, les yeux et les mains levés vers le ciel, qu’elle ne voudroit pas pour tout l’or du monde, avoir contribué à l’évasion d’un meurtrier.

La tranquillité étant une seconde fois rétablie dans l’auberge, la plupart des voyageurs retournèrent se coucher. L’hôtesse, que son humeur active et ses craintes pour sa vaisselle empêchoient de dormir, engagea les officiers, qui ne devoient partir que dans une heure, à boire un bowl de punch avec elle.

Jones n’avoit pas fermé l’œil depuis son retour dans sa chambre. Curieux de connoître les particularités de la scène tumultueuse qu’il avoit entendue, il sonna plus de vingt fois, mais en vain. L’hôtesse se livroit avec sa compagnie à une joie si bruyante, qu’on ne distinguoit que les éclats de sa voix ; le garçon et la fille d’auberge, assis ensemble près du feu de la cuisine, n’osoient bouger de leurs places. Plus la sonnette alloit, plus leur frayeur augmentoit, et ils restoient comme cloués sur leurs siéges.

À la fin, pendant un court intervalle de silence, le bruit de la sonnette parvint aux oreilles de l’hôtesse. Elle appela ses domestiques : « Joseph, dit-elle, n’entendez-vous pas la sonnette du jeune volontaire ? Pourquoi ne montez-vous pas ?

— Le service des chambres ne me regarde point, madame, répondit Joseph, c’est l’affaire de Betty.

— Oh quant à ça, non, répartit la fille, ce n’est pas à moi d’aller chez les messieurs. J’y ai été quelquefois, mais on ne m’y rattrapera plus. »

Cependant la sonnette alloit toujours avec la même force. L’hôtesse s’emporta, et jura que si Joseph ne montoit pas à l’instant, elle le renverroit le lendemain matin.

« Vous en êtes bien la maîtresse, madame, dit-il, mais je ne ferai pas l’ouvrage d’un autre. »

Elle s’adressa ensuite à Betty et la prit par la douceur, avec aussi peu de succès. Betty ne fut pas moins inflexible que Joseph. Tous deux soutinrent que ce n’étoit pas leur affaire, et refusèrent d’obéir.

Le lieutenant se mit à rire : « Allons, dit-il, je veux terminer ce débat. Mes amis, vous avez raison de ne vous rien céder. N’est-il pas vrai pourtant que si l’un de vous consent à monter, l’autre ne fera pas difficulté de le suivre ? »

La proposition fut à l’instant acceptée. Joseph et Betty montèrent l’escalier, en se tenant tendrement par la main. Quand ils furent partis, le lieutenant n’eut besoin, pour apaiser la colère de l’hôtesse, que de lui expliquer le motif qui les avoit empêchés d’aller seuls.

À leur retour ils rapportèrent que le malade, loin d’être mort, parloit comme en pleine santé, qu’il présentoit ses respects au lieutenant, et le prioit de vouloir bien l’honorer d’une visite, avant son départ.

Le bon lieutenant s’empressa de se rendre aux désirs de Jones. Il s’assit auprès de son lit, lui raconta ce qui s’étoit passé dans l’auberge, et l’instruisit de l’intention où il étoit de faire un exemple du factionnaire.

Jones lui découvrit alors tout le mystère, en le conjurant de ne point punir le pauvre soldat, qui étoit, assura-t-il, aussi innocent de l’évasion de l’enseigne, qu’incapable d’imaginer un mensonge pour tromper son chef.

Le lieutenant hésita un moment, puis il répondit : « Vous le justifiez d’une partie de l’accusation, et on ne sauroit prouver l’autre ; car il n’a pas été le seul soldat en faction. J’aurois, toutefois, grande envie de punir le drôle de sa poltronnerie… Mais, qui peut calculer les effets d’une terreur panique ? Je lui dois la justice de dire, qu’il s’est toujours comporté vaillamment devant l’ennemi… Allons, il est heureux, après tout, de voir dans ces gens-là quelques signes de religion. Je vous promets de le mettre en liberté, au moment du départ… Mais j’entends battre la générale. Embrassez-moi, mon cher enfant, tranquillisez-vous, n’oubliez pas que la patience est la vertu du chrétien ; adieu, j’espère que vous serez bientôt en état de tirer de votre adversaire une vengeance honorable. »

Le lieutenant partit à ces mots, et Jones, demeuré seul, essaya de prendre un peu de repos.