Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 14

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 189-199).

CHAPITRE XIV.



CHAPITRE EFFRAYANT QUE PEU DE LECTEURS DOIVENT SE HASARDER À LIRE SEULS, AU DÉCLIN DU JOUR.

Jones avala tout d’un trait une grande écuellée de bouillon de poulet, ou plutôt de coq. Il auroit volontiers mangé aussi le coq tout entier, et encore une livre de jambon. Se sentant alors plein de force et de santé, il résolut de se lever et d’aller trouver son adversaire.

Il envoya d’abord chercher le sergent, qui étoit sa première connoissance dans la troupe. Malheureusement, ce brave homme, après avoir bu comme une éponge, s’étoit jeté sur son lit et ronfloit si fort, qu’il étoit difficile de faire parvenir à son oreille un bruit capable de couvrir celui qui sortoit de sa gorge et de ses narines.

Cependant Jones voulant absolument lui parler, chargea un garçon d’auberge, à voix de Stentor, d’aller l’éveiller. Celui-ci en vint à bout, non sans peine, et l’informa du sujet de son message. Dès que le sergent en fut instruit, il se leva ; comme il étoit tout habillé, il ne se fit pas attendre. Jones ne jugea pas à propos de lui confier son dessein, quoiqu’il eût pu le faire avec assurance. Le sergent étoit un homme d’honneur et d’un courage éprouvé. Il auroit donc gardé fidèlement ce secret, ou tout autre qu’il n’eût pas été de son intérêt de trahir ; mais Jones n’avoit pu découvrir, en si peu de temps, toutes ses bonnes qualités ; ainsi la réserve dont il usa étoit sage et digne de louanges.

Il commença par dire au sergent, qu’étant maintenant militaire, il avoit honte de n’être point pourvu de l’instrument le plus nécessaire à un soldat, c’est-à-dire d’une épée. « Je vous aurai, ajouta-t-il, une obligation infinie, si vous pouvez m’en procurer une. J’en donnerai un prix raisonnable. Peu m’importe que la poignée soit d’argent ou de cuivre. Il ne me faut qu’une bonne lame, qui aille bien au côté d’un soldat. »

Le sergent n’ignoroit ni la scène du dîner, ni l’état dangereux de Jones ; il conclut d’une pareille démarche, faite à une telle heure de la nuit, et dans une semblable situation, que notre jeune homme avoit le transport au cerveau. En fin matois, que sa présence d’esprit n’abandonnoit jamais, il conçut aussitôt l’idée de tirer parti de la fantaisie du malade. « Monsieur, lui dit-il, je crois que je puis faire votre affaire : j’ai une excellente épée ; elle n’est point, il est vrai, montée en argent, ce qui, comme vous le dites fort bien, ne sied pas à un soldat ; mais la poignée en est propre, et la lame, une des meilleures de l’Europe. C’est une lame qui… une lame qui… En un mot, je vais vous la chercher, et vous en jugerez. Sur mon honneur, je suis ravi de voir votre seigneurie en si bonne santé. »

Il revint, un instant après, avec l’épée. Jones l’examina, la trouva à son gré, et lui en demanda le prix.

Notre homme fit d’abord un pompeux éloge de sa marchandise ; il jura que cette épée avoit appartenu à un général françois. « Je la lui pris moi-même, dit-il, à la bataille de Dettingen, après lui avoir fait sauter la cervelle. La garde en étoit d’or ; je la vendis à un de nos petits-maîtres qui, n’en déplaise à votre seigneurie, estiment plus la poignée que la lame. »

Jones l’interrompit et lui demanda de nouveau de mettre un prix à son épée. Le sergent, qui croyoit notre héros dans un délire complet, et proche de sa fin, craignit de faire tort à sa famille, s’il en demandoit trop peu. Il hésita un moment, puis il répondit qu’il se contenteroit de vingt guinées, protestant qu’il ne la vendroit pas une obole de moins à son propre frère.

— Vingt guinées ! s’écria Jones avec surprise, vous vous imaginez sans doute que je suis fou, ou que je n’ai jamais vu d’épée de ma vie. Vingt guinées ! je ne vous aurois pas cru capable de me tromper. Tenez, reprenez votre épée… Mais non, je veux la garder ; je la montrerai demain à votre officier, et je lui dirai le prix que vous m’en avez demandé. »

Le fourbe, que rien ne déconcertoit, jugea bien, par cette réponse, que Jones n’étoit pas dans l’état où il l’avoit supposé. Il changea aussitôt de batterie, et feignant une surprise égale à la sienne. « Je ne pense pas, monsieur, lui dit-il, vous avoir surfait. Songez que c’est la seule épée que j’aie, et qu’en vous la vendant, je m’expose aux réprimandes de mon chef ; et véritablement, monsieur, tout bien considéré, je ne crois pas que vingt schellings soient un prix trop élevé.

— Vingt schellings ! Eh mais ! vous me demandiez tout à l’heure vingt guinées !

— Comment ? Il faut que votre seigneurie ait mal entendu, ou que je me sois mal expliqué : et en effet, je suis encore à peine éveillé. Vingt guinées ? je ne m’étonne pas de la colère de votre seigneurie… Vingt guinées ! Eh non ! non, c’est vingt schellings, je vous assure, que j’ai voulu dire ; et quand vous daignerez y réfléchir, j’espère que vous ne trouverez pas le prix exagéré. On peut, je le sais, se procurer une épée d’aussi belle apparence à meilleur marché ; mais… »

Jones l’arrêta, en disant que loin de vouloir marchander, il lui donnoit un schelling de plus qu’il ne demandoit. Il lui mit une guinée dans la main, le renvoya se coucher, lui souhaita un bon voyage, et ajouta qu’il espéroit rejoindre la troupe, avant qu’elle arrivât à Worcester.

Le sergent se retira respectueusement, ravi de son petit marché, et de l’adresse avec laquelle il s’étoit tiré du mauvais pas, où sa méprise l’avoit engagé.

Aussitôt qu’il fut parti, Jones se leva, s’habilla, et mit, faute d’un autre vêtement, son justaucorps de la veille, dont la couleur blanche rendoit plus visibles les larges taches de sang dont il étoit couvert. Il prit ensuite son épée. Au moment de sortir, l’action qu’il méditoit se présenta à son esprit, avec toutes ses conséquences. Il réfléchit que, dans quelques minutes peut-être, il auroit ôté la vie à un homme, ou cessé lui-même d’exister. « Eh ! pourquoi, se dit-il, vais-je exposer mes jours ? Pourquoi ? Pour venger mon honneur. Sur qui ? Sur un misérable qui m’a insulté, outragé, sans la moindre provocation… Mais le ciel ne défend-il pas la vengeance ? Oui, mais le monde l’ordonne. Eh bien ! obéirai-je au monde, en bravant l’ordre exprès du ciel ? M’exposerai-je à la colère divine, plutôt que d’être appelé… Ah ! un lâche ? un poltron ? Je ne balance plus, mon parti est pris, je vais me battre. »

La cloche avoit sonné minuit, tout le monde dormoit dans l’hôtellerie, hors la sentinelle qui veilloit à la garde de Northerton, lorsque Jones ouvrant doucement sa porte, s’achemina vers la chambre de son adversaire, que le garçon d’auberge lui avoit indiquée. On auroit peine à se représenter une figure plus effrayante que celle de notre héros. Il portoit un habit d’étoffe blanche, tout parsemé de taches de sang, son visage étoit d’une extrême pâleur ; car outre le sang qu’il avoit perdu par sa blessure, le chirurgien lui en avoit tiré plus de vingt onces. Une multitude de compresses et de bandes entouroit sa tête, en forme de turban ; il tenoit de la main droite une épée nue, de la gauche une chandelle. Le sanglant Banco[1] excite moins de terreur sur la scène, et nous doutons que jamais spectre plus épouvantable ait apparu la nuit, dans un cimetière, ou troublé l’imagination superstitieuse des bonnes femmes du comté de Somerset, rassemblées autour du feu, la veille de Noël.

À son approche, les cheveux du factionnaire se hérissèrent d’horreur, et soulevèrent, sur sa tête, son bonnet de grenadier ; ses genoux tremblants s’entre-choquèrent, tout son corps fut saisi comme d’un violent accès de fièvre, il fit feu et tomba la face contre terre. Nous ignorons s’il céda, en tirant, à l’impulsion de la peur, ou à celle du courage. Quoi qu’il en soit, il eut le bonheur de manquer son homme.

Jones le voyant tomber, devina la cause de son effroi. Il ne put s’empêcher d’en rire, sans songer le moins du monde au danger qu’il venoit de courir. Il passa à côté du soldat qui étoit immobile, et entra dans la chambre où il savoit que Northerton étoit enfermé. Une bouteille vide, quelques gouttes de bière répandues sur la table, annonçoient que le lieu avoit été récemment habité ; mais il ne s’y trouvoit plus personne.

Jones s’imagina que cette chambre communiquoit à une autre ; il en fit le tour, et se convainquit qu’il n’y avoit de porte, que celle par où il étoit entré, et devant laquelle on avoit placé le factionnaire. Il appela plusieurs fois Northerton par son nom, sans obtenir de réponse. Ses cris redoublèrent la frayeur du soldat, qui demeura persuadé, que le volontaire étoit mort de sa blessure, et que son esprit revenoit sur la terre, pour chercher son meurtrier. Le malheureux éprouvoit toutes les horreurs d’une véritable agonie. Nous souhaiterions que les acteurs destinés à jouer le rôle d’un personnage frappé de terreur, eussent été témoins de ses angoisses. Ce spectacle leur auroit appris à imiter la nature, au lieu de s’épuiser en cris forcenés et en horribles contorsions, pour exciter les applaudissements du parterre.

Voyant que l’oiseau étoit envolé, ou du moins qu’il falloit renoncer à le trouver, craignant de plus, avec raison, que le coup de fusil n’eût répandu l’alarme dans l’hôtellerie, notre héros souffla sa chandelle, et regagna en silence sa chambre et son lit. Il n’auroit pu y arriver, sans être aperçu, si tout autre qu’un voyageur affligé de la goutte, eût logé au même étage ; car avant qu’il fût parvenu à sa porte, la chambre que gardoit le factionnaire étoit remplie de gens, les uns en chemise, les autres à demi-vêtus, qui se demandoient avec anxiété la cause du bruit qu’ils avoient entendu.

Le soldat n’avoit point changé de place, ni d’attitude. On essaya de le relever, et d’abord on le crut sans vie ; mais on revint bientôt de cette erreur. Le prétendu mort, non content d’opposer une vigoureuse résistance à ceux qui tentoient de le soulever, se mit à beugler, comme un taureau. Il se croyoit entre les mains d’une troupe de revenants, ou de démons ; son imagination troublée de l’horreur d’une apparition, transformoit tous les objets qu’il voyoit, ou qu’il sentoit, en autant de fantômes.

Enfin, à force de bras, on réussit à le remettre sur ses pieds. Lorsqu’on eut apporté de la lumière, et qu’il vit devant lui deux ou trois de ses camarades, il reprit un peu ses sens. On lui demanda ce qui étoit arrivé ; il répondit : « Je suis un homme mort, voilà tout ; je n’en reviendrai pas, je l’ai vu.

— Qu’as-tu vu, Jacques ? dit un des soldats.

— J’ai vu le jeune volontaire qui a été tué hier, oui je l’ai vu tout couvert de sang, vomissant des flammes par la bouche et par le nez. Il a passé à côté de moi, il est entré dans la chambre de l’enseigne Northerton, l’a saisi par la gorge et emporté dans les airs avec un bruit semblable à celui du tonnerre.

Ce récit fut accueilli favorablement par l’auditoire. Toutes les femmes y ajoutèrent une foi aveugle, et prièrent le ciel de les préserver du malheur de répandre le sang humain. La plupart des hommes ne se montrèrent pas moins crédules. Quelques-uns cependant se permirent de tourner l’histoire en ridicule. « Jeune homme, dit froidement, au factionnaire, un sergent qui étoit présent, vous avez beau dire, vous n’en serez pas quitte à si bon marché, pour avoir dormi et rêvé à votre poste.

— Il ne tient qu’à vous de me punir, répondit le soldat. La vérité est pourtant que j’étois aussi éveillé que je le suis maintenant ; et je consens que le diable m’emporte, comme il a emporté M. Northerton, si je n’ai pas vu le volontaire mort, à telles enseignes qu’il avoit les yeux aussi flamboyants que deux torches ardentes. »

Le commandant du détachement et la maîtresse de l’auberge arrivèrent sur ces entrefaites. Le premier étoit éveillé, quand le factionnaire avoit tiré son coup de fusil. Il avoit cru devoir se lever sur-le-champ, quoiqu’il n’appréhendât rien de bien fâcheux. La seconde éprouvoit une inquiétude beaucoup plus vive ; elle craignoit que ses cuillers et ses pots ne décampassent, sans son ordre, avec la troupe.

Le pauvre factionnaire, presque aussi effrayé à la vue de son chef, qu’à celle du fantôme imaginaire, raconta de nouveau sa terrible histoire, avec une grande addition de sang et de flammes. Cette fois, il eut le malheur de ne trouver que des incrédules. Le lieutenant, quoique très-religieux, étoit exempt de vaines superstitions. D’ailleurs, l’état où il avoit laissé M. Jones peu de moments auparavant, ne lui permettoit pas d’ajouter foi à la nouvelle de sa mort. Quant à l’hôtesse, sans avoir plus de religion qu’il ne falloit, elle n’étoit pas éloignée de croire aux revenants ; mais le récit du factionnaire contenoit une circonstance dont elle connoissoit parfaitement la fausseté, comme on le verra tout à l’heure.

Au reste, que Northerton eût été emporté dans un nuage, dans un tourbillon de flammes, ou de quelque autre manière que ce fût, un fait certain, c’est qu’il avoit disparu. Le lieutenant porta, sur cette affaire, à peu près le même jugement que le sergent dont on a parlé plus haut. Il ordonna qu’on se saisît à l’instant du factionnaire qui, par un de ces revers de fortune assez fréquents dans la profession des armes, prit la place du prisonnier qu’il gardoit.


  1. Personnage de la tragédie de Macbeth.Trad.