Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 08

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 136-142).

CHAPITRE VIII.



ALTERCATIONS D’UN GENRE ASSEZ COMMUN.

Honora avoit à peine quitté sa maîtresse, qu’une voix secrète (car nous ne voudrions pas, comme la vieille dans Quévédo, accuser le diable d’une noirceur à laquelle il n’eut peut-être aucune part), qu’une voix secrète, disons-nous, vint murmurer à son oreille, qu’elle pouvoit assurer sa fortune, en révélant à M. Western le projet de Sophie. Une foule de considérations l’excitoit à suivre ce conseil. D’un côté, l’espoir d’une récompense proportionnée à un tel service tentoit sa cupidité ; de l’autre, le danger de l’entreprise où elle s’étoit embarquée, l’incertitude du succès, la nuit, le froid, les brigands, les ravisseurs, lui inspiroient de vives alarmes. Frappée de ces images sinistres, elle vouloit aller sur-le-champ trouver M. Western, et lui découvrir le mystère ; mais elle étoit trop prudente, pour se décider dans une affaire de cette importance, avant d’avoir mûrement pesé le pour et le contre ; et d’abord, l’idée d’un voyage à Londres étoit d’un grand poids en faveur de Sophie : Honora brûloit de voir une ville où elle se figuroit des délices, peu s’en faut pareilles à celles qu’un pieux cénobite ravi en extase, imagine dans le ciel. Elle connoissoit en outre sa maîtresse pour être beaucoup plus libérale que l’écuyer ; et, sous ce rapport, la fidélité lui promettoit plus d’avantages que la trahison. Enfin, revenant sur ses divers sujets de craintes, et les examinant d’un sens plus rassis, elle les jugea en général mal fondés. Toutes choses étant donc à peu près égales de part et d’autre, son attachement pour sa maîtresse, joint à sa probité naturelle, alloit, selon toute apparence, prendre le dessus, lorsqu’une réflexion subite pensa changer entièrement sa détermination. Elle calcula qu’il s’écouleroit bien du temps, avant que Sophie fût en état de remplir ses promesses ; car elle ne devoit jouir du bien de sa mère qu’après la mort de son père, et ne toucheroit qu’à sa majorité, une somme de trois mille livres qu’un de ses oncles lui avoit léguée. Or, des époques si éloignées, et mille événements imprévus, pouvoient, dans l’intervalle, empêcher l’effet de ses intentions généreuses. La récompense, au contraire, qu’elle espéroit de l’écuyer, ne se feroit pas attendre. Tandis qu’elle s’attachoit à cette idée, le bon génie de Sophie, ou celui qui veilloit à l’honneur de mistress Honora, ou tout simplement le hasard, fit naître un incident qui raffermit la fidélité chancelante de la soubrette, et facilita le succès de son stratagème.

La femme de chambre de mistress Western se prétendoit, à plusieurs titres, très-supérieure à Honora. Premièrement elle étoit mieux née, sa bisaïeule, du côté maternel, tenant d’assez près à la famille d’un pair d’Irlande ; en second lieu elle gagnoit de meilleurs gages ; enfin elle avoit été à Londres, et par conséquent connoissoit mieux le monde. Aussi prenoit-elle avec Honora des airs de hauteur, exigeant d’elle ces égards, que dans toutes les classes de la société, les femmes d’un rang plus élevé se croient dus par celles d’un étage inférieur. Honora ne se montroit pas toujours disposée à reconnoître des prétentions humiliantes ; elle s’écartoit souvent du respect auquel on vouloit l’astreindre. Pour cette raison, la femme de chambre de mistress Western se plaisoit peu dans sa compagnie. Elle désiroit ardemment de retourner à Londres, pour y reprendre l’empire qu’elle exerçoit, dans la maison de sa maîtresse, sur tous les autres domestiques ; et son mécompte avoit été grand le matin, quand mistress Western avoit changé d’avis, au moment de monter en voiture. Elle étoit depuis ce temps-là, d’une humeur intraitable.

Ce fut dans cette disposition qu’elle entra chez Honora, qui se livroit aux réflexions dont nous venons d’entretenir le lecteur. Dès que celle-ci l’aperçut, elle lui dit d’un ton obligeant : « Ainsi donc, mademoiselle, nous aurons le plaisir de vous garder plus long-temps que nous n’osions l’espérer, après la querelle qui a eu lieu entre mon maître et votre maîtresse ?

— Je ne sais, mademoiselle, répondit l’autre avec aigreur, ce que vous entendez par vous et nous. Je ne vois, dans cette maison, aucun domestique dont la compagnie soit faite pour moi. J’ai droit, je pense, d’en fréquenter une meilleure. Ce que je dis là ne vous regarde pas, mistress Honora ; vous êtes une jeune fille comme il faut ; quand vous aurez acquis un peu plus d’usage du monde, je ne rougirai pas de me promener avec vous, dans le parc de St.-James.

— Ouais ! mademoiselle se donne des airs. Mistress Honora ! vraiment, vous pourriez bien m’appeler du nom de mon père. Quoique ma maîtresse m’appelle Honora tout court, j’ai aussi un nom de famille. Rougir de se promener avec moi ! pardi, je vous vaux bien, je crois.

— Puisque vous répondez si mal à ma politesse, apprenez, mistress Honora, que vous ne me valez pas. À la campagne, on est obligé de voir toute sorte de gens ; mais à la ville, je ne fréquente que les femmes de chambre des personnes de qualité. Il y a, j’espère, mistress Honora, quelque différence entre vous et moi.

— Je l’espère aussi ; il y a entre nous quelque différence d’âge… et de figure. » En prononçant ces derniers mots, elle s’approcha d’un air arrogant et dédaigneux de son insolente compagne, la regarda sous le nez, secoua la tête, et la coudoya rudement.

« Misérable ! s’écria l’orgueilleuse citadine avec un rire sardonique, vous n’êtes pas digne de ma colère. Ce seroit m’avilir, que de répondre par des injures à une créature telle que vous. Vos manières montrent assez la bassesse de votre naissance et de votre éducation ; allez, vous n’êtes bonne qu’à servir une campagnarde.

— N’insultez pas ma maîtresse, je ne le souffrirai point. Elle vaut cent fois mieux que la vôtre ; car elle est beaucoup plus jeune, et mille fois plus belle. »

La fortune contraire, ou plutôt propice, amena en ce moment mistress Western. Dès qu’elle parut, sa femme de chambre fondit en larmes. Mistress Western lui demanda d’où venoit son affliction ? « C’est, répondit-elle en montrant Honora, c’est l’effet des outrages de cette créature. J’aurois méprisé ceux de ses propos qui ne s’adressoient qu’à moi ; mais elle a eu l’audace de parler de madame de la manière la plus injurieuse. Oui, madame, elle a dit, à ma face, que vous étiez vieille et laide. Je n’ai pu supporter de vous entendre traiter de laide.

— Pourquoi vous plaisez-vous à répéter cette insolence ? dit mistress Western ; et vous, Honora, comment avez-vous osé prononcer mon nom avec mépris ?

— Avec mépris, madame ? répartit Honora, je n’ai point du tout prononcé votre nom. J’ai dit seulement qu’une certaine personne n’étoit pas aussi belle que ma maîtresse, et vous le savez aussi bien que moi.

— Impertinente ! je vous apprendrai à mêler dans vos discours un nom tel que le mien. Si mon frère ne vous chasse pas à l’instant, je ne coucherai point ici ce soir. Je vais le trouver, et vous faire chasser sur-le-champ.

— Chasser ? et quand il me chasseroit, que m’importe ? il y a plus d’une place dans le monde. Grace au ciel, les bons domestiques ne sont jamais dans l’embarras. Si vous renvoyez tous ceux qui ne vous trouvent pas belle, vous serez bientôt obligée de vous servir vous-même, c’est moi qui vous le dis. »

La colère étouffa presque la voix de mistress Western, et ne lui permit guère de proférer que des sons inarticulés. Dans l’impuissance de rendre ses propres paroles, nous supprimerons sa réponse qui, au reste, lui feroit peu d’honneur. Elle courut chez son frère, l’œil hagard, le visage en feu, plus semblable à une furie qu’à une créature humaine.

Après son départ, la querelle recommença entre les deux femmes de chambre, et produisit un nouveau combat plus sérieux que le précédent. À la fin la victoire demeura à la campagnarde, mais non sans quelque perte de sang, de cheveux, de rubans, et de mousseline.