Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 07

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 128-136).

CHAPITRE VII.



ÉTRANGE RÉSOLUTION DE SOPHIE. STRATAGÈME PLUS ÉTRANGE ENCORE D’HONORA.

Quoique l’intérêt fût la passion dominante d’Honora, elle n’étoit pas sans quelque attachement pour sa maîtresse ; eh ! qui pouvoit la connoître et ne pas l’aimer ? elle ne sut pas plus tôt une nouvelle qu’elle jugea de grande importance, qu’oubliant la manière un peu rude dont Sophie l’avoit congédiée deux jours auparavant, elle courut l’instruire de ce qu’elle venoit d’apprendre.

Son début fut aussi brusque que son entrée dans la chambre. « Ô ma chère demoiselle, à quoi pensez-vous ? vous me voyez saisie d’effroi. J’ai cru pourtant, qu’il étoit de mon devoir de venir vous informer de ce qui se passe, au risque de vous déplaire ; car nous autres domestiques, nous ne devinons pas toujours ce qui plaît, ou déplaît à nos maîtres. Ils ne manquent point de tout mettre sur notre dos. Ont-ils de l’humeur ? nous sommes sûrs d’être grondés. Je ne serois pas surprise que mademoiselle en eût beaucoup de ce que je vais lui dire ; car il y a bien de quoi la surprendre et la choquer.

— Ma bonne Honora, expliquez-vous, sans tant de préambule. Peu de choses, je vous proteste, sont de nature à me surprendre, encore moins à me choquer.

— Oh ! ma chère demoiselle, j’ai entendu mon maître parler au ministre Supple d’obtenir une dispense ce soir même, et lui dire que vous seriez mariée demain matin.

— Demain matin ! s’écria Sophie en pâlissant.

— Oui, mademoiselle, rien n’est plus sûr. Mon maître l’a dit ainsi.

— Honora, vous me glacez d’effroi ; je respire à peine. Que dois-je faire dans cette cruelle situation ?

— Je voudrois être en état de donner un conseil à mademoiselle.

— Oh dites-moi, je vous en prie, ma chère Honora, dites-moi ce que vous feriez, si vous étiez à ma place.

— Plût à Dieu, mademoiselle, que je fusse à votre place ! soit dit pourtant sans vouloir vous nuire ; car je ne suis pas assez votre ennemie, pour vous souhaiter la condition d’une servante. Eh bien, si j’étois à votre place, je ne serois point embarrassée de ce que j’aurois à faire. À mon petit avis, l’écuyer Blifil est un jeune homme aimable, bien fait, charmant.

— Quels contes me faites-vous là ?

— Des contes, mademoiselle ! pourquoi donc ? mais, comme on dit, tout le monde n’a pas le même goût. Une nourriture saine pour les uns, est du poison pour les autres.

— Honora, plutôt que de consentir à devenir la femme de ce misérable, je me plongerois un poignard dans le cœur.

— Bonté divine ! Mademoiselle, vous me faites frémir. Repoussez de votre esprit, je vous en conjure, cette coupable pensée. Bonté divine ! j’en tremble de la tête aux pieds. Ma chère demoiselle, songez à ce que c’est que d’être privé de la sépulture chrétienne, et enterré sur le bord d’un grand chemin, un pieu passé au travers du corps, comme le fermier Halfpenny à Oxcross. Depuis ce temps, son esprit y revient toutes les nuits ; la chose est sûre, et beaucoup de gens l’ont vu. Il n’y a certainement que le diable qui puisse mettre en tête un pareil dessein : car j’ai ouï dire à plus d’un ministre, qu’on seroit moins coupable de nuire au monde entier, que de faire le plus petit mal à sa pauvre chère personne. Si pourtant mademoiselle a pour le jeune écuyer Blifil une telle aversion, qu’elle ne puisse pas supporter l’idée de partager sa couche… il existe dans la nature de ces sortes d’antipathies ; et quelquefois on aimeroit mieux toucher une bête venimeuse, que la peau de certaines gens… »

Sophie étoit trop absorbée dans ses pensées, pour prêter l’oreille aux excellentes réflexions de sa femme de chambre. Elle l’interrompit brusquement. « Honora, lui dit-elle, mon parti est pris. Je quitte cette nuit même le château de mon père, et si vous avez réellement pour moi l’attachement que vous m’avez souvent témoigné, vous n’hésiterez point à me suivre.

— Je suivrai mademoiselle jusqu’au bout du monde ; mais avant de hasarder une pareille démarche, je la supplie d’en bien considérer les suites. Où mademoiselle compte-t-elle aller ?

— J’ai à Londres une parente qui est une femme de qualité. Pendant que je demeurois à la campagne chez ma tante, elle vint y passer plusieurs mois. Elle me marqua beaucoup d’affection, et me prit si fort en gré, qu’elle vouloit m’emmener à Londres avec elle. Comme c’est une personne de distinction, il me sera facile de trouver sa demeure, et je ne doute pas qu’elle ne m’accueille avec bonté.

— Ne vous y fiez pas, mademoiselle. Ma première maîtresse avoit aussi coutume d’inviter les gens à venir chez elle. Apprenoit-elle qu’ils arrivoient ? elle décampoit au plus vite ; et puis, quelque charmée que soit cette dame de vous voir, comme assurément chacun le seroit à sa place, lorsqu’elle saura que vous vous êtes enfuie de chez monsieur votre père…

— Vous vous trompez, Honora, elle n’a pas pour l’autorité paternelle autant de respect que moi. Quand elle me pressoit d’aller à Londres avec elle, et que je refusois de l’accompagner, sans le consentement de mon père, elle se moquoit de moi, me traitoit de sotte, de campagnarde, et ajoutoit, en riant aux éclats, qu’une fille aussi soumise seroit quelque jour, pour un mari, un véritable trésor. Je puis donc me flatter de trouver chez elle un asile, jusqu’à ce que mon père, me voyant hors de son pouvoir, revienne enfin à la raison.

— Fort bien. Mais, mademoiselle, avez-vous songé aux moyens de prendre la fuite ? Comment vous procurerez-vous des chevaux, une voiture ? Vous ne pouvez pas compter sur votre cheval. Maintenant que les domestiques se doutent de ce qui se passe, Robin se feroit plutôt tuer sur la place, que de le laisser sortir de l’écurie, sans un ordre exprès de monsieur votre père.

— Je m’échapperai, à pied, du château, dès que les portes en seront ouvertes. J’ai, grace au ciel, de bonnes jambes ; elles ont soutenu plus d’une fois, dans de longues soirées d’hiver, la fatigue de la danse avec un homme qui m’étoit indifférent. Refuseront-elles de m’aider à fuir l’homme odieux auquel on veut m’unir pour la vie ?

— Eh quoi, mademoiselle y songe-t-elle ? Courir ainsi les champs la nuit, à pied, toute seule ?

— Je ne serai pas seule, Honora, puisque vous m’avez promis de m’accompagner.

— Oui sans doute, mademoiselle, je vous suivrai jusqu’au bout du monde ; mais autant vaudroit, à peu près, que vous fussiez seule. Si nous rencontrions en chemin des voleurs, ou des bandits, je ne me sentirois pas en état de vous défendre. Je serois, pour ma part, aussi effrayée que vous ; car, à coup sûr, nous aurions tout à craindre de leur violence. Considérez en outre, mademoiselle, combien les nuits sont longues et glaciales dans cette saison. Il y auroit de quoi mourir de froid.

— Un pas vif et soutenu nous garantira du froid ; et si vous ne vous sentez pas la force, Honora, de me protéger contre les insultes d’un brigand, je me charge, moi, de vous défendre. Il y a toujours dans le salon deux pistolets chargés : j’en emporterai un.

— Ma chère demoiselle, vous m’effrayez de plus en plus. Juste ciel ! Vous oseriez vous servir d’un pistolet ! j’aimerois mieux m’exposer à tous les périls, que de vous voir commettre une telle imprudence.

— Quoi ! Honora, dit Sophie en souriant, vous craindriez de vous servir d’un pistolet, contre un homme qui attenteroit à votre honneur ?

— Assurément, mademoiselle, l’honneur est le premier des biens, pour nous autres pauvres domestiques surtout, puisque c’est, à vrai dire, notre gagne pain. Mais j’ai horreur des armes à feu. Elles causent tant d’accidents !

— Hé bien soyez tranquille, Honora, je crois pouvoir répondre de votre honneur à beaucoup meilleur marché, et sans faire usage d’armes à feu. Je louerai des chevaux à la première ville que nous trouverons. Il y aura bien du malheur, si nous sommes attaquées avant d’y arriver. Enfin, Honora, je suis décidée à fuir ; et si vous consentez à me suivre, je vous promets toutes les récompenses qui dépendront de moi. »

Cette promesse fit sur Honora plus d’impression, que les raisons précédentes. Lorsqu’elle vit sa maîtresse si affermie dans son dessein, elle cessa de le combattre, et toutes deux s’occupèrent des moyens de l’exécuter. Il se présenta d’abord une difficulté sérieuse, celle du transport de leurs effets. Sophie en fut moins frappée qu’Honora. Une fille qui fuit un amant, ou qui court après lui, compte pour rien les obstacles. Ce n’étoit pas le cas d’Honora. L’amour n’agitoit son cœur ni de crainte, ni d’espérance : elle avoit d’ailleurs un grave sujet d’inquiétude. Sa petite fortune consistoit presque tout entière dans sa garde-robe. Quelques-uns des objets qui la composoient, outre leur valeur intrinsèque, avoient encore pour elle un prix de fantaisie. Elle tenoit par des motifs particuliers à telle robe, à telle parure : celle-ci lui alloit bien ; une amie lui avoit donné celle-là ; elle avoit acheté l’une depuis peu ; l’autre étoit depuis long-temps en sa possession. Honora ne pouvoit se résoudre à laisser, en partant, ses pauvres nippes à la merci de M. Western, qui ne manqueroit pas, dans sa fureur, de les livrer aux flammes.

Ayant tenté vainement d’ébranler la résolution de sa maîtresse, elle imagina un moyen ingénieux de sauver sa chère garde-robe : ce fut de se faire renvoyer le soir même. Sophie approuva son projet, sans deviner toutefois par quel tour d’adresse elle parviendroit à l’accomplir. « Oh, dit Honora, mademoiselle peut s’en rapporter à moi. Nous autres domestiques, nous savons à merveille la manière d’obtenir de nos maîtres la faveur d’un congé. Il est vrai que parfois, lorsqu’ils n’ont pas de quoi nous payer nos gages sur-le-champ, ils endurent nos impertinences, et n’en tiennent nul compte ; mais l’écuyer n’est pas de ces gens-là ; et puisque mademoiselle est décidée à partir ce soir, je me fais fort d’avoir ma liberté dans l’après-midi. »

Après cet entretien, Sophie chargea Honora de mettre pour elle, dans son paquet, un peu de linge et une robe. Elle abandonna tout le reste avec aussi peu de regret qu’en éprouve un matelot qui, dans le fort de la tempête, jette à la mer les riches ballots des passagers, pour sauver sa propre vie de la fureur des eaux.