Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 06

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 119-127).

CHAPITRE VI.



GRANDE VARIÉTÉ D’INCIDENTS.

L’écuyer rattrapa sa sœur au moment où elle montoit en voiture, et parvint à la retenir, moitié par prières, moitié par force. Mistress Western ne lui opposa pas, à la vérité, une longue résistance. Outre qu’elle étoit, comme on l’a déjà dit, d’une humeur très-prompte à s’adoucir, elle aimoit beaucoup son frère, malgré le mépris que lui inspiroit la médiocrité de son esprit, ou plutôt son ignorance du monde.

La pauvre Sophie qui avoit ménagé cette réconciliation, en devint bientôt la victime. Son père et sa tante irrités de son obstination, s’unirent ensemble pour lui faire la guerre, et avisèrent sur-le-champ au moyen de la pousser avec le plus de vigueur possible. Dans ce dessein, mistress Western proposa de conclure et d’exécuter, sans délai, le traité d’alliance avec M. Allworthy. « Je connois, dit-elle, ma nièce ; elle ne résistera pas à une attaque violente, je veux dire à une brusque attaque ; car, mon frère, point d’emprisonnement, point de contrainte. Il nous faut prendre la place par surprise, et non d’assaut. »

Cette espèce de tactique venoit d’être adoptée, lorsqu’on annonça M. Blifil. Aussitôt l’écuyer, par le conseil de mistress Western, sortit du salon, monta chez sa fille, lui enjoignit de se préparer à recevoir son amant d’une manière convenable, et accompagna cet ordre des menaces et des imprécations les plus effroyables, en cas de désobéissance.

L’impétuosité de M. Western étoit irrésistible. Sophie, comme son habile tante l’avoit prévu, fut incapable d’en soutenir le choc. Interdite et désespérée, elle consentit d’une voix foible, à recevoir M. Blifil. Eh ! comment auroit-elle pu opposer un refus formel à la volonté d’un père si tendrement aimé ? Sans sa vive affection pour lui, elle auroit trouvé dans son cœur la force de lui résister. Trop souvent on attribue à la crainte des sacrifices, qui sont l’ouvrage de l’amour.

Sophie, par soumission aux ordres absolus de son père, reçut donc la visite de M. Blifil. Des scènes de ce genre, longuement décrites, sont d’un médiocre intérêt. Nous suivrons le conseil qu’Horace donne aux poëtes, et qui s’adresse aussi bien aux historiens, de laisser dans l’ombre tout ce qu’on désespère de placer dans un beau jour. Ce conseil, s’il étoit suivi, préserveroit le monde littéraire d’un grand fléau, c’est-à-dire du fléau des gros livres.

L’extrême adresse dont Blifil usa, dans cette entrevue, auroit pu engager Sophie à lui ouvrir son cœur ; mais elle fut retenue par la mauvaise opinion qu’elle avoit conçue de ce jeune homme ; car la simplicité, quand elle est sur ses gardes, va souvent de pair avec la ruse. Le maintien de Sophie fut froid, contraint, tel qu’on le prescrit aux jeunes filles, à la première visite d’un futur époux.

Quoique Blifil, en sortant, parût charmé de l’accueil qu’on lui avoit fait, M. Western qui s’étoit tenu, avec sa sœur, à portée de tout entendre, n’éprouvoit pas la même satisfaction. D’après l’avis de sa prudente conseillère, il résolut de hâter la conclusion du mariage. « Courage, mon enfant, dit-il à M. Blifil en termes de chasseur, elle est à toi, cours, pille, bon ! tu la tiens, allali ! allali ! point de quartier, ne crains rien ; je ne te ferai pas languir. Allworthy et moi nous réglerons tout cette après-midi, et à demain la noce.

— Monsieur, lui répondit Blifil, avec une feinte joie, après le bonheur de posséder l’aimable et vertueuse Sophie, rien au monde ne sauroit me flatter autant, que l’honneur d’entrer dans votre famille. Jugez combien je dois être impatient de voir luire l’heureux jour qui comblera tous mes vœux. Si je n’ai pas mis jusqu’ici plus d’ardeur dans ma recherche, n’imputez cette réserve qu’à la crainte d’offenser miss Western, en montrant un empressement contraire aux lois de l’usage et de la bienséance… Mais, monsieur, ne pourriez-vous pas, avec son agrément, abréger un peu les formalités ?

— Les formalités ! que la peste t’étouffe ! niaiseries, sottises que tout cela. Je te dis que tu l’épouseras dès demain. À mon âge, tu connoîtras mieux le monde. Les femmes, mon ami, ne donnent leur consentement que quand elles y sont forcées, c’est la règle. Si j’avois attendu celui de sa mère, je serois encore garçon. Va, je te le répète, va, tu la tiens, elle sera à toi demain matin. »

Blifil se laissa vaincre par l’éloquence de M. Western ; et cependant il le pria instamment de n’employer aucune violence, pour accélérer son bonheur : imitant en cela l’inquisiteur, qui conjure le pouvoir séculier, d’épargner les tourments de la torture à l’hérétique remis entre ses mains, et déjà condamné par la sentence de l’Église.

Le perfide avoit prononcé dans son cœur celle de Sophie. Quelque satisfaction qu’il eût montrée à l’écuyer, il étoit au fond vivement blessé. L’entrevue qu’il venoit d’avoir avec miss Western, l’avoit convaincu de son mépris et de sa haine pour lui, et pénétré des mêmes sentiments pour elle. Pourquoi donc, dira-t-on, ne renonça-t-il pas sur-le-champ à sa poursuite ? Pour cette raison-là même, et pour plusieurs autres également bonnes, que nous allons exposer.

Si la nature n’avoit pas donné à Blifil une ame aussi ardente, aussi passionnée pour le beau sexe, qu’à notre ami Jones, elle l’avoit doué pourtant d’une certaine sensibilité, de cet instinct qui dirige tous les êtres animés dans la recherche des objets propres à flatter leurs goûts, et à satisfaire leurs appétits. Guidé par cet instinct, il considéroit Sophie comme un friand morceau. Il la voyoit du même œil qu’un épicurien regarde un ortolan. La douleur de cette aimable fille augmentoit, plutôt qu’elle n’altéroit ses charmes. Les pleurs ajoutoient à l’éclat de ses yeux ; les soupirs imprimoient à son sein un mouvement délicieux. On ignore toute la puissance de la beauté, quand on ne l’a point vue dans les larmes. Blifil se sentoit enflammé d’un désir qu’il n’avoit point encore éprouvé ; et l’aversion de Sophie n’en diminuoit en rien la vivacité. Loin de là, elle tournoit au profit des plaisirs qu’il se promettoit, en lui montrant dans la soumission de sa rebelle maîtresse, la gloire du triomphe unie aux jouissances de la volupté. Il avoit encore, pour aspirer à sa possession, d’autres vues si odieuses, que nous nous abstiendrons de les énoncer. La vengeance elle-même n’étoit pas étrangère à ses desseins. L’idée de supplanter son rival, de le désespérer, lui causoit une joie infernale.

Outre ces motifs que quelques personnes scrupuleuses pourront juger trop révoltants, Blifil se proposoit un but qui ne choquera que très-peu de monde. Il songeoit à s’approprier la fortune de M. Western. Celui-ci devoit l’assurer, sans réserve, par contrat de mariage, à Sophie et à sa postérité ; car telle étoit l’extravagante tendresse de l’écuyer pour sa fille, que pourvu qu’elle consentît à être malheureuse avec l’époux qu’il lui avoit choisi, il ne regardoit du reste à aucun sacrifice.

L’esprit tout occupé de l’exécution de son plan, Blifil résolut de tromper Sophie par l’apparence d’une véritable passion, et de persuader à son oncle et à M. Western qu’il étoit payé de retour. Il trouvoit dans les principes de Thwackum et de Square, la justification de cette double imposture. Le théologien lui avoit appris, que quand la fin qu’on se propose est bonne (et quelle fin meilleure que le mariage), peu importent les moyens dont on se sert pour y parvenir. Blifil tenoit du philosophe, que la fin est indifférente, lorsque les moyens sont bons et conformes à la règle de la justice. Il n’y avoit guère, comme on voit, de circonstances où le disciple ne pût tirer avantage de la doctrine de l’un ou de l’autre de ces deux habiles maîtres.

À la vérité, on pouvoit, sans beaucoup de ruse, en imposer à l’écuyer, qui ne s’inquiétoit pas plus que Blifil de l’inclination de sa fille ; mais M. Allworthy pensoit différemment : il étoit donc nécessaire de le tromper. Blifil trouvoit pour cela, dans M. Western, un excellent auxiliaire. Ce dernier assurant sans cesse M. Allworthy que son neveu ne déplaisoit pas à Sophie, et que leurs soupçons, au sujet de Jones, étoient dénués de tout fondement, le rôle de Blifil se bornoit à confirmer ces assertions : ce qu’il faisoit en termes si ambigus, qu’il ménageoit une excuse à sa conscience, et se donnoit le plaisir d’abuser son oncle par le mensonge d’un autre, sans se rendre coupable d’en proférer un de son invention. Lorsque M. Allworthy l’interrogeoit sur les sentiments de Sophie, et lui déclaroit qu’il ne contribueroit jamais à forcer l’inclination de personne, il répondoit qu’on avoit beaucoup de peine à lire dans le cœur des jeunes filles ; que néanmoins la conduite de miss Western, à son égard, ne lui laissoit rien à désirer, et que s’il en devoit croire son père, elle avoit pour lui toute l’affection qu’un amant pouvoit raisonnablement attendre de sa maîtresse. « Quant à ce scélérat de Jones, ajoutoit-il (je lui donne à regret un nom que justifie trop sa noire ingratitude pour vous), la vanité, ou quelque motif plus répréhensible encore, l’aura porté à se vanter d’un succès imaginaire. S’il étoit aimé de miss Western, la perspective de son immense fortune lui auroit-elle permis de l’abandonner, comme il l’a fait ? Enfin, mon cher oncle, soyez convaincu qu’aucune considération humaine, ne pourroit me déterminer à épouser miss Western, si je n’étois sûr de trouver en elle des dispositions conformes à mes vœux. »

Cette admirable méthode de mentir du cœur, en conservant sa langue pure de mensonge, à la faveur d’adroites équivoques, a calmé la conscience de plus d’un insigne imposteur. Cependant quand on songe que c’est à l’être qui sait tout, qu’on prétend en imposer ainsi, il semble que de pareils subterfuges ne doivent procurer qu’une tranquillité passagère, et que la distinction subtile qu’on veut établir entre le mensonge direct et le mensonge indirect, ne vaut pas la peine qu’elle coûte.

M. Allworthy ajouta une foi entière aux assertions de M. Western et de Blifil, et le traité fut conclu dans l’espace de deux jours. Il ne restoit plus, avant de recourir au ministère du prêtre, qu’à employer celui du notaire, pour la rédaction de l’acte de mariage ; et cette formalité exigeoit du temps. L’impatient écuyer offrit de se lier sur-le-champ par tous les engagements possibles, plutôt que de différer d’un instant l’union du jeune couple. À voir l’excès de son empressement, on eût dit qu’il étoit le principal intéressé dans cette affaire. Sa vivacité naturelle ne l’abandonnoit, en aucune occasion. Il ne formoit pas un projet, qu’il n’en poursuivît l’exécution avec autant d’ardeur, que si la félicité de toute sa vie eût dépendu de la réussite.

Il est probable que M. Allworthy, toujours prêt à faire le bonheur des autres, auroit cédé aux importunités réunies de l’écuyer et de son futur gendre, si l’aimable Sophie n’avoit pris soin de rompre le traité sans retour, et de frustrer les gens d’église et les gens de loi, de la taxe qu’ils ont coutume d’imposer sur la propagation légitime de l’espèce humaine.